Revues étrangères - L’Œuvre de Goethe et la critique allemande

Revues étrangères - L’Œuvre de Goethe et la critique allemande
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 456-467).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’ŒUVRE DE GŒTHE ET LA CRITIQUE ALLEMANDE[1]

De l’énorme quantité de livres, brochures, et articles publiés en Allemagne à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Goethe, je n’ai pu extraire, il y a deux mois, que quelques documens relatifs à la vie du poète : je voudrais aujourd’hui signaler ce qui, dans ces publications, se rapporte plus particulièrement à son œuvre, et nous aide à mieux comprendre le véritable caractère de son génie poétique. Mais voici d’abord une petite découverte assez piquante qui, comme on verra, se trouve intéresser à la fois la biographie de Gœthe et l’étude de son œuvre.

Dans la quatrième partie de ses Mémoires, Gœthe nous parle du goût de son père pour la peinture, et des manies qu’il y apportait ainsi qu’à tous ses goûts : « Il était profondément convaincu qu’un tableau peint sur bois était très supérieur à un tableau sur toile. Aussi une de ses principales préoccupations était-elle de posséder de bons panneaux de chêne, qu’il faisait faire d’avance par un menuisier, sachant que les artistes, dans leur légèreté, s’en remettaient sur ce point trop volontiers au hasard. Et, durant de longues années, les panneaux ainsi préparés séchaient à leur aise, dans une des chambres du haut de la maison, en attendant qu’ils fussent jugés aptes à être couverts de peinture. C’est un de ces précieux panneaux qui fut confié au peintre Juncker, pour qu’il y représentât, d’après nature, un bouquet formé de fleurs des espèces les plus agréables. Et comme mon père m’envoyait toutes les semaines chez le peintre, pour m’informer des progrès du travail, je ne manquais jamais d’apporter les plus belles fleurs que je trouvais à cueillir. Juncker me les prenait des mains, les plaçait dans le vase, et aussitôt se mettait en devoir de les peindre. Un jour, je lui apportai avec mes fleurs une souris vivante : il s’amusa à l’introduire, elle aussi, dans son tableau, la représentant occupée à mordre un épi, au pied du vase de fleurs. Puis vint le tour d’un papillon, puis d’une limace ; chaque semaine, j’apportais un nouvel objet de ce genre, et Juncker, toutes les fois, s’empressait de le peindre : si bien qu’il finit par constituer, avec tout cela, un tableau des plus curieux, où fleurs et animaux se trouvaient copiés avec une vérité et une finesse extraordinaires. Grande fut donc ma surprise lorsque l’excellent homme, ayant presque achevé son tableau, m’avoua qu’il avait cessé d’en être satisfait : le détail y était bon, mais l’ensemble manquait de composition. Il me dit qu’il avait eu tort de procéder comme il avait fait, au lieu de suivre, dès le début, un plan bien défini, tant pour l’harmonie des lumières que pour la disposition des fleurs et des accessoires. Il s’ingénia à me démontrer, point par point, les défauts d’une œuvre que pendant plusieurs mois j’avais vue progresser, et qui, jusque-là, m’avait paru charmante : et le fait est que, à mon extrême chagrin, je fus forcé de reconnaître qu’il avait raison. La souris même, dont la présence dans le tableau m’avait toujours amusé, il me contraignit à admettre qu’elle nuisait à l’effet général : car, me dit-il, ces petites bêtes-là ont pour maintes personnes quelque chose de répugnant, et un peintre doit éviter de les introduire dans une œuvre dont l’unique objet est de faire plaisir. Et je me trouvai, en fin de compte, tout à fait d’accord avec lui quand il m’annonça son projet de recommencer le tableau sur un autre panneau de la même dimension. Il y reproduirait le même bouquet, mais arrangé au point de vue d’une harmonie d’ensemble ; et les petits accessoires vivans y figureraient aussi, mais mieux choisis et mieux répartis. C’est ce qui fut fait. Dès le mois suivant, je vis les deux tableaux dûment achevés : le second était, sans aucun doute, le plus parfait et le plus plaisant. Mais mon père, après les avoir examinés tous deux plusieurs jours de suite dans son cabinet, et, tout en reconnaissant la supériorité artistique du second, se décida pour le premier, sans vouloir nous expliquer les motifs de son choix. Juncker, un peu piqué d’en être pour les frais de sa bonne intention, remporta chez lui son second tableau : et il ne put s’empêcher de me dire, le lendemain, que sans doute la bonne planche de chêne qui avait servi pour le premier tableau n’était pas sans avoir influé sur la détermination de mon père. »

Je n’ai pas résisté à la tentation de traduire en entier ce passage de Vérité et Poésie. Traduit, je crains qu’il ne paraisse un peu long, mais il a, dans l’original, un charme incomparable de naturel et de sincérité. Et c’est précisément sur le degré exact de cette sincérité que nous renseigne la découverte faite, il y a quelques mois, par un écrivain allemand, le baron de Bernus. Dans le château qu’il habite aux environs de Heidelberg, et qu’il tient, par héritage, de Frédéric Schlosser, l’ami de Goethe, M. de Bernus a retrouvé les deux tableaux de fleurs du peintre Juncker. Il nous en offre la reproduction, dans une sorte de Livre d’Or publié à l’occasion des fêtes du 28 août[2] ; et un simple coup d’œil jeté sur les deux images suffit à nous prouver non seulement que ce sont bien là les tableaux dont parle Goethe, mais encore que celui-ci, à quarante ans d’intervalle, s’est fidèlement rappelé jusqu’aux moindres détails de leur composition.

Le premier des deux tableaux nous montre toute sorte de fleurs entremêlées, dans un désordre en somme fort agréable, mais qui ne laisse pas de nuire à l’unité de l’ensemble : mouches, papillons, sont posés sur les fleurs, et au pied du vase sont représentés un limaçon, une grenouille, et une délicieuse petite souris occupée à ronger un épi de blé. Dans le second tableau, les mêmes fleurs reparaissent, copiées évidemment de l’autre tableau : mais on sent tout de suite que le peintre les a disposées en vue d’une « harmonie d’ensemble ». Le bouquet a une forme régulière, ses deux côtés se font contre poids, et au centre s’épanouit une énorme rose, contrastant par son éclat avec les teintes plus discrètes des fleurs qui l’entourent. Au pied du vase, la grenouille est remplacée par un nid d’oiseaux ; la limace, sortie de sa coque, chemine doucement de l’autre côté du tableau ; et à la délicieuse petite souris, que « maintes personnes eussent risqué de trouver répugnante, » le peintre a substitué un lézard, d’ailleurs assez disgracieux, occupé à manger un des œufs du nid. Le lézard, comme l’on sait, a la réputation de porter bonheur ; c’est, en outre, un accessoire classique, Raphaël lui-même l’ayant admis à figurer dans une de ses Vierges ; et sans doute l’excellent Juncker n’aura pas un instant songé à ce que peut avoir de « répugnant », pour les cœurs sensibles, la vue d’un œuf d’oiseau dérobé et mangé par un reptile aussi respectable.

Voilà donc bien les deux tableaux que Gœthe a vus « progresser » dans l’atelier du peintre : tous deux portent la signature de Juncker, tous deux sont datés de 1765. La mémoire du poète ne l’a trompé ni sur la date, ni sur le nom de l’auteur, ni sur les sujets et leur arrangement. Mais, en même temps que M. de Bernus faisait cette heureuse découverte, il en faisait une autre plutôt affligeante : il s’apercevait que les deux tableaux étaient peints sur toile, que ni l’un ni l’autre n’avait jamais subi aucun rentoilage, et que, par suite, la question du « panneau » de chêne n’avait pu avoir aucune influence sur la détermination du vieux conseiller. Tous les détails racontés par Goethe sont ainsi d’une exactitude scrupuleuse, excepté celui-là, qui est en vérité le seul essentiel, puisqu’il sert de point de départ au récit entier.

Erreur de mémoire ? Distraction ? Confusion ? Autant d’hypothèses inadmissibles. Le passage de Vérité et Poésie n’a point pour objet de nous renseigner sur la composition des tableaux de Juncker, mais uniquement de nous fournir un exemple des manies du vieux Goethe : et pas un instant nous ne pouvons supposer que le poète, qui a gardé un si fidèle souvenir de la souris, des papillons, et de la limace, se soit involontairement mépris sur le fond de l’histoire. Peut-être a-t-il en effet oublié que les deux tableaux étaient peints sur toile : mais qu’il ait cru se rappeler que son père avait remis au peintre un panneau de chêne, et qu’il avait ensuite expressément choisi le tableau peint sur ce panneau, c’est ce que M. de Bernus lui-même tient pour invraisemblable. L’unique explication est d’admettre que Gœthe, voulant nous fournir un exemple des manies de son père, a pris occasion de deux tableaux dont il se souvenait pour inventer une anecdote saisissante et typique. Son récit n’est pas une confidence, mais plutôt un apologue, l’illustration concrète d’une idée générale. « Vérité et poésie : » on peut voir par-là de quelle façon il entendait ce titre, et il n’y a pas jusqu’à la fidélité de sa mémoire qui, en lui permettant de nous décrire les deux tableaux avec une précision plus vivante, ne l’ait aidé, en fin de compte, à nous mieux tromper. La « vérité » ne lui est apparue que comme un des artifices de la « poésie, » sauf pour celle-ci à user de cet artifice aussi librement que des autres.


L’apologue était d’ailleurs un des modes favoris de la poésie de Gœthe. Elle aimait à revêtir d’une forme concrète des idées générales ; et sans doute elle restait toujours une poésie de poète, mais d’un poète qui se trouvait être en même temps un critique. C’est ce qu’a fort bien mis en lumière un des doyens de l’exégèse gœthéenne allemande, le baron Woldemar de Biedermann, dans une nouvelle série de ses Recherches sur Gœthe[3]. Il y a démontré notamment, par une longue série d’exemples et de comparaisons, que toutes les grandes œuvres de l’auteur de Faust, aux diverses périodes de sa vie, sont ce qu’il appelle des manifestations d’une « critique productive. » De même que d’autres poètes prennent le point de départ de leur inspiration dans leurs sentimens personnels ou dans leur fantaisie, Goethe, lui, le prenait dans ses réflexions critiques. Et cela ne signifie pas seulement qu’il se plaisait à convertir en poésie les doctrines philosophiques qui s’offraient à sa pensée : le critique, chez lui, avait sur le poète une influence plus directe encore. « Quand il trouvait, dans l’œuvre d’un autre poète, des qualités mêlées de graves défauts, il se sentait inévitablement tenté de refaire cette œuvre, pour l’amener à un plus haut degré de perfection artistique. » Le plus grand des poètes allemands a passé toute sa vie à refaire des œuvres de ses confrères, qu’il jugeait mal faites : depuis ses premières odes jusqu’à son Faust, ses plus beaux écrits ne sont, en quelque sorte, que des « corrigés, » des exemples de la façon dont doivent être traités les divers sujets qui y sont traités.

Lui-même disait à Eckermann, en 1827, que « c’était la contradiction qui le rendait productif. » Et non moins significative, à ce point de vue, est la Confession publiée par lui à la fin de son Histoire de la Théorie des Couleurs : « Ma relation à l’égard de la poésie, y écrit-il, a toujours été d’ordre tout pratique. Quand un modèle me passionnait ou que l’œuvre d’un devancier me séduisait, je les portais et les agitais en moi durant des années, jusqu’à ce qu’enfin ils y produisissent quelque chose que je pouvais considérer comme m’appartenant en propre : et c’est ce produit que, instinctivement, je fixais sur le papier dès que sa longue gestation l’avait fait viable. »

De quelque côté qu’on se tourne, en effet, dans l’œuvre de Goethe, toujours le critique apparaît derrière le poète. Tantôt il suggère au poète le désir de caricaturer de méchans ouvrages, et Gœthe écrit les Dieux, les Héros et Wieland, où il ridiculise, en les exagérant, les défauts de l’Alceste de son illustre rival. Tantôt le critique signale au poète des modèles à imiter : et Gœthe écrit Gœtz de Berlichingen pour continuer Shakspeare ; il écrit Werther pour donner un pendant à la Nouvelle Héloïse ; il s’inspire d’Homère pour créer l’Achilléide ; il essaie de transporter dans son Divan oriental les sentimens et les images qui l’ont frappé chez les poètes persans. Mais sa « critique productive » ne s’en tient pas là : et sans cesse nous le voyons expressément occupé à recommencer, pour les améliorer, les œuvres de ses confrères ou de ses devanciers.

Il écrit à son ami Behrisch, le 17 octobre 1767 : « J’ai fait le plan d’un nouveau Roméo, car celui de Weisse ne m’a point plu, à le lire d’un trait. » Vers le même temps, il apprend à connaître les poèmes de Hagedorn : deux d’entre eux, les Amans et la Nuit, lui paraissent ne pas exprimer avec assez de relief les sentimens qu’ils expriment : et voici que Goethe s’empare des mêmes sentimens pour en faire le sujet de deux poèmes tout semblables de forme à ceux de Hagedorn, le Chant du Nouvel An et la Belle Nuit.

A Strasbourg, où il va ensuite, il lit Shakspeare. Il s’aperçoit que, dans Jules César, la figure de César lui-même est sacrifiée à celle de Brutus ; et aussitôt il entreprend d’écrire un César où ce défaut du drame anglais se trouve corrigé. Dans une autre pièce, Stella, il reprend le caractère d’une héroïne de Lessing, Sarah Simpson, et s’efforce de lui donner plus de naturel. Son Iphigénie lui est inspirée par le désir de nous montrer que les vieux poètes ont eu tort de recourir au merveilleux pour relever l’intérêt de leurs drames, et qu’ils ont eu tort aussi de faire trop bon marché des préjugés moraux. Il nous apprend lui-même qu’il a voulu protester contre la superstition des tragiques grecs, et l’immoralité des tragiques latins.

Le livret de la Flûte enchantée l’amène à concevoir un autre livret qui, sous prétexte d’en être la continuation, a en réalité pour objet d’en mieux mettre en valeur la portée symbolique. En 1792, il est très préoccupé de la question de savoir en quelle mesure la poésie moderne peut tirer parti des fabliaux du moyen âge. « Et comme je sais fort bien que mon éducation ne peut se faire que par voie pratique, j’ai profité de l’occasion pour écrire quelques milliers d’hexamètres. » Ces quelques milliers d’hexamètres sont le Reinecke Fuchs, une de ses œuvres les plus originales. En 1796, la Louise de Voss pose le problème de la possibilité d’une épopée bourgeoise. Et Goethe, avant de se mettre à Hermann et Dorothée, écrit à son ami, le peintre Meyer : « J’ai beaucoup réfléchi à tout ce qui s’est dit, ces temps derniers, à l’occasion des travaux de Voss, et j’ai entrepris un ouvrage nouveau où, tant au point de vue de l’invention qu’à celui de la prosodie, j’essaierai de trancher divers points douteux, car c’est de cette façon pratique que je réussis le mieux à exprimer mes idées théoriques. »

Faust lui-même est encore un effet de sa « critique productive. » Goethe ne nous dit-il pas, dans ses mémoires, que, depuis l’enfance, le Faust du théâtre de marionnettes de Francfort a hanté son cerveau, y faisant naître sans cesse de nouveaux projets ? Mais ici le rôle du critique proprement dit s’efface devant celui du théoricien et du philosophe ; et si la pièce du théâtre de marionnettes a été la « cause occasionnelle » du Faust de Gœthe, sa véritable cause a été le désir d’exprimer une conception générale du monde. « Le plan primitif de Faust n’était fait que d’une idée, » écrivait Gœthe à Schiller, le 22 juin 1797. Et la première partie de Faust, telle que nous la connaissons, a pour objet de traduire non pas seulement une « idée, » mais trois « idées » différentes, opposées, presque contradictoires, qui ont tour à tour préoccupé la pensée de Gœthe dans les phases successives de son développement. C’est du moins ce que paraissent admettre aujourd’hui la plupart des commentateurs du maître allemand, sans pouvoir toutefois s’accorder sur la détermination de ces trois « idées. » Et leur débat vaut la peine d’être considéré d’un peu près, ne serait-ce que pour les renseignemens qu’il nous fournit sur la façon dont ces messieurs débrouillent et éclaircissent le texte du poète.


Il y a dans la première partie de Faust trois scènes capitales qui, depuis un demi-siècle, mettent en émoi la critique allemande. C’est d’abord le fameux Prologue dans le Ciel, où Dieu apparaît en propre personne, pour s’entretenir familièrement avec Méphistophélès de Faust, « son bon serviteur. » Entre autres paroles quelque peu obscures, Dieu y dit celles-ci, qui doivent évidemment signifier quelque chose : « Faust, en vérité, ne me sert encore maintenant que d’une manière confuse, mais je le conduirai bientôt vers la clarté ! » Et il ajoute : « Essaie donc de détourner cet esprit de sa source originelle, et emmène-le avec toi en bas, dans ton domaine, si tu peux le saisir : mais en revanche avoue ta honteuse défaite, (si tu te trouves forcé de constater qu’un homme bon, dans son impulsion irréfléchie, a conscience de ce qui est, pour lui, le droit chemin ! » Le Dieu qui parle ainsi, quel Dieu est-ce ? A quelle école philosophique doit-on le rattacher ? Voilà un premier problème pour la Gœthe-Forschung !

Second problème. Dans la grande scène qui ouvre la tragédie, Faust, après avoir évoqué le signe du macrocosme et avoir contemplé l’harmonieuse synthèse du monde, s’écrie : « Quel spectacle ! Mais, hélas ! ce n’est rien qu’un spectacle ! » Après quoi il évoque le signe de l’Esprit de la Terre. Et l’Esprit de la Terre apparaît devant lui, dans un cercle de flammes. Mais Faust, d’abord, est effrayé de sa vue. « Vision terrible ! Mes yeux ne parviennent pas à la supporter ! » Alors l’Esprit lui reproche son peu de courage : « Toi dont la voix résonnait vers moi, toi qui te pressais contre moi de toutes tes forces, est-ce toi qui, enveloppé de mon souffle, trembles dans toutes les profondeurs de ton être, comme un ver qui se détourne avec crainte en se recourbant ? » Et comme Faust, enhardi, lui crie : « Oui, c’est moi, Faust, je suis ton égal ! » l’Esprit lui répond, en des vers merveilleux : « Dans les flots de la vie, dans le tourbillon des faits, j’ondule en haut et en bas, je me meus en tous sens. Naissance et tombe, océan éternel, tissu changeant, vie brûlante, ainsi je travaille au métier mobile du Temps, pour créer le vêtement vivant de la Divinité ! » Et Faust, extasié, dit à l’Esprit : « O toi qui pénètres le vaste monde, Esprit de l’Action, combien proche de toi je me sens ! » Mais l’Esprit lui répond, avant de disparaître : « Tu ressembles à l’Esprit que tu peux comprendre : à moi, non, tu ne ressembles pas ! » Puis arrive Wagner, puis Faust veut se tuer, puis les cloches de Pâques viennent lui rendre goût de la vie : et puis c’est, au cours d’une promenade, la rencontre de Méphistophélès sous la forme d’un barbet. Mais, autant tout cela est clair et simple, autant l’est peu le dialogue avec l’Esprit de la Terre. Qu’est-ce que cet Esprit ? Est-ce Dieu ? Est-ce un génie ? Et que signifient ses étranges paroles ? Et, à supposer qu’elles aient un sens, ce sens est-il d’accord avec celui des étranges paroles de Dieu dans le Prologue ?

Encore les difficultés ne s’arrêtent-elles pas là. Vers le milieu de la pièce, après la scène où Faust a échangé son premier baiser avec Marguerite, le voici qui nous apparaît, seul, dans une caverne, au profond de la forêt. Et il s’écrie :


Esprit sublime ! Tu m’as donné tout ce que je demandais ! Ce n’est pas en vain que tu as tourné ta face vers moi dans la flamme ! Tu m’as donné en royaume la nature magnifique, et la force de la sentir, et la force d’en jouir. Tu m’as permis de regarder dans sa poitrine immense comme dans le sein d’un ami. Tu as fait passer devant moi la succession des êtres vivans, tu m’as appris à reconnaître des frères dans le buisson, dans l’air, et dans l’eau. Et quand la tempête mugit dans la forêt, quand le sapin géant, déraciné, abat les arbres voisins en les meurtrissant, tu me conduis alors vers un sûr refuge, tu me montres alors à moi-même, et je vois s’épanouir les secrètes merveilles de mon propre cœur. Et quand, ensuite, devant mes yeux, la douce lune s’élève au ciel en répandant la paix, alors des parois du rocher tu fais surgir pour moi dans les airs les pures formes argentines du passé, et elles viennent embellir l’austère joie de ma méditation ! Mais oh ! plus que jamais je découvre maintenant que rien de parfait n’est accordé à l’homme ! Dans cet état où sans cesse je vais me rapprochant des dieux, tu m’as adjoint un compagnon dont je ne puis déjà plus me passer, bien que, froid et effronté, il ne cesse pas de me rabaisser à mes propres yeux, et que, d’un seul mot, il réduise à néant les plus chers de tes dons. Il attise activement en moi un feu de passion pour cette belle image de femme ! Et ainsi je chancelle du désir à la jouissance, et, dans la jouissance, j’appelle le désir !

Cet « Esprit sublime » à qui Faust s’adresse, qui est-il ? Est-ce le Dieu du Prologue ? Est-ce l’Esprit de la Terre ? Faust lui dit qu’il a vu « sa face dans la flamme, » ce qui porterait à croire que c’est bien l’Esprit de la première scène. Mais Faust le remercie ensuite d’avoir tout fait pour lui, tandis que l’Esprit de la Terre n’a rien fait pour lui que de lui apparaître. Et puis, ce n’est point cet Esprit qui lui a imposé la compagnie de Méphistophélès, puisque, dans le Prologue, nous voyons Dieu la lui imposer. Mais si, d’autre part, « l’esprit sublime » est Dieu, Faust ne lui attribue-t-il point là un rôle et un caractère tout à fait différens de ceux que nous trouvons chez le Dieu du Prologue ?

Ces divers problèmes, que ne se lassent point de débattre les exégètes de Goethe, viennent encore de faire l’objet de deux grandes études, qui, comme je l’ai dit, s’accordent dans une partie de leurs conclusions[4]. Elles s’accordent à reconnaître que le Prologue, la scène de l’Esprit de la Terre, et le monologue de Faust correspondent à trois étapes successives de la composition de la tragédie. Ces scènes sont comme des couches de terrains entremêlées, mais où l’œil expérimenté du géologue reconnaît les dépôts d’époques différentes. La scène de l’Esprit de la Terre est un résidu du Faust primitif : le monologue résulte d’un remaniement ultérieur ; et le Prologue dans le Ciel constitue l’apport du dernier travail.

J’ajouterai d’ailleurs que, sur ce point, les auteurs des deux études n’ont pas de peine à se trouver d’accord, car leur opinion repose sur des documens positifs. Nous possédons en effet, depuis 1887, un Faust écrit par Goethe en 1775, c’est-à-dire trente ans avant la publication du Faust définitif : la scène de l’Esprit de la Terre et le monologue de Faust y figurent déjà, au moins à l’état d’embryons, le Prologue dans le Ciel n’y figure pas. Il ne figure pas davantage dans les fragmens publiés par Gœthe en 1790, il n’apparaît que dans l’édition de 1808. Mais voici qui est plus intéressant : nous possédons un projet de Faust antérieur même à celui de 1775 ; et, dans ce projet primitif l’Esprit de la Terre figure déjà, mais Méphistophélès n’y figure pas encore ! Ce projet primitif ne consiste, à dire vrai, qu’en une note d’une dizaine de lignes ; mais on ne saurait douter que Goethe, en l’écrivant, ait songé à une tragédie philosophique avec le docteur Faust pour sujet : « Effort idéal pour comprendre la nature dans son ensemble et pour agir en elle. Apparition de l’Esprit, sous la forme d’un génie de l’action universelle. Lutte entre la forme et le manque de forme. Supériorité du contenu sans forme sur la forme sans contenu. Rendre ces contrastes plus disparates, au lieu de chercher à les concilier. Effort scientifique clair, mais froid : WAGNER. Effort scientifique chaud, mais confus : LES ECOLIERS. » C’est bien, comme l’on voit, un scénario de Faust, moins Méphistophélès : et le rôle que va jouer ce dernier dans les rédactions ultérieures est encore confié ici à l’Esprit, apparaissant « sous la forme d’un génie de l’action universelle. »

Tels sont les faits : ils permettent de conclure, sans trop d’invraisemblance, que la version définitive de Faust contient deux ou trois passages provenant de versions antérieures, et n’ayant plus désormais aucune raison d’être, si ce n’est leur admirable beauté poétique. La scène de l’Esprit de la Terre, par exemple, répond à un premier projet où c’était cet esprit qui devait jouer, auprès de Faust, le rôle joué ensuite par Méphistophélès. Le monologue dans la caverne répond à un autre projet, où Faust devait nous être montré pénétrant sans cesse davantage au cœur de la nature. Et le Prologue dans le Ciel, enfin, fait partie d’un troisième projet, où Méphistophélès est expressément chargé par Dieu de tenter le « bon serviteur. » Ainsi la première partie de Faust est une juxtaposition d’élémens disparates, produits, ou tout au moins conçus, à diverses époques de la vie de Gœthe.

Reste à savoir au juste ce que ces élémens signifiaient, dans les projets successifs dont ils nous gardent la trace : et là-dessus les commentateurs ne parviennent pas à se mettre d’accord. Pour l’un d’eux, M. de Biedermann, la scène de l’Esprit de la Terre, le monologue, et le Prologue ne sont que des artifices dramatiques inventés tour à tour par Gœthe pour exprimer une même idée, qui fait le fond de la tragédie. Dès le début, Gœthe a voulu nous faire voir, dans Faust, la lutte de la faiblesse de l’homme avec ses désirs : mais longtemps il a hésité sur la façon pratique dont il traiterait ce sujet, et notamment sur la façon dont il introduirait auprès de Faust cet « esprit » que, de tout temps, il avait rêvé de lui donner pour interlocuteur. Et d’abord il a, comme il le dit lui-même, prêté à cet esprit la forme d’un « génie de l’action universelle : » d’où le dialogue de Faust avec l’Esprit de la Terre. Puis il a substitué à cet être abstrait la figure plus vivante de Méphistophélès ; et alors il n’a plus songé qu’au moyen de justifier l’intervention de Méphistophélès dans le drame. Mais, à travers toutes ces hésitations Gœthe, d’après M. de Biedermann, n’a jamais varié sur l’essence du sujet ; et quand Faust s’écrie, dans son monologue : « Esprit sublime qui as tourné ta face vers moi dans la flamme, » ce n’est pas à l’Esprit de la Terre, c’est à Dieu qu’il s’adresse. C’est Dieu que Gœthe, toujours, a conçu comme présidant à l’action de Faust. Rien n’est plus faux que la « légende des doctrines successives » juxtaposées dans la dernière version de la tragédie : et ceux-là seuls peuvent admettre cette légende qui ne voient dans l’œuvre de Gœthe qu’un prétexte « pour se livrer à leur fantaisie. »

Or voici que, dans une longue étude sur l’Esprit de la Terre, un autre commentateur non moins autorisé, M. Robert Hering, admet précisément la « légende des doctrines successives. » Pour lui, le monologue de Faust s’adresse à l’Esprit de la Terre : et en vérité je ne crois pas qu’un lecteur impartial puisse refuser, là-dessus, de lui donner raison. Mais M. Hering va plus loin, et nous affirme que l’Esprit de la Terre, l’ « Esprit sublime » du monologue, et le Dieu du Prologue sont les incarnations de trois façons successives de concevoir et de nous représenter la divinité. L’Esprit de la Terre se trouve être ainsi quelque chose comme un dieu pessimiste, l’ « Esprit sublime » comme un dieu panthéiste, et le Dieu du Prologue marque, chez Goethe, sinon un retour au monothéisme, du moins un désir de rentrer dans la tradition populaire de l’histoire du Docteur Faust.

A l’appui de cette hypothèse, M. Hering, — ai-je besoin de le dire ? — prodigue les argumens et les citations. Pour établir, par exemple, que l’Esprit de la Terre doit être compris comme un dieu sans pitié, il compare les vers où l’Esprit définit sa tâche avec divers passages du Système de la Nature du baron d’Holbach. On sait que Gœthe, dans sa jeunesse, a beaucoup lu le baron d’Holbach : M. Hering trouve tout simple qu’il s’en soit inspiré. Mais, plus tard, Spinoza a pris, dans la pensée du poète, la place qu’y avaient d’abord occupée les Encyclopédistes, et c’est au dieu de Spinoza que s’adresse Faust, quand il remercie l’ « esprit sublime » de lui avoir « donné en royaume la magnifique nature. » Enfin, pour ce qui est du Dieu du Prologue, M. Hering ne croit pas que Gœthe l’ait jamais pris au sérieux ; mais il nous affirme que, voulant rattacher son Faust à celui de la légende, le poète a mis en scène le Jéhovah de la Bible ; et en effet les chants des archanges, dans le Prologue, sont directement imités du Livre de Job.

Ainsi les critiques allemands, pour fêter le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Gœthe, essaient, une fois de plus, de nous expliquer son chef-d’œuvre. Mais quelque ingéniosité qu’ils apportent à leurs explications, nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’ils se donnent là une peine assez inutile. Inutile, d’abord, parce que les problèmes qu’ils prétendent résoudre sont probablement condamnés à rester insolubles : nous doutons fort que M. Hering contribue à nous rendre plus claire la lecture de Faust en nous affirmant que Gœthe s’y est inspiré, tour à tour, du baron d’Holbach, de Spinoza, et de l’auteur du Livre de Job. Mais, surtout, la peine que se donnent ces commentateurs nous paraît inutile parce que nous avons l’idée que Faust se passe très bien de tout commentaire, et qu’à vouloir en éclairer jusqu’aux moindres détails, on risque simplement de nous l’obscurcir. Admettons, puisque les faits semblent le prouver, que Gœthe ait maintenu dans sa version définitive des scènes provenant de versions antérieures : mais est-ce que vraiment quelqu’un peut se sentir gêné des menues contradictions qu’on observe entre elles ? Faust évoque le macrocosme ; puis, mécontent de ce qui n’est qu’un « spectacle » sans vie, il appelle le génie qui fait vivre les choses, l’élément actif de la nature, qui « tisse le vêtement de la divinité : » ce génie se refuse à lui dire son secret, et le renvoie à « l’esprit qu’il est capable de comprendre ; » sur quoi Faust, dans une promenade, fait enfin la rencontre de Méphistophélès. Tout cela, sans doute, est un peu nuageux : mais où est le poème symbolique qui ne nous présente pas des images au moins aussi vagues ? Et quand ensuite Faust remercie l’Esprit de lui avoir révélé le cœur de la nature, pourquoi ne consentirions-nous pas à entendre par-là que, dans l’intervalle de ses rendez-vous avec Marguerite, il a satisfait le désir de connaître qui était en lui ? Il ajoute, en vérité, que l’Esprit lui a imposé la compagnie de Méphistophélès ; mais rien ne nous défend de croire que Méphistophélès lui ait été envoyé par l’Esprit, ou que tout au moins lui, Faust, l’ait cru.

Et le pire malheur est que, sous ce flot de commentaires, le public allemand en est venu à méconnaître le véritable intérêt de l’œuvre à coup sûr la plus vivante, et la plus humaine, qu’ait jamais produite la poésie allemande. L’Esprit de la Terre a fait oublier Marguerite ; et, à force d’essayer de comprendre à qui s’adresse le monologue de Faust, les compatriotes de Gœthe se sont désaccoutumés d’admirer le magnifique langage où il est écrit. Parmi tant d’études sur Gœthe diplomate, Gœthe botaniste, Gœthe prédécesseur de Bismarck, etc., que l’on a publiées il y a deux mois, je ne me souviens pas d’en avoir lu une seule sur Gœthe écrivain.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1899.
  2. Festschrift zur Gœthes 150. Geburtstagfeier, 1 vol. in-8o, illustré, Francfort, librairie Knauer.
  3. Gœthe-Forschungen, anderweite Folge, par Woldemar baron de Biedermann, 1 vol. Leipzig, 1899.
  4. La première de ces deux études est du baron de Biedermann, dans sa nouvelle suite de Recherches sur Gœthe ; la seconde, de M. Robert Hering, a paru dans le Festschrift mentionné plus haut.