Revue scientifique - Sur les propriétés des substances explosives

Revue scientifique - Sur les propriétés des substances explosives
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 685-696).
REVUE SCIENTIFIQUE

SUR LES PROPRIÉTÉS DES SUBSTANCES EXPLOSIVES

Mes lecteurs n’attendent point de moi que je leur fasse ici des révélations « sensationnelles » sur les progrès que nous avons pu faire depuis un an dans le domaine des explosifs et qui nous aideront à bouter dehors l’ennemi. Ce n’est point l’heure de parler des inventions jaillies du sol national depuis quelques mois et qui ont fortifié l’armure de la France. Un jour pourtant, après la victoire,… bientôt sans doute, je raconterai l’histoire de quelques-unes de ces inventions.

Pour aujourd’hui, je voudrais seulement rappeler quelques notions dès longtemps connues sur les substances explosives, afin de mettre un peu de clarté dans le fatras technologique dont une partie de la presse encombre quotidiennement l’entendement du public, l’arrosant, avec un beau mépris de l’exactitude, d’une pluie d’hérésies tellement monstrueuses que les rares cheveux des chimistes s’en dressent quotidiennement sur leurs têtes laborieuses de débonnaires tueurs d’hommes.

Un très grave journal publiait par exemple, il y a quelques jours, la note suivante :

« On lit dans la Pall Mail Gazette : A la conférence de la Société d’Industrie chimique tenue ce matin, M. Reid, ex-président de la Société a fait les remarques suivantes qui ne manqueront pas d’étonner nombre de gens :

« J’ai vu dans certains journaux, a-t-il dit, que le coton est un élément indispensable de la production des obus fortement explosifs : vous aurez peut-être peine à me croire, mais on n’emploie en quelque sorte pas de coton dans cette fabrication. Il peut y avoir des traces de coton dans ces explosifs, mais les ingrédiens principaux sont des produits de la houille. Des hommes de science éminens ont fait des déclarations erronées à ce sujet. Ces personnages feraient bien mieux de ne parler que des branches de la science qu’ils connaissent particulièrement. »

On devine aisément l’effet que peut produire cette affirmation dans un moment ou de puissans intérêts privés luttent en Angleterre contre la mesure si hautement et tenacement préconisée par l’illustre Ramsay et qui consisterait à déclarer le coton contrebande de guerre. Cette affirmation, — d’ailleurs littéralement exacte, — tendrait, lorsqu’on la lit hâtivement et sans préparation technique, à laisser croire que le coton n’est pas indispensable à la préparation des explosifs de guerre. Elle constitue un des mille exemples que nous pourrions citer de la nécessité qu’il y a à apporter, pour le public, en évitant de s’empêtrer dans les fils de fer barbelés d’une discussion trop technique, un peu d’ordre dans ces notions dont tant de gens parlent inconsidérément. C’est ce que je tenterai dans cette brève étude.


Qu’est-ce d’abord qu’un explosif ? J’ai voulu le demander à un des régens de notre langue, à Littré. Mais, dans son Dictionnaire ce mot ne figure pas comme substantif, ce qui était peut-être admissible il y a cinquante ans, mais ne l’est plus aujourd’hui que, par la force souveraine de l’usage, ce nom a été définitivement incorporé à notre langue. J’ai cherché alors ce que Littré appelle une explosion ; il la définit : « Action d’éclater avec un bruit instantané, produite par une inflammation brusque ou par une décomposition spontanée, ou par l’excès de tension d’une vapeur. » Il ne me restait plus qu’à me reporter au mot éclater. Littré le définit : « Faire explosion… » Nous voilà bien avancés I Ainsi dans Littré lui-même on trouve de ces définitions qui se renvoient la balle, pareilles au serpent symboHque qui se mordait la queue et n’avait plus ni queue ni tête.

Quoi qu’il en soit, on pourrait, croyons-nous, définir les substances explosives de la façon suivante qui semble englober tous les faits connus : Substances qui tendent sous des influences variées à occuper très brusquement un volume beaucoup plus grand et, partant, à projeter vivement les objets matériels qui les entourent.

Quant à ces diverses influences, on peut très bien les ramener toutes aux trois causes qu’invoque Littré : 1° Excès de tension d’une vapeur. C’est cette cause, purement physique, qui fait exploser par exemple les chaudières brusquement surchauffées ou un flacon d’eau de seltz, ou les grandes bouteilles en acier dans lesquelles on enferme l’acide carbonique liquide ou d’autres gaz liquéfiés ; 2° Décomposition spontanée. C’est le cas d’un grand nombre de composés chimiques dont les élémens ne sont réunis que d’une manière instable et en quelque sorte antinaturelle et qui, sous de très légères influences extérieures, se dissocient avec fracas : tels sont l’iodure et le chlorure d’azote, et les oxydes du chlore ; 3° Inflammation brusque. Si nous admettons que Littré par inflammation a voulu dire combustion, ce qui n’est pas tout à fait sûr, mais est possible, étant donné que la flamme est produite par une combustion, nous avons une troisième cause générale d’explosion, celle-là même qui agit dans les principaux explosifs couramment employés tant dans l’industrie que dans les arts de la guerre. C’est donc elle qui nous occupera particulièrement ici.

L’exemple le plus simple d’explosion par combustion est celui d’un mélange d’hydrogène et d’oxygène, ou encore de gaz d’éclairage et d’air, (comme cela arrive si souvent dans les appartemens où il y a des fuites de gaz), qui se combinent brusquement lorsqu’on y fait éclater une allumette ou une étincelle électrique. L’hydrogène et l’oxygène forment, en se combinant, de la vapeur d’eau. Chose curieuse, deux litres d’hydrogène et un litre d’oxygène ne produisent, en se combinant entièrement, que deux litres de vapeur d’eau à la même température, et pourtant, le mélange est explosif, c’est-à-dire tend en détonant à occuper un volume beaucoup plus grand que son volume initial, à cause de la température extrêmement élevée due à la chaleur dégagée par la combustion et qui dilate énormément la masse gazeuse. Ainsi la température contribue, autant et plus que le volume des gaz formés, à rendre une substance explosive. Nous verrons d’ailleurs dans le cours de cette étude que diverses raisons ont conduit à choisir, pour les armes à feu, des explosifs ne produisant pas une température trop élevée.

Un autre type courant d’explosif est le mélange d’air et de vapeur de pétrole dans le cylindre du moteur à explosion des automobiles ou des aéroplanes. Ce mélange détone sous l’influence d’une étincelle électrique et l’expansion gazeuse produite par la haute température de la combustion actionne et chasse le piston dans le cylindre.

Les explosifs simples dont nous venons de parler sont gazeux. Il y a aussi des explosifs liquides comme la trinitroglycérine, élément actif de la dynamite, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Il y a enfin des explosifs solides et c’est le cas de ceux qu’on emploie en balistique.

Ces explosifs solides sont en fait les seuls employés : cela tient d’abord à ce qu’ils sont plus facilement maniables et moins encombrans à poids égaux que ne le seraient des explosifs gazeux. Cela tient aussi à ce qu’un explosif primitivement solide augmentera évidemment beaucoup plus de volume qu’un explosif gazeux, puisque, toutes choses égales d’ailleurs, à l’expansion gazeuse due à la combustion s’ajoutera, pour le premier, l’expansion énorme correspondant à son passage de l’état solide à l’état gazeux.

J’ai déjà expliqué que la combustion est la combinaison de l’oxygène (corps comburant) avec un corps combustible. Il y a un grand nombre d’élémens combustibles qui se combinent à l’oxygène avec grand dégagement de chaleur. Mais, pour que la combustion soit explosive, il faut que ses produits oxygénés soient volatils (ce qui n’est pas, par exemple, le cas lorsque les corps combustibles sont des métaux, puisque la plupart des oxydes métalliques sont des corps solides). Seuls un petit nombre d’élémens remplissent pratiquement cette condition : ce sont l’hydrogène, qui forme avec l’oxygène de la vapeur d’eau, le carbone, qui forme de l’acide carbonique et de l’oxyde de carbone, le soufre, qui forme du gaz sulfureux. Le plus énergique de ces comburans est l’hydrogène, mais, comme il est naturellement gazeux, on l’emploiera combiné à d’autres corps sous forme liquide ou solide, et de préférence combiné à cet autre excellent combustible qu’est le carbone. Or, précisément, il existe d’innombrables combinaisons solides ou liquides, qu’on peut obtenir facilement, du carbone et de l’hydrogène : c’est l’innombrable série des carbures d’hydrogène dont j’ai naguère entretenu mes lecteurs. C’est pourquoi c’est toujours parmi ces corps que l’on recrute, comme nous le verrons, les élémens essentiels des explosifs.

Voilà pour le combustible. Reste le comburant, l’oxygène. On ne peut songer à employer celui-ci directement, puisqu’il est normalement gazeux[1], comme l’hydrogène ; on l’emploiera donc comme celui-ci, combiné avec quelque support sous forme d’une substance liquide ou solide. Les supports les plus communs de l’oxygène sont le chlore et l’azote (avec lequel il forme l’acide azotique ou nitrique, les nitrates, les oxydes de l’azote, etc.). L’azote sera préféré au chlore parce qu’il est plus léger, c’est-à-dire qu’il sera à poids égal d’un rendement oxygéné meilleur. Et c’est ainsi que l’acide nitrique et les nitrates constitueront par la force des choses le second élément essentiel des explosifs, les carbures d’hydrogène constituant le premier.

Ainsi l’azote, élément indispensable des substances explosives modernes, se trouve justifier, d’une manière que n’avait sans doute pas prévue le chimiste qui le baptisa, l’étymologie de son nom : α privatif, ζωή, vie. Est-il rien en effet qui soit plus privatif de la vie que ces substances, sorties des cornues chimiques et qui restituent sur l’heure, en les dissociant proprement, tant de molécules boches au chimisme universel ?

Étant donné le nombre indéfini des carbures d’hydrogène et la quantité pratiquement illimitée des manières dont on peut les associer avec les composés de l’azote, on conçoit qu’on puisse réaliser une énorme variété d’explosifs…


Mais, jusqu’ici, nous n’avons considéré qu’un des côtés de notre définition des explosifs : celui qui concerne la production d’une grande augmentation de volume par combustion. Il nous reste à considérer l’autre aspect de la question, celui où intervient le temps, la durée. Si nous mettons le feu avec une allumette à un kilogramme d’essence de pétrole, celui-ci dégagera, en brûlant, et contrairement à une opinion courante, autant d’énergie sous forme de chaleur et d’expansion gazeuse qu’un kilogramme de dynamite. Pourtant, l’essence de pétrole n’est nullement un explosif. Qu’est-ce donc qui la différencie de la dynamite ? C’est que celle-ci dégage toute son énergie instantanément d’un coup, très brusquement, comme nous l’avons dit dans notre définition, en moins d’un centième de seconde, tandis que notre kilogramme d’essence de pétrole ne développe son énergie qu’en plusieurs minutes. C’est donc uniquement la rapidité du phénomène qui distingue la combustion explosive de la combustion ordinaire, et voilà qui limite déjà singulièrement le nombre des explosifs réalisables au moyen des carbures d’hydrogène et des produits azotiques.

La rapidité, la brièveté de leur action est donc la cause essentielle de l’action formidable des substances explosives. Le travail total qu’elles sont capables de fournir pour un poids donné, leur puissance, ne sont nullement supérieurs à ceux d’un combustible quelconque ; seulement, elles fournissent tout ce travail d’un seul coup, tandis que l’autre le fournit lentement et petit à petit. De là leurs effets terrifians. Une faible enfant pourra, au moyen d’un treuil, soulever en un quart d’heure un poids de cent kilogrammes à plusieurs mètres de haut : ce poids, si on le laisse retomber brusquement, pourra produire des effets d’écrasement considérables et en apparence disproportionnés avec le travail fourni par l’enfant ; pourtant, le travail produit par la chute du poids sera inférieur à celui que l’enfant a donné pour l’élever. Le poids en tombant se comporte ici comme un explosif, tandis que l’enfant en le soulevant se comportait comme un combustible ordinaire.

On a donc tort de parler, à tout propos, comme on le fait dans les conseils de guerre puérils qui se tiennent chaque jour au Café du Commerce ou autour de beaucoup de tables familiales, on a tort de parler de la puissance formidable des explosifs, on a tort de rêver de je ne sais quels explosifs plus formidables encore que ceux qu’on connaît et qui pulvériseraient d’un coup la Teutonie tout entière. Ce qui est formidable dans les explosifs, ou plutôt formidablement court, c’est le temps dans lequel ils mettent en jeu toute leur puissance. Quant à celle-ci, quant au travail total qu’elle peut fournir pour un poids donné, ils sont étroitement limités. A cet égard, il n’y a sans doute pas une différence du simple au double entre le plus puissant de tous, la dynamite-gomme, et le moins puissant, la poudre noire.

Il faut cependant faire sur ce point une timide réserve et la persienne fermée de l’avenir laisse venir à nous un mince rayon d’espoir en ce qui concerne les substances radioactives. Le jour où on aura réussi à canaliser les énormes forces intra-moléculaires dont elles nous révèlent l’existence, le jour où on aura réussi à en accélérer l’écoulement jusqu’ici insensible à tous les agens physiques, ce jour-là évidemment nous aurons des explosifs infiniment plus puissans. Mais il n’est pas venu encore, ce jour, et il ne viendra sans doute guère avant quelques siècles.

Tout ceci ne veut point dire d’ailleurs que la pression et le travail développés par les substances explosives ne soient pas considérables. Il y a plusieurs moyens de déterminer la valeur de ce travail. L’un des plus simples consiste à recevoir le choc du projectile sur un pendule très lourd dont on connaît le poids. La grandeur de l’impulsion ainsi reçue par le pendule permet de connaître directement la quantité de mouvement du projectile, c’est-à-dire le travail effectivement développé par la poudre. On a fabriqué de ces pendules balistiques, — dont l’invention faite par Robins remonte à 1740, — qui pèsent jusqu’à 4 tonnes et permettent d’étudier le travail développé dans les canons.

Aujourd’hui on emploie de préférence un procédé beaucoup plus rigoureux, qui consiste à étudier la vitesse du projectile au sortir de la pièce. Connaissant le poids de l’obus et sa vitesse, on en déduit immédiatement sa force vive (égale au produit de sa masse par le demi-carré de sa vitesse), c’est-à-dire indirectement le travail produit par la déflagration de la poudre. On détermine cette vitesse facilement en plaçant sur le trajet du projectile, à quelque distance l’un de l’autre, deux fils métalliques qui font partie de deux circuits électriques reliés à un chronographe enregistreur à grande vitesse. Les deux fils rompus successivement par le passage du projectile inscrivent sur le chronographe deux signaux d’autant plus rapprochés que ce projectile va plus vite et dont on déduit facilement sa vitesse.

J’emprunte à une étude d’un des plus éminens chimistes de notre Académie des Sciences, M. Henri Le Chatelier, les résultats suivans d’expériences ainsi faites par sir Andrew Noble sur des projectiles de poids différens, lancés par un même canon avec une même charge de poudre noire :


Poids du projectile en kilogrammes Vitesse en mètres à la seconde Force vive du projectile en kilogrammes
13 640 295 000
40 410 360 000
67 325 365 000
163 210 365 000

Le fait que la force vive va en décroissant d’abord quand le poids du projectile augmente, au lieu de rester constante comme la charge de poudre, tient sans doute en grande partie à ce que les projectiles légers et plus rapides, sortent de l’âme du canon avant que la combustion de la poudre ait eu le temps de s’achever.

Avec les canons de gros calibres à grande vitesse initiale, on obtient des forces vives encore bien plus considérables que celles du tableau précédent. Par l’obusier autrichien de 305 on lance un obus de 400 kilogrammes avec une vitesse initiale de 900 mètres à la seconde ; à la sortie de la pièce, l’obus possède donc une force vive de 16 millions de kilogrammètres, c’est-à-dire est capable de fournir un travail équivalent à celui qui soulèverait à 1 mètre au-dessus du sol un poids de 16 000 tonnes. On conçoit que les coupoles cuirassées et les coupoles bétonnées des forts de Liège, Anvers et autres lieux, n’aient pu résister à de pareils chocs.


Ce qu’on appelle communément la puissance d’une substance explosive, est caractérisé non seulement par le travail que celle-ci peut fournir et que nous venons d’étudier, mais aussi par la pression qu’elle exerce sur les parois des récipiens où elle est enclose.

Pendant longtemps, on a donné sur cette pression des évaluations fantaisistes et contradictoires provenant de ce qu’on manquait de moyen précis de mesure. Certains lui attribuaient des valeurs de l’ordre de 100 000 atmosphères, tandis que d’autres la croyaient cent fois plus faible.

Aujourd’hui nous avons le moyen de déterminer avec beaucoup d’exactitude les pressions dues aux explosions grâce à l’ingénieuse méthode imaginé par deux Anglais, un officier d’artillerie, sir Andrew Noble et un chimiste, sir Frederik Abel. Le principe de cette méthode, qui a été grandement perfectionnée et mise au point par notre illustre compatriote M. Vieille, consiste à placer et à faire détoner la substance étudiée dans une éprouvette en acier extrêmement solide et parfaitement close, dont une extrémité est constituée par un petit piston mobile qui vient s’appuyer sur un petit cylindre de plomb appelé crusher. Au moment où la poudre déflagre, elle exerce une pression très vive sur le piston qui vient aplatir plus ou moins le crusher. Grâce à une table de tarage établie expérimentalement d’abord, on peut déduire la pression produite du degré d’écrasement du plomb. Par exemple, les crushers habituellement employés qui ont 8 millimètres de diamètre sur 13 millimètres de haut s’écrasent de la moitié de leur hauteur sous une pression de 3 500 kilogrammes par centimètre carré. Je rappellerai à ce propos que l’atmosphère, qui est l’unité de pression pratiquement employée en général, est à peu près égale (en réalité légèrement supérieure) à la pression exercée sur une surface de 1 centimètre carré par un poids de 1 kilogramme qui s’appliquerait exactement sur ce centimètre carré.

Grâce à l’éprouvette de Noble et Abel, on a pu étudier pour toutes les substances explosives la pression qu’elles exercent sous différentes densités de chargement (car il est évident que la pression exercée dans un canon donné par exemple sera d’autant plus grande que la quantité de poudre de la charge sera elle-même plus considérable), on a pu ainsi régler a priori les charges à essayer dans les canons où la pression ne doit jamais, d’après les constatations faites, dépasser 3 000 atmosphères sous peine de détériorer la pièce très vite, et même de la faire éclater. — On trouve dans ces conditions que la poudre noire par exemple, employée à une densité de chargement égale à l’unité (c’est à-dire un gramme par centimètre cube), produit une pression égale à 6 500 atmosphères. Quant aux pressions obtenues à pleine densité de chargement, c’est-à-dire tassées dans la capacité close où on les étudie de façon à la remplir entièrement et à n’y laisser aucun vide, on sait qu’elles sont supérieures à 10 000 atmosphères et qu’on ne peut d’ailleurs pas les mesurer exactement, car l’acier des éprouvettes ne résiste guère à des pressions supérieures à 7 ou 8 000 atmosphères. L’acier, si solide qu’il soit, éclate sous des pressions aussi formidables.

C’est pourquoi les cartouches des canons ou des fusils sont bien loin d’être remplies de poudre (comme on le constate facilement en secouant à son oreille une cartouche de fusil Lebel par exemple). Et c’est pourquoi au contraire, dans les obus explosifs, qu’il s’agit de faire éclater au but, on met des substances explosives que l’on y coule de façon que toute la cavité intérieure de l’obus en soit remplie. D’autres caractères différencient encore, comme nous allons le voir maintenant, les substances qui font exploser les obus de celles qui les chassent hors de la bouche à feu.


Ce qui caractérise particulièrement les substances explosives et en fait une classe de corps à part, c’est, nous l’avons dit, la grande vitesse de leur déflagration. C’est elle aussi qui nous permet de les distinguer les unes des autres et de les classer, dès maintenant, en deux groupes essentiels et que l’on confond trop souvent dans le public.

Contrairement à ce qui a lieu pour la puissance des explosifs qui, comme nous l’avons vu, varie très peu de l’un à l’autre, la vitesse de propagation de l’explosion varie, et même pour un explosif donné, suivant les circonstances, dans des limites énormes et dans le rapport de un à un million et plus, c’est-à-dire que certains corps explosent au moins un million de fois plus vite que d’autres.

Prenons, par exemple, une grosse cartouche de dynamite. Si nous la plaçons sur une table et que nous l’allumions avec une allumette, elle brûlera tranquillement comme une lampe, sans faire de bruit, sans causer de dégât. Si, au contraire, nous donnons à cette cartouche un choc brusque, par exemple un coup de marteau, elle explosera instantanément avec un bruit formidable et avec une telle force que tout sera détruit dans le voisinage et que la table sur laquelle nous l’avions placée sera réduite en miettes, fût-elle en acier trempé. Dans le premier cas, la dynamite a brûlé, dans le second, elle a détoné.

Comment deux cartouches identiques ont-elles pu produire des effets aussi différens selon les circonstances ? Cela tient à ce que la température d’environ 70°, nécessaire à la combustion de la dynamite (ou plutôt de la nitroglycérine qui est son principe actif), s’est, dans les deux cas, propagée d’un point à l’autre de sa masse de façon fort différente.

Dans le premier cas, la combustion amorcée par l’allumette s’est propagée de proche en proche par contact direct, par conductibilité, comme on dit ; la dynamite étant mauvaise conductrice de la chaleur, la décomposition n’atteint que peu à peu les divers points de sa masse et les gaz libérés ont le temps de s’écouler au fur et à mesure dans l’atmosphère.

Si, au contraire, on produit sur la dynamite un choc violent, le phénomène est tout différent : ce choc comprime avec une brusquerie extraordinaire la couche de dynamite sur laquelle il se produit ; cette couche est tout entière et instantanément portée dans toute sa masse par cette compression à une température élevée qui suffit à décomposer la nitroglycérine. (On sait que les compressions brusques produisent de la chaleur : la fusion des balles de plomb lancées par un fusil sur une plaque de métal en est un exemple.) Mais les gaz produits instantanément par la couche subitement décomposée n’ont pas le temps de s’écouler dans l’atmosphère ; ils agissent eux-mêmes comme un marteau sur la couche adjacente qui se décompose brusquement à son tour et ainsi de suite. L’onde explosive ainsi produite se propage à l’intérieur de la substance avec une vitesse énorme et infiniment supérieure à celle de la propagation de la chaleur par conductibilité dans le même milieu. Celle-ci n’est en effet que de quelques millimètres par seconde, tandis que la propagation de l’onde explosive est de plusieurs milliers de mètres par seconde. Dans le cas de la dynamite, cette vitesse est d’environ 2 700 mètres ; elle est d’environ 6 000 mètres dans la mélinite, d’environ 7 000 mètres dans le coton-poudre, de plus encore dans la nitromannite et dans ces explosifs dérivés de l’oxyde azotique que Turpin a appelés les panclastites. Dans ces conditions, les gaz produits par la combustion, dans le temps infiniment petit qu’il faut à celle-ci pour parcourir toute la masse de l’explosif n’ont pas pu se dégager à l’air libre ; l’intérieur de cette masse est soumis instantanément à la pression énorme de ces gaz, qui se comportent comme s’ils étaient en vase clos, et elle éclate avec fracas en produisant des effets mécaniques énormes et proportionnés à la vitesse de cet éclatement.

Ce qui prouve que le phénomène de l’onde explosive est essentiellement différent de la propagation par conductibilité calorifique, et qu’il est l’effet d’un choc, c’est l’expérience classique de la détonation par influence : si on place sur le sol une série de cartouches de dynamite alignées et séparées les unes des autres par des espaces d’un décimètre et plus et qu’on fasse détoner l’une d’elles, les autres explosent à leur tour et presque immédiatement, par l’effet du choc qui, grâce à l’inertie de l’air, s’est transmis de l’une à l’autre.

Tous les explosifs connus se décomposent suivant l’un ou l’autre de ces modes, quand ce n’est pas, comme la dynamite, suivant les deux, et c’est ainsi qu’on a été amené à distinguer les explosifs fusans et les explosifs détonans ou brisans.

Les premiers portent couramment et plus spécialement le nom de poudres, les seconds sont les explosifs proprement dits. C’est ainsi que nous les désignerons désormais, de ces noms consacrés par l’usage et bien qu’assez impropres en toute rigueur, puisque l’onde explosive, qui d’après cela caractériserait les explosifs, peut également dans certains cas assez fréquens se produire dans un grand nombre de poudres. Nous en verrons des exemples.

Ces corps se classent donc en pyrotechnie d’après la facilité avec laquelle ils peuvent prendre l’un ou l’autre des deux modes de décomposition. A une extrémité de l’échelle sont l’iodure d’azote ou le fulminate de mercure et les substances analogues auxquelles le frottement d’une barbe de plume suffit à communiquer le frémissement violent de l’onde explosive ; à l’autre sont l’ancienne poudre noire et les modernes poudres colloïdales, qu’on n’a jamais pu faire détoner par aucun choc, pas même par celui d’une soudaineté inouïe que produit le fulminate de mercure, qui pour ce motif sert aujourd’hui à faire les amorces généralement employées.

Entre ces deux extrêmes se placent les substances qui ont deux faces comme Janus et peuvent, suivant les cas, brûler simplement comme les poudres ou détoner comme les plus violens explosifs ; tels sont le fulmi-coton, l’acide picrique, la nitroglycérine et beaucoup d’autres composés à la fois nitriques et hydrocarbures.


On voit immédiatement d’après ce qui précède quels seront les emplois respectifs des poudres et des explosifs.

Dans un canon ou un fusil, le projectile est propulsé hors de la bouche à feu par la décomposition d’une substance qui doit être une poudre et non un explosif. Il est évident en effet que celui-ci produisant immédiatement une pression extrêmement élevée risquerait de faire éclater la pièce, et d’autre part, comme cette pression tomberait rapidement à mesure que le projectile se déplace, celui-ci en arrivant au sortir de la pièce ne serait animé que d’une vitesse relativement faible. La propulsion du projectile doit être faite par une substance qui brûle progressivement à mesure que le projectile avance et de telle sorte que toute la poudre brûle complètement et exactement dans le temps que le projectile met à parcourir l’âme du canon ou du fusil. Il est clair en effet qu’une combustion plus rapide et achevée avant la sortie du projectile aurait pour effet de créer derrière celui-ci une sorte de vide relatif qui retarderait sa vitesse à la sortie ; au contraire, avec une combustion trop lente, on arriverait, à faire brûler inutilement de la poudre après la sortie du projectile. C’est sur ces bases qu’ont été établies, comme nous le verrons, les propriétés réalisées dans les poudres modernes.

Les explosifs proprement dits ont au contraire, de par leurs effets brisans, un rôle tout différent : ce sont eux qui, emplissant le corps des obus percutans, feront voler ceux-ci en innombrables éclats meurtriers lorsqu’ils arriveront au but. L’efficacité obtenue sera d’autant plus terrible que la rapidité de la détonation sera plus grande : à cet égard, nos obus à mélinite sont de pures merveilles qui, dans le cas du 75 par exemple, éclatent en plus de 2 000 éclats coupans qui sèment la mort dans un rayon d’au moins 40 mètres. Nos obus explosifs se sont même montrés si efficaces que, dans la guerre actuelle, on les emploie presque toujours, non seulement contre les obstacles matériels, mais contre les troupes ennemies de préférence aux shrapnells et contrairement aux prévisions des règlemens d’artillerie. Les shrapnells ne sont plus guère employés que dans les tirs de réglage et les tirs sur avions.

Il nous reste maintenant, sortant du cadre de ces généralités, à voir comment et après quelles laborieuses études on a réalisé les modalités diverses qui caractérisent actuellement, — ou plutôt qui caractérisaient avant la guerre, car les perfectionnemens récens ne doivent pas être divulgués, — les poudres et les explosifs dont la voix sonore fait frémir aujourd’hui les champs de bataille. Il nous reste aussi à traiter la question des matières premières nécessaires à cette industrie qui peut être pour nos ennemis une pierre d’achoppement.


CHARLES NORDMANN.

  1. Notre éminent ami M. Georges Claude a fabriqué dès avant la guerre des explosifs formidables dont le comburant était constitué par de l’oxygène liquide, liquéfié par ses beaux procédés dont nous avons parlé ici même.