Revues étrangères - A propos du quatrième centenaire de Georges Vasari

Revues étrangères - A propos du quatrième centenaire de Georges Vasari
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

À PROPOS DU QUATRIÈME DE GEORGES VASARI

Vers ce même temps (c’est-à-dire pendant le long séjour de Vasari à Rome en 1546), j’avais pris l’habitude chaque soir, ayant fini ma journée, d’aller voir souper l’illustrissime cardinal Farnèse, dans la maison duquel se trouvaient toujours réunis, afin de l’entretenir de très beaux et honorés discours, Molza, et Annibal Caro, et messire Gandolfo, et messire Claude Tolomei, et messire Romulus Amaseo, et monseigneur Giovio, et maints autres hommes lettrés et galants dont ne désemplissait pas la cour dudit seigneur cardinal. Or voici que, un soir entre autres, on en vint à parler du Musée formé par Giovio, ainsi que des portraits d’hommes illustres qu’il y a rangés en bon ordre avec de très belles inscriptions ; et comme l’on passait d’une chose à l’autre, ainsi que l’on fait en causant, monseigneur Giovio nous dit qu’il avait toujours eu, et gardait encore, un grand désir d’adjoindre à son Musée et à son livre des Éloges un traité où serait parlé des hommes illustres dans l’art du dessin qui ont vécu depuis Cimabue jusqu’à notre temps. Après quoi, s’étendant sur ce sujet, il nous montra que, certes, il avait grande connaissance et grand jugement des choses de nos arts : mais il est bien vrai que, se contentant de faire un grand fagot, il ne regardait pas ces choses aussi bien dans le détail, et que souvent même, dans son discours sur lesdits artistes, ou bien il changeait les noms, les surnoms, les patries, les œuvres, ou bien ne disait pas les choses exactement comme elles étaient, mais, en quelque sorte, à la grosse. Et lorsque Giovio eut achevé ce discours, ensuite, voilà que le cardinal me demanda, en se tournant vers moi :

— Eh ! bien, qu’en dites-vous, Giorgio ? Ne sera-ce point là une belle œuvre, et valant tout le travail qu’elle exigera ?

— Belle assurément, répondis-je, mon illustrissime seigneur, si Giovio consent à s’y laisser aider par quelque homme de l’art, afin de mettre les choses en leur place, et de les dire telles que vraiment elles ont été ! je parle ainsi parce que, encore bien que ce discours qu’il nous a fait ait été merveilleux, notre ami y a commis maintes erreurs, et dit maintes choses l’une pour l’autre.

— En ce cas, reprit le cardinal, avec l’assentiment de Giovio, de Caro, de Tolomei, et des autres vous pourriez donner à Giovio un résumé de votre façon, et une notice où vous citeriez en bon ordre tous les artistes susdits, ainsi que leurs œuvres classées suivant leurs dates ! Et ainsi, ce serait encore un nouveau bienfait qu’obtiendraient de vous ces arts où vous excellez !

Laquelle chose, tout en la sachant au-dessus de mes forces, je promis de faire bien volontiers selon mon pouvoir. Et, donc, m’étant mis aussitôt à rechercher mes souvenirs et écrits, — recueillis depuis ma première jeunesse à la fois par une certaine manière de passe-temps et en raison de ma respectueuse affection pour la mémoire de nos artistes, dont toute mention m’était infiniment chère, — je réunis ensemble tout ce qui, là-dedans, me paraissait convenir à l’entreprise projetée, et allai le porter à Mgr Giovio. Mais lui, après qu’il eut grandement loué ce travail :

— Mon Giorgio, me dit-il, je veux que vous preniez vous-même la peine de développer tout cela, suivant une manière dont je vois que vous saurez tirer un excellent parti : attendu que, pour moi, je n’en ai pas le courage, ne connaissant pas cette bonne manière et ignorant une foule de détails qu’il vous sera très facile de savoir ; faute de quoi, le plus que je pourrais faire, pour ma part, ce serait un tout petit traité semblable à celui de Pline. Oui, faites ce que je vous dis, Vasari, parce que je vois que cette chose-là est destinée à réussir magnifiquement, d’après l’échantillon que vous m’en avez donné dans cette narration !

Et comme il lui semblait que je n’étais pas bien résolu à suivre son conseil, il me le fit redire encore par Caro, par Molza, par Tolomei, et d’autres de mes plus chers amis : de telle sorte que, m’étant enfin décidé, je mis la main à l’ouvrage projeté, avec l’intention de le donner à l’un d’eux, sitôt que je l’aurais fini, afin que, l’ayant revu et arrangé, il le publiât sous un autre nom que le mien.


Si l’auteur de cet aimable récit n’était pas le plus inexact de tous les écrivains, — et surtout en matière de chronologie, — c’est à l’année 1946 que ses compatriotes devraient reporter les fêtes qu’ils viennent de célébrer en son honneur le 30 juillet de la présente année 1911, quatrième centenaire de sa naissance : car aucun moment de la longue carrière de Georges Vasari n’est, à coup sûr, aussi digne d’être commémoré solennellement que celui où le glorieux peintre et architecte toscan, regardé par ses contemporains comme le continuateur le plus authentique du génie de Raphaël et de Michel-Ange, s’est diverti pour la première fois à recueillir et à « développer » ses notes sur la vie et les ouvrages des « hommes les plus illustres dans les arts du dessin. »

Malheureusement, comme je l’ai dit, ce grand écrivain était l’inexactitude même en matière de dates ; et l’on a de bonnes raisons de croire, en particulier, que l’entretien chez le cardinal Farnèse, tel qu’il nous l’a raconté dans le chapitre de la seconde édition de son livre qu’il a consacré à sa propre « vie, » aux environs de 1568, n’a pas eu lieu durant l’armée 1546, — où l’un des amis qu’il nous cite comme y ayant pris part, l’érudit Molza, aurait été bien incapable de joindre ses instances à celles de Paul Jove et du cardinal, étant mort déjà depuis plus de deux ans. Aussi les uns, parmi les éditeurs et commentateurs du biographe d’Arezzo, ont-ils supposé que l’entretien susdit aurait eu lieu en 1543, hypothèse qui laisserait à Vasari un délai plus vraisemblable pour « développer » ses notes, publiées par lui dès 1548 ; tandis que d’autres, poussant plus loin encore le scepticisme à l’égard des affirmations de notre narrateur, accusent celui-ci d’avoir simplement inventé toute cette histoire, sous l’effet d’un besoin naturel qu’il a toujours eu de prêter une allure romanesque aux événemens les plus ordinaires. Ne va-t-on pas jusqu’à le soupçonner de n’avoir pas écrit lui-même ses fameuses Vies, ou tout au moins de les avoir fait récrire et remettre au point par son savant ami le prieur Borghini ? Mais ce sont là de ces paradoxes, d’une injustice toute gratuite, où se complaisent aujourd’hui les représentans de la « néo-critique ; » et il suffit de jeter un coup d’œil sur l’une quelconque des innombrables lettres intimes de Vasari pour reconnaître en lui le type le plus parfait de l’« écrivain-né, » expressément appelé par la Providence à trouver sa joie dans le maniement littéraire de la langue italienne. Sans compter qu’il n’y a pas jusqu’à maints détails du récit qu’on vient de lire qui ne trouvent leur confirmation dans le texte même de son livre, ou dans d’autres documens contemporains. Nous possédons, par exemple, une lettre du poète Annibal Caro, où celui-ci, le 11 décembre 1547, remercie Vasari de lui avoir soumis le manuscrit de son ouvrage, et lui signale, çà et là, telles petites incorrections de style ou telles tournures trop alambiquées. D’autre part, il est à noter que Vasari, dans la première édition de ses Vies, évite soigneusement de se nommer : « Quelqu’un qui se trouvait alors auprès d’Andréa del Sarto, » « quelqu’un qui vivait sous In patronage d’Octavien de Médicis. » C’est en ces termes qu’il y parle de soi : et ne pouvons-nous pas en conclure que, vraiment, son intention a été d’abord de « publier son livre sous un autre nom que le sien ? »

Quoi qu’il en soit, au reste, de ce point particulier de sa vie d’homme de lettres, c’est chose bien sûre que Georges Vasarî mérite pleinement d’être célébré avec un éclat merveilleux, ainsi qu’il vient de-l’être, ces jours derniers, à la fois par ses concitoyens d’Arezzo et par l’élite entière du public italien : car peu d’œuvres, entre celles que nous ont léguées les écrivains de son pays, nous sont restées aussi étonnamment vivantes que la sienne. Mais c’est de quoi lui-même n’aurait pas été moins surpris, s’il avait pu le prévoir, que ces Annibal Caro, ces Molza, et ces Tolomei dont nous savons qu’ils avaient pour son talent littéraire autant d’affectueux mépris que d’admiration enthousiaste pour son génie d’architecte et de peintre. Non pas en vérité que leur ami, au secret de son cœur, ait partagé leur opinion sur la valeur de son livre ; la manière dont il n’a point cessé de l’enrichir et de le remanier, presque sa vie durant, nous montre assez qu’il n’était pas sans lui attribuer une certaine importance : mais tout le prix qu’il y attachait n’était rien en comparaison de l’orgueil que lui inspiraient ses chefs-d’œuvre professionnels, la construction du Palais des Offices, la décoration des grandes salles du Palais Vieux, ou encore son projet de fresques pour la coupole du Dôme de Florence. Et le fait est qu’il y a pour nous, à notre tour, quelque chose d’étrange dans la manière dont le cours des âges a renversé les jugemens de Vasari et de tout son siècle sur la portée respective de son œuvre d’artiste et du livre écrit par lui « en façon de passe-temps. »

Car d’autres peintres se sont trouvés, depuis le vieux Cennino Cennini jusqu’à Eugène Fromentin, que l’occasion ou leur instinct natif ont portés à s’essayer dans la littérature : mais chacun d’eux a, en somme, gardé la place qu’il occupait dans l’art de son époque, et jamais cette place, pour honorable qu’elle fût, n’a dépassé un rang secondaire. Que si quelques-uns d’entre eux, comme on a pu le croire, s’étaient d’abord trompés sur leur vocation, du moins n’ont-ils pas réussi à tromper leurs contemporains sur la valeur esthétique d’une œuvre où ne s’était point déployé librement leur génie. On sait avec quelle délicate et touchante modestie Fromentin lui-même, malgré tout le charme de son talent d’orientaliste, ne s’est point fait faute de reconnaître l’éminente supériorité professionnelle de la peinture d’un Corot ou d’un Théodore Rousseau. Mais comment l’illustre Vasari aurait-il été en état d’admettre l’infériorité de son œuvre d’artiste en face de celles d’un Bronzino ou d’un Zucchero, voire d’un Titien ou d’un Véronèse, lorsque princes et connaisseurs, et la foule avec eux, s’accordaient à le mettre infiniment au-dessus de tous ses confrères ? Depuis la mort de son maître Michel-Ange, surtout, en janvier 1564, le peintre-architecte d’Arezzo a exercé dans l’art italien une véritable royauté, universellement honoré comme le seul héritier de la gloire et du génie du célèbre défunt. Tous les ans, son patron officiel, le grand-duc de Toscane, était forcé de le « prêter » à Sa Sainteté romaine ; et sans cesse lui arrivaient d’Espagne, de France, de toutes les autres cours de l’Europe, des invitations dont ses lettres nous le montrent, à la fois, honoré et gêné. À peine avait-il achevé la construction d’un palais ou l’exécution d’une série de peintures, qu’aussitôt les principaux poètes d’alors rivalisaient en sonnets délicats ou en longues odes à la louange du chef-d’œuvre nouveau issu de son génie.


Que l’on imagine l’excellent petit homme, tout simple et modeste qu’il était de nature, recevant sur son front cette abondante et continuelle avalanche de lauriers ! Longtemps il résiste à la tentation de se croire un dieu. Profitant de la chance inespérée qui lui arrive, comme s’il s’attendait à la voir bientôt se détourner de lui, il s’empresse d’agrandir et d’orner sa maison d’Arezzo, de « caser » ses neveux et de doter ses nièces, de se faire accorder des fermes ou des bois dont il transmet sur-le-champ la gestion à des membres de sa famille. Mais la chance persiste, s’accroît d’année en année. Vasari a beau improviser en quelques jours la décoration d’une salle immense, et en s’y aidant de la plus nombreuse équipe d’assistans qu’en aucun temps, probablement, un peintre ait entretenue à son service : les fresques découvertes, voilà que tout le monde se reprend à l’acclamer, à lui attester que jamais, suivant l’expression d’un poète du temps, « Buonarroti n’a su faire preuve d’une telle maîtrise ! » Comment l’ « immortel Georges » trouverait-il la force de ne pas se laisser convaincre, en présence d’un enthousiasme aussi unanime et aussi obstiné ?

Tout au plus devinons-nous, par ses lettres, que sa modestie naturelle le conduit à ne reconnaître pour parfaite et « divine » que la dernière œuvre qu’il vient d’exécuter. « Cette fois, j’ai vraiment réussi, et je sens que vous aurez lieu d’être satisfait ! » À mainte reprise nous l’entendons s’épancher ainsi devant son vénérable conseiller et confident le prieur Borghini. Après quoi, cette satisfaction accordée à la conscience secrète qu’il conserve de l’imperfection de son art, le maître glorieux ne songe plus qu’à se vanter ingénument de la prodigieuse beauté du travail terminé. « Cette Bataille des Turcs, écrit-il de Rome en 1572, est certainement la meilleure chose que j’aie jamais faite, comme aussi la plus vaste et la plus soigneusement méditée. Elle me rendra fameux pour toujours, attendu que, de par la grâce de Dieu, je n’ai jamais rien fait qui y soit comparable. » L’année suivante, il annonce à Borghini qu’il va rapporter de Rome l’esquisse entière de sa décoration pour la coupole de la cathédrale de Florence. « Vous verrez alors la meilleure chose et la plus soigneusement méditée que j’aie jamais faite, et dont j’espère qu’elle n’étonnera pas moins le Grand Duc que vous-même. » Désormais, cette coupole et ses peintures de Rome seront alternativement « la plus belle chose qu’il ait jamais faite, » suivant qu’il travaillera à l’une ou aux autres. « La Salle Royale que j’ai peinte ici est une œuvre sublime, » écrira-t-il dans sa dernière lettre de Rome. Et peu s’en faut que, s’étant mis ensuite à peindre sa coupole de Florence, — que la mort va bientôt le contraindre à laisser inachevée, — il n’éprouve l’orgueilleuse illusion d’avoir enfin découvert les secrets de son art.

Hélas ! la vérité est qu’il ne les a jamais découverts ; et de cela ses contemporains se sont aperçus dès le lendemain même de sa mort. À peine les Florentins se sont-ils trouvés admis à contempler la décoration de la fameuse coupole, — telle que l’avait achevée, d’après son modèle, son éminent rival et ennemi Frédéric Zucchero. — qu’une grande risée a rempli l’église et la ville entière. Tout le monde allait récitant un poème satirique de Grazzini, qui accusait le pauvre Giorgio d’Arezzo d’avoir transformé l’admirable coupole de Brunelleschi « en un bassin pour se laver les pieds ou en une soupière à bouillir les os. » À Rome, les papes faisaient repeindre les murs naguère triomphalement décorés par Vasari ; et il n’y avait pas jusqu’à ses anciens maîtres, les grands-ducs de Toscane, qui ne s’ingéniassent à cacher les peintures qu’eux-mêmes ou leurs parens lui avaient commandées, — si bien que nous ignorons aujourd’hui ce qu’ont pu devenir un bon nombre de celles qu’il nous a décrites et vantées à loisir, dans le dernier chapitre de la seconde édition de ses Vies. La triste déchéance réservée d’ordinaire à ces fausses gloires où entre sûrement une part de « suggestion » collective, jamais peut-être elle n’a commencé aussi vite, dans toute l’histoire des arts, ni ne s’est poursuivie aussi cruellement. Et le plus navrant est que jamais, peut-être, cette déchéance ne fut plus légitime. Car il est bien vrai, comme le disait encore un poète florentin, que l’art de Vasari « nous remplit de surprise : » mais notre surprise vient surtout de la pensée qu’un art et une œuvre tels que ceux-là aient pu non seulement être comparés aux chefs-d’œuvre de Raphaël et de Michel-Ange, mais que des hommes se soient rencontrés pour leur attribuer la moindre valeur.

Je ne parle pas ici de la déplorable tendance artistique qui nous y apparaît. Assurément, il est fâcheux que le pauvre Vasari se soit abandonné aussi complètement qu’il l’a fait au mauvais goût de ce style issu des dernières peintures de Michel-Ange, et qui nous est aujourd’hui à peu près intolérable jusque dans les plus savantes productions d’un Daniel de Volterre ou d’un Allori. Mais les styles même les plus démodés comportent encore une certaine mesure de beauté immortelle ; et il suffirait de l’œuvre que nous ont laissée, à Fontainebleau, un Rosso Florentin et un Primatice pour nous prouver que ce style-là en particulier n’était nullement incapable de créer, tout au moins, des ensembles décoratifs d’une grandeur et d’une élégance singulières. Non, c’est indépendamment de ses principes esthétiques que l’œuvre de Vasari se révèle à nous comme l’une des plus misérables qui soient jamais sorties du cerveau et de la main d’un artiste. Impossible d’imaginer invention plus banale, ni médiocrité plus ennuyeuse à la fois dans le dessin et dans la couleur. Que l’on voie notamment, à Florence, ces fresques du Palais Vieux qui y sont désormais l’un des rares vestiges de la féconde activité du peintre attitré des Médicis ! Combien de confusion, dans ces énormes machines, et comme ces figures trop grandes sont maladroitement agencées et quelle pesante atmosphère de niaiserie pédantesque s’en exhale pour nous ! Dira-t-on que l’architecte, chez Vasari, a un peu racheté la faiblesse du peintre ? Le palais des Chevaliers de Saint-Étienne à Pise, l’église de Notre-Dame-de-l’Humilité, à Pistoie, et, par-dessus tout, à Florence le Musée des Offices sont en vérité d’honnêtes constructions suivant la mode du temps, avec une emphase « classique » beaucoup moins déplaisante que celle qui nous importune dans les fresques du même auteur. Mais, là encore, ne sentons-nous pas que tout le mérite architectural résulte uniquement de la direction suivie par l’artiste, sans que celui-ci y ait rien ajouté de personnel et d’original ? Un bon élève, si l’on veut, l’architecte des deux palais de Pise et de Florence : mais où vit-on jamais un élève aussi docilement attaché à mettre en pratique les leçons de ses. professeurs, avec une docilité qui ne lui a pas même permis d’animer son ouvrage de l’ombre d’une vie individuelle ?

De telle manière que l’oubli le plus profond ne pouvait manquer de tomber sur toute l’œuvre artistique de Vasari. Mais pareillement, d’autre part, il était impossible que la postérité, de siècle en siècle, ne rendit pas un hommage plus fervent à l’admirable génie d’écrivain qui, chez lui, se cachait sous la médiocrité pitoyable du peintre et de l’architecte. Infatigablement réimprimées, commentées, et discutées depuis trois cents ans, les Vies du biographe arétin sont aujourd’hui plus fraîches, plus attrayantes, plus belles que jamais. Après la savante et consciencieuse édition critique italienne que nous en a offerte, naguère, l’érudit florentin Milanesi, voici que d’Allemagne et d’Angleterre nous arrive simultanément la promesse d’éditions nouvelles, et dont l’une tout au moins, l’édition allemande de M. Karl Frey. — à en juger par le premier volume, — s’annonce comme un vrai monument de science historique. Avant comme après Vasari, d’autres ouvrages analogues ont paru, consacrés à l’histoire des artistes de tous les pays, ou simplement à celle de maîtres locaux de telle ou telle région. Il y a eu, par exemple, le livre jadis célèbre de Lanzi, où le développement de l’art italien était étudié avec une compétence et une exactitude pratique infiniment supérieures à celles que nous font voir les Vies de Vasari. Mais ni ce livre-là, ni ceux de Ridolfi. et de Maffei, et de Van Mander, personne ne s’avise plus de nous les restituer : tandis qu’il ne s’est point passé trente ans, depuis trois siècles et demi, sans que l’on ait vu surgir, un peu partout, une réédition ou une traduction du vieil ouvrage entrepris, un certain soir d’été, sur le conseil de « monseigneur Giovio » et du cardinal Farnèse, par un petit peintre toscan à la barbe blonde, qui « toujours dès sa jeunesse, en manière de passe-temps, s’était plu à recueillir des souvenirs et écrits sur les hommes illustres dans l’art du dessin. » Et puisque le quatrième centenaire de la naissance de Vasari invite naturellement tous les lecteurs et admirateurs de celui-ci à honorer d’un tribut supplémentaire d’attention sa personne et son œuvre, n’est-ce pas le moment d’essayer, tout au moins, une rapide enquête sur les causes véritables de cette étrange fortune littéraire qui lui est échue ?


Fortune d’autant plus étrange, en vérité, qu’elle s’adresse à un historien dont le livre est presque entièrement dépourvu de toute valeur historique. J’ai eu moi-même l’occasion d’examiner d’assez près un certain nombre des Vies de Vasari, et précisément de celles où, ayant à nous parler d’artistes florentins de la génération qui avait précédé la sienne, il semblait, en état de nous renseigner avec le moins d’erreurs : je n’exagère pas en disant que, jusque dans ces chapitres-là, les deux tiers de ses affirmations se sont trouvées inexactes, soit qu’il prêtât à tel ou tel maître des ouvrages qui n’étaient pas de lui, ou simplement qu’il se trompât sur l’origine, l’emplacement, le sujet d’un tableau ou d’une statue. Nul moyen, aujourd’hui, de publier une édition « critique » de son livre si l’on n’y ajoute une série de notes au bas de chaque ligne, employées à rectifier les faits énoncés dans la ligne correspondante. Non seulement Vasari n’avait pas le moindre soupçon de notre besoin moderne de justesse et de précision en matière d’histoire : sans cesse il lui arrivait aussi d’altérer la vérité sciemment et volontairement, — conduit à cela par toute sorte de motifs divers, dont les principaux étaient son orgueil personnel, son amour-propre régional de Toscan au service des princes florentins, et enfin l’extraordinaire chaleur de son imagination poétique.

Des mensonges que lui a inspirés son orgueil personnel, l’un des plus caractéristiques est la manière dont il a hardiment introduit dans son livre, et promu au premier rang des peintres anciens, son arrière-grand-père Lazare Vazari, qui n’avait été, en réalité, qu’un humble et obscur petit sellier d’Arezzo. Le chapitre qu’il lui a consacré, est à coup sûr un modèle achevé de mystification historique. Écoutons-le, dès son exorde, se vanter noblement de l’honneur conféré à sa race par le génie de ce prétendu peintre, son aïeul :


Bien grand, en vérité, est le plaisir de ceux qui découvrent que l’un de leurs ancêtres s’est distingué et est devenu fameux dans les armes, ou les lettres, ou la peinture, ou n’importe quelle autre carrière libérale. Et ces hommes-là, qui trouvent dans l’histoire l’un de leurs aïeux mentionné avec éclat, tirent de cette découverte un aiguillon qui les excite à bien faire, comme aussi un frein qui les retient de commettre aucune action indigne d’une famille où ont vécu des hommes illustres. Ce sont les sentimens que j’éprouve en moi-même, à la pensée que l’un de mes ancêtres, Lazare Vasari, a été de son temps un peintre fumeux non seulement dans sa patrie, mais encore dans toute la Toscane. Et combien cette gloire fut justifiée, c’est ce que je pourrais montrer clairement si, comme j’ai fait pour les autres artistes, il m’était permis de parler de lui en toute liberté : mais comme il se trouve que je suis né de son sang, ou pourrait aisément croire que les éloges que je ferais de lui dépasseraient les bornes de la pure vérité. Aussi, laissant de côté ses mérites et ceux de toute notre famille, je me bornerai à dire ici ce que je ne pourrai ni ne devrai absolument pas taire sous peine de manquer au vrai, ce maître souverain de l’histoire.


Après quoi le voilà qui se met à décrire une dizaine de peintures absolument imaginaires, qu’il affirme avoir été exécutées, dans des églises d’Arezzo, par son arrière-grand-père l’ouvrier sellier ! Ne pousse-t-il pas l’aplomb jusqu’à nous assurer que « maître Lazare peignait d’une manière si pareille à celle de Piero della Francesca que l’on était tenté de confondre les ouvrages de l’un et de l’autre ? »

Mais bien plus fâcheuses encore, pour notre connaissance traditionnelle du développement de l’art italien, ont été les « libertés » historiques suggérées à Vasari par son désir d’exalter les artistes toscans. Déjà son contemporain Zucchero lui reprochait amèrement le parti-pris trop visible qui le portait à ne vouloir accorder qu’à la seule Toscane le privilège de posséder un art parfait et des maîtres de génie. On sait avec quelle force déplorable ce parti-pris du biographe arétin allait peser ensuite, durant trois siècles, sur l’opinion de l’Europe entière, et combien aujourd’hui même il nous est malaisé de secouer le véritable sortilège dont nous a enveloppés la prévention passionnée de Vasari en faveur de la suprématie artistique de Florence. Nous avons beau sentir très profondément, à Milan ou à Vérone, à Urbin ou à Pérouse, qu’il y a eu dans ces villes, pendant les XIVe et XVe siècles, des écoles pour le moins aussi riches en beauté poétique que les écoles florentines des Gaddi et des Verrocchio : toujours nous avons un peu l’impression que l’art florentin possède, parmi tous les autres, un certain prestige esthétique plus haut et quasi consacré, — tandis qu’en fait l’unique différence entre cet art et les autres consiste, pour lui, à nous avoir été obstinément représenté de siècle en siècle, sur la foi de Vasari, comme étant un art d’espèce supérieure, avec je ne sais quelle qualité presque surnaturelle.

Du moins le peintre-architecte de la cour des Médicis avait-il l’excuse d’ignorer ces écoles du Nord et du Sud qu’il nous a trop longtemps empêchés de connaître. Nous lisons bien, dans ses lettres, qu’il éprouve un plaisir mêlé de surprise à constater l’excellence de telles ou telles œuvres rencontrées par lui au cours de ses voyages hors de la Toscane : le fait est qu’il ne prend guère le temps de les regarder, n’ayant l’âme remplie que de la pensée de ses propres travaux ; sans compter que son éducation l’a rendu foncièrement incapable d’apprécier la grandeur artistique de l’art d’un Pisanello, d’un Jacopo Bellini, ou d’un Borgognone. Mais c’est, au contraire, avec une mauvaise foi évidente qu’il ne se relâche pas de déprécier l’admirable effort esthétique de la grande rivale toscane de Florence, cette Sienne que, tout récemment encore, ses patrons princiers n’ont pu asservir qu’au prix de tant de ruses ! Tous les moyens lui sont bons, contre la patrie détestée de Duccio et des Lorenzetti. Imperturbablement il enlève aux maîtres siennois, pour en faire don à quelque Florentin, le mérite de tel ou tel chef-d’œuvre qu’il sait issu de leurs mains, — procédant à cette spoliation avec le même sans-gêne que, tout à l’heure, nous a révélé sa pompeuse biographie du peintre apocryphe Lazare Vasari. Aussi bien ai-je eu déjà plus d’une fois à signaler ici quelques-uns des traits les plus surprenans de sa désinvolture d’adversaire victorieux à l’égard des Siennois ; et peut-être n’a-t-on pas oublié, notamment, de quelle façon il a trouvé tout simple et tout légitime de transporter de Sienne à Florence, — où il l’a gratuitement dévolue à son légendaire Cimabue, — l’histoire de l’hommage populaire rendu jadis à la sublime Maesta de Duccio par la foule unanime de ses concitoyens[1]. Toutes les pages de son livre où il daigne mentionner des artistes siennois abondent en menus procédés analogues, et dont la mise au jour nous offrirait un tableau infiniment amusant de naïve et impudente supercherie historique.

Mais s’il est trop certain que souvent notre biographe s’est laissé diriger, dans son exposé des progrès de l’art italien, par telle ou telle passion personnelle, combien plus souvent encore ses fables lui ont été dictées par son exubérante fantaisie de poète, incapable de prendre plaisir à une réalité qui ne lui apparût pas toute imprégnée et ornée d’éclatante couleur romanesque ! Rien de plus curieux, à ce point de vue, que les solennels préambules qu’il se croyait tenu de placer en tête de chacun des chapitres de son livre. Presque toujours écrits d’un style confus et embarrassé, ces exordes de ses Vies nous livrent, pour ainsi dire, le plus intime secret de sa nature d’homme de lettres. Nous y découvrons une trace plus ou moins nette, — et parfois tout à fait indéchiffrable, lorsque l’amphigouri est par trop malhabile, — de l’incessant besoin qu’avait ce conteur de prêter à ses figures une vie, une originalité, une signification particulières. Tel peintre, c’était pour lui un paresseux, tel autre un avare, ou bien encore un imitateur trop servile ou un « excentrique » trop dédaigneux des chemins battus. De gré ou de force, il fallait absolument que chacun des artistes étudiés se transformât, devant les yeux ingénus de son biographe, en une sorte de « type » ou de personnage de roman, un peu à la façon des inoubliables héros d’un Balzac. Et c’est ce même instinct d’évocation vivante qui se montre à nous, ensuite, sous une forme plus simple à la fois et plus séduisante, jusque dans les moindres détails des récits de Vasari. Pas un moment celui-ci ne s’arrête d’imaginer la personne et les œuvres des divers artistes dont il nous entretient : tantôt se les représentant en chair et en os, sauf pour lui à leur prêter des traits purement inventés, et tantôt s’échauffant au souvenir d’un de leurs tableaux ou d’un bas-relief, et négligeant d’observer le vrai sujet qui s’y trouve traité.

Une richesse inépuisable d’imagination créatrice et un don singulier de créer de la vie, à ces deux qualités le livre de Vasari est surtout redevable de l’attrait que, d’âge en âge, il exerce sur nous. Je déplorais, tout à l’heure, l’espèce d’envoûtement qui, depuis la fin du XVIe siècle, avait contraint les générations à admettre la thèse fantaisiste du biographie arétin sur la suprématie artistique de l’art de Florence : mais comment expliquer un tel phénomène sinon par le charme irrésistible avec lequel Vasari a dressé devant nous les figures, plus ou moins authentiques, de chacun des maîtres qu’il a étudiés ? Tandis que d’autres biographes, à Venise ou à Sienne, ne parvenaient à faire pour nous, des grands artistes de leurs villes, rien autre que des ombres lointaines et fugitives, un hasard admirable voulait que les figures des maîtres florentins nous fussent décrites par un magnifique conteur et peintre littéraire, un digne émule des Boccace et des Sacchetti, ou plutôt un écrivain que son inexpérience technique de la littérature n’empêchait pas d’être supérieur à ces deux maîtres même dans l’art de ressusciter et d’animer à jamais chacun des personnages qu’il nous présentait. « Je veux, mon Giorgio, que vous preniez vous-même la peine de développer tout cela suivant une manière dont je vois que vous saurez tirer un parti excellent, » disait autrefois à Vasari son savant ami Paul Jove. Oui, c’est dans la « manière » inventée et pratiquée par l’illustre biographe que réside, par-dessus tout, le secret de l’immortelle beauté de son livre ; et bien plus encore que les peintres, architectes, et critiques d’art italiens, il convient que tous les hommes de lettres d’au-delà des Alpes s’unissent aujourd’hui pour fêter le quatrième centenaire de la naissance de l’un des plus authentiques entre les grands écrivains de leur patrie.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1903, notre étude sur l’âme siennoise.