Revue scientifique - Les superzeppelins

Revue scientifique - Les superzeppelins
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 695-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES SUPERZEPPELINS

L’alerte qui, il y a peu de jours, fit croire à une nouvelle expédition de zeppelins sur Paris a eu, entre autres avantages, celui de contribuer pour une bonne part aux économies d’éclairage recommandées en ce moment par une administration qui, n’ayant pas bien su prévenir, s’efforce du moins de guérir. Cette fausse alerte a eu en outre l’heureux résultat de nous montrer que le moral de la population n’est pas le moins du monde, — s’il l’a jamais été, — troublé par ces monstrueux épouvantails de l’air. Le moment paraît venu de faire en quelque sorte l’inventaire de leur rôle militaire, et d’indiquer avec précision comment ils sont agencés et conduits.

En admirant les efforts très réels d’ingéniosité que représentent les zeppelins, les difficultés vaincues, l’adaptation heureuse de mainte donnée scientifique, nous apprendrons à ne point mépriser trop ces lourds cuirassés de l’air. Certes ils n’ont point donné, nous le montrerons, tout ce que les Allemands en attendaient, et le bilan de leurs résultats côtoie la faillite, mais ils n’en sont pas moins remarquables à plus d’un titre pour les esprits curieux. Il faut à leur sujet comme à bien d’autres rendre hommage à la ténacité ingénieuse, à l’habile technique de nos ennemis. En dénigrant systématiquement un adversaire qui est toujours debout, on se rabaisse soi-même : contrairement à ce que pensent certains, la meilleure manière de stimuler chez nous les efforts libérateurs et d’exalter l’orgueil de vaincre est de louer comme il convient ce qui, dans l’ordre de la technique, est louable chez un ennemi dont on sait assez que, dans l’ordre moral, il a jeté le défi aux lois les plus élémentaires de l’humanité.


Les zeppelins sont les prototypes des aéronefs rigides qui, avec les dirigeables souples et les semi-rigides (dont certains ballons italiens), constituent les principales classes de dirigeables. Comment l’idée est-elle venue de faire des ballons contenus tout entiers dans une carcasse rigide à côté de ceux qui, comme les montgolfières et les ballons ronds, avaient une enveloppe souple à laquelle seule la pression du gaz inclus assurait sa forme ? C’est que si le ballon souple devient flasque, si la permanence de sa forme est altérée, soit à cause de la résistance de l’air qui creuse, à grande vitesse, des poches dans la partie antérieure de l’enveloppe, soit à cause de la déperdition du gaz intérieur, soit seulement à cause des variations d’altitude du ballon, il s’ensuit immédiatement que la marche de l’appareil devient défectueuse et que l’exacte répartition de ses charges est compromise. Pour y remédier et maintenir le plein de l’enveloppe et son profil, il a fallu y ménager des capacités intérieures isolées, des ballonnets où l’on refoule de l’air au moyen d’un ventilateur mu, en général, parle moteur et qui compensent par leur gonflement opportun les variations du volume de l’hydrogène et de la pression interne.

Au contraire un ballon dont le profil variable serait tout entier contenu dans une enveloppe de forme invariable, subdivisée elle-même en un nombre suffisant de compartimens étanches, n’aurait pas ces inconvéniens. En outre, à mesure qu’on augmente les dimensions des dirigeables souples, la difficulté croit simultanément pour suspendre le poids des nacelles et le répartir sur toute l’enveloppe ; cet inconvénient n’existe pas avec une enveloppe formée d’armatures rigides mécaniquement solidaires.

Telles sont les raisons qui ont fait naître les zeppelins. Mais comme toute médaille à son revers, le rigide a deux inconvéniens sérieux qu’ignore le ballon souple. D’une part, on ne peut pas le soustraire à l’action dangereuse de l’ouragan lorsqu’il est amarré au sol, puisque, même dégonflé, son profil extérieur est le même. D’autre part, la carcasse rigide du ballon constitue un poids mort supplémentaire qui diminue la force ascensionnelle disponible d’une quantité importante, qui reste au contraire utilisable pour le chargement dans les dirigeables souples. C’est ainsi qu’un ballon rigide pèse à peu près un tiers de plus qu’un souple de même cube ; et par conséquent un ballon souple de 10 000 mètres cubes est assimilable au point de vue du chargement transportable à un rigide de 12 000 à 15 000 mètres cubes.

Cet inconvénient des rigides s’atténue d’ailleurs beaucoup à mesure que le cube augmente : en effet, à mesure que croît le volume d’un dirigeable souple, il faut recourir à des tissus de plus en plus forts et épais pour que l’enveloppe résiste aux efforts auxquels elle est soumise. Il n’en est pas de même dans les rigides où, comme nous le verrons, pour augmenter le cube, on se contente d’ajouter une ou plusieurs cellules supplémentaires faites des mêmes matériaux que les précédentes. Il arrive ainsi un moment où le poids mort du rigide ne dépasse plus celui du ballon souple de même volume.

Tel est certainement le cas des derniers zeppelins géans dont nous allons parler, et on peut assurer (bien que la comparaison expérimentale soit impossible puisqu’il n’y a pas de dirigeables souples aussi volumineux) que leur poids mort n’est certainement pas supérieur à celui qu’aurait un souple de même capacité.

Ce n’est pas seulement pour échapper à l’une de leurs infériorités passées par rapport aux dirigeables non rigides que l’ennemi a construit des zeppelins énormes. C’est surtout pour d’autres raisons beaucoup plus sérieuses.

Sans vouloir revenir en détail sur la théorie bien connue des aérostats, il me suffira de rappeler que c’est la faible densité du gaz, contenu dans le ballon, qui permet à celui-ci de s’élever dans l’air, de même que c’est la faible densité d’un morceau de bois attaché au fond de l’eau qui le fait remonter dans celle-ci lorsqu’on le détache. Ce sont là choses que nul n’ignore plus depuis qu’Archimède fit dans Syracuse un grand scandale qui l’a conduit à la gloire et qui peut-être aujourd’hui l’eût mené seulement en police correctionnelle.

La force ascensionnelle fournie par un mètre cube d’hydrogène est d’un peu plus d’un kilo, c’est-à-dire qu’un mètre cube d’hydrogène est capable de soulever ce poids. La force ascensionnelle d’un ballon est évidemment proportionnelle à son volume. Nous allons voir qu’il y avait grand intérêt dans les dirigeables militaires à rendre celle-là et partant celui-ci aussi considérables que possible.

Tout d’abord, qu’il soit destiné aux reconnaissances ou aux bombardemens, la valeur d’un aéronef de guerre dépend avant tout de sa vitesse. En effet, celle-ci, si elle est augmentée, lui permet en un temps donné de parcourir un plus long trajet avant que la déperdition des gaz l’oblige à regagner son port d’attache ; elle augmente donc son rayon d’action. D’autre part, elle augmente dans le temps comme dans l’espace même ses capacités d’utilisation : en effet, un ballon ne peut gouverner qu’à la condition que le vent ne soit pas égal à sa vitesse propre ; un ballon à grande vitesse pourra donc évoluer en des circonstances météorologiques incompatibles avec la sortie d’un autre moins rapide, donc beaucoup plus souvent que celui-ci. Or un engin de guerre ne doit pas être l’esclave du temps qu’il fait. Enfin une grande vitesse augmente la sécurité d’un aéronef en lui permettant d’échapper plus facilement à la poursuite des avions, au repérage des projecteurs et au tir des batteries.

Le meilleur moyen d’augmenter la vitesse d’un aéronef de forme donnée est d’augmenter son cube ; la force ascensionnelle plus grande permet d’utiliser des moteurs plus puissans. Mais, objectera-t-on, en revanche la résistance à l’avancement dans l’air augmente elle aussi avec le volume du ballon et tend à diminuer la vitesse ; ne suffit-elle pas à balancer l’augmentation de la puissance des moteurs ? Non, et il est facile de voir pourquoi : la résistance à l’avancement dans l’air d’un ballon de forme donnée est évidemment proportionnelle à sa surface externe, c’est-à-dire au carré de ses dimensions ; d’autre part, la force ascensionnelle est proportionnelle à son volume c’est-à-dire au cube de ces dimensions. Lors donc que la longueur du ballon et sa largeur sont doublées, la résistance à l’avancement est quadruplée tandis que la force ascensionnelle est rendue huit fois plus grande. Donc la force ascensionnelle augmente, proportionnellement, beaucoup plus vite que la résistance à l’avancement avec le volume du ballon.

A côté de la vitesse considérable dont ils sont capables, les aéronefs de très grand cube ont encore l’avantage de pouvoir emporter une charge bien plus considérable de projectiles et de combustible, ce qui augmente à la fois la puissance et le rayon de leur action, d’autant qu’un gros ballon se dégonfle bien moins vite qu’un petit, les pertes d’hydrogène étant « fonction » de leur surface et non de leur volume. Telles sont les principales raisons qui expliquent l’effort récent de l’Allemagne dans la construction de dirigeables énormes.


Les premiers zeppelins construits après 1898, qui avaient une douzaine de mille mètres cubes, paraissent bien petits à côté des géans que l’Allemagne a réalisés depuis la guerre et qui ont jusqu’à 54 000 mètres cubes. Comment sont agencés et utilisés ces mastodontes de l’espace aérien, ces tanks atmosphériques, héros depuis deux ans de tant d’aventures retentissantes, c’est ce que je voudrais indiquer maintenant d’après des renseignemens récens et sûrs. Dans ce qui va suivre je donnerai surtout des indications techniques et des chiffres un peu rébarbatifs a priori. Je m’en excuse auprès de ceux de mes lecteurs qui n’aimeraient point les choses sans ornement. Mais les chiffres ont leur éloquence, la plus nue, mais, partant, la plus concise et la plus nette des éloquences ; rien ne parle mieux à la raison qu’un chiffre, à la condition que cette raison soit étayée d’un peu d’imagination représentative. Et puis, comme l’a dit un grand ancien qui pourtant a laissé plus de trace dans la mystique que dans la connaissance positive du monde : AEI 0 ΘEOΣ ΓEΩMETPEI. Que je trouve en ceci mon humble excuse.

Les Allemands ont accoutumé de désigner leurs zeppelins par la lettre L (initiale du mot Luftschiff, qui veut dire aéronef) suivie d’un numéro d’ordre. Plus précisément ils désignent ainsi leurs zeppelins de la marine, et par les lettres LZ suivies d’un numéro d’ordre les zeppelins de l’armée de terre. Les derniers construits de ces appareils portent des numéros qui sont voisins de 95. Ils en ont fabriqué jusqu’ici environ une centaine, ce qui ne veut pas dire, loin de là, qu’ils en possèdent ce nombre… et pour cause.

La carcasse qui constitue le squelette, l’armature des superzeppelins, est en aluminium. Avant la guerre, les Allemands, comme nous-mêmes, tiraient surtout ce métal de notre bauxite ; de ce minerai dont les amoncellemens pittoresques ont donné au village des Baux sa poétique renommée. Privés de cette ressource, on dit que les Allemands ont réussi à extraire l’aluminium de l’argile vulgaire qui contient en effet ce métal à l’état de composé ; c’est fort possible.

La carcasse d’aluminium des L et des LZ a la forme d’un long cylindre ; avant la guerre, celui-ci était terminé aux deux bouts par deux ogives symétriques. Dans les modèles récens cette symétrie n’existe plus ; l’extrémité avant est arrondie ; l’extrémité arrière est au contraire effilée en pointe assez aiguë. Cette forme est en effet celle qui s’est montrée la plus efficace, celle qui offre le moins de résistance à l’avancement ; c’est la même, arrondie devant, pointue à l’arrière qu’on a été amené à réaliser dans les fuselages d’avion, dans les autos récens de course, etc. Au sujet de la supériorité de ce profil pour vaincre la résistance de l’air, je rappelle que j’ai donné dans une récente chronique consacrée à l’aérotechnique quelques chiffres très significatifs.

Les superzeppelins récens se rattachent tous à deux types principaux : le type L 30 qui a 30 000 mètres cubes, 148 mètres de long et 18m, 50 de large et le type des L 33 à 40 qui a environ 193 mètres de longueur et 22m, 70 de diamètre au maître couple et qui jauge 54 000 mètres cubes. Il y a quelques années, on eût jugé absolument impossible la réalisation de dirigeables d’un volume aussi énorme, et qui est cinq fois plus grand que celui des premiers zeppelins d’il y a vingt ans. — Les dimensions de ces récens aéronefs sont donc bien près d’être comparables à celles du défunt Lusitania. Ils ont une longueur environ 8 fois plus grande que leur diamètre maximum, rapport très supérieur à celui des dirigeables souples et favorable à l’avancement.

La carcasse en est faite en principe par une série de méridiens transversaux en forme de polygones à 16 côtés, formés de poutres triangulaires et que réunissent aux arrêts des poutres longitudinales carrées et triangulaires courant d’un bout à l’autre du ballon. Tout cela est extrêmement ajouré, découpé comme une dentelle et formé de légers longerons d’aluminium, assemblés habilement en forme de croix de Saint-André de manière à réunir le maximum de rigidité et de solidité avec la plus grande légèreté. C’est à Friedrichshafen que la plupart des appareils récens ont été construits ou plutôt montés, car on n’y fabrique pas les pièces, mais on les monte seulement. Sans entrer dans aucun détail sur le système ingénieux de tendeurs qui assurent la rigidité des polygones méridiens et de leurs parallèles, il est essentiel de noter que d’un bout à l’autre de la carcasse et dans l’intérieur est tendu un câble qui assure la rigidité longitudinale de l’ensemble et doit traverser tous les ballonnets dans leur milieu. Il en résulte diverses incommodités, des fuites, parfois des déchirures, mais les Allemands n’ont pas réussi à s’affranchir de la nécessité de ce câble gênant, mais indispensable, et sans lequel le ballon risquerait de fléchir dans sa longueur.

En outre, la rigidité générale est encore assurée grâce à la passerelle qui court dans le bas de l’aéronef, d’un bout à l’autre et qui est comme son épine dorsale. Elle a, dans les superzeppelins de 54 000 mètres cubes, environ 180 mètres de longueur et 30 centimètres seulement de large. C’est elle qui fait communiquer les différentes nacelles. Elle est d’ailleurs de section triangulaire et son intérieur contient des cavités séparées : réservoirs pour l’essence, pour l’huile, pour le lest-eau.

La carcasse est recouverte tout entière d’une enveloppe en tissu gris clair ignifugée et très légère (elle ne pèse qu’environ 110 grammes par mètre carré). Cette enveloppe n’est qu’à peu près imperméable à la pluie, à l’encontre de celle des ballonnets ; la pression de l’air fait qu’elle n’est pas absolument plane et dans les légères poches qui s’y dessinent la pluie séjourne quelquefois, à la partie supérieure, en quantité qui alourdit le dirigeable et peut lui faire perdre jusqu’à 6 000 kilos de sa force ascensionnelle.


À l’intérieur de la carcasse et épousant sa forme se trouvent les ballonnets gonflés à l’hydrogène au nombre de 17 à 19 dans le type de 30 000 mètres cubes, de 24 à 26 dans le type de 54 000 mètres cubes. Ils sont en toile doublée de baudruche dans ce dernier type, tandis que dans le précédent, comme il y avait encore du caoutchouc en Allemagne, c’est de celui-ci qu’était doublée l’enveloppe des ballonnets. Chacun d’eux pèse de 200 à 250 kilos. Les ballonnets adjacens sont séparés par une très mince couche d’air et munis de soupapes de sûreté et de manœuvre, et d’ouvertures pour le gonflement. Celui-ci est fait simultanément pour tous les ballonnets, ce qui, pour le type L 33, demande environ 48 heures (avec un débit d’hydrogène d’environ 1 100 mètres cubes à l’heure.) Puisque la rigidité de la forme extérieure du ballon n’est pas, comme dans les dirigeables souples, assurée par la pression de l’hydrogène de gonflement, on n’est pas obligé de pousser celle-ci très loin et on se contente de réaliser dans les ballonnets une surpression d’environ 40 millimètres d’eau.

À cause de la diffusion inévitable de l’hydrogène à travers les tissus, diffusion qui provient précisément de sa légèreté, et qui lui rend même perméables certains métaux, une petite quantité d’hydrogène se trouve continuellement mêlée à l’air qui entoure les ballonnets et à celui qui surmonte la passerelle et le ballon lui-même. Or l’hydrogène forme avec l’air un mélange détonant que la moindre flamme, la moindre étincelle fait exploser. De là résulte pour les zeppelins un grand danger, qui a déjà causé la perte de plusieurs d’entre eux. Aussi a-t-on complètement interdit aux membres des équipages d’emporter avec eux des allumettes et de fumer. Certains commandans ne veulent même pas utiliser le téléphone sur leur zeppelin, se contentant des tubes acoustiques, à cause du danger de petites étincelles de rupture de tout circuit électrique. Des appareils spéciaux ventilent sans cesse l’extérieur des ballonnets pour en chasser l’hydrogène.

C’est pour le même motif que dans les derniers zeppelins, qui portent, comme nous verrons, des mitrailleuses sur leur plate-forme supérieure, les unes à l’avant, les autres à l’arrière, on a renoncé à utiliser celles-ci, qui pourraient enflammer l’hydrogène que l’aéronef traîne dans son sillage.

Les 54 000 mètres cubes d’hydrogène emmagasinés dans les L 33 leur permettent ainsi, dans les conditions de chargement que nous indiquerons, de faire des randonnées ininterrompues d’une vingtaine d’heures en montant jusqu’à 4 000 mètres de haut. Dans cet espace de temps, ils perdent de 18 à 26 pour 100 de leur hydrogène, c’est-à-dire de 10 à 14 000 mètres. On conçoit qu’il y ait là en effet de quoi provoquer avec la complicité de l’air ambiant et de quelque flamme mainte explosion fatale au zeppelin.


Les nacelles sont en tête d’aluminium ondulée, suspendues par des tirans à la carcasse avec laquelle elles sont presque en contact. Elles portent en bas des sortes de rails d’atterrissage et des amortisseurs. Contrairement à ce qu’on croyait jusqu’à ces derniers temps, elles sont entièrement fermées et recouvertes de toile. Elles sont au nombre de deux dans le type de 30 000 mètres cubes, de quatre dans celui de 54 000 mètres cubes. Pour ne parler que de ce dernier, la nacelle avant qui a 8 mètres de longueur sert de poste de commandement ; au centre il y a, à bâbord et à tribord, deux nacelles de 5 à 6 mètres, enfin la nacelle arrière contient trois moteurs et porte deux hélices latérales. Les nacelles centrales portent chacune un moteur et une hélice à l’arrière.

Mais la plus curieuse est sans contredit la nacelle avant. Elle est subdivisée elle-même en deux compartimens séparés (pour que la trépidation du moteur n’empêche pas le fonctionnement des appareils de T. S. F.). Le compartiment arrière porte un moteur et une hélice. C’est le compartiment avant de cette nacelle qui constitue proprement le poste de commandement.

Là est réuni, sous les yeux et la main du commandant qu’assistent une demi-douzaine d’opérateurs et de mécaniciens tout ce qui constitue en quelque sorte le système nerveux et le cerveau du bâtiment : les commandes des gouvernails d’altitude et de profondeur qui permettent de diriger le ballon et de le faire monter ; les leviers des caisses d’eau contenues dans la passerelle et qui permettent de jeter du lest et d’accélérer la montée ; ceux des soupapes des ballonnets qui permettent au contraire de descendre ; le télégraphe de manœuvre analogue à celui des passerelles de commandement des navires ; les téléphones haut-parleurs qui communiquent avec le second dans la passerelle et avec les plates-formes ; les tuyaux acoustiques et les boussoles, cartes, etc. ; le clavier de commande des lance-bombes. Celui-ci permet de déclencher à volonté les bombes suspendues par de légers crochets d’un bout à l’autre et sous la passerelle. A chaque bombe correspond un voyant numéroté placé sous l’œil du commandant et où s’allume une lampe électrique quand le déclenchement est fait. Il peut ainsi savoir à chaque instant la situation de son approvisionnement de bombes et en répartir le lancement de façon à ne pas déséquilibrer le ballon. C’est un très élégant dispositif. Hélas ! il a surtout, sans aucun résultat militaire appréciable, servi à assassiner de paisibles non-combattans, des femmes, des enfans !

Enfin les superzeppelins récens comportent une nacelle supplémentaire, dite de reconnaissance, qu’un treuil permet de descendre au bout d’un câble jusqu’à 800 ou 1 000 mètres au-dessous du ballon et d’où un observateur peut téléphoner au commandant ce qu’il voit. M’est avis que la position de cet observateur ne doit pas toujours être enviable et que surtout dans les changemens de vitesse ou de direction du ballon, il doit subir un roulis fort désagréable.

Les dirigeables de 30 000 et de 54 000 mètres cubes portent respectivement 4 ou 6 moteurs de 240 chevaux, à six cylindres verticaux, tournant à 1 400 tours par minute. Ce sont des moteurs du type Maybach, refroidis à l’eau, qui consomment environ 200 grammes d’essence et d’huile par cheval-heure. Ils actionnent respectivement 4 et 6 hélices de 5m, 50 de diamètre et de 4 mètres de pas.

L’armement comprend pour les deux types d’aéronefs 4 et 6 mitrailleuses. De celles-ci, que portent les appareils de 54 000 mètres cubes, deux sont dans la nacelle avant, deux à l’avant de la plate-forme qui court sur la superstructure du ballon, deux à l’arrière de cette plate-forme (celles-ci ne sont plus employées pour les raisons que nous avons données). Ces mitrailleuses supérieures sont destinées à la défense contre les aviateurs qui voudraient survoler le ballon pour lui lâcher des bombes ; on sait par maint exemple dont nous nous réjouissons qu’elles ont plus d’une fois déjà failli à cette mission. Les mitrailleuses sont du type normal de 8 millimètres de l’armée allemande, avec cette seule différence que les cartouches en sont chargées d’une poudre spéciale ne produisant que très peu de flamme à la gueule des mitrailleuses ; cela afin de diminuer les dangers d’explosion. La plate-forme supérieure communique d’ailleurs par des échelles traversant le ballon avec la passerelle.

L’armement est complété par un chargement de bombes dont le poids total est de 2 350 kilos dans les dirigeables allemands de 54 000 mètres cubes ainsi réparties : 2 bombes de 300 kilos ; 100 bombes de 10 kilos, 50 bombes de 15 kilos. Il y faut ajouter une vingtaine de bombes incendiaires qui, elles, ne sont pas lancées mécaniquement et électriquement comme les autres, ainsi que je l’ai expliqué, mais à la main.


La force ascensionnelle des derniers superzeppelins de type L 33 est d’environ 60 tonnes ; c’est-à-dire que leurs 54 000 mètres cubes d’hydrogène sont capables de soutenir dans l’air le poids énorme de 60 000 kilos.

Voici à peu près comment est utilisée cette grosse capacité de transport. Le lest-eau compte pour environ 12 tonnes, l’essence et l’huile des moteurs 6 tonnes, l’équipage et ses vivres 2 tonnes et demie, les mitrailleuses, leurs munitions et les bombes pour 3 tonnes et demie.

À ces 24 tonnes qui constituent la charge utile transportée, il faut ajouter les 36 tonnes qui constituent le poids mort du ballon, savoir : environ 19 tonnes pour la carcasse rigide et son revêtement d’étoffe (poids qui peut paraître énorme et qui est cependant relativement faible, puisqu’il ne correspond qu’à 95 kilos au mètre courant) ; 5 tonnes pour les moteurs, 6 pour les nacelles, 6 pour les ballonnets.

Ainsi chargé, l’aéronef peut marcher à une vitesse de 80 kilomètres à l’heure (22 mètres par seconde), qui lui permet de braver presque tous les vents, et cela pendant vingt heures consécutives.

Pour monter, il lâche une partie de son lest-eau, qui s’écoule à volonté par des tuyaux, hors des outres où il est contenu. C’est ainsi que, pour monter de 100 mètres, il faut lâcher de 1 à 2 pour 100 du poids transporté. Pour monter à 3 000 mètres, il faut lâcher environ 30 pour 100 de ce poids, c’est-à-dire environ 8 tonnes de lest.

Cette faculté de monter presque instantanément, grâce au lest, est un des avantages du dirigeable sur l’avion, où plus d’un des pirates de l’air a sans doute trouvé déjà son salut.

Mais ce n’est pas seulement au moyen du lest que le zeppelin peut monter ; ce n’est pas seulement grâce aux soupapes des ballonnets qu’il peut descendre : combinant ici les moyens du plus lourd et ceux du plus léger que l’air, l’aéronef est muni d’empennages normalement horizontaux, mais que le commandant peut incliner plus ou moins dans un sens ou dans l’autre. Veut-on monter sans user du lest, il n’y a, sans modifier la vitesse, qu’à incliner l’empennage, le bord d’attaque vers le haut, et le ballon monte pour les mêmes raisons qui font monter l’aéroplane quand on manie son gouvernail de profondeur, ce que j’ai déjà expliqué ici même. Veut-on descendre au contraire, sans perdre le précieux hydrogène, il n’est que d’incliner l’empennage dans l’autre sens. Ces moyens, combinés avec ceux que possède normalement le plus léger que l’air, permettent toute une gamme de variations dans les évolutions en altitude.

Outre ces gouvernails horizontaux, le dirigeable porte des empennages horizontaux fixes, analogues à ceux dont sont munis les sous-marins et même certains poissons, et qui empêchent le tangage aérien et (améliorent la stabilité horizontale. Ces plans sont placés à l’arrière, exactement comme dans la flèche des hommes primitifs dont la stabilisation dans sa trajectoire était pareillement assurée par un empennage. Le mécanisme de cette stabilisation automatique est facile à comprendre : supposons que le tangage fasse monter l’avant du ballon ; l’angle d’attaque de l’empennage placé à la poupe devient de ce fait tel que celle-ci tend aussi à monter, ce qui rétablit l’horizontalité, et réciproquement.

Les points sur lesquels nous sommes peut-être le moins renseignés sont ceux qui se rapportent aux équipages des superzeppelins. Nous savons pourtant qu’ils comportent mie vingtaine d’hommes soigneusement choisis, dont l’entraînement dure des mois et dont le recrutement doit se faire de plus en plus difficile, à la suite des nombreux accidens survenus à ces appareils, et surtout des résultats, désastreux pour eux, de leurs derniers raids sur l’Angleterre.

Les hommes de l’équipage sont loin de suffire d’ailleurs à sa manœuvre à l’arrivée et au départ. L’atterrissage donne souvent lieu à des accidens, et le moindre vent brise alors comme verre contre le sol les fragiles et géantes carcasses. Il faut certainement plusieurs centaines d’hommes lorsque le temps est un peu mauvais, pour faire atterrir convenablement les superzeppelins. C’est là un des plus graves défauts de leur frêle cuirasse.

La production de ces aéronefs n’est d’ailleurs, malgré les ressources industrielles de l’Allemagne, ni si rapide, ni si aisée qu’on le croit communément. Depuis 1916, la Société Zeppelin qui construit à Friedrichshafen opère sur trois chantiers à la fois : elle est donc en état de fabriquer à peu près trois zeppelins en deux mois, ce qui est le temps exigé pour monter un d’eux. On en construit aussi à Potsdam.

En fait, en 1916, l’Allemagne en a construit environ une trentaine ; elle en a perdu par accident, explosion ou destruction par l’ennemi à peu près autant. On peut supposer sans grande chance d’erreur que, sur quatre-vingt-quinze ou cent zeppelins construits depuis le lancement de cette « kolossale » machine, il lui en reste à peu près une vingtaine.

C’est peu, si on considère, d’une part, le prix qui, pour les récens modèles, approche de sept millions, d’autre part, les résultats militaires effectivement obtenus à tant de frais.


Le rôle purement militaire, le rôle stratégique et tactique des ballons dirigeables est double. D’une part, leur grande capacité de transport leur permet d’effectuer des bombardemens importans. D’autre part, ils peuvent jouer le rôle d’éclaireurs et fournir des renseignemens.

Dans le premier ordre d’idées, il faut reconnaître que les zeppelins et les superzeppelins eux-mêmes n’ont nullement répondu aux espérances que l’Allemagne avait fondées sur eux. Diverses raisons s’opposent à ce que ces aéronefs puissent effectuer des bombardemens militairement utiles dans la zone des opérations. La principale réside dans l’origine même de leurs qualités qui est du même coup leur point faible : je veux parler de leur volume considérable. Celui-ci fait qu’ils offrent une cible gigantesque au tir des batteries anti-aériennes, aujourd’hui installées un peu partout sur le front des armées. S’ils voulaient effectuer des bombardemens efficaces dans ces régions, il faudrait, d’une part, que les zeppelins les survolent pendant un espace de temps suffisant pour reconnaître leurs objectifs précis ; d’autre part, qu’ils s’abaissent à une altitude assez faible pour avoir vraiment quelque chance de les atteindre. S’ils le font, ils tomberont presque inévitablement sous le feu des batteries contre objectifs aériens, dont le tir, de jour comme de nuit, grâce aux projecteurs, est aujourd’hui bien organisé, grâce à des méthodes télémétriques d’ailleurs classiques ; s’ils leur échappent, ce ne sera que pour tomber sous les fusées ou les bombes incendiaires des escadrilles d’avions dont le nombre et l’activité sur la ligne du feu ne leur laissera guère le loisir de procéder à leur opération.

Et c’est ainsi que les zeppelins sont obligés, s’ils ne veulent pas courir des risques trop grands, de renoncer à tout bombardement sérieux dans la zone même des combats et en sont réduits à franchir furtivement celle-ci à toute vitesse pour aller chercher loin en arrière des objectifs moins bien gardés, mais aussi sans intérêt militaire.

Ainsi sont nés les bombardemens criminels des villes ouvertes, si souvent exécutés par les dirigeables boches. Ils ont des causes évidentes : d’une part, l’impossibilité pour ceux-ci de bombarder efficacement des objectifs repérés et visés de l’altitude où ils doivent se tenir pour être à peu près hors de danger, fait que seuls des objectifs très étendus, comme sont les villes, ont quelque chance d’être atteints par ces bombardemens ; d’autre part et surtout, en dehors de cela qui procède d’une prudence bien ordonnée, les bombardemens aériens des villes ouvertes par les Boches procèdent de l’abominable et naïve théorie d’après laquelle la terreur semée chez les non-combattans est un moyen recommandé d’activer les opérations. Théorie absurde, car jamais dans l’histoire les atrocités n’ont amené les peuples libres à résipiscence, mais elles ont toujours exalté leur résistance à l’oppression. Il faut bénir d’ailleurs le défaut de psychologie des Allemands qui, comme leur ignorance historique, leur a masqué l’absurdité de cette doctrine. C’est grâce à elle surtout que le lion britannique s’est définitivement réveillé en grondant ; il n’est pas en effet un Anglais qui ignore que les raids de zeppelins, avec leurs assassinats de femmes et d’enfans, ont servi à dessiller les yeux des gens du peuple les plus indifférens et à les animer d’une sainte exaspération.

Et pourtant, si on fait le bilan des 41 raids allemands sur l’Angleterre, et dont certains furent l’œuvre de douze dirigeables à la fois, quel est-il ? Il représente en tout 1 500 victimes dont 500 tués. A peine ce qu’une seule mitrailleuse fait parfois en moins d’une heure dans certains combats. Piètre résultat de fait, pour un aussi grand appareil accompagné de tant de grandiloquentes menaces.

C’est que leur vulnérabilité au tir des batteries oblige les super-zeppelins de monter à une altitude où ils ne voient nullement, surtout la nuit, la région qu’ils survolent ; et nous avons bien des raisons de supposer que, s’ils traversent la mer du Nord à une altitude assez médiocre, ils doivent arriver à près de 4 000 mètres lorsqu’ils abordent les côtes anglaises. Nous avons vu récemment que, même à cette altitude, ils sont devenus plus dangereux pour leurs occupans que pour les gens qui sont au-dessous.

En revanche, il semble que ces grosses baleines de l’océan aérien puissent donner quelques résultats militairement réels dans le service d’exploration. Il ne paraît pas douteux qu’ils ont contribué à sauver la flotte allemande, lors de la bataille du Jutland, en lui annonçant longtemps à l’avance l’arrivée du gros de la Home fleet, que leur altitude leur permit d’apercevoir à plus de 100 kilomètres. En revanche, si l’escadre légère anglaise avait eu des éclaireurs aériens, elle aurait pu sans doute se faire secourir plus tôt par la flotte de Jellicoe. Mais, dans ce rôle d’éclaireurs de l’air, il est certain que des dirigeables bien plus petits, sinon même les avions, rendraient autant de services que les superzeppelins.

En somme, ces outres solennelles, gonflées d’outrecuidance germanique, ont, malgré l’ingéniosité technique de leur construction, failli complètement au dessein, avoué par leurs maîtres, de jouer un rôle militaire important. Félicitons-nous donc, — une fois n’est pas coutume, — de n’avoir pas suivi les Allemands dans cette voie inutilement coûteuse. Puisque, à leur encontre, toute notre activité aérienne a été exclusivement polarisée vers l’aviation, nous serions donc impardonnables de ne pas les survoler de tout l’essor d’une supériorité complète dans cette voie qui est la bonne. Mais il y faut travailler. Aide toi, le ciel t’aidera, même s’il ne s’agit que de ce petit ciel atmosphérique où volent les oiseaux de combat.


CHARLES NORDMANN.