Revue scientifique - Les mystères de l’ectoplasme

Charles Nordmann
Revue scientifique - Les mystères de l’ectoplasme
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 453-464).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES MYSTÈRES DE L’ECTOPLASME

Sir Oliver Lodge, le grand physicien anglais, fait partie, comme nous l’avons vu, de la petite phalange des hommes de science sérieux qui croient à l’existence de l’ectoplasme. Cette circonstance donne un prix tout particulier à cette phrase qu’il a écrite, s’agissant des phénomènes métapsychiques en général, et de celui-là en particulier : « Fraudes et mensonges existent et sont indéniablement possibles [1] ; mais ils sont insuffisants et ne comptent réellement pas en face des phénomènes sérieusement mis en avant par des observateurs compétents. »

Sir Oliver Lodge pose ainsi à la base de ces études la nécessité d’éviter et de démasquer, s’il y a lieu, les fraudes et mensonges. C’est précisément la règle que nous nous sommes fixée. Dans ce même texte, l’illustre physicien invoque l’autorité des phénomènes mis en évidence par des observateurs compétents. Mais ceci pose immédiatement un problème délicat : qui est-ce qui est compétent en matière métapsychique ? Il est bien difficile de le dire. Sont-ce les hommes qui ont beaucoup et longtemps étudié ces phénomènes ? Mais parmi ceux de cette catégorie, nous en trouverons à la fois qui croient à l’existence de l’ectoplasme et qui la dénient. Parmi les plus illustres physiologistes français, j’en pourrais citer trois (dont l’un, mon regretté maître Dastre, n’est plus là aujourd’hui), dont les deux autres, le professeur Richet et le professeur d’Arsonval sont heureusement vivants et bien vivants. Tous trois ont longuement étudié ces phénomènes, notamment sur la fameuse Eusapia Paladino. Or, le professeur Dastre concluait de cette étude : « Tout ce qu’il m’a été donné de voir était truqué... Il est d’ailleurs extrêmement difficile de contrôler de pareilles expériences. Toutes les conditions nécessaires pour pouvoir commencer une séance sont pour ainsi dire choisies de telle façon qu’elles empêchent un contrôle sérieux. Quand le médium sent autour de lui un contrôle sérieux de ses moindres gestes, les expériences ne réussissent pas. Je ne crois donc point à la réalité de ces phénomènes étranges. » Au contraire, le professeur Richet a tendance à croire à la réalité des phénomènes. A peu près à égale distance de ses deux confrères, le professeur d’Arsonval réserve son jugement en ce qui concerne la lévitation, mais en ce qui concerne l’ectoplasme il déclare : « Quant aux phénomènes d’attouchement, d’apparition de mains ou de matérialisation, ils s’expliquent facilement par des fraudes ou des acrobaties. »

Qui aurait l’idée de mettre en balance l’autorité, la « compétence » de ces trois illustres maîtres de la science qui tous trois, par leurs découvertes, ont honoré également leur pays ? La vérité, c’est que l’argument de la compétence ne signifie rien en ces matières, puisque des gens également compétents arrivent à des conclusions divergentes. Elles ne sont d’ailleurs pas aussi radicalement inconciliables, ces conclusions, qu’on pourrait le croire a priori. M. d’Arsonval estime que les phénomènes « s’expliquent facilement par des fraudes. » M. Richet, en revanche, estime « qu’il paraît bien difficile d’attribuer les phénomènes produits à une supercherie. » Et il ajoute, avec une prudence digne d’un grand savant : « Toutefois la preuve formelle, indéniable, que ce n’est pas une fraude de la part d’Eusapia, et une illusion de notre part, cette preuve formelle fait défaut. »

Ce qui sépare en somme ces hommes éminents, c’est que la fraude paraît à l’un facile, à l’autre difficile. Différence de degré plutôt que de principe, quantitative plutôt que qualitative.

Mais puisque en ces matières, le problème fondamental est, de l’aveu même de ceux qui croient aux phénomènes, d’éviter ou de démasquer, ou de rendre impossible les truquages, il me semble qu’il y a pourtant dans ce domaine des hommes véritablement compétents : ce sont les hommes versés dans l’art de truquer, ce sont les prestidigitateurs.

Or il sied de remarquer que ceux-ci sont en général soigneusement et systématiquement écartés des séances où l’on produit les phénomènes. Parmi eux, il en est un, bien connu dans le public et qui depuis de longues années sollicite vainement d’être admis aux séances où les grands médiums produisent leurs phénomènes : c’est Dicksonn. Ses retentissants défis n’ont jamais été relevés. Et alors, le public se dit dans son bon sens simpliste : « De deux choses l’une ; ou bien les médiums produisent des phénomènes réels et sont de bonne foi et ils devraient avoir à cœur de solliciter eux-mêmes à cor et à cri la démonstration qui fera, des spécialistes du truquage, les prosélytes les plus convaincus et les plus qualifiés, pour affirmer : c’est vrai, il n’y a pas de truquage ; ou bien les grands médiums craignent que les prestidigitateurs ne démasquent leurs tromperies. » Je sais bien qu’il y a un moyen d’échapper à l’alternative : c’est que, — à ce que disent les convaincus, — les facultés des médiums s’évanouissent dans une atmosphère de scepticisme. L’argument, je l’avoue, n’est pas très convaincant. Car enfin la connaissance de la prestidigitation n’entraîne nullement a priori une incrédulité radicale. Et puis, si seuls peuvent voir les phénomènes, ceux qui d’avance y croient, on s’interdit de ne convaincre jamais que ceux qui sont déjà convaincus, et on n’enfoncera que des portes ouvertes.

Dans son magistral Traité de métapsychique, le professeur Richet a longuement insisté sur la nécessité d’éviter la fraude, particulièrement en matière d’ectoplasme. « Il faut toujours, écrit-il, en expérimentation métapsychique, songer à la fraude... les savants qui expérimentent avec des médiums sont exposés sans cesse à être ignoblement trahis. De là une tâche très pénible qui exige une prudente et vigilante attention. » Et il cite à l’appui de nombreux et impressionnants exemples, des fraudes multiples qui ont été constatées en ce domaine... « Il s’agit donc de savoir, conclut-il, si, connaissant les fraudes des médiums, nous pouvons avoir quelque confiance dans les récits plus ou moins mirifiques qui nous sont donnés. »

Et il résume magistralement les conclusions qui lui paraissent nécessaires. « Elles s’appliqueront aussi bien aux médiums fraudeurs qu’aux médiums de bonne foi (s’il y en a qui peuvent l’être constamment) [2]. »

Ces conditions relatives à la nature des précautions à prendre, au local employé, aux assistants, à l’interprétation des résultats obtenus, au contrôle du médium, le professeur Richet les précise avec une profonde sagacité. Il en est une cependant au sujet de laquelle, avec tout le respect et l’admiration que je dois à l’illustre physiologiste, je me permets de n’être pas de son avis.

« Il faut, dit le professeur Richet, être absolument sûr de la bonne foi des personnes présentes. » Eh bien ! je dis que c’est là une condition qui empêche les expériences, si on doit les réaliser, d’avoir jamais un caractère rigoureusement scientifique et d’être convaincantes. Si j’assiste à une expérience dans laquelle je suis obligé d’admettre la bonne foi de M. X. ou de M. Y. qui prennent en même temps que moi part à cette expérience, c’est exactement la même chose que si je n’assistais pas à cette expérience, et si je ne la connaissais que par les affirmations de M. X. ou de M. Y. Une expérience, — métapsychique ou autre, — pour être convaincante, devrait, du moins à mon avis, être indépendante de la bonne foi ou de la mauvaise foi de M. X. ou de M. Y. Elle devrait, et ce n’est pas difficile, bien qu’on ne s’en avise généralement pas, être organisée de telle sorte que ses résultats fussent nécessairement indépendants et à l’abri de la mauvaise foi de tous les assistants, et telle que, même si un ou plusieurs des assistants étaient de mauvaise foi, ces résultats ne pussent être différents. Autrement l’expérience ne prouve rien, car on a vu et on voit tous les jours dans le monde, dans la politique, les affaires et même la science des hommes dont tous leurs voisins et amis eussent affirmé sans restriction la bonne foi être pris en flagrant délit de malhonnêteté. Pour être valable, une expérience scientifique, même métapsychique, doit être indépendante de ce qui se passe au fond des cœurs que nul ne peut sonder. Quand Cook ou Peary ont déclaré être allés au pôle Nord, les techniciens ont eu raison de passer outre à la bonne opinion régnante au sujet de la probité de l’un ou de l’autre, et de demander d’abord à examiner leurs carnets d’observations astronomiques, où, s’il y avait supercherie, un œil exercé devait bientôt la découvrir.

Une expérience métapsychique, pour être convaincante, doit être à l’abri de la bonne ou de la mauvaise foi de tous les assistants. Cela est d’autant plus indispensable que même dans les expériences métapsychiques les plus récentes et les plus fameuses, il est bien rare que l’un au moins des expérimentateurs dont, avec sa haute probité, le professeur Richet ne veut pas suspecter la bonne foi, n’ait eu quelque intérêt à obtenir des résultats positifs.

Or, nous allons voir que dans les plus récentes et les plus retentissantes des expériences métapsychiques, celles qui ont produit les moulages d’ectoplasme dont on a tant parlé, cette condition nécessaire à une conclusion définitive n’a pas été réalisée.

Avant de les décrire, ces expériences, et de les examiner objectivement, il me reste un dernier malentendu à dissiper.

Des hommes éminents, des savants dignes de tous les respects par la haute tenue de leur vie et de toutes les admirations par les découvertes positives dont ils ont enrichi l’humanité ont cru et croient encore à l’existence de l’ectoplasme. Mais s’il était établi que cette existence n’est pas prouvée, ces hommes éminents en seraient-ils diminués ? Non évidemment. Même leur habileté de savants et leur scrupuleuse rigueur d’expérimentateurs rigoureux n’en seraient pas entachées. C’est que, quand des savants à qui l’esprit humain doit les plus belles conquêtes, quand un Crookes, un Oliver Lodge, un Richet, un d’Arsonval, un Branly, un Curie font une expérience de physique ou de physiologie, quand ils penchent leur regard profond et aigu sur un tube à vide traversé par un courant électrique ou sur les réactions que les nerfs d’un animal opposent à telle action physique, rien ne s’interpose entre l’expérimentateur et l’objet de l’expérience, rien ne peut déformer celle-ci ou influer sur elle, rien que les conditions voulues et réalisées exclusivement par le savant qui est là. Il fait son expérience sans intermédiaire. S’il s’agit d’ectoplasme, le cas est tout différent. Entre le savant illustre et respectable qui est là et le phénomène, il y a d’autres personnes interposées : il y a le médium, il y a les assistants. Ce n’est pas Crookes tout seul qui réalise, par expérimentation, l’ectoplasme, c’est cette personnalité collective qui s’appelle « Crookes, — le médium, — les assistants ». Le génie expérimental de Crookes n’est pas en cause ; il est rivé à des facteurs étrangers et douteux.

J’ai donc le droit de faire un geste énergique de dénégation lorsqu’un maître que je vénère s’écrie : « Pour croire que toute la métapsychique est une illusion, il faudrait que William Crookes, R. Wallace, Lombroso, Zöllner, Fr. Myers, Oliver Lodge, Aksakoff, J. Ochorowicz, J. Maxwell, Boutlerow, Du Prel, William James, Morselli, Bottazzi, Bozzano, Flammarion, A. de Rochas, A. de Grammont, Schrenk-Notzing, William Barrett aient été tous, sans exception, ou des menteurs ou des imbéciles. »

Non, cent fois, non. Ces hommes dont plusieurs sont l’honneur de l’esprit humain ne seraient ni des menteurs, ni des imbéciles s’il devait être prouvé qu’ils ont été trompés par des imposteurs. On n’est pas un imbécile parce qu’on est capable d’« être mis dedans, » parce qu’on présuppose chez son semblable, peut-être plus souvent qu’il n’y a lieu, la bonne foi et l’honnêteté, si on est incapable de voir les mobiles bas ou intéressés qui trop souvent guident certains hommes. Être capable d’être trompé, est au contraire généralement le signe auquel on reconnaît les âmes élevées et nobles. Un Pasteur ou un Henri Poincaré sera « roulé » (qu’on me permette l’expression) là où tel maquignon ou tel bas politicien ne sera pas pris sans vert. S’il est arrivé à un Ampère, à un Curie, d’être victimes d’un joueur de bonneteau, en quoi cela les empêchera-t-il d’être le grand Ampère, le grand Curie ?

Et maintenant, venons-en aux expériences de moulages d’ectoplasme réalisées à l’Institut métapsychique.

Il y a longtemps que les expérimentateurs se sont proposé de faire des moulages des matérialisations émanant des médiums.

Selon le Traité de métapsychique de M. Richet : « Aksakoff cite divers cas de moulages obtenus par les matérialisations de mains fluidiques donnant leurs empreintes dans de la farine, ou du mastic, ou de la paraffine. D’après lui les premières expériences de cet ordre remontent à 1855 (Banner of light, 1er avril). Il cite aussi celles de 1867 (Banner of light, 10 août). »

Et le professeur Richet dit avec raison :

« Rien ne serait plus démonstratif dans l’histoire des matérialisations que la production des moulages obtenus, dans des conditions expérimentales irréprochables, par des formes se matérialisant et se dématérialisant ensuite. »

Les moulages obtenus par le docteur Geley avec le médium Kluski ont été présentés comme offrant au point de vue de l’authenticité démonstrative les « conditions expérimentales irréprochables, » réclamées justement par le professeur Richet.

Nous nous proposons d’examiner à cet égard — d’une manière purement objective — les expériences où ont été obtenus les moulages, et telles qu’elles ont été décrites par le docteur Geley [3].

« Rappelons, dit le Dr Geley, en quoi consistent les moulages de paraffine. Un baquet contient de la paraffine fondue flottant sur de l’eau chaude. Il est placé près du médium pendant les séances. L’« entité » matérialisée est priée de plonger une main, un pied ou même une partie de son visage, à plusieurs reprises, dans la paraffine. Il se forme presque instantanément un moule exactement appliqué sur le membre. Ce moule durcit rapidement à l’air. Puis la partie organique en jeu se dématérialise et abandonne le gant aux expérimentateurs. Plus tard, il est loisible de couler du plâtre dans ce gant, puis de se débarrasser de la paraffine en plongeant le tout dans de l’eau bouillante. Il reste alors un plâtre reproduisant tous les détails de la partie matérialisée.

« Les expérimentateurs faisaient la chaîne autour de la table et deux contrôleurs tenaient l’un la main droite, l’autre la main gauche de Franck. Une très faible lumière rouge laissait voir la silhouette, toujours immobile, du médium...

« Les moulages se formaient sur demande, pendant la séance.

« Le peu de lumière ne permettait pas d’observer de visu le phénomène <ref> C’est moi qui souligne. — Ch. N. </ref> ; on en était averti par le bruit de brassement du liquide... Après l’opération, le gant de paraffine encore chaud, mais déjà solide, était déposé, généralement contre la main d’un des contrôleurs. »

J’ai cité l’essentiel. Suit la description des diverses séances au cours desquelles plusieurs moules de mains et de pieds ont été obtenus. Suit la discussion que fait le Dr Geley de ces résultats et les conclusions qu’il en tire.

Avant de discuter cette discussion et ces conclusions, quelques petites remarques préliminaires s’imposent.

Certains s’étonneront de la docilité de ces ectoplasmes qui, sur la prière qu’on leur en fait, viennent se plonger dans un bain de paraffine afin de manifester leur identité, tout comme ces individus conduits à l’anthropométrie et qui posent leur empreinte digitale sur la feuille ad hoc. A l’anthropométrie, le prévenu a, pour l’y contraindre, la force publique. Mais pourquoi les « entités ectoplasmiques » qui sont, on nous l’a dit, des êtres indépendants de la volonté consciente du médium éprouvent-ils le besoin d’obéir ainsi à la première objurgation ? Est-ce parce qu’elles tiennent à prouver la réalité de leur existence ? Mais elles auraient alors tant d’autres moyens infiniment plus démonstratifs de le faire ! Laissons là ces questions difficiles à résoudre, puisqu’aussi bien, répétons-le, nous sommes dans un domaine insolite et que nous ne voulons tirer argument ni de l’invraisemblance des phénomènes, ni de leur puérilité.

L’ectoplasme, nous dit-on, « se dématérialise, puis abandonne le gant de paraffine aux expérimentateurs... celui-ci est déposé généralement contre la main d’un des contrôleurs. » Puisque le gant paraffiné ne tombe pas, ce qui le briserait, il faut donc que la dématérialisation ne se produise que lorsque le gant est au contact de la main de l’expérimentateur qui le reçoit. Pourquoi cette main d’expérimentateur n’a-t-elle jamais eu la curiosité de saisir vigoureusement et immédiatement l’ectoplasme non encore dématérialisé que recouvrait ce gant fragile ? Que voilà donc une discrétion fâcheuse pour notre soif de savoir !

Pourquoi dans ce récit d’expériences qui veut avoir les allures d’un procès-verbal scientifique, ne donne-t-on pas la température de fusion de la paraffine employée (qui est variable d’une paraffine à l’autre) et qui permettrait de vérifier le temps nécessaire au refroidissement de cette substance à l’air sous une épaisseur donnée ?

Pourquoi dans le récit circonstancié des expériences ne donne-t-on ni les heures, ni les durées des séances ? Pourquoi n’indique-t-on pas le nombre et les noms des expérimentateurs qui faisaient la chaîne ? Pourquoi ne nous dit-on pas si ces expérimentateurs ont été ou non tous sans exception soigneusement fouillés et visités avant et après la séance, et par qui ?

Comment se fait-il que « le peu de lumière ne permettait pas d’observer de visu le phénomène. » Les ectoplasmes qu’on nous a décrits antérieurement — alors qu’on ne songeait pas encore à les mouler — étaient visibles avec peu de lumière, et la lumière même était, nous a-t-on dit, défavorable à leur formation.

Comment se fait-il que du jour où ils se laissent mouler les ectoplasmes ne se laissent plus voir ? Puisqu’ils sont si dociles et qu’ils tiennent tant à manifester leur réalité, pourquoi ne cumulent-ils pas à la fois la visibilité et la faculté d’être moulé ? Les incrédules, ou du moins ceux qui voudraient être convaincus, ne seront-ils pas fondés à penser que c’est parce qu’il y aurait peut-être quelque inconvénient à voir ce qu’on entend plonger dans le baquet à paraffine ?

On nous donne les photographies des moulages en plâtre, faits ultérieurement avec les moules en paraffine « déposés » pendant les séances. Quelle garantie avons-nous, que ces moulages ont réellement été faits avec ces moules ? Qui a fait ces moulages ? En présence de qui ? Quelles précautions ont été prises pour authentifier et identifier aussitôt, afin de les soustraire à toutes substitutions ultérieures possibles, les moules et les moulages ?

Aucune réponse n’est apportée à toutes ces questions par les longs mémoires qui croient pouvoir cependant affirmer qu’ils apportent la preuve scientifique, contrôlée, définitive, de la réalité des matérialisations ectoplasmiques.

Pour nous, du récit si inutilement détaillé de ces expériences, nous croyons qu’on ne peut tirer que la conclusion suivante : Un certain nombre de personnes (qu’on ne nous désigne pas), sont réunies dans une obscurité à peu près complète avec un médium, dans un local dont rien ne nous prouve qu’il n’est pas lui-même truqué. A un moment donné et sans avoir rien vu, on entend un clapotis dans un baquet de paraffine fondue, puis on trouve un moule de main ou de pied en paraffine mince. De ce fait à la conclusion que le docteur Geley se croit autorisé à en tirer, il y a une certaine distance qu’il est permis de ne pas franchir d’un seul trait.

On nous affirme et on s’efforce de nous démontrer que le moule de paraffine, qui est ainsi « déposé » et recueilli, n’a pas été apporté de l’extérieur. C’est possible, mais on ne nous le prouve pas d’une manière qui lève tout doute. On nous dit que le médium est contrôlé, et que « le contrôle du médium consiste essentiellement dans la tenue de ses deux mains. » (Mais d’abord, ces mains sont tenues par des expérimentateurs différents, et il est prouvé depuis longtemps que, pour les prestidigitateurs habiles, c’est l’enfance de l’art, dans les longues séances obscures, de dégager, sans qu’on s’en aperçoive, l’une ou l’autre de ses mains, de celles des contrôleurs.

Mais admettons que le médium Kluski ait réellement eu sans cesse ses deux mains solidement tenues, et même ses pieds (dont les médiums savent user aussi très adroitement). Cela empêche-t-il qu’un des assistants ait apporté dans sa poche les moules de paraffine recueillis ? Cela empêche-t-il que dans la pièce truquée (comme il est facile de truquer une pièce !) un compère ait apporté durant la longue, séance obscure ce qu’on trouve ensuite ?

Le Dr Geley nous assure que tous les doutes doivent être levés à cet égard, parce que dans une, et même dans deux séances, il avait au préalable incorporé à la paraffine du baquet une matière colorante décelable après coup, par une réaction chimique, et qui a prouvé que les moules recueillis étaient nécessairement faits de la paraffine du baquet, c’est-à-dire avaient été faits pendant la séance. Or, seul lui, Dr Geley et un autre des assistants (qu’il ne saurait être question de mettre en cause ici) étaient au courant de cette précaution chimique qui avait été prise. Je veux bien le croire. Mais je serais encore beaucoup plus convaincu si on avait pris des précautions telles que le Dr Geley lui-même n’ait pas connu le moyen d’identifier après coup le moule obtenu. Car enfin, et toute personnalité étant mise à part, il est énervant et fâcheux qu’une découverte, qui, si elle est réelle, est une des plus grandes de tous les siècles, ne puisse être admise qu’autant qu’on a une confiance absolue dans la parole de M. X... ou de M. Y... C’est un fâcheux dilemme que celui qui vous impose : ou de croire à un bouleversement de toutes nos notions, ou de croire à une erreur, même involontaire, de la part de M. X... ou de M. Y...

Mais c’est là une critique de détail, — destinée seulement à montrer combien il est dans tout cela difficile d’allumer sa lanterne, — et je veux bien jusqu’à nouvel ordre croire qu’aucun des assistants (presque tous anonymes) ni le médium n’ont introduit subrepticement dans leurs poches ou dans leur vêtement les moules « déposés, » ni qu’un compère habillé en rat d’hôtel n’est entré durant la séance par une trappe habilement dissimulée pour les laisser là

Je veux bien admettre provisoirement la conclusion de la longue démonstration essayée sur ce point par le Dr Geley : à savoir que les moules de paraffine ont été réellement faits pendant la séance et par quelque chose qui s’est plongé dans le baquet de paraffine fondue préparée à cet effet.

Mais quel est ce quelque chose ? That is the question.

Tout le monde est d’accord pour penser qu’avant d’attribuer un effet donné à des causes surnaturelles ou du moins inhabituelles, il convient d’abord de rechercher s’il ne peut pas être dû à des cause déjà connues. Tout le monde est d’accord aussi, — jusqu’à Sir Oliver Lodge lui-même, — pour rechercher d’abord dans les phénomènes médiumniques les possibilités de fraudes et de supercheries.

Ces principes, le Dr Geley n’hésite pas à les appliquer lorsqu’il s’agit de discuter les résultats obtenus dans les séances dont nous venons de parler. S’étant d’abord convaincu, — s’il n’a pas absolument convaincu tout le monde, — que les moules de paraffine recueillis n’ont pu être produits que pendant les séances d’expérimentation, et non pas préparés d’avance et apportés du dehors, il se demanda par quelles sortes de fraude lesdits moules auraient pu être produits dans ces séances.

Procédant par élimination, — ce qui est le procédé logique en l’espèce, — il affirme d’abord qu’il est impossible d’obtenir des moules semblables à ceux qu’on a recueillis en plongeant dans la paraffine des moulages durs et consistants (par exemple en plâtre) de membres humains.

Nous le croyons volontiers, car le retrait de ces pièces indéformables briserait le léger moule de paraffine formé autour d’elle. Il est d’autre part, affirme le docteur Geley, impossible d’obtenir des moules analogues à ceux qui font l’objet de la discussion, en trempant dans la paraffine des mains ou membres en caoutchouc souple gonflés d’eau. Par ce procédé, et en vidant le membre en caoutchouc de son eau, on arrive bien, dit-il, à retirer le membre de son moule paraffiné, sans détruire celui-ci. Mais le moule obtenu subit une déformation ridicule et ne ressemble nullement à ce membre réel sur lequel a été fait le modèle en caoutchouc.

Ici encore nous croyons volontiers le docteur Geley. Il est clair, en effet, que sous la pression variable avec la position de l’eau incluse, le caoutchouc par suite de son élasticité subira des déformations hétérogènes et variables.

Un point, c’est tout ! Voilà donc tous les procédés imaginables, aux yeux du directeur de l’Institut métapsychique, pour simuler des moules de paraffine semblables à ceux qu’il a recueillis : un gant en caoutchouc rempli d’eau ou un simulacre dur du membre à imiter ! Hors de ces deux moyens, il n’y a aucun moyen d’essayer de frauder ! Et comme ces deux procédés privilégiés ne donnent rien de bon, force est bien de conclure, n’est-ce pas, que les moulages sont produits par les matérialisations, par les ectoplasmes, par les « produits idéo-plastiques du dynamo-psychisme essentiel de l’être ! » Et voilà pourquoi votre fille est muette.

Eh bien ! je dis que c’est aller un peu vite sur la pente savonnée de la déduction, et on peut être surpris qu’un technicien qui a beaucoup travaillé ces questions n’ait pas trouvé d’autres moyens possibles de fraude que ceux qu’il indique. Il y en a, hélas ! ou du moins heureusement bien d’autres. Il y a celui que M. Lorenzi vient de communiquer au docteur Geley [4], et qui me paraît, d’ailleurs, bien compliqué, et qui utilise un membre en plâtre. Il y a ceux que, dans une très intéressante étude critique de la question [5], a indiqué le docteur Morhardt qui a vainement jusqu’ici sollicité d’apporter à l’Institut métapsychique la démonstration de ce qu’il affirme.

Il est clair qu’un simulacre de main en caoutchouc élastique et rempli d’eau subira des déformations, comme l’a remarqué le docteur Geley. Il est non moins clair — comme a oublié de le remarquer le docteur Geley, — qu’il existe de nombreux tissus non élastiques, non extensibles et par conséquent indéformables tout en étant souples et qui permettent facilement de réaliser des gants ayant exactement, avec tous les détails anatomiques qu’on voudra, la forme d’un membre humain. Il est non moins clair qu’à défaut de tissu convenable on peut réaliser des gants jouissant de cette propriété au moyen d’une des nombreuses substances que l’industrie utilise pour fabriquer des objets moulés (telles que les dérivés de la cellulose, collodion, celluloïd, ou les dissolutions de caoutchouc).

Il est certain que des « gants » obtenus par un de ces procédés et remplis d’eau (ce qui par ailleurs accélérerait, à cause de sa grande chaleur spécifique, le refroidissement de la paraffine, comme on l’a précisément constaté), il est certain, dis-je, que de tels objets plongés dans un bain de paraffine produiraient très exactement des moulages. identiques à ceux qui ont été obtenus à l’Institut métapsychique. Tant qu’on n’aura pas démontré que ce procédé, ou un procédé analogue, n’a pas été employé par l’un des mystérieux assistants de ces fameuses séances, nous aurons le droit de continuer à penser avec Grasset que la preuve des matérialisations n’est pas faite... et que quelqu’un a voulu se moquer de nous. Je ne dis pas que l’ectoplasme est impossible. Je dis qu’on n’a pas prouvé qu’il est.


Charles Nordmann.


Nous rappelons ici que les rapports relatifs aux expériences faites avec Nielsen et miss Soliger, rapports publiés en Angleterre et en Scandinavie et que nous avons cités dans la Revue du 15 octobre, ont été pour la première fois traduits en français par M. Paul Heuzé dans ses articles de l’Opinion (N. D. L. R.).

  1. C’est moi qui souligne. — Ch. N.
  2. Cette parenthèse du professeur Richet montre qu’il doute qu’il existe aucun vrai médium qui, à l’occasion, ne soit capable d’employer la fraude. C’est en effet ce qui ressort, notamment de notre récente étude parue ici même sur « les grands médiums à ectoplasme. » Il n’est en effet aucun de ces grands médiums qui, lorsqu’il a été soumis à une expérimentation rigoureuse et prolongée, n’ait été, lorsqu’il produisait néanmoins des phénomènes, — pris en flagrant délit de fraude... à moins que le contrôle prolongé et resserré n’amenât purement et simplement la suppression de tout phénomène. Les convaincus expliquent cela en disant que le médium, énervé de l’attente des assistants et voulant à toute force produire le phénomène, est irrésistiblement conduit, lorsque son pouvoir médiumnique lui fait momentanément défaut, à employer la fraude. Il me semble qu’il serait au contraire tout naturel, que, pour éviter l’accusation d’imposture, un médium vrai, de bonne foi et sérieux, — s’il en existe, — se gardât bien de substituer jamais la supercherie à un pouvoir qu’il saurait réel et dont il serait assuré qu’il n’est qu’incidemment défaillant.
  3. Revue métapsychique, 1921, n* 5 ; 1922, n° 1.
  4. Revue métapsychique, septembre-octobre 1922, p. 312.
  5. Grande Revue, 1922, passim.