Revues étrangères - Deux problèmes d’histoire littéraire

Revues étrangères - Deux problèmes d’histoire littéraire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

DEUX PROBLÈMES D’HISTOIRE LITTÉRAIRE


Studies of a Biographer, par Sir Leslie Stephen, 2 vol. ; Londres, 1903.


Sir Leslie Stephen est incontestablement, aujourd’hui, le plus considérable des critiques anglais. Il écrit en vérité assez mal, et peut-être son indifférence naturelle pour les plaisirs de la peinture et de la musique se traduit-elle un peu trop jusque dans ses travaux de pure critique littéraire, où l’on souhaiterait parfois une couleur plus vive et des rythmes plus variés. Mais il connaît mieux que personne la littérature de son pays. Il la connaît non seulement en érudit, mais en véritable historien, accoutumé toujours à voir les choses du passé à la lumière des temps où elles se sont produites. Son Histoire de la pensée anglaise au XVIIIe siècle est un ouvrage d’une importance capitale, un de ces rares monumens historiques dont la valeur ne s’affaiblit pas avec les années. Et M. Stephen a encore pour lui l’autorité que donne une longue vie toute consacrée à une même tâche, toute remplie d’un patient et fructueux labeur.

Aussi ne s’étonnera-t-on pas du succès que viennent d’obtenir deux gros volumes d’essais du vénérable critique. Ces essais traitent des sujets les plus divers, de Shakspeare et de Milton, du vieux poète Donne et du romancier révolutionnaire Godwin, d’Emerson et de Froude, de la littérature cosmopolite et des joies de la marche à pied ; mais il n’y en a pas un où ne se retrouvent la science de l’auteur, son solide bon sens, et cette louable passion d’impartialité qui est un des traits les plus originaux de son tempérament d’écrivain. Et chacun de ces essais nous offre, à sa façon, un curieux modèle d’un genre littéraire essentiellement anglais, un peu démodé à présent, mais après être resté en faveur pendant plus d’un siècle. C’est un genre qui n’est proprement ni de l’histoire, ni de la biographie, ni de la critique, mais un libre mélange de tout cela, accompagné d’une certaine dose de fantaisie personnelle. L’essayiste semble toujours admettre, comme point de départ, que ses lecteurs connaissent d’avance le sujet dont il va leur parler : de sorte qu’il s’ingénie à ne jamais leur dire, sur ce sujet, que ce qu’il croit qui va être pour eux absolument nouveau. Traite-t-il d’un poète de la Renaissance ? Il signale d’abord un détail de sa vie dont personne avant lui ne s’est aperçu ; il rectifie ensuite une erreur d’appréciation commise, au sujet de tel ou tel drame du poète, par un critique précédent ; après quoi il expose encore d’autres de ses idées, sur d’autres détails de la vie ou de l’œuvre du poète ; et volontiers il conclut par quelque paradoxe hardi ou piquant.

Et quand l’essayiste est lui-même un poète, son essai a pour nous le charme d’une gracieuse causerie, semée de belles images et de mots harmonieux. Quand il est, comme sir Leslie Stephen, à la fois un savant et un sage, son essai lui fournit l’occasion de mille petites remarques infiniment précieuses à recueillir, et qui souvent suffisent pour modifier la physionomie d’un auteur, ou pour rendre plus attrayante l’étude d’une œuvre. Mais le genre même de l’essai, si habilement qu’il soit pratiqué, garde toujours le défaut de n’être pour ainsi dire qu’un appendice, incapable d’avoir en lui seul sa raison suffisante. Toujours il suppose que nous connaissons déjà les sujets dont il se borne à « illustrer » pour nous telle ou telle partie. Et voilà sans doute pourquoi, après avoir eu depuis le XVIIIe siècle l’éclat que l’on sait, il parait aujourd’hui sinon s’éteindre, du moins se transformer en un genre plus didactique et plus impersonnel : le public anglais, sans doute, de même que notre public français, ne connaît plus assez l’œuvre de ses écrivains pour pouvoir prendre plaisir à une série d’additions ou de rectifications dont le sens et la portée, désormais, lui échappent. Il préfère que les critiques, au risque d’y perdre un peu de leur originalité individuelle, lui exposent tout au long le sujet qu’ils traitent, qu’ils se fassent résolument historiens, biographes, vulgarisateurs, qu’au lieu de voltiger plus ou moins agréablement sur une dizaine de questions diverses, relatives à Marlowe, à Pope, ou à Coleridge, ils s’en tiennent à une seule de ces questions et l’épuisent à fond. On ne saurait nier, en tout cas, que le nombre et l’importance des essayistes à l’ancienne manière diminuent très sensiblement, dans la littérature anglaise contemporaine ; et il n’a pas fallu moins que la haute situation littéraire et le très grand talent de sir Leslie Stephen pour assurer le succès de deux volumes où se laisse apercevoir, avec une évidence malheureusement indubitable, ce que le vieux genre national de l’essai a toujours eu d’artificiel et d’insuffisant.

Mais si je ne vois point, par exemple, commentée pourrais rendre compte ici des essais de M. Stephen sur Milton, sur Godwin, sur Robert Southey, faute de connaître d’avance moi-même, aussi pleinement que ce serait nécessaire, l’œuvre de ces divers écrivains, il y a en revanche, dans les Etudes d’un Biographe, deux morceaux d’un caractère plus général, et qui, sans compter l’échantillon qu’ils nous offrent de la méthode critique d’un des écrivains anglais les plus remarquables d’à présent, ont encore de la loi nous intéresser par leurs sujets mêmes. L’un de ces morceaux traite de la Littérature cosmopolite au XVIIIe siècle ; l’autre, que je vais résumer d’abord est une longue étude où sir Leslie Stephen s’efforce de deviner ce qu’ont bien pu être le caractère et les sentimens intimes de William Shakspeare.


M. Stephen commence par écarter sans discussion les hypothèses fantaisistes de M. Georges Brandès, qui naguère s’était piqué de reconstituer une biographie complète du poète d’Othello[1]. Mais il n’admet pas non plus absolument l’avis du dernier biographe anglais de Shakspeare, M. Lee, suivant qui l’homme qu’était Shakspeare nous est et nous sera à jamais inconnu. Sir Leslie Stephen affirme qu’une étude attentive de l’œuvre du poète, sans pouvoir nous rien apprendre des faits matériels de sa vie, peut cependant nous fournir une certaine idée de sa personne morale, de même que le Paradis perdu révèle à qui sait le lire l’âme de Milton, ou de même que l’Origine des Espèces, avec ses longueurs et ses tâtonnemens, nous permet de pénétrer dans l’intimité de Charles Darwin. Sans doute Shakspeare, en sa qualité d’auteur dramatique, ne saurait être considéré comme éprouvant pour son propre compte les sentimens qu’il exprime par la bouche de ses personnages. « Et cependant, ajoute M. Stephen, les auteurs dramatiques ne laissent pas, eux aussi, de nous révéler leur âme propre à travers leurs œuvres. Les drames de Ben Jonson, par exemple, nous font connaître ce poète presque aussi complètement que nous connaissons, d’autre part, son grand homonyme Samuel Johnson. Un auteur dramatique ne peut s’empêcher de nous dévoiler l’idée qu’il se fait des autres hommes, ainsi que du monde où se passe leur vie, C’est sa fonction même qui l’oblige à cela. » Et Shakspeare ne saurait échapper à la règle commune.

Un auteur dramatique quelle que soit l’objectivité de son œuvre, ne saurait prêter à ses personnages des talens dont il est lui-même dépourvu. Tous les critiques sont d’accord pour reconnaître chez les personnages de Shakspeare une verve, une vivacité d’expression, un « humour », dont on chercherait vainement l’équivalent dans l’œuvre de Marlowe ou de Ben Jonson : c’est donc que Shakspeare avait lui-même à un très haut degré le sens de l’humour. Son esprit était vif et subtil, avec une aisance merveilleuse à reconnaître à la fois, en toute chose, l’élément tragique et l’élément comique qui s’y trouvent mêlés. Shakspeare, nous le savons encore par son œuvre, sentait et comprenait profondément le charme de la campagne. Malgré tout son génie, il n’aurait point pu parler comme il l’a fait des fleurs, ni du printemps, si le printemps et les fleurs ne l’avaient, toute sa vie, attiré et ému pour son propre compte. Tous ces traits ne laissent point, déjà, de constituer un caractère assez défini. Et ce n’est pas tout. On discutera éternellement la question de savoir si Shakspeare était catholique ou protestant ; mais son œuvre, si elle ne nous apprend rien à ce sujet, nous permet au moins de nous représenter très nettement la forme spéciale qu’avait chez lui le sentiment religieux. Catholique ou protestant, nous savons en tout cas qu’il était aussi éloigné que possible d’être un puritain. « Il représente à son degré le plus élevé un type d’esprit qui est l’antithèse absolue du puritanisme : un esprit qui accepte avec une tolérance parfaite la nature humaine tout entière, au lieu d’en condamner telle ou telle partie. » On peut affirmer de plus que la religion de Shakspeare, quelle qu’ait été sa forme extérieure, « était faite d’un sentiment profond du mystère universel : » car l’unité morale de tout son théâtre, comme aussi de toute son œuvre de poète lyrique, consiste à tenir pour peu de chose les misérables existences des marionnettes que sont les plus grands hommes, aux mains du destin. Évidemment Shakspeare était convaincu que notre vie est faite du même néant que nos rêves, qu’elle n’est qu’un moment infinitésimal « dans le vaste abîme de l’éternité. » Protestant ou catholique, Shakspeare avait horreur des pédans, et de ceux de la théologie plus que de tous les autres. Enfin ses opinions politiques ressortent également, sans l’ombre d’un doute possible, de l’ensemble de ses drames. L’auteur de Jules César était ce qu’on pourrait appeler « un aristocrate intellectuel. » Il méprisait la foule, détestait les démagogues, et rêvait un idéal social où l’intelligence devait régner sur le monde, mais affinée, sublimée, et s’identifiant avec la bonté.

Telles sont, résumées en quelques lignes, les principales conclusions biographiques que tire M. Stephen de l’œuvre de Shakspeare. On ne peut se défendre de songer qu’elles sont bien maigres, et ne nous fournissent encore qu’une image bien incomplète : du moins l’éminent critique anglais nous affirme qu’elles sont certaines. Mais le sont-elles vraiment ? Est-il vraiment possible de déduire de l’œuvre d’un auteur dramatique ou d’un romancier une image certaine du caractère personnel de cet écrivain ? Sir Leslie Stephen nous cite bien, à l’appui de sa thèse, l’exemple du dramaturge Ben Jonson, dont le caractère, d’après lui, se révèle à nous tout entier dans son œuvre ; mais est-ce que la supériorité de Shakspeare sur Ben Jonson ne tient pas surtout, précisément, à ce que l’auteur d’Hamlet sait animer ses personnages d’une vie plus « objective, » plus détachée de sa vie propre, que son célèbre confrère et ami ? N’est-ce point cette merveilleuse « objectivité » de l’œuvre de Shakspeare qui, aujourd’hui encore, et dans le monde entier, fait de lui le plus grand de tous les « créateurs ? » Et ne peut-on pas supposer, dans ces conditions, que son génie de créateur ait été assez fort pour se dégager tout à fait des idées et des sentimens de l’homme privé ? Si, de la même façon, nous essayions de nous représenter la personne de Balzac sans rien connaître de lui que ses romans, peut-être le portrait ainsi obtenu ne différerait-il pas absolument de ce que nous apprend par ailleurs la biographie de Balzac : mais, certes, il s’en éloignerait sur beaucoup de points. Et sir Leslie Stephen nous rappelle lui-même, dans un autre de ses essais, un amusant épisode qui n’est pas fait davantage pour nous rassurer sur la valeur des indications biographiques tirées des œuvres d’art. Un critique anglais des plus renommés, rendant compte naguère d’un livre de Robert Louis Stevenson, avait cru découvrir, sous ce livre, un homme trop bien portant, trop ignorant de la souffrance physique comme des peines morales, et « dont toute la philosophie s’écroulerait à son premier rhumatisme. » Or Stevenson, comme on sait, n’avait jamais cessé d’être malade, depuis son enfance ; et les peines morales, pas plus que les souffrances physiques, ne lui avaient été épargnées. Son optimisme n’était pas la conséquence directe d’un excès de santé, mais plutôt une sorte de réaction volontaire contre l’excès opposé. Qui nous prouve que Shakspeare, lui aussi, dont le génie était infiniment plus robuste et plus varié que celui de Stevenson, n’ait pas réussi à se constituer, en tant que poète, quelque chose comme une âme nouvelle, spécialement réservée pour sa création poétique, et toute différente de l’âme que la nature avait mise en lui ?

Non, si soigneusement qu’on étudie l’œuvre de Shakspeare, jamais sans doute son œuvre ne nous révélera l’homme qu’il a été. La véritable personne de Shakspeare risque fort de nous rester à jamais inconnue. Et peut-être, en somme, le malheur n’est-il pas très grand ? C’est à coup sûr une curiosité très naturelle, et très légitime, qui nous pousse à vouloir pénétrer dans l’intimité des hommes que nous admirons ; mais je crois bien que cette curiosité s’affaiblit à mesure que notre admiration devient plus profonde. Un moment vient où les belles œuvres suffisent par elles-mêmes à nous occuper tout entiers, de telle façon que nous nous résignons le mieux du monde à ignorer la figure, les habitudes, la vie privée de leurs auteurs. Encore y a-t-il des auteurs qui, par des demi-confidences, semblent nous inviter à nous rapprocher d’eux : nous sommes involontairement tentés de chercher à nous renseigner sur un Musset, un Rembrandt, ou un Beethoven. Mais Shakspeare, toute sa vie, paraît au contraire avoir voulu s’effacer derrière ses personnages ; il a offert à notre curiosité des centaines d’êtres vivans que nous pouvons, grâce à lui, connaître d’infiniment plus près que s’ils faisaient partie de notre réalité ordinaire : pourquoi nous désolerions-nous de ne pas pouvoir connaître encore, après les Juliette et les Desdémone, après les Jules César et les Prospero, un petit bourgeois anglais de Stratford-sur-Avon, pratiquant de son mieux, dans un théâtre de Londres, son double métier d’acteur et de faiseur de pièces ?

Et d’ailleurs, si l’œuvre de Shakspeare ne nous apprend rien de ce Shakspeare-là, elle ne laisse cependant pas d’être suffisamment instructive pour ceux qui, non contens d’en admirer la beauté, s’obstinent à vouloir qu’elle leur parle de son auteur. « Les critiques qui se sont occupés de Shakspeare dans ces derniers temps, nous dit M. Stephen, nous ont rendu tout au moins un très grand service : ils ont établi approximativement l’ordre de ses ouvrages. Et le fait est que les pièces de Shakspeare, quand nous les considérons dans leur ordre chronologique, nous montrent un développement intellectuel dont je ne crois pas qu’on puisse ailleurs trouver l’équivalent. Je ne connais pas un seul grand écrivain qui nous laisse apercevoir plus clairement le progrès, ni les transformations successives, de sa faculté poétique. Nous voyons évoluer presque jour par jour, sous nos yeux, le génie de Shakspeare. Il commence par rapiécer et adapter les œuvres d’autrui ; puis le voici qui, faisant un pas de plus, se met à imiter Marlowe, dans ses grands drames historiques, et sans cesse s’élève au-dessus de son modèle. Nous pouvons comparer à découvert la gaîté juvénile et la verve satirique de ses premières comédies avec les portraits plus sérieux, plus pénétrans, plus profondément vivans, de ses œuvres postérieures. Nous le voyons déployer toute la richesse et toute la variété de son art dans ses immortelles tragédies, et puis, dans les drames romantiques de sa dernière manière, prendre peu à peu un ton plus doux et plus tendre. Si l’étude de ses contemporains a de quoi nous renseigner sur lui, sa comparaison avec lui-même nous renseigne bien davantage encore... Avec son sens merveilleux de l’observation, Shakspeare ne peut manquer d’avoir fait son profit des conditions intellectuelles et sociales où il avait à vivre. Et, en effet, l’examen de son œuvre nous apprend comment, tour à tour, sous des influences diverses, telle ou telle de ses qualités prédomine en lui, comment l’humour, par exemple, finit par refouler la tendance à l’emphase, ou comment une compréhension plus large de la vie tempère un tourbillon d’ardentes passions. »

N’est-ce point là, en esquisse, toute une biographie de Shakspeare, et uniquement tirée de son œuvre, et telle que, après avoir satisfait notre curiosité, elle a encore de quoi soutenir et renforcer notre jouissance artistique ? N’est-ce point là le modèle de ce que devraient être les biographies d’artistes, pour devenir enfin un genre littéraire d’une utilité véritable ? Car tout artiste a deux vies, dont l’une consiste pour lui à boire et à manger, à payer son terme, à être un homme pareil à ses voisins, tandis que l’autre est celle d’où résulte son œuvre. Et c’est cette vie-là seulement qu’il nous importerait de connaître : sans compter qu’elle est presque toujours plus intéressante que l’autre, plus variée, plu ? mouvementée, plus riche en péripéties romanesques ou tragiques. Est-ce que l’œuvre d’un Shakspeare, par exemple, quand on la considère dans l’ordre des dates, ne suggère pas aussitôt tout un roman, le roman d’un poète de génie en lutte inconsciente, incessante, contre la conception théâtrale de son temps ? Que lui ont enseigné ses devanciers ? Quelles œuvres a-t-il lues ensuite qui l’ont encouragé à modifier sa manière ? Et quand, et comment, et pourquoi a-t-il passé des Deux Gentilshommes de Vérone au Marchand de Venise, de celui-ci à Jules César, pour aboutir au Conte d’Hiver et à la Tempête ? Le biographe qui nous renseignerait sur tout cela nous aiderait bien autrement à comprendre et à goûter l’art de Shakspeare que celui qui réussirait à établir définitivement si, oui ou non, le poète a eu une intrigue amoureuse avec Mistress Fitton. Et l’on comprend que sir Leslie Stephen recommande à la reconnaissance du public anglais le « grand service » rendu par les récens critiques qui se sont efforcés de fixer la chronologie des pièces de Shakspeare. Bien plus que sur les maigres témoignages des contemporains, bien plus que sur les déductions psychologiques du genre de celles que j’ai citées tout à l’heure, c’est sur cette chronologie que devra s’appuyer, désormais, toute étude biographique du plus grand et du plus mal connu des poètes anglais.


L’essai de sir Leslie Stephen sur la Littérature cosmopolite au XVIIIe siècle a été écrit à l’occasion du remarquable ouvrage français publié naguère par M. Joseph Texte sur le même sujet. M. Texte, on s’en souvient, affirmait que Rousseau, en imitant les romans de Richardson, avait contribué pour une forte part à introduire « l’esprit cosmopolite » dans la littérature française. C’est de quoi M. Stephen ne disconvient pas : mais il ajoute, à ce propos, quelques réflexions des plus curieuses sur le véritable caractère des emprunts faits par Rousseau à l’esprit anglais.


L’enthousiasme que provoqua en France la Nouvelle Héloïse était dû, sans aucun doute, aux sentimens exprimés dans l’œuvre de Rousseau. Et, de la même façon, c’était le « sentimentalisme » qui avait fait, en Angleterre, le succès des romans de Richardson. Mais peut-on conclure delà que le sentimentalisme de Rousseau soit sorti de celui de Richardson ? Rousseau n’aurait-il pas été tout aussi sentimental si même Richardson n’avait jamais existé ? Le sentimentalisme était-il un produit essentiellement septentrional, transplanté par Rousseau de l’esprit germanique dans l’esprit latin, ou bien n’était-ce pas plutôt le résultat de conditions communes aux deux races ?

Le fait est que, en un certain degré, le sentimentalisme de Richardson était même plutôt contraire à l’esprit anglais. Le véritable représentant du roman anglais, au XVIIIe siècle, était bien moins Richardson que Fielding ; et aujourd’hui encore, pour la grande majorité du public anglais, c’est Fielding qui est, à beaucoup près, le plus lisible des deux. Nous pouvons, avec un effort, nous mettre dans l’état d’esprit convenable pour comprendre Clarisse Harlowe : mais nous n’avons besoin d’aucun effort pour comprendre et aimer les héroïnes de Fielding. Et cependant jamais Fielding n’a eu, hors de l’Angleterre, une popularité comparable à celle de Richardson. Il ne l’a pas eue, précisément, par ce qu’il était trop anglais. Ce grand animal robuste et plein de santé, ce « bon buffle, » comme l’appelait Taine. n’était pas assez délicat pour plaire à nos voisins. Et son œuvre n’était qu’une protestation contre le « sentimentalisme » de Richardson : et, en cela, elle traduisait le fond même du goût naturel anglais à l’égard de ce produit d’une mode passagère.


Ce n’est pas que l’esprit anglais ne comporte, lui aussi, une certaine part de « sentimentalisme. » Mais la forme ordinaire de ce sentimentalisme anglais est toute différente de celle qu’il a revêtue dans les romans de Richardson. Elle se retrouve chez Swift comme chez Goldsmith, et chez Fielding lui-même dans ses derniers romans. Elle est un mélange de rêverie et de pessimisme ; le spleen y a toujours, plus ou moins, sa part. Et, jusque dans le sentimentalisme de Richardson, Rousseau n’a pris que ce qu’il y avait de moins spécifiquement anglais. « Il y a pris, surtout, la tendance de Richardson au bavardage philosophique et moral ; c’est une tendance qui, chez le romancier anglais, s’accompagnait d’un très réel génie pathétique et réaliste : mais, en soi, elle était « cosmopolite » par nature, et de là vient que les étrangers n’aient eu aucune peine à se l’assimiler. »

M. Texte insistait, en particulier, sur le lien qu’avait créé, entre Richardson et Rousseau, leur commune origine protestante. « Et en effet, dit sir Leslie Stephen, Richardson était essentiellement un esprit religieux. Sa signification dans notre littérature peut être comparée à celle de Wesley dans notre théologie. Tous deux, le romancier et l’apôtre, sont les représentans du mécontentement de la moyenne bourgeoisie anglaise à l’égard des croyances et des traditions des classes supérieures. Et le « sentimentalisme » de Richardson n’est que l’expression littéraire de « l’enthousiasme » religieux de nos méthodistes. » Mais la ressemblance entre Rousseau et Richardson n’en reste pas moins assez superficielle. « Rousseau et ses successeurs ont développé l’esprit du protestantisme d’une façon qui aurait fait dresser les cheveux sur la tête de Richardson. Le digne imprimeur anglais n’aurait pas manqué de penser, comme son ami Johnson, que la meilleure manière de répondre à Rousseau était de l’envoyer simplement aux galères. » Non pas que Richardson ne fût, lui aussi, un mécontent. Mais son mécontentement ressemblait plutôt à celui de Dickens, « dont le sentimentalisme, tout comme le sien, a fait les délices de nos classes moyennes, tandis que les clubs et les salons l’accueillaient avec un ricanement dédaigneux. L’un et l’autre étaient des mécontens à la manière anglaise, c’est-à-dire ennemis de toute révolution, politique, sociale, ou théologique. Avec tout son mécontentement, Richardson n’en demeurait pas moins un fidèle tory, et un membre zélé de l’église anglicane. Pour rien au monde il n’aurait voulu, comme Rousseau, introduire dans la société un changement radical, ni convertir en une religion nouvelle le principe même de la révolution. »

L’influence exercée par Richardson sur Rousseau a été surtout d’après sir Leslie Stephen, d’ordre littéraire. L’auteur de la Nouvelle Héloïse n’était redevable à l’auteur de Clarisse Harlowe ni de ses sentimens, ni de sa philosophie : mais il a appris de lui à « affirmer hardiment son indifférence de plébéien à l’égard de canons artistiques admis, en France comme en Angleterre, par l’élite du public et des hommes de lettres. » De même que Richardson, et après lui, Rousseau a entrepris d’en finir avec les vieilles conventions classiques ; et leur succès leur est venu, à tous deux, « de leur franchise à exprimer des sentimens naturels, de leur hardiesse à décrire, dans des milieux bourgeois, de simples et familières émotions humaines. » C’est à ce point de vue que Richardson peut être considéré, avec Defoe, comme l’inspirateur de Jean-Jacques Rousseau.

Quant au « sentimentalisme » de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sir Leslie Stephen le tient pour un produit vraiment « cosmopolite, » c’est-à-dire commun à toute l’Europe d’alors, et résultant de conditions philosophiques et sociales également communes à l’Europe entière. « Rousseau, avec sa très vive sensibilité aux grandes impulsions de son temps, se vit naturellement amené à chercher une forme nouvelle qui pût convenir pour les exprimer ; et c’est ainsi que, ayant à écrire un roman, il imita le romancier qui, en Angleterre, avait déjà fait un pas dans la même direction. Mais on se tromperait à croire qu’il se soit approprié ce qu’il y avait d’anglais chez Richardson : il n’y prit que ce qui s’y trouvait de cosmopolite. Ou si, peut-être, il emprunta du même coup un ou deux élémens propres à l’esprit anglais, ceux-là n’eurent dans son pays aucune influence, et, chez ses successeurs, ne tardèrent pas à être remplacés par les traits caractéristiques de l’esprit français. Ce que l’Angleterre lui enseigna, c’est qu’il pouvait oser une expression plus directe et plus libre de ses propres sentimens. Et son exemple nous montre comment, au point de vue littéraire, une nation est capable d’en stimuler une autre : mais il nous prouve aussi que les qualités vraiment spécifiques d’une nation ne se laissent jamais transplanter dans une autre. »


Cette conclusion de l’intéressante étude de M. Stephen confirme pleinement ce que nous disait l’autre jour M. Brunetière de l’existence d’une « littérature européenne, » indépendante de toute action directe d’un pays sur l’autre[2]. Si Richardson n’avait pas écrit sa Clarisse Harlowe, le sentimentalisme de Rousseau se serait peut-être traduit sous une forme différente : mais il n’en aurait pas moins trouvé quelque moyen de se manifester, étant la conséquence d’un état d’esprit nouveau, essentiellement « européen, » et non pas d’un simple emprunt fait par un Latin à l’esprit germanique. Et je dois ajouter que cette conclusion du critique anglais s’accorde aussi avec ce que m’a toujours appris, à moi-même, la pratique des littératures étrangères anciennes et récentes. Toujours il m’a semblé que, sous les progrès apparens du cosmopolitisme, les qualités proprement nationales d’une race refusaient de se laisser transplanter dans une autre. Je ne m’étonne pas que Rousseau, imitant Richardson, n’ait rien pris de ce qu’il y avait chez lui de foncièrement anglais ; ni que Fielding, étant plus anglais que Richardson, ait été moins goûté que lui hors de l’Angleterre : car, aujourd’hui encore, je ne vois pas un seul auteur anglais, allemand, ou russe, dont l’influence dans les autres pays ne consiste pas exclusivement, comme jadis celle de Richardson, à « stimuler » l’expression de qualités nationales. Aujourd’hui encore, les plus « nationaux » des grands écrivains d’une race demeurent absolument des inconnus pour les races étrangères. Le « bon buffle » Fielding, au XVIIIe siècle, n’était pas aussi ignoré des lettrés français que le sont à présent les deux plus grands écrivaine russes, Pouchkine et Gogol, ou ces poètes et romanciers allemands que leurs compatriotes ne se lassent point de lire, d’admirer, et de vouloir révéler au reste du monde, les Hebbel et les Grillparzer, les Annette von Droste et les Louise de François, les Théodore Storm et les Gottfried Keller. Plus un auteur réussit à mettre dans son œuvre de l’âme de sa race, plus les autres races sont incapables d’apprécier son génie.

Il a cependant existé de tout temps, dans les diverses littératures de l’Europe, deux catégories d’auteurs qui ont exercé au dehors une action très réelle. L’une de ces catégories est celle des génies profondément humains, que leur race seule peut comprendre pleinement, mais dont toutes les races sont capables, chacune à sa manière, de suivre l’exemple ou d’entendre la leçon. C’est ainsi que Dickens, pour m’en tenir à ce seul exemple, a certainement joué un rôle considérable dans l’évolution du roman à tous les coins de l’Europe. Et l’autre catégorie, beaucoup plus nombreuse, est faite d’écrivains qui, pour un motif quelconque, se trouvent en situation d’être plus goûtés au dehors que dans leur propre pays. Sir Leslie Stephen nous cite précisément le cas, bien caractéristique, de l’un de ces écrivains d’exportation. Il nous rappelle l’influence énorme qu’a eue, dans toute l’Europe, la publication des poèmes attribués à Ossian : dans toute l’Europe excepté en Angleterre, « où l’on chercherait vainement la plus légère trace d’un effet produit par les poèmes d’Ossian. » Il y a, de la même façon, je crois l’avoir dit déjà, un vieux roman français de Claude Tillier, Mon oncle Benjamin, qui non seulement est resté jusqu’à présent une des œuvres les plus aimées du public allemand, mais qui, de l’aveu de tous les historiens, a été un des facteurs principaux de l’évolution du roman en Allemagne. De même encore Hoffmann, Henri Heine, et bien d’autres, ont trouvé un accueil infiniment plus favorable à l’étranger que dans leur patrie. Ce sont ceux-là qu’on pourrait proprement considérer comme les représentans de la « littérature cosmopolite : » mais ce serait à la condition de ne pas oublier qu’ils ne nous apportent jamais qu’un écho bien affaibli de l’esprit de leur race, et que la connaissance de leurs œuvres ne nous aide guère à entrer en communion avec les peuples étrangers d’où ils nous sont venus. Et d’ailleurs leur « cosmopolitisme, » qu’il soit inconscient ou voulu, n’a guère qu’une signification tout accidentelle. Comme le dit très justement sir Leslie Stephen, « nous aimons aujourd’hui à planter chez nous toute sorte de fleurs exotiques : mais bien peu d’entre elles prennent racine ; et celles-là seules parviennent à pousser qui d’avance sont appropriées aux conditions de notre sol. »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1898.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er Janvier 1903, l’étude de M. Brunetière sur Corneille et le théâtre espagnol.