Revues étrangères - Autres Images du «front» russe

Revues étrangères - Autres Images du «front» russe
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 445-456).
REVUES ÉTRANGÈRES

AUTRES IMAGES DU « FRONT » RUSSE [1]


Fieldnotes from the Russian Front, par Stanley Washburn, un vol. 8°, illustré, Londres, 1915. — Russia and the World, par Stephen Graham, un vol. 8°, illustré, Londres, 1915.


Au début de l’année 1905, après la chute de Port-Arthur et l’échec de la campagne russe en Mandchourie, l’étranger qui arrivait à Saint-Pétersbourg y découvrait, de toutes parts, les plus graves symptômes d’hostilité et de rébellion contre le pouvoir impérial. Durant la mémorable journée du 22 janvier 1905, notamment, une armée de paysans avaient descendu la Perspective Newsky, brandissant au-dessus de leurs têtes une pétition écrite en lettres énormes, et s’étaient dirigés vers le Palais d’Hiver, afin de présenter leurs griefs au souverain en personne. Ils avaient été arrêtés dans leur marche par des compagnies de Cosaques et des sections de mitrailleuses, de telle sorte qu’au bout de quelques minutes la Perspective elle-même et les rues voisines s’étaient transformées en des fleuves de sang. Après quoi, pendant des semaines, une partie de la ville avait été mise sous le régime de la loi martiale : jour et nuit, des patrouilles de Cosaques chevauchaient le long des rues désertes et muettes. Constamment la police avait à prévenir de nouveaux complots mettant en danger la vie de l’Empereur et des membres de sa famille, — sans compter maints attentats que nul effort de la police ne pouvait empêcher, comme celui où avait succombé le grand-duc Serge. Les menaces les plus terribles s’énonçaient ouvertement ; la capitale et l’empire tout entier étaient en état de révolution ; et personne à coup sûr n’aurait osé concevoir le rêve d’une Russie réconciliée, ramenée à des sentimens d’union et de concorde nationales.

Mais, depuis ces jours d’épouvante, un levain nouveau a travaillé au plus profond de l’existence intime de la Russie ; d’une façon lente et invisible, mais d’autant plus efficace, de grandes forces de progrès et de lumière ont accompli leur œuvre. De cela, ni les Allemands ni peut-être les Russes eux-mêmes ne se sont pleinement rendu compte jusqu’au jour de l’entrée en guerre contre l’Allemagne ; et cependant c’est chose certaine que, ce jour-là, l’on a vu se cristalliser soudain, à travers l’immense empire, un esprit d’unité nationale dont on aurait peine à retrouver l’équivalent dans l’histoire, présente ou passée, des autres pays. Voici, par exemple, à quelle scène il m’a été donné d’assister en septembre dernier, un peu moins de dix ans après l’aventure tragique du 22 janvier 1905, et presque au même endroit :

Devant le Palais d’Hiver, dans l’immense demi-cercle que limitent les deux ailes de l’imposant édifice, plus de 100 000 personnes de toutes conditions se tenaient debout, durant des heures, attendant, avec un calme et une patience admirables, l’apparition de leur souverain. Et lorsque celui-ci, touché de cette démonstration toute spontanée, s’est montré au balcon qui dominait la place, aussitôt la foule entière s’est jetée à genoux, et a entonné l’hymne national. Pour la première fois, je crois bien, depuis le temps lointain de l’invasion du sol russe par Napoléon, la guerre actuelle a réussi à unir foncièrement le peuple et son Tsar ; et la puissance qui résulte toujours d’une semblable union s’est répandue tout de suite d’un bout à l’autre de l’empire, depuis les rives du littoral Pacifique jusqu’à la frontière allemande.

Sur quoi un observateur superficiel sera tenté de dire : « Oui, c’est toujours ainsi au commencement d’une guerre : mais cette unité improvisée aura vite fait de se rompre ! » Or, ce qu’il y a précisément de grand et de significatif dans la nouvelle unité russe est que celle-ci, bien loin de se rompre à mesure que les mois s’écoulaient, n’a fait que s’accroître sans arrêt depuis le premier jour ; et sa croissance a revêtu un caractère étrangement recueilli et, solennel, qui continue à s’exprimer, aujourd’hui encore, par le sacrifice de millions d’humbles existences sur l’autel d’un sentiment national trop longtemps assoupi.


J’ai tiré ce passage du livre nouveau d’un journaliste américain, M. Stanley Washburn, qui, depuis la déclaration de guerre, a été envoyé sur le « front » russe par le Times de Londres, et qui s’est trouvé faire partie du très petit nombre de privilégiés autorisés par l’état-major du grand-duc Nicolas à suivre, — d’assez loin, il est vrai, et toujours avec un recul de plusieurs semaines, — l’émouvante série des opérations militaires. M. Washburn avait assisté déjà, pareillement, aux opérations de l’armée russe en Mandchourie, il y a dix ans : mais sans doute les souvenirs qu’il en avait rapportés n’avaient pas suffi à détruire pleinement, dans son cœur, les préventions que nourrissaient volontiers, jusqu’ici, ses compatriotes à l’égard du gouvernement et du peuple russes. Car le fait est que, maintenant encore, les premières impressions que nous décrit son volume trahissent un peu le sentiment de malaise d’un étranger qui, tout en se voyant contraint d’admirer l’ « union » merveilleuse dont il nous parlait tout à l’heure et vingt autres vertus brusquement révélées au fond de l’âme russe, n’en conserve pas moins un certain élément de respectueuse sympathie envers l’Allemagne. Le correspondant du Times a beau entendre, à chaque instant, des récits d’ « atrocités » commises par les troupes allemandes : il se refuse obstinément à y croire, et va même jusqu’à faire valoir, contre elles, le témoignage de prisonniers allemands avec lesquels il s’est entretenu. Aussi bien ne se lasse-t-il pas de causer avec les prisonniers qu’il rencontre à tous les coins de sa route ; la connaissance qu’il a de leur langue, — tandis que, suivant toute probabilité, il sait à peine quelques mots de la langue russe, — lui permet de se procurer là un « divertissement » précieux : et le spectacle de la détresse présente de ces pauvres gens contribue encore à l’empêcher de se montrer trop sévère pour aucune des manifestations de leur fameuse « culture » nationale. Ses éloges des qualités militaires, ou simplement « humaines, » du soldat russe sont loin d’avoir l’allure spontanée, l’abandon enthousiaste des belles pages de M. Stephen Graham que je citais ici l’autre jour ; nous devinons que chacun de ces éloges a été précédé, chez lui, d’un conflit inconscient entre son instinct naturel de justice et d’anciennes habitudes de défiance, à l’endroit d’une race longtemps tenue pour « barbare. »


Mais d’autant plus les éloges de M. Washburn ont pour nous de poids, — avec la pleine confirmation qu’ils apportent, en fin de compte, à ceux de M. Graham, et à ceux aussi d’autres observateurs, anglais ou français, dont on pourrait semblablement mettre en doute l’entière impartialité. Nul moyen de concevoir un soupçon du même genre au sujet des peintures ou des jugemens du journaliste américain ; et lorsque, après cela, nous voyons celui-ci de plus en plus étonné des trésors d’habileté stratégique, d’intrépide courage, de tendre et généreuse compassion chrétienne qu’il découvre autour de soi dans l’armée russe à tous ses degrés, lorsque nous l’entendons nous affirmer, avec un accent de conviction toujours plus marqué de chapitre en chapitre, qu’à leur éminente maîtrise guerrière les troupes du grand-duc Nicolas joignent encore d’incomparables attributs d’héroïsme individuel et d’une magnanimité toute « chevaleresque, » force nous est de prendre au sérieux non seulement ces assertions elles-mêmes, mais aussi la « version » plus « lyrique » sous laquelle nous les trouvons reproduites dans le livre du « russophile » M. Stephen Graham.

Se rappelle-t-on, par exemple, la subtile et touchante analyse que nous a faite M Graham des motifs divers de la ferveur quasiment « religieuse » qui conduit le soldat russe à immoler volontiers sa propre vie et celle de son adversaire sur « l’autel » sacré de son patriotisme ? Il y a dans ce sentiment des nuances qui, pour être perçues, exigeaient une longue familiarité du caractère slave, et qui n’ont pu manquer d’échapper à l’observation, moins approfondie, du journaliste américain. Et pourtant, voici ce que nous bisons dans l’un des derniers chapitres de la suite des lettres de M. Washburn :


Au lendemain de mon arrivée à Petrograd, je signalais l’esprit nouveau de la Russie et l’entrain souriant avec lequel les troupes se rendaient au combat. Après avoir, depuis lors, passé plusieurs mois « sur le front, » après avoir vu des centaines et des milliers des mêmes soldats sur les routes, dans les tranchées, et dans les hôpitaux, j’ai conscience de ne m’être nullement fait une idée exagérée de l’esprit de la nouvelle Russie. Pas un de ces obscurs acteurs du grand drame, naturellement, n’avait désiré la guerre, et je suppose qu’il n’y a pas un d’eux qui n’aspire à la fin prochaine de l’épreuve : mais tous, à peu près sans exception, tous admettent celle-ci avec résignation. Leurs fatigues et leurs pertes, leurs privations et leurs blessures, tout cela leur apparaît comme autant de choses nécessaires et inévitables. Nulle trace dorénavant, sur leurs visages, de l’absolu désespoir que j’y découvrais naguère, en Mandchourie. La note dominante de l’expression de leurs figures d’à-présent, dans chacune des occasions où j’ai pu les étudier, est un consentement simple et aisé, voire satisfait, à subir tout ce qui sera indispensable pour le succès final d’une cause qu’ils comprennent et approuvent de toute leur âme.

J’ajouterai que le soldat russe est, pour moi, l’homme le plus « philosophe » du monde entier. Je l’ai observé notamment dans les hôpitaux : privé d’un bras ou d’une jambe, la tête écrasée, couvert d’horribles plaies de toute espèce, que si seulement il a la force de parler, il murmurera son Nitchevo ! qui signifie quelque chose comme : « Qu’importe ? » Et il faut s’être rendu compte des sentimens qui imprègnent la vie de ces hommes à l’arrière du « front » pour ne pas s’étonner des exploits qu’ils accomplissent, tous les jours, sur le champ de bataille, où les soutient et les stimule encore l’exemple de leurs chefs et de leurs compagnons.


Ainsi l’admiration de M. Washburn pour le soldat russe va toujours grandissant ; et s’il ne serait pas vrai de dire que sa sympathie secrète pour l’Allemagne s’efface de son erreur dans la même proportion, du moins le voyons-nous obligé de reconnaître, avec une évidence tous les jours plus impérieuse, à la fois l’insuccès de l’agression allemande et quelle part considérable revient, dans cet insuccès, à la maladresse ou à l’imprévoyance de l’agresseur lui-même. Dès le mois d’octobre 1944, il avouait que l’avortement des premières tentatives allemandes contre Varsovie avait exercé une influence décisive sur la marche ultérieure des opérations. « Le moral des soldats russes s’en est rehaussé de cent pour cent, et à jamais se sont dissipées les appréhensions qu’ils pouvaient avoir touchant leur aptitude à supporter le choc des légions ennemies. Fini désormais l’énorme prestige dont jouissaient, dans l’opinion russe, les soldats du Kaiser ; et sans doute les Allemands, de leur côté, ont dû découvrir à présent combien on les avait mal informés des ressources véritables d’un adversaire qu’on leur avait décrit comme une proie facile entre toutes. »

Sur ce dernier point, cependant, M. Washburn se trompait, faute pour lui de connaître l’incroyable mélange d’obéissance et de crédulité qui réside au fond de toute âme allemande. Ses lettres des mois suivans nous apprennent, en effet, que le maréchal von Hindenburg et ses acolytes n’ont pas eu de peine à rassurer les combattans du « front oriental » sur leurs chances d’un prochain écrasement de l’armée « barbare. » Le 2 novembre, à Radom, le correspondant du Times s’est entretenu avec deux prisonniers allemands « des plus intelligens, » deux réservistes dont l’un avait été charpentier dans un village, tandis que l’autre avait tenu un petit commerce dans un faubourg de Berlin. Et comme il leur demandait ce que les troupes allemandes pensaient de la guerre : « Oh ! là-dessus aucun doute n’est possible ! — s’est écrié le commerçant. — C’est nous qui, en fin de compte, remporterons la victoire. Car vous savez, naturellement, que la France se trouve déjà presque totalement anéantie : il ne nous reste plus à battre que les Russes, et l’on nous a bien prévenus que cela demanderait encore quelque temps. » M. Washburn lui a demandé s’il savait, de son côté, la collaboration des troupes anglaises avec l’armée française, sur le « front occidental. » Non ; de cela leurs chefs avaient négligé de « prévenir » les deux réservistes ; et le journaliste américain nous assure que sa révélation les a « fort, déprimés. » Mais toujours est-il que, jusqu’au moment de cette révélation, leur confiance était absolue dans le triomphe final de leur cause ; sans compter que, longtemps encore après cet entretien, M. Washburn a retrouvé la même confiance chez la plupart des prisonniers allemands qu’il a questionnés, — sauf pour lui à rencontrer, au contraire, une « dépression » profondément « pessimiste » chez la majorité des prisonniers autrichiens.

Et le plus curieux est qu’avec cette docilité « unanime » qui a toujours caractérisé la race allemande, tous les prisonniers rencontrés par M. Washburn lui ont répété le naïf propos des deux réservistes sur « l’anéantissement presque complet » de l’armée française. C’est avec cette fable que, depuis bientôt six mois, le maréchal von Hindenburg réussit à réconforter le « moral » de ses troupes, tout de même que, sur l’autre « front, » ses collègues obtiennent le même résultat en affirmant à leurs hommes « l’anéantissement presque complet » de l’armée du grand-duc Nicolas. « Tous les prisonniers s’accordent à croire que l’effort militaire de l’Allemagne est désormais achevé en Belgique et en France. Ils déclarent imperturbablement qu’ils ont terminé leur lâche au-delà du Rhin, et que maintenant il ne leur reste plus qu’à digérer la Russie à leur loisir, sans le moindre besoin d’un excès de hâte. » Il y a mieux : parmi ces Allemands qui demeuraient sourds à toutes les objections du correspondant américain, plusieurs avaient d’abord combattu sur l’Yser ! Ils avaient pu voir en personne ce qui en était de « l’anéantissement à peu près complet » des troupes françaises : mais l’attestation de leurs chefs, cette fois encore, leur avait paru plus probante que le témoignage de leurs propres yeux !

C’est seulement au dernier chapitre de son livre que M. Washburn nous signale le cas, tout exceptionnel, d’un prisonnier allemand dont les yeux commençaient à s’ouvrir. « Cet homme, que j’avais pris à part et interrogé amicalement dans sa langue, a enfin consenti à s’épancher quelque peu de ses griefs et de ses alarmes. Il m’a confessé que, en fait, les troupes allemandes ne savaient jamais rien de leurs propres mouvemens, et ignoraient même qu’une attaque fût en préparation jusqu’à l’instant précis où elles recevaient l’ordre de sortir des tranchées. Il m’a appris également que les pertes allemandes, sur le front russe, avaient été tout à fait terribles depuis le début de la nouvelle invasion, — encore que le même homme eût affirmé absolument le contraire, il y avait quelques instans, à l’officier russe qui l’avait questionné sur le même sujet. »


Mais il est temps que je revienne au livre de M. Graham, plus riche pour nous d’enseignement aussi bien que d’attrait. L’écrivain anglais n’a pas eu en vérité, comme son confrère américain, le privilège de pouvoir visiter tour à tour les différens endroits où s’était déroulée, quelques semaines auparavant, telle ou telle des actions les plus importantes de la première partie de la présente guerre : mais on sait déjà de quelle façon sa double qualité de poète et de « russophile » lui a souvent rendu possible d’atteindre la signification intime d’un bon nombre de spectacles d’ordre plus permanent, et dont le correspondant du Times s’est forcément borné à nous décrire l’apparence extérieure. Pour ne rien dire du surcroît de lumière qui n’a pu manquer de venir, à M. Graham, de l’incessante compagnie d’un petit volume de poche renfermant la série des drames historiques de Shakspeare. Ne nous raconte-t-il pas lui-même qu’un soir, dans une chambre d’auberge de Pologne, les yeux encore tout remplis de l’horrible image d’une vingtaine de créatures innocentes qu’avait pulvérisées le passage meurtrier d’un zeppelin, et avec le cœur cruellement gonflé de haine à l’égard du souverain qu’il avait bien raison de tenir pour l’unique auteur responsable de ce crime, il a soudain retrouvé son équilibre intérieur en relisant le monologue immortel où un autre des grand criminels de l’histoire, Richard III, s’efforce vainement de résister aux assauts de sa propre conscience ? « O lâche conscience, n’auras-tu point pitié ? » Ou bien encore : « Il me semblait que les âmes de tous ceux que j’avais fait périr accouraient vers ma tente, chacune d’elles agitant la menace d’une vengeance prochaine sur la tête de Richard ! » Et M. Graham a songé, une fois de plus, à tout ce qu’avait d’éminemment « slave » cette profonde compassion du poète anglais qui, pareil à l’auteur de Crime et Châtiment, « a tenu à nous donner tout entière l’âme de son héros, au lieu de l’expédier simplement comme un bas criminel. » A chacune des étapes de son exploration du « front » russe, l’œuvre bienfaisante de Shakspeare l’a ainsi approvisionné d’indulgence et de sagesse, en même temps qu’elle l’aidait à percevoir le fonds « éternellement humain » des scènes changeantes du nouveau drame historique dont il était témoin.

Écoutons-le, tout d’abord, nous expliquer l’opposition radicale des deux esprits de l’Allemagne et de la Russie : « Entre toutes les nations du monde, il n’y en a point qui soit faite pour inspirer aux Allemands autant d’aversion que les Russes. Caractère, tempérament, pensée, tout cela, chez le Russe, est en contradiction absolue avec les élémens distinctifs de l’âme allemande. La subtilité du Russe et son indépendance, son mysticisme et son dédain du sens pratique, son manque d’ordre et de propreté, autant de choses à jamais intolérables pour l’Allemand. Toujours ce dernier éprouve une impression de dégoût en franchissant la frontière russe. Pénétrer en Russie, échanger la vue des villes bien bâties et des belles routes de la Prusse Orientale contre celle du désert de la Pologne russe, c’est pour lui descendre dans un monde inférieur, et un monde qui a grand besoin d’être enfin tiré de son abaissement. »

Aussi n’est-il pas étonnant que des représentans de l’esprit germanique tels que Bismarck ou le vieil empereur Guillaume aient expressément considéré la Russie comme un terrain prédestiné de colonisation allemande, « un sol sur lequel pourra et devra fructifier, tôt ou tard, une race étrangère pourvue d’une mission historique. » Oui, mais tout en reconnaissant là une conception qui devait résulter inévitablement de l’attitude naturelle de l’Allemand vis-à-vis du peuple russe, M. Stephen Graham ne peut s’empêcher d’y découvrir, aussi, un témoignage saisissant de l’incurable ignorance et stupidité allemande. « L’Allemagne s’apprête à souffrir terriblement du fait de son inaptitude à sentir la force réelle de la Russie. Et c’est précisément dans la conscience de cette force, dans la conscience de leur vigoureuse individualité nationale, que les Russes puisent l’entrain joyeux avec lequel nous les voyons s’élancer au combat. La guerre leur apparaît même, avant tout, comme une délivrance définitive de leur race, trop longtemps condamnée à vivre dans une atmosphère étouffante de « germanisation. » Tout de suite, dès l’instant de la déclaration de guerre, un certain petit diable allemand de dureté morose et glaciale s’est envolé des épaules du peuple russe, sur lesquelles il pesait lourdement depuis plusieurs siècles ; et aussitôt le grand-duc Nicolas a proclamé la réconciliation avec les Polonais, et tous les sujets du Tsar sont devenus meilleurs l’un pour l’autre. De l’aveu unanime, jamais la bonté et la douceur natives des Russes ne se sont épanchées aussi librement que depuis le début de la guerre contre l’Allemagne. Et voilà pourquoi cette guerre, dans les journaux et dans les conversations privées, est couramment traitée de « guerre sainte ! » Elle signifie par-dessus toutes choses, pour les Russes, l’émancipation des moindres vestiges de l’esprit allemand, avec ses traits habituels de matérialisme pratique, de brutalité, d’impuissance à se comprendre les uns les autres ! »


Dans un livre employé à l’étude de ce que M. Washburn appelle volontiers la « nouvelle Russie, » mais que l’auteur anglais regarde, au contraire, comme sa chère Russie de toujours, dorénavant « dégermanisée » et promue à une plus entière conscience de soi-même, M. Graham devait nécessairement s’occuper de la question polonaise. Le long chapitre qu’il lui a consacré est, certes, parmi les plus admirables de tout le livre, et je regrette de ne pouvoir en traduire ici que de trop courts fragmens. Déjà nous avons entendu, tout à l’heure, M. Graham mentionner en passant l’inoubliable proclamation polonaise du grand-duc Nicolas. Nul moyen, selon lui, d’entretenir l’ombre d’un doute touchant non seulement la parfaite sincérité-de cette promesse solennelle de délivrance, mais aussi touchant les suites merveilleuses qui en découleront. Au reste, la proclamation elle-même n’a fait que sanctionner officiellement un vrai « miracle » de réconciliation fraternelle accompli dès l’instant où la Russie a senti « s’envoler de ses épaules le funeste petit diable allemand » qui, depuis des siècles, était venu s’y loger.


Car, malgré la commune origine slave des Polonais et des Russes, et malgré leur étroite parenté psychologique, combien ces deux peuples frères se sont haïs ! Je me souviens d’un temps où j’avais l’impression de commettre. — fort innocemment, — une insulte à la Pologne en parlant russe dans un magasin polonais, en me servant de la langue russe pour commander mon diner dans un restaurant de Varsovie. Tout cela n’était que d’hier : et aujourd’hui, ah ! si vous saviez combien aujourd’hui tout cela est changé !

Je viens de passer quelques jours dans la belle vieille cité de Wilna, une cité de courtois Polonais, et la demeure d’un bon nombre des plus anciennes familles nobles de Pologne. Wilna est maintenant encombrée d’officiers et de soldats russes. Dans la rue principale, c’est un défilé incessant de troupes, avec une perspective sans fin de baïonnettes pointues frémissant çà et là comme des roseaux sous le vent. De mon lit, la nuit, j’entendais sans arrêt un pas lourd de soldats. Ou bien je regardais à ma fenêtre, et j’apercevais des chariots et des canons passant d’affilée pendant vingt minutes, j’assistais au spectacle pittoresque d’innombrables Cosaques galopant de leur mieux dans un marais de boue. Naguère, les Polonais se mordaient les lèvres à force de haine, en voyant les soldats russes. Aujourd’hui ils sourient, des larmes coulent sur leurs joues, ils vont même jusqu’à crier des hourrah ! Qui donc aurait rêvé qu’un jour arriverait où les Polonais acclameraient les troupes russes s’avançant par les rues de leurs villes ?

A Wilna tout de même qu’à Varsovie, les Russes sont désormais pardonnés. On sait qu’ils viennent à présent pour délivrer leurs frères, et non plus, comme autrefois, pour les fouler aux pieds. Lorsque, dans un restaurant, je commande mon dîner en russe, chacun me sourit amicalement. Être un Russe, c’est dorénavant être un ami. Et, pareillement, les Russes, avec l’aptitude particulière des Slaves à des retours soudains et complets de sentimens, se montrent tout affectueux à l’égard des Polonais. On m’a dit que, depuis la proclamation du grand-duc Nicolas, les libraires avaient été hors d’état de suffire aux demandes d’une foule de cliens russes de toute condition, désirant acheter des grammaires et des dictionnaires polonais.

Un spectacle bien touchant m’a été offert, tous ces jours-ci, devant la vénérable Porte Sainte de Wilna. Au-dessus de cette porte se trouve une chapelle, dont le fond est occupé par une image de la Vierge richement dorée et entourée de fleurs. D’un côté de l’image est installé un vieil orgue aux tuyaux de plomb : de l’autre côté se tient, en permanence, un prêtre. La musique de l’orgue s’exhale dans l’air, mêlée au parfum de l’encens et à un murmure continu de prières. En bas, dans la ruelle étroite et boueuse, s’agenouillent à toute heure nombre de pauvres gens, un livre de prières à la main. Ceux-là sont des Polonais. Mais sous l’arche de la porte défilent constamment, aussi bien la nuit que le jour, des troupes russes s’en allant sur le « front. » Et à mesure qu’ils approchent de la sainte image polonaise, vous voyez chacun de ces hommes, officier ou simple soldat, ôter sa casquette et passer, la tête nue, entre les deux rangées des Polonais en prières. Je ne saurais dire combien cela est beau. Ah ! puisse la Russie continuer toujours à se comporter de cette façon en présence de la divine Mère de la Pologne !


Si bien que, après la victoire, la grande majorité du peuple russe approuvera le geste de son souverain, rendant la liberté à la Pologne. M. Graham ne croit pas que celle-ci puisse être pourvue d’une royauté indépendante. « Les monarques de petits États excellent à fomenter des dissensions ; et vraiment, la jalousie de maintes cours constituées naguère sous l’influence de la Russie a déjà donné lieu à trop d’ennuis et de malentendus. » Mais la Pologne aura son Home Rule ; elle pourra contrôler librement ses finances ; elle se trouvera en état d’« organiser l’éducation de son peuple, et de tâcher à devenir une forte nation. » Tout cela, on l’entend bien, ne sortira point de terre sans valoir à la Russie maintes difficultés. Évidemment, de mauvais conseillers lui diront qu’il serait, pour elle, infiniment moins malaisé d’éluder ses obligations que de les remplir. « Mais il n’y a pas à craindre qu’elle cherche, si peu que ce soit, à les éluder ! »

Encore la réalisation de ce magnifique projet ne sera-t-elle possible que si les Russes parviennent à mettre la main sur les vastes régions polonaises soumises au joug allemand et autrichien. Que si la victoire des Alliés ne revêt pas un caractère assez décisif pour que l’Allemagne et l’Autriche renoncent à leur ancienne frontière orientale, M. Stephen Graham a peur que la Russie ne se sente pas en mesure de ressusciter entièrement une Pologne dont les deux tiers continueront d’échapper à son influence. « Mais, en tout cas, une chose est désormais absolument sûre, même parmi les conditions les moins favorables ; et c’est, à savoir, la nouvelle amitié des Polonais et des Russes. Quoi qu’il puisse arriver, jamais plus la Russie ne manquera à faire de son mieux envers ses Polonais. » Pour le reste, demain apportera sa réponse ; et, dès aujourd’hui, la Russie travaille « de son mieux » à la préparer. « Elle poursuit sa lutte noblement, avec une ardeur et une intrépidité singulières ; et à côté d’elle la Pologne attend, pleine d’un doux espoir mêlé d’un peu de crainte, comme une jeune femme qui sait qu’elle se mariera si son fiancé a la chance de revenir vivant de la guerre. »


M. Graham a même le plaisir de pouvoir nous apprendre, dans un autre chapitre de son livre, que ses espérances touchant une prochaine réalisation de la mémorable promesse du grand-duc Nicolas se trouvent entièrement partagées par le ministre des Affaires étrangères de Russie, M. Sazonof. « Le ministre, nous dit-il, m’a parlé avec enthousiasme de la future restauration de la Pologne, en ajoutant que la Russie aurait dû mettre fin depuis longtemps à sa querelle avec un peuple de frères lourdement éprouvé. » Pareillement, M. Sazonof estime que la récente prohibition de l’eau-de-vie conservera toute son autorité après la conclusion de la paix, et contribuera désormais, « avec une efficacité extraordinaire, au développement pacifique de la Russie. »

L’entretien tout intime de l’écrivain anglais avec le ministre russe a eu lieu à Petrograd, où M. Stephen Graham, en véritable « excentrique » de son pays, n’était encore jamais venu jusque-là, malgré ses longues années de séjour en Russie. La capitale brusquement improvisée, jadis, par Pierre le Grand lui avait toujours inspiré une certaine méfiance ; et voici que, pour comble de malheur, sa « découverte » de Petrograd, il y a quelques mois, s’est accomplie par un temps pluvieux et sombre, aussi peu fait que possible pour l’aider à vaincre ses préventions anciennes ! A cet amoureux passionné de la lumière et de la gaieté russes, Petrograd est apparu comme un vaste cimetière ; et je ne serais pas étonné que le souvenir « lugubre » qu’il en a rapporté reposât en partie sur les mêmes motifs qui avaient amené précédemment son confrère américain, M. Stanley Washburn, à reconnaître dans la capitale russe l’une des cités « les plus brillantes » de l’Europe.


Je me suis promené dans la célèbre Perspective Nevsky. Ses maisons, ses magasins, ses édifices publics offrent une discordance singulière d’altitudes et de dimensions, comme auf.si de couleurs et de formes. Des bâtisses nouvelles de vingt étages dans le goût des « maisons-réclames » de New-York, y voisinent avec des arcades couvertes qui s’inspirent des bazars de l’Orient, et avec d’énormes blocs de pierre officiels ayant la teinte rougeâtre d’une eau boueuse mélangée de sang. C’est une longue rue droite et plate avec des réverbères électriques au milieu de la chaussée, et où défilent infatigablement des tramways peints en rouge, de rapides drojhis aux nuances bariolées, des automobiles asthmatiques, de vénérables carrosses surannés que conduisent des cochers tout vêtus d’écarlate. Des morceaux de la rue rappellent Paris, d’autres la Broadway de New-York, et d’autres encore les quartiers misérables de l’East End de Londres : mais l’ensemble n’en constitue pas moins quelque chose d’unique, quelque chose d’étrangement brutal et déplaisant.


Tel était, en tout cas, le Pétersbourg d’hier, la ville profondément « germanisée » d’où 16 000 Allemands avaient encore été renvoyés pendant les quelques jours de la visite de M. Graham. Mais, sous ce passé mort, à chaque instant, l’écrivain anglais a eu l’heureuse surprise d’apercevoir des traces vivantes du « jeune présent » de Petrograd. Dans toutes les rues, par exemple, il a été accosté par d’aimables jeunes femmes qui lui tendaient des journaux en lui disant : « Achetez-moi les dernières nouvelles pour des vêtemens chauds ! » En même temps, il lisait sur tous les murs des placards contenant simplement ces touchantes paroles : Il fait bien froid dans les tranchées ! Les charmantes vendeuses, — dont plus d’une sans doute, la veille, s’était enorgueillie d’appartenir à quelque complot « nihiliste, » — employaient maintenant tout le produit de leur vente à pourvoir de « vêtemens chauds » leurs humbles frères, les soldats des « tranchées. » Et M. Graham nous décrit l’impatience fiévreuse avec laquelle tous les habitans de la ville attendaient chacune des nombreuses éditions des journaux. « Quelque part, derrière cette foule, le Tsar, lui aussi, attend les nouvelles ; et il est le premier de tous à les recevoir, et, lorsque lui arrivent de bonnes nouvelles, il commande qu’elles soient aussitôt publiées. Alors les feuilles supplémentaires se répandent partout ; et, dans les théâtres, l’acteur favori s’avance sur la scène et arrête la musique de l’orchestre. Un moment, s’il vous plaît, messieurs les musiciens/… Grande victoire en Pologne !… Que Dieu sauve notre Tsar ! »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1915.