Revue scientifique - Le Ministère des Inventions

Revue scientifique - Le Ministère des Inventions
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 687-697).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE MINISTÈRE DES INVENTIONS

Une allégresse émue, une joyeuse espérance fait battre les cœurs de tous les servans, illustres ou modestes, de la science française, depuis que le nouveau Ministère des Inventions intéressant la Défense nationale a été confié à M. Paul Painlevé.

Certes l’heure n’est point aux panégyriques, mais à l’action ; ce qu’il faut aujourd’hui, c’est non pas tresser des couronnes, mais les mériter. Il n’en est pas moins vrai que quand, parmi les causes de tristesse qui empêchent parfois l’admirable machine française d’avoir tout le rendement dont elle est capable, surgit une œuvre ou une personnalité vraiment digne d’aviver dans les cœurs meurtris et las la flamme confiante de l’espoir raisonné, le devoir commande de la faire connaître et de la montrer à tous les yeux comme un drapeau. C’est pourquoi nous voudrions aujourd’hui dire à nos lecteurs la portée, le but et la raison de l’œuvre confiée à M. Painlevé. Nous le ferons d’autant plus librement que, réfugié dans la fière citadelle de l’indépendance, et, comme Arvers,


N’osant rien demander et n’ayant rien reçu…


nous n’hésiterons pas, le jour où cela pourra être fait sans inconvénient, à signaler les défaillances que naguère et ailleurs nous avons constatées.


A priori, il semble qu’il y ait une sorte de paradoxe dans la seule idée d’une organisation relative aux inventions. Le génie inventif est peut-être en effet, des choses de cette planète tourmentée, celle qui par sa nature même, échappe le plus à toute réglementation, à toute norme, à toute administration, c’est-à-dire à toute prévision, puisque administrer… ou du moins bien administrer, — ce qui n’est pas toujours tout à fait la même chose, — c’est prévoir. L’esprit d’invention est une fleur sporadique qui pousse à l’improviste sur les terrains les plus variés, dans les terres grasses où la culture a déposé ses engrais universitaires aussi bien que sur les landes désertes des cerveaux dont le génie n’a point connu les savantes irrigations professorales. Cette fleur sublime et indomptable est rebelle à toute acclimatation forcée dans les serres chaudes des institutions d’État. Elle y florira d’aventure aussi bien qu’ailleurs, certes, mais sans que le milieu y soit pour rien.

Une organisation relative aux inventions ne pouvait donc pas prétendre à les créer, à les faire jaillir au commandement, — rien n’est moins obéissant que le génie, — mais seulement à les utiliser, à les ordonner, à les adapter aux circonstances, à les dégager du réseau barbelé des formalités administratives où se déchirent parfois leurs ailes délicates, à les défendre contre la routine, la bêtise, l’envie, le plagiat, en un mot à les traduire de concepts en faits. Tel est le rôle qu’a assumé M. Painlevé, et qui est destiné à nous donner, nous a donné déjà entre ses mains quelques-uns des instrumens les plus essentiels de la victoire. Ce que nous avons sous les yeux, ce qui se passe chez nos ennemis prouve précisément que ce qui importe avant tout dans une invention, c’est sa réalisation, son application, sa généralisation. Pour prendre un exemple, on savait depuis longtemps que certains gaz sont toxiques, on connaissait leur composition, on savait les préparer dans les laboratoires. De ce fait qui était du domaine public et universel, les Allemands ont su momentanément tirer un avantage unilatéral, parce qu’ils ont mis au point, généralisé, militarisé, adapté aux circonstances tactiques, l’emploi de ces gaz connus de longue date. Si belle, si neuve, si géniale que soit une idée, elle n’est rien pour la patrie, si elle ne se traduit par les faits. Elle n’est rien qu’un reflet inutile et caché, si l’acte, si la réalisation ne la projette pas de son arc vibrant au cœur même des choses agissantes et vivantes.

Tout ce qui pense en France est reconnaissant au chef du gouvernement d’avoir, oublieux des querelles mesquines de naguère, et le champ visuel tourné seulement vers l’avenir, choisi pour éclairer cette voie nouvelle un des phares les plus purs de la science française, d’avoir appelé à lui cette personnalité si jeune, si droite, si vivante dont M. Raymond Poincaré disait naguère : « Son génie scientifique est parmi les plus profonds et les plus pénétrans dans le monde entier ; mais M. Painlevé n’est pas seulement un savant, il est un homme dans la plus haute et la plus fière acception de ce mot. » Pour l’œuvre nouvelle, « il fallait un calculateur… » Ce fut un calculateur qui l’obtint. Bénissons la destinée… et M. Briand d’avoir fait mentir Beaumarchais et réalisé ainsi une sorte de révolution sans précédent.


En mettant à pied d’œuvre ses idées, le nouveau ministre des Inventions s’est bien gardé de faire table rase du passé. Il sait trop que le véritable novateur est celui qui perfectionne et développe, sans oublier le travail antérieur, et utilise précieusement ce que rien ne remplace : le fruit de l’expérience déjà accumulée. Il est, comme l’illustre Henri Poincaré, de ces mathématiciens à qui le maniement des équations différentielles a surtout appris la méthode et la valeur des faits. Heureux et admirables théoriciens, ceux à qui la contemplation abstraite des formes irréelles où la mathématique met tant de féerique beauté, démontre que « l’expérience est la source unique de la vérité ! » Étonnant paradoxe, qui fait que tant de gens vautrés pesamment dans la seule matière sont à genoux devant l’apriorisme des systèmes et le verbalisme, tandis qu’à côté d’eux, les purs abstracteurs de quintessence analytique ne connaissent de souverain que le fait !

Depuis longtemps déjà il existait une « Commission des Inventions concernant les Armées de Terre et de Mer, » et qui faisait d’excellente besogne. Elle avait été instituée à la suite notamment des fameuses affaires Turpin, et je dois dire, — « nourri dans le sérail, j’en connais les détours, » — qu’elle avait été admirablement organisée pour obtenir le meilleur rendement avec le minimum de formalités administratives, et que son organisation était un modèle de simplicité efficace dans les limites d’action, malheureusement un peu étroites, qui lui étaient imparties. Si je ne craignais de paraître insinuer que quelques autres administrations sont un peu plus éloignées de la perfection, j’ajouterais même que je n’ai jamais connu d’organe administratif réglé d’une façon aussi simple et aussi rationnelle, et aussi dépourvu d’inutilités, de lenteurs, et de complications bureaucratiques. On ne s’en étonnera pas si j’ajoute encore que son premier secrétaire général fut le colonel Joffre, qui depuis a montré qu’il savait organiser des choses encore un peu plus difficiles.

Lorsque brusquement survint la guerre, la « Commission des Inventions » fut, comme tant d’autres organes techniques de la défense nationale, soudain désorganisée par la mobilisation de la plupart des officiers qui la composaient. Or précisément, et comme on aurait pu s’y attendre, si l’on avait un peu moins manqué de prévision, la guerre amena immédiatement une recrudescence du nombre des inventeurs qui s’offraient à collaborer à la défense nationale.

Parmi leurs propositions, il en est, — le plus grand nombre, hélas ! — qui devaient être rejetées dès le premier examen comme chimériques. D’autres au contraire étaient susceptibles de rendre d’utiles services et méritaient d’être mises à l’étude sans retard. Que faire dans ces conditions ?

C’est alors, — on était aux premiers jours d’août 1914, — que M. Painlevé, dont l’ardent prosélytisme avait tant fait depuis plusieurs années dans les questions techniques intéressant la marine, l’aviation et les explosifs, — obtint du ministre de la Guerre le décret du 11 août 1914 instituant la « Commission supérieure des Inventions intéressant la défense nationale. » Très sagement, cette nouvelle commission, loin de se substituer révolutionnairement à l’ancienne si bien organisée par le colonel Joffre et ses successeurs, entrait purement et simplement dans les cadres, les règles et les locaux même de son aînée, englobant les membres disponibles de celle-ci et leur adjoignant, pour parer aux vides causés par la mobilisation, un certain nombre de savans et de techniciens d’une compétence et d’une autorité indiscutables.

Cette commission des inventions, présidée aujourd’hui par une des plus hautes, des plus énergiques, des plus profondes intelligences de la Science française, l’illustre physicien Violle, a rendu depuis lors, dans la mesure de ses moyens étroitement limités, des services éminens que l’histoire fera connaître un jour.

Mais dès maintenant, qu’on me permette d’ouvrir à ce propos une brève parenthèse et de m’élever ici contre quelques opinions perfidement injustifiées ou imprudemment naïves qu’on a prononcées et même imprimées.quelquefois à ce sujet.

Il y a inventeurs et inventeurs, comme il y a fagots et fagots. Il y a l’inventeur qui croit à tort avoir une idée juste et nouvelle ; il y a celui qui croit avec raison avoir eu une pareille idée ; il y a encore une troisième espèce d’inventeur : celui qui croit avec raison que son idée est juste, et à tort qu’elle est nouvelle. On me concédera facilement que le pourcentage des gens qui ne sont pas impeccables étant dans la plupart des corporations relativement faible -, il y a des chances pour qu’il ne soit pas nul dans celle des inventeurs. Il se trouvera donc toujours sur cent inventeurs un ou deux… au moins, qui n’auront rien inventé du tout que d’absurde, et qui, n’étant pas mis au pavois, crieront à la persécution et rempliront les oreilles des reporters de leurs doléances, en clamant que tout est perdu et que la France est une ingrate. On ne peut pourtant pas avec la meilleure volonté, contenter tout le monde, admettre les multiples moteurs à mouvement perpétuel fréquemment présentés, ou les quadratures du cercle, ou tant d’absurdités dont la nomenclature donnerait les élémens d’un volume bien amusant : tel cet inventeur qui pensait méduser, au point de la réduire à l’impuissance, toute l’armée allemande en suspendant à un avion une reproduction parfaite de la figure de Guillaume II. Tel cet autre qui… Mais je m’arrête à cause du secret professionnel…

La vérité est que toute proposition, quelle qu’elle soit, tout croquis, fût-il informe, toute suggestion, fût-elle manifestement incohérente et faite par un aliéné, est et a toujours été examinée par la Commission des Inventions. Un officier ou un savant ou un ingénieur, idoine et consciencieux, immédiatement désigné et choisi en raison de sa compétence et de la nature du sujet, établit un rapport sur la proposition. Ce rapport est lu et ses conclusions discutées à la séance de la Commission où siège l’élite de notre science et quelques-uns de ceux parmi nos techniciens militaires qui se sont le plus distingués par leur travaux. Ou bien la proposition est rejetée après discussion ; ou. bien elle est prise en considération et elle est, ou du moins elle était, avant l’institution du ministère des Inventions, transmise immédiatement au ministère de la Guerre à qui seul les règlemens permettaient d’y donner une suite, une application et une généralisation plus ou moins immédiates. La Commission des Inventions était donc parfaitement innocente des retards apportés, dit-on quelquefois, à la mise en pratique d’une proposition prise par elle en considération ; elle a même déploré elle-même souvent de pareils retards, et que sa constitution et ses pouvoirs ne lui permissent pas d’activer davantage la mise en œuvre des projets acceptés par elle ou acceptables.


Et voici qui m’amène tout naturellement à parler des défectuosités de l’état de choses antérieur à l’institution du ministère des Inventions et auquel celui-ci a pour objet de remédier par les moyens que nous indiquerons tout à l’heure. Après avoir pris la défense de la Commission des Inventions qui a été, ainsi qu’on vient de voir, parfois injustement incriminée, on me permettra maintenant, examinant l’autre face du problème, de me faire aussi l’avocat du diable… des inventeurs veux-je dire. Des circonstances curieuses et particulières font que j’ai été précisément à même d’éprouver tour à tour dans ce domaine les sentimens du jugé et celui du juge… Les malfaiteurs deviennent, dit-on, les meilleurs policiers, et l’on a vu des diables devenir ermites, au temps où toutes les grottes disponibles ne servaient pas encore d’abris à l’artillerie.

Les grands services techniques centraux de la guerre (sections techniques de l’artillerie, du génie, etc.) dont la besogne est immense et féconde ont été, pour répondre aux besoins du front, à tel point surmenés par l’œuvre double qu’ils poursuivent et qui est, d’une part de fabrication, d’autre part de perfectionnement des moyens techniques existans, qu’il leur était devenu parfois difficile de mettre au point les idées du dehors lorsqu’elles étaient insuffisamment étudiées. De là certains retards inévitables dans l’aboutissement des projets pris en considération par la Commission des Inventions. Seuls parmi ceux-ci, ceux qui étaient à peu près au point et susceptibles d’une application militaire immédiate, ou tout au moins prochaine, avaient chance d’être rapidement appliqués. Il était donc, à ce premier point de vue, souhaitable d’étendre le rayon d’action des services techniques centraux en leur adjoignant, par un organisme à la fois souple et cohérent, tous les laboratoires et ateliers inutilisés ailleurs, tous les techniciens spécialistes capables de mettre à l’essai et au point les inventions acceptées, mais insuffisamment achevées.

Telle fut la première idée de M. Painlevé, qu’il conçut comme un complément nécessaire à sa conception de la Commission supérieure des Inventions et qui devait en quelque sorte, des projets retenus par celle-ci, faire des réalités sur-le-champ applicables. Mais les laboratoires, mais les techniciens, mais les crédits nécessaires à cette œuvre de mise au point préliminaire : ils existaient, ils existent ; ce sont tous les laboratoires, tous les crédits et tous les techniciens de physique, de chimie, de mécanique, de médecine, d’électricité de nos universités et de nos facultés, de nos grandes écoles et de nos hautes institutions scientifiques. Ressources précieuses et jusque-là inutilisées pour la défense nationale. Et comme tous ces grands établissemens sont rattachés avec leur merveilleux outillage et leur personnel savant au ministère de l’Instruction publique, il était tout naturel et que celui-ci devint en même temps Ministère des Inventions. C’est ce qui arriva et permit enfin la mobilisation tant désirée de la science française.

D’un autre côté, les règlemens existans, — car en tout cela, c’étaient les textes seulement et non les hommes qui étaient défectueux, — interdisaient avec les inventeurs tous arrangemens préliminaires sauvegardant leurs intérêts matériels. Une loi nouvelle prévoit l’achat des brevets susceptibles d’intéresser la défense nationale.

Les mêmes règlemens excluaient, — on s’en est souvent plaint dans la presse — l’inventeur des expériences exécutées dans les ateliers de l’Etat. Le Ministre a modifié cet état de choses qui pouvait être parfois nuisible, et les inventeurs, lorsque leur projet aura été pris en considération, verront accueillir avec bienveillance leur collaboration pour la mise au point dans les établissemens techniques dépendant du ministère des Inventions.

Enfin certaines propositions dont l’étude et la mise au point, bien qu’elles dussent a priori donner des résultats positifs, avaient dû être négligées, à cause du temps très long qu’elles nécessiteraient, seront maintenant mises au point à loisir sans considération de durée, grâce à l’ampleur des moyens d’étude dont dispose le nouveau ministère, et qui permettront d’économiser un temps précieux dont les services centraux de la Guerre n’eussent pu disposer qu’aux dépens des travaux urgens qui leur incombent.

Le temps n’est plus où l’on pouvait dire : « Ce n’est pas la peine d’entreprendre cela ; avant que cela soit terminé, la paix sera signée. » Ce faux raisonnement a été cause en partie de notre lenteur à mettre en œuvre l’approvisionnement du front en artillerie lourde et en munitions, et de l’abandon prolongé de nos usines et de nos services techniques.

« Ne retombons pas, comme l’a dit M. Painlevé, dans la même erreur qui nous a déjà coûté si cher. Au début de la guerre déjà, il était trop tard, disait-on, pour improviser. Il ne suffit pas aujourd’hui de déplorer les retards qu’a entraînés cette erreur systématique de jugement. Il s’agit de n’y point retomber. »

Mais il ne s’est agi jusqu’ici que des inventions proposées en quelque sorte spontanément et d’une manière tout indépendante par les chercheurs. Le rôle du nouvel organisme sera aussi d’orienter en quelque sorte les efforts de tous ceux-ci, et en particulier des découvreurs professionnels, qui sont l’honneur de nos grands établissemens universitaires, vers les problèmes qui appellent des solutions urgentes, comme par exemple, pour n’en citer qu’un exemple entre mille, la détection des sous-marins. Et les problèmes analogues ne manquent pas ! S’il n’aura pas le pouvoir de suggérer par ordre à ses subordonnés telle solution géniale et imprévue d’une difficulté angoissante, le grand-maître de l’Université et des Inventions pourra du moins diriger leurs efforts vers la réalisation de tel détail, de tel appareil, de tel dispositif technique dont la mise au point suffira à nous assurer un progrès sensible. Dans une guerre comme celle-ci, qui met aux prises des millions d’hommes engrenés dans une immense machine uniformée, on n’imagine point quel avantage peut nous donner, — et nous a déjà donné, — tel détail matériel, tel perfectionnement en apparence minuscule d’une arme ou d’un effet d’équipement multiplié à des centaines de mille exemplaires.


Entre toutes les heureuses raisons d’espérer, entre toutes les améliorations que nous apporte le ministère des Inventions, il en est une qui réjouira le cœur de tous les Français : c’est la meilleure utilisation des compétences.

C’est là un sujet que je ne voudrais aborder qu’avec une extrême circonspection, car un grand nombre de personnes se sentent blessées dans leur honneur, lorsqu’on ose affirmer qu’en matière administrative, civile. et même parfois militaire, la fonction ne crée pas toujours l’organe, l’autorité n’est pas toujours conjuguée à la compétence, et les supérieurs ne sont pas toujours les gens supérieurs. Ce sont là pourtant des vérités de tous les temps et de tous les pays, et personne ne me contredira si je m’étonne, par exemple, que dans un pays aussi civilisé que l’Italie, on voie le mobilisé Marconi, l’homme du monde le plus compétent dans la technique de la télégraphie sans fil, simple sous-lieutenant. Il est vrai qu’on a eu l’intelligence de le mobiliser dans la télégraphie militaire ; mais ne devrait-il pas y avoir un grade qui lui conférât une autorité et un commandement correspondant aux services qu’il peut rendre ? L’autorité ne serait pardonnable de laisser Marconi croupir dans un grade subalterne que si elle l’avait mobilisé dans l’intendance, par exemple, ou le service vétérinaire, auquel cas il serait tout à fait, non pas à sa place, mais du moins à la place de son grade. Après tout, c’est peut-être pour ne pas essuyer un reproche de ce genre, qu’en Italie, et même chez certains de ses Alliés, on utilise un grand nombre de « compétences » en dehors du service où ils feraient autorité. On évite ainsi assurément l’ennui de subordonnés plus idoines que leurs supérieurs dans la fonction qui leur est dévolue. Dans tout cela, les seuls coupables sont les règlemens, et chacun sait que les règlemens peuvent être faits par des hommes, mais jamais défaits par eux.

Notre ministre de la Guerre a fait mieux que prononcer la phrase fameuse sur le divorce qui se produit parfois entre le règlement et le bon sens ; il a prouvé, en des circonstances délicates et qui seront connues un jour pour son honneur, que les concours, d’où qu’ils viennent, lui sont précieux quand ils sont utiles, et qu’il apprécie davantage ce qui est inclus sous le képi que ce qui est cousu dessus. Grâce à sa confiante collaboration avec le ministre des Inventions, il est certain que, au risque de donner parfois quelque croc-en-jambe à la fo-orme des règlemens, le nouvel organisme amènera une utilisation meilleure des compétences techniques, une mobilisation rationnelle de la science française et « qu’on ne verra plus (c’est M. Painlevé que je cite) se multiplier et se prolonger des méprises comme celles qui font[1] d’un chimiste prix Nobel un infirmier dans une garnison de port de mer. »

En un mot, — si l’on veut me laisser citer une boutade d’un mien ami qui serait certainement pour elle passible du conseil de guerre, s’il était mobilisé, et qui est peu versé dans l’orthographe anglaise, — il est probable que la nouvelle institution contribuera un peu à ce que le gallon, qui est une mesure de capacité chez les Anglais[2], en soit toujours une aussi de l’autre côté de la Manche. Ainsi soit-il !

Archimède, qui prolongea longtemps, comme on sait, la défense de Syracuse, n’était qu’un petit professeur d’Université qui n’était même pas agrégé ni docteur. A son exemple, on créera peut-être quelque jour un corps d’ « ingénieurs aux armées » recruté parmi les ex-civils qui auront fait preuve de capacités techniques et militaires. Ce jour-là, on ne fera d’ailleurs qu’imiter l’Allemagne, qui utilise des ingénieurs non officiers dans certains de ses plus essentiels organes de technique militaire. S’il pouvait hâter ce jour, M. Painlevé aurait un titre de plus à la reconnaissance nationale… Mais j’oublie qu’il ne m’appartient pas de donner des conseils aux ministres.


La constitution et le mode de travail imposés par l’illustre géomètre à ses services est à la fois très souple et très simple. A la base se trouve toujours la Commission supérieure des Inventions dont le fonctionnement reconnu excellent n’a guère changé et qui a toujours le rôle un peu ingrat, mais essentiel, de faire après discussion un tri dans la multitude des propositions présentées, d’arrêter toutes celles qui sont manifestement chimériques, absurdes ou banales, et de prendre en considération toutes celles qui contiennent, ne fût-ce que l’ombre d’une idée ou d’une suggestion intéressante. Celles-ci sont transmises sans retard aux services centraux du ministère des Inventions et réparties par leur intermédiaire et suivant la nature de la proposition entre un certain nombre de sections techniques composées chacune d’un très petit nombre d’officiers, d’ingénieurs et de savans, chargés de pousser plus avant l’étude de la proposition, jusqu’à ce qu’elle soit en état d’être utilisée, appliquée, essayée militairement, au ministère de la Guerre. Ces sections techniques ont les pouvoirs les plus larges. Sous la direction du cabinet technique du ministre, composé de quelques officiers qui sont aussi d’éminens savans et qui est chargé des relations d’une part avec le ministère de la Guerre, d’autre part, avec les inventeurs, les sections se mettant en rapport avec ceux-ci et avec les laboratoires et savans où peuvent être conduits les essais et les expériences. Grâce à une connexion bien établie avec le ministère de la Guerre, ces sections ont également les moyens d’utiliser la documentation et les ressources des champs d’expérience et de tir de la Guerre. A l’heure actuelle, et après quelques tâtonnemens inévitables, la liaison est parfaitement établie entre les deux ministères. La confiance et la bonne volonté la plus grande président à leur féconde collaboration : celle-ci n’est d’ailleurs pas nouvelle entre les deux ministres, et nous dirons quelque jour comment, avec une ténacité étonnante, à travers des difficultés sans nombre, et alors que le ministre de la Guerre était gouverneur de Paris, ils ont, par leur effort personnel, fait aboutir de concert plusieurs inventions et idées importantes.

Les sections techniques du ministère des Inventions sont composées en tout d’une trentaine de membres. Elles sont au nombre de huit, dont les titres suffiront à indiquer les attributions variées : 1° Balistique et armement ; 2° Mécanique ; 3° Physique, Électricité, Télégraphie sans fil ; 4° Hygiène, Médecine ; 5° Chimie ; 6° Marine ; 7° Guerre de tranchées ; 8° Aéronautique.

Telle est succinctement exposée l’institution nouvelle. On est en droit d’en attendre les plus beaux, les plus heureux résultats. Ceux déjà obtenus, ceux qui sont sur le point d’aboutir et à propos desquels un sentiment très naturel nous interdit toute divulgation, en sont de sûrs garans. Qu’il nous suffise de dire que les procédés les plus délicats de la physique sont mis au service de tel problème d’artillerie ou de mines, comme les études chimiques les plus audacieuses au service de la guerre des gaz. Tout cela donnera bientôt des fruits amers au palais allemand.


Puisque « ce temps est sorti de ses gonds, » comme dit Hamlet le fol, puisque la France a dû, pour défendre son flanc lâchement poignardé, s’éveiller du rêve de l’universel Éden qui se réalisera sûrement au temps des cacquerolles, comme dit Rabelais, il faut que les prêtres de la science quittent eux aussi leur tour d’ivoire pour voler au tocsin. Avec eux et par eux, le ministère des Inventions ne réalisera pas de miracle, — il n’y a plus de miracle… depuis la Marne, — mais il fera de la belle, utile et glorieuse besogne française. A sa tête, le géomètre Painlevé suit la noble tradition des Monge, des Arago, des Laplace, des Berthollet, de tous ces grands cerveaux qui ne dédaignèrent point d’abandonner leurs abstractions élégantes et savoureuses, pour s’occuper des affaires publiques, parce que la France saignait et avait besoin d’eux.

A propos des découvertes d’analyse mathématique de celui qui était déjà, il y a seize ans et qui est encore aujourd’hui le plus jeune des membres de l’Institut, notre grand Henri Poincaré a dit : « Quand je vis M. Painlevé entamer la série de ses travaux, j’avais envie de lui crier : Arrêtez-vous ! Vous vous engagez sur une route qui aboutit à un mur infranchissable. Le chemin que suivait notre jeune confrère l’a bien amené au mur que je pressentais, mais ce mur, par un admirable et prodigieux effort, il a réussi à le franchir. Son triomphe est un des plus beaux de la science française. »

Aujourd’hui un nouveau mur, celui que forment là-bas les engins et les poitrines boches, tente l’assaut de son âme ardente et compréhensive. « Cet admirable soldat de la vérité, » ainsi que l’appelait naguère M. Louis Barthou, saura y trouver un triomphe encore plus beau pour la science française. »


CHARLES NORDMANN.

  1. Il faudrait dire « qui ont fait, » car la chose a été réparée.
  2. On sait que le gallon vaut huit pintes ou quatre litres et demi.