Revue scientifique - La Préparation du tir de l’artillerie

Revue scientifique - La Préparation du tir de l’artillerie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 935-946).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA PRÉPARATION DU TIR DE L’ARTILLERIE

« Des canons, des munitions ! » ce leit-motiv aujourd’hui célèbre a été une formule véritablement heureuse pour nos armées, et il faut s’étonner qu’elle ait été si longue à s’imposer à quelques-uns de ceux qui avaient charge de préparer la guerre. Mais, si féconde qu’elle ait été et doive être encore, elle ne saurait suffire à tout. En effet, s’il n’était besoin pour vaincre que de projectiles lancés en vrac sur la bande de terrain où, de la mer aux Vosges, se tient l’ennemi, un calcul simple montre qu’il faudrait pour l’en déloger un nombre de ces projectiles pratiquement infini, ou du moins des milliers de fois supérieur à ce qu’on pourra jamais réaliser.

Faute d’être en état d’arroser uniformément d’une pluie continue de projectiles tous les points du terrain où peut être l’ennemi, où il peut aussi n’être pas, on a depuis longtemps lâché de ne tirer qu’aux endroits où il est réellement. Autrement dit, on a cherché à compenser le nombre forcément limité des obus par la précision et l’économie du tir, c’est-à-dire en préparant et en réglant celui-ci.

Si deux duellistes se battaient au revolver à une distance donnée et que l’un eût un bandeau sur les yeux et disposât de dix mille cartouches, il serait infailliblement vaincu par son adversaire, celui-ci n’en pût-il tirer que dix. S’agit-il de faire taire une batterie ou de détruire un abri de mitrailleuses, deux coups au but seront plus efficaces que des milliers à côté. Toutes ces choses, qui sous la forme où je les présente semblent plus que des truismes, ces vérités d’évidence que certaines théories outrancières négligent peut-être un peu trop, prouvent en définitive que la précision du tir, c’est-à-dire sa préparation et son réglage, sont une des meilleures manières de multiplier les projectiles, je veux dire les projectiles utiles.

Bien tirer est une des solutions les plus simples et la plus économique du problème des canons et des munitions, dont d’ailleurs le nombre, encore un coup, ne saurait jamais être trop grand.

Les problèmes que soulèvent la préparation et le réglage des tirs d’artillerie sont donc fondamentaux. Les solutions qu’on leur donne dans la pratique sont connues de tous ceux qui, dans le monde, se sont un peu occupés de balistique pratique, — et Dieu sait si le nombre s’en est multiplié depuis trois ans ! — Dans l’exposé que je voudrais faire ici de ces solutions classiques et en évitant le langage ésotérique des initiés, ces spécialistes ne découvriront rien, je pense, qui ne leur soit connu ; aussi n’est-ce point « à eux que ce discours s’adresse. »


Les règles, — car ce sont des règles ! — qui président à la façon dont se répartissent sur le terrain les coups de canon qu’on y tire, sont les mêmes qui répartissent les petites boules d’ivoire dans les compartimens de la « roulette » en ces palais somptueux où les gens trop riches... ou trop pauvres allaient naguère, quand on avait encore le temps d’avoir des vices, changer leur or contre un peu d’espérance ou d’angoisse. Ce sont les lois de la chance... et de la malchance, ou comme on dit en Sorbonne du calcul des probabilités. Frédéric II l’avait bien compris qui accordait l’empire des champs de bataille à « Sa Sacrée Majesté le Hasard. » Une analyse un peu serrée montre en effet que ce que nous avons accoutumé d’appeler le hasard n’est que la probabilité d’un événement donné, lorsque cette probabilité nous est inconnue. Le hasard n’est qu’un de ces mots plus nombreux qu’on ne croit et derrière lesquels nous essayons pudiquement de cacher notre ignorance.

Mais dans beaucoup de cas, la probabilité des choses nous est accessible. Par exemple, si l’on joue à pile ou face, la probabilité pour que pile sorte est égale à 1/2. Cela ne veut pas dire que, si on fait quatre parties, pile sortira toujours deux fois ; mais cela veut dire que, si on joue mille parties, il sortira à très peu près cinq cents fois. Autrement dit, le calcul des probabilités n’est valable que sur un très grand nombre de cas. Comme le nombre des coups de canon qu’on tire à la guerre est, hélas ! très grand, et que même le nombre des obus lancés par une seule pièce l’est en général aussi, ces nombres sont justiciables du calcul.

Il règne d’ailleurs à ce sujet quelques petits préjugés parmi les soldats. Par exemple, beaucoup de fantassins sont persuadés que deux obus d’un même tir ne tombent jamais dans le même trou et on les voit, pour franchir une zone dangereuse, sauter d’ « entonnoirs » en « entonnoirs, » en choisissant de préférence ceux qui sont les plus fraîchement creusés. Ils ont tort ; ou plutôt ils n’ont ni tort ni raison : la chance pour qu’un coup de canon tombe sur un trou d’obus récent est la même que pour qu’il tombe sur un trou ancien donné et de même dimension ; elle est évidemment moitié moindre que pour qu’il tombe sur l’un de deux trous anciens ; et le quart, si on considère quatre trous anciens ; et, comme le nombre des « entonnoirs anciens » est en général plus grand que celui des entonnoirs tout neufs, c’est peut-être là ce qui explique ce petit préjugé. Il en est là comme à la roulette : la chance pour que la rouge sorte est toujours exactement de 50 pour 100, la blanche fût-elle avant sortie dix fois de suite. Faites l’expérience mille fois et vous le constaterez sans réplique. En résumé, et pour pasticher un mot célèbre de Joseph Bertrand, « le canon n’a ni conscience ni mémoire. »

Du point de vue de celui qui reçoit les coups de canon, passons maintenant au point de vue de celui qui les envoie.


Lorsqu’un canon est pointé sur un but donné, dans une certaine direction et pour une certaine distance, c’est-à-dire, pour parler le langage des idoines, avec une dérive et une hausse données, il semble que si, sans qu’on change rien, ce canon tirait plusieurs projectiles successifs, ils devraient tous tomber exactement au même point. Le problème du tir serait alors très simple et se réduirait à un pointage exact. Malheureusement, il n’en est rien, et les coups de canon tirés successivement sur hausse unique touchent en général en des points un peu différens. Cela tient à des causes multiples dont voici quelques-unes :

1° Tout d’abord les projectiles successifs dont s’alimente une pièce de canon ne sont pas rigoureusement identiques. Si soignée qu’ait été leur fabrication, ils diffèrent légèrement de poids ; il s’ensuit que, toutes les autres circonstances du tir fussent-elles les mêmes. ces projectiles n’auront pas la même portée ; en effet, ainsi que je l’ai déjà expliqué, deux projectiles de même forme, mais de poids différens portent, pour une même vitesse initiale, à des distances différentes, le plus lourd allant plus loin. Il convient d’ailleurs de remarquer que, pour une même charge propulsive, une augmentation de poids se traduit tantôt par une augmentation, tantôt par une diminution de la portée. La portée est diminuée aux faibles distances parce que la vitesse initiale est réduite par l’alourdissement du projectile que propulse une force inchangée. Mais, du fait même que le projectile alourdi a une vitesse initiale diminuée, la résistance de l’air est aussi diminuée (puisqu’elle croît, comme on sait, avec le carré de la vitesse). Il s’ensuit qu’après une certaine durée de trajet dans l’air, le projectile alourdi a regagné une vitesse égale à celle du projectile ordinaire ; et cette vitesse, il la conserve mieux que celui-ci, comme je l’ai expliqué, et finit par le dépasser. Pour le 75, c’est vers 3 500 mètres que se produit ce changement de sens dans l’effet du poids du projectile sur la portée.

D’autre part, le calibrage des obus n’est jamais parfait et uniforme ; il s’ensuit que les centres de gravité de plusieurs obus successifs, qui dépendent par surcroit de la répartition et du tassement variables de l’explosif inclus, ne sont pas rigoureusement au même point de ces projectiles. Il en résulte que leurs mouvemens de « nutation [1] » sur leurs trajectoires varient ; que, par conséquent, la grandeur de la résistance opposée par l’air varie aussi, et, de ce fait, leurs portées sont inégales.

Il n’est pas jusqu’à l’état extérieur des projectiles qui n’ait sur celles-ci des effets importans. J’ai expliqué ici même, à propos de l’aviation, combien est importante pour le déplacement rapide d’un mobile dans l’air la rugosité ou le poli de sa surface. Des différences énormes dans les résistances aériennes peuvent en provenir, et c’est pourquoi le vernissage des surfaces alaires des avions est si important. Pareillement, les plus petites rayures, les plus légères dégradations, dans la surface extérieure des obus, influent sur leur trajectoire ; aussi cherche-t-on à les éviter le plus possible en les protégeant par une couche de peinture ou de coaltar. Telles sont les principales causes, provenant des obus eux-mêmes, qui tendent à disperser les coups successifs d’un même canon tirant sur hausse unique.

2° Des effets du même genre proviennent de la charge de poudre qui propulse l’obus. Le poids de cette poudre n’est pas, dans toutes les cartouches et dans toutes les gargousses d’un type donné, exactement le même. En outre, la poudre, surtout la poudre moderne n’est pas toujours identique à elle-même ; elle vieillit avec le temps, se décompose un peu, a ses maladies (les catastrophes passées de l’Iéna et de la Liberté nous l’ont cruellement appris). Par conséquent, les propriétés balistiques de la poudre changent d’un lot à l’autre ; pour un même lot par surcroît elles changent légèrement avec la température et le degré d’humidité de l’air. On admet par exemple que, pour chaque degré au-dessus de 15° centigrades, la force propulsive augmente d’une quantité telle que la vitesse initiale du projectile est accrue d’environ un millième de sa valeur. La vitesse avec laquelle cette poudre brûle dans l’âme du canon n’est pas non plus toujours identiquement la même, car elle dépend des formes un peu variables des brins. On a d’ailleurs à cet égard fait des progrès immenses depuis les immortels travaux de Vieille, qui a eu l’idée de donner aux brins de poudre des formes géométriques leur assurant une combustion régulière et réglable.

3° A côté des causes de dispersion qui proviennent de l’obus et de la poudre, il faut placer celles qui proviennent du canon lui-même. D’abord, on ne peut pas pointer rigoureusement deux fois de suite la pièce d’une manière identique ; la précision est en effet limitée par la puissance et le pouvoir séparateur de l’appareil de pointage qui ne sont pas infinis. Puis la pièce est plus ou moins chaude, suivant la température extérieure et le nombre de coups déjà tirés : la force propulsive de la poudre s’en ressent ; les rayures sont plus ou moins usées, le frottement de la ceinture plus ou moins vigoureux et par conséquent la contention des gaz dans l’âme de la pièce plus ou moins complète. Toutes ces causes modifient les trajectoires des projectiles.

4° A côté de tout cela qui provient du matériel lui-même, il faut considérer les causes perturbatrices originalités de l’extérieur et surtout de l’atmosphère :

On s’est souvent demandé si les canonnades n’avaient pas d’effets météorologiques, et certains n’ont pas craint d’affirmer que telles pluies abondantes avaient été produites par elles. Cela n’est rien moins que prouvé et, pour ma part, si j’admets volontiers que l’action des ébranlemens produits par l’artillerie peut favoriser dans une certaine mesure les condensations, je crois que cette mesure est négligeable ainsi qu’il ressort de l’examen impartial des données et statistiques météorologiques.

Mais si les coups de canon n’ont pas une influence notable sur l’état de l’atmosphère, ils sont au contraire extrêmement sensibles à celui-ci. Cela est facile à démontrer :

Le vent, en premier lieu, a un effet très important sur les trajectoires des obus. Quand le vent est dirigé exactement dans le sens de la trajectoire, il est clair qu’il allonge celle-ci puisque, dans ce cas, la vitesse de l’obus par rapport à l’air qui va dans le même sens est diminuée, et que par conséquent la résistance de l’air qui dépend de cette vitesse est rendue bien moindre. Par exemple, un obus qui, dans la partie de sa trajectoire où sa vitesse est de 100 mètres à la seconde, traverse un vent de même sens de 10 mètres de vitesse (ce qui est un vent moyen) éprouve de la part de l’air une résistance d’un cinquième plus petite que s’il traversait un air calme et de deux cinquièmes plus petite que dans le même vent se déplaçant en sens contraire.

On conçoit que les portées en soient profondément altérées. En effet, si l’obus se déplaçait, — je fais une hypothèse naturellement irréalisable, seulement pour mieux faire comprendre ma pensée, — dans un vent dont la vitesse et la direction fussent constamment égales aux siennes, il n’éprouverait de la part de l’air aucune résistance et sa portée serait égale à sa portée théorique dans le vide. Or le 75 porterait à près de 28 kilomètres dans le vide, alors qu’en fait sa portée maxima est inférieure à 10 kilomètres ; pour les pièces plus lourdes, la différence entre la portée dans le vide et la portée réelle est proportionnellement moins forte, car l’effet de la résistance de l’air est moindre sur les projectiles lourds ; mais cette différence reste toujours considérable, et l’exemple précédent suffit donc à montrer que les effets du vent peuvent être très grands. Pour les calculer exactement, il faut tenir compte des variations de vitesse et de direction du vent avec l’altitude, qui sont notables et qu’on ne connaît jamais exactement. Ces calculs vérifiés par l’expérience établissent par exemple qu’un vent de 10 mètres produit un écart d’environ 150 mètres dans la portée du 75 tirant à 5 000 mètres et d’environ 330 mètres lorsque celui-ci tire à 8 000 mètres. — Pour le canon de 95 à la distance de 6 000 mètres un vent longitudinal de 10 mètres entraîne une variation de portée de 97 mètres avec l’obus à vitesse initiale de 414 métrés et une variation de 360 mètres (4 fois plus grande) avec l’obus à mitraille à vitesse initiale de 308 mètres. Cette différence provient surtout de ce que l’obus à plus faible vitesse initiale parcourt dans l’air, pour arriver au même point que l’autre, une trajectoire beaucoup plus incurvée et partant beaucoup plus longue, et aussi de ce que sa vitesse étant moindre, l’influence de celle du vent est proportionnellement plus grande. Ces quelques données montrent, je pense, d’une façon frappante quelles erreurs, quelles pertes de temps et quel gaspillage de munitions commettrait un commandant de batterie qui préparerait son tir sans tenir compte de l’influence du vent. Il va sans dire d’ailleurs que de même qu’un vent longitudinal fait varier la portée, un vent transversal déplace le plan de tir vers la droite ou la gauche et influe sur la dérive. La plupart des vents agissent donc à la fois sur la portée et sur la direction.

L’influence de la température et celle de la pression barométrique ne sont pas moindres. Lorsque la température s’élève, l’air se dilate, sa densité diminue et sa résistance aussi ; le contraire a lieu lorsqu’il fait plus froid. Pareillement, lorsque la pression barométrique augmente, l’air est plus dense et offre plus de résistance à l’avancement des projectiles.

Or les tables de tir dont nous parlerons tout à l’heure et qui sont les bréviaires des commandans de batterie et les auxiliaires indispensables de la préparation des tirs sont calculées pour la température de 15° centigrades et la pression de 750 millimètres. Le poids du mètre cube d’air dans ces conditions est de 1 208 milligrammes ; il s’abaisse à 1 105 milligrammes pour une pression de 690 millimètres et une température de 30° centigrade ; il s’élève au contraire à 1 350 milligrammes pour une pression de 770 millimètres et une température de — 7°, 5. Ces variations de sa densité peuvent donc atteindre 1/5 de sa valeur et leur influence sur les portées sont donc très notables. En revanche et contrairement à ce que fait le vent, la température ni la pression n’agissent sur les directions des trajectoires.

Tout cela montre à quel point l’institution d’observations météorologiques régulières et complètes est nécessaire auprès des commandemens d’artillerie. Aussi, dans l’armée allemande comme dans la nôtre, le baromètre, le thermomètre, l’anémomètre complétés par les ballons-sonde et les cerfs-volans qui vont les porter jusque dans les hautes couches atmosphériques, là où monte et s’infléchit la parabole sifflante des obus, sont devenus des accessoires indispensables du canon.


Tous les phénomènes que nous venons de passer en revue font que des coups successifs tirés sur une hausse unique ne tombent pas au même point, et se dispersent autour du but. De ces phénomènes les uns tiennent aux imperfections et aux modifications du matériel, et on pourrait en somme y remédier en partie par des fabrications plus soignées ; mais ceci même serait inutile, car elles n’empêcheraient pas les irrégularités du même ordre de grandeur produites, comme nous venons de voir, par les perturbations atmosphériques. Celles-ci, non seulement nous ne sommes pas maîtres de les modifier, mais nous ne pouvons même jamais les calculer exactement, puisqu’elles dépendent de données qui nous échappent en partie, concernant les régions inaccessibles de l’atmosphère... ne serait-ce que celles qui baignent les positions ennemies.

Ce sont les petites variations de ces causes qui produisent la dispersion des projectiles autour du but. La connaissance des lois de cette dispersion fournit des données indispensables à la construction des tables de tir, et il est nécessaire d’en dire ici un mot.

Si, avec une pièce donnée et sur hausse unique, on tire un très grand nombre de coups de canon (1 000 par exemple), on constate, en relevant soigneusement sur le sol les points d’impact de ces coups de canon, un certain nombre de faits généraux et constans :

Tous les points de chute sont groupés à peu près symétriquement autour d’un certain point O appelé point moyen et près duquel ils sont plus serrés que partout ailleurs. Si l’on trace sur le sol une ligne passant par le point O et par le canon qui a tiré, on remarque que les points de chute sont également répartis à droite et à gauche de cette ligne ; si on trace au point O une deuxième ligne perpendiculaire à la première, on fait la même constatation, mais avec cette différence que, de part et d’autre de cette deuxième ligne, les points d’impact s’éloignent en général plus loin que de part et d’autre de la première. Cela veut dire que les écarts en portée sont en moyenne plus grands que les écarts en direction. De la vient que les tirs d’enfilade, lorsqu’ils sont possibles, sont les plus efficaces des tirs d’artillerie. Si on mesure les distances des écarts en portée à la ligne qui les sépare et qu’on prenne la moyenne arithmétique de ces écarts, on a ce qu’on appelle l’écart moyen en portée ; on a de même l’écart moyen en direction. Si on trace d’un côté de la ligne qui sépare les écarts en portée une ligne parallèle et de telle sorte que le nombre des points de chute situés à l’extérieur de cette ligne soit égal au nombre des points de chute situés à l’intérieur, la distance qui sépare les deux lignes définit ce qu’on appelle l’écart probable en portée. On opère de même pour l’écart probable en direction. Donc dire l’écart probable est de tant de mètres, cela veut dire qu’il y a autant de chances pour qu’un coup donné tombe plus près ou plus loin du but que cette quantité ; pour parler plus précisément, cela veut dire que sur mille coups visant ce but, cinq cents environ s’en rapprocheront plus que cette quantité et cinq cents moins, ce qui est évident a priori, puisque cela résulte de la façon même dont on a déterminé l’écart probable.

Celui-ci est une donnée très importante dans les tables de tir et la préparation du feu, car lorsqu’un coup isolé tombe plus près du but que cet écart, cela signifie que le tir est réglé ; ou encore, lorsque sur un certain nombre de coups, la moitié environ tombe d’un côté du but, l’autre de l’autre, cela veut dire que le tir est réglé, qu’il n’y a plus moyen de le rendre plus précis en modifiant le pointage et que le seul moyen de toucher le but est, à partir de ce moment, de multiplier les coups sans modifier la hausse.

La grandeur, ou plutôt la petitesse des écarts probables ainsi déterminés (ce qui est fait en général dans des champs de tir et des polygones spéciaux), donne une mesure de la justesse d’un canon. Par exemple, il ressort du Cours d’artillerie de l’École de guerre du général Fayolle, que dans un cas déterminé, l’écart probable s’est trouvé pour le 75 de 0m,60, pour le canon de 90 de 1m, 10 pour le vieux canon de 12 de 5 mètres, c’est-à-dire que ce dernier est environ 8 fois moins précis que notre petit 75.

Pour illustrer d’un exemple ce qui précède, nous voyons par les tables de tir du 75 que, quand il tire à 2 000 mètres et à 4 000 mètres, les écarts probables en portée et en direction, sont respectivement dans le premier cas 8m, 8 et 0m,6, et dans le second 13m,3 et 1m,6.

Ces indications des tables de tir permettent de résoudre une foule de problèmes pratiques.

Proposons-nous, pour prendre un exemple concret, de calculer la probabilité d’atteindre par un tir d’enfilade à 7 000 mètres une batterie ennemie de 60 mètres de front et de 6 mètres de profondeur par un tir d’obus ordinaire de 155 C tirés à charge 0. La table de tir nous indique qu’à cette distance l’écart probable en portée est Ep=38m, 50, et l’écart probable en direction Ed = 9m,45. La longueur de la batterie étant égale à 144 Ep et sa profondeur à 0,62 Ed on en déduit par un calcul élémentaire que la probabilité cherchée est de 0,06, c’est-à-dire de 6 pour 100. En d’autres termes, sur 100 coups tirés, il est probable que 6 atteindront le rectangle occupé par l’objectif.

Par exemple, encore, la répartition dissymélatrique d’un certain nombre de coups tirés sur un objectif permet de connaître la distance du point moyen à celui-ci, et de rectifier le tir en conséquence. Ainsi, si on constate que les trois quarts des coups tirés sont trop courts, on en peut conclure que le point moyen est d’un écart probable en avant du but. On peut calculer facilement, par des procédés analogues et en utilisant les tables de tir, quel est le nombre de coups pour 100 que l’on a chance de placer avec un canon donné sur un but de dimensions données, placé à une distance donnée. Il est évident que le nombre de coups à tirer est, dans ce cas, d’autant plus petit que l’écart est plus faible, et c’est pourquoi les canons modernes et bien construits sont aussi ceux qui gaspillent le moins les munitions. Les mécanismes perfectionnés des pièces récentes, leurs instrumens de pointage, leurs affûts ingénieux n’ont donc pas seulement l’avantage d’un tir plus rapide, d’un transport plus aisé : ce sont des économiseurs de munitions. Tous ces calculs d’ailleurs simples ne sont qu’un jeu pour nos commandans de batterie.

Finalement, qu’est-ce que préparer un tir ? C’est déterminer les élémens initiaux qui servent à tirer le premier coup de canon de telle sorte que celui-ci soit déjà aussi près que possible du but. On voit tout de suite pourquoi il est nécessaire que cette préparation soit faite aussi exactement qu’il se peut : d’une part, elle économise les munitions qu’il faudrait dépenser pour faire des réglages approximatifs : d’autre part, elle permet, par une efficacité immédiate, de surprendre l’ennemi et de le frapper rapidement au point vulnérable sans lui donner le temps de s’abriter ou de contre-battre.

Pour préparer le tir sur les divers objectifs qui pourront être assignés éventuellement à ses feux, le commandant de batterie procède à l’étude préalable du terrain par des reconnaissances ou sur la carte. Il organise et éprouve les postes d’observation et leurs communications téléphoniques (nous y reviendrons à propos du réglage du tir). Il a utilisé aussi pour ses préparatifs les résultats dûment consignés des tirs antérieurement faits sur les emplacemens qu’il occupe.

Il est clair que la connaissance de la position géographique des objectifs est la base essentielle de la préparation du tir. Il faut savoir avant tout ouest chacun de ces objectifs, quelles sont sa distance et sa direction ; en un mot, il faut l’avoir localisé, ou, comme on dit maintenant, repéré. A vrai dire, le sens du mot repérer est plus complet que celui du mot localiser : repérer un objectif, c’est à la fois le découvrir et le localiser, c’est-à-dire déterminer son existence et sa position. Il faut distinguer d’une manière générale les objectifs mobiles et les objectifs fixes. Parmi les premiers, (et pour ne pas parler ici du tir contre avions et aéronefs qui est un problème très spécial méritant lui-même une étude spéciale), on peut classer par exemple, les convois de ravitaillement ou troupes en marche en arrière des lignes ennemies signalés par les observateurs aériens ou terrestres. Le tir contre de tels objectifs est préparé en utilisant leur position momentanée par rapport à tel point fixe et connu du terrain : telle croisée de route, tel arbre, telle maison, etc. Ce tir contre objectifs mobiles dans ces conditions se ramène au tir contre des points fixes corrigé convenablement.

Quant aux objectifs fixes, tranchées et abris, positions de batterie, nœuds de routes, etc. leur repérage est fait par diverses méthodes, aujourd’hui communément employées par l’ennemi comme par nous-même, et dont certaines sont classiques.

L’observation directe des points intéressants faite des observatoires d’artillerie ou d’infanterie permet en général de les localiser lorsqu’on les voit directement à l’œil nu où à la jumelle. Mieux encore les recoupemens des visées faites sur un point donné d’au moins deux observatoires différens permettent de reporter avec exactitude sur la carte la position de ce point. Quand l’observation terrestre n’est pas possible, on emploie l’observation aérienne complétée par la photographie, et ce sont surtout les photographies prises par les avions de reconnaissance qui permettent de reporter sur les cartes, au moyen d’ingénieuses méthodes de reconstitution, les principaux retranchemens de l’ennemi et ses positions de batterie. Beaucoup de celles-ci étant inaccessibles à la vue, même des avions, à cause des masques naturels ou « camouflés » qui les cachent, on a songé à employer pour les repérer non plus la lumière mais le son. Je décrirai quelque jour les méthodes de repérage par le souque l’ennemi aujourd’hui emploie comme nous et je raconterai leur suggestive histoire. Tout cela fournit les objectifs qu’on situe sur la carte.

Lorsque le but est visible, il suffit de connaître sa distance au canon, et leur différence d’altitude, pour déterminer, à l’aide de la table de tir et des données complémentaires dont nous avons parlé, les élémens initiaux du tir en portée. Mais le but n’étant généralement pas visible, on pointera sur un but auxiliaire, après avoir déterminé l’angle que fait la direction de celui-ci avec celle du but.

Cet angle de direction et la distance sont généralement reportés avec précision sur des cartes à grande échelle (généralement à l’échelle du 1 /20 000) où sont indiqués les emplacemens des batteries, de leurs objectifs et des repères nécessaires à l’exécution et à l’observation du tir. Ces documens topographiques analogues à ceux que les Allemande emploient de leur côté constituent, suivant l’expression aujourd’hui consacrée, des sortes de canevas directeurs du tir. L’échelle du vingt millième, qui est d’ailleurs encore amplifiée dans certaines cartes, est largement suffisante pour la plupart des besoins, puisque 1 centimètre y représente 200 mètres et qu’on peut facilement y faire des déterminations et des pointages à 1 quart de millimètre près, c’est-à-dire à 5 mètres près, ce qui est largement suffisant, les écarts probables des tirs et les erreurs même des déterminations topographiques dépassant cette valeur dans presque tous les cas. Cette échelle a d’ailleurs servi constamment à l’auteur de ces lignes pour ses repérages de batteries par le son, et elle a toujours suffi à tous les besoins.

Sur ces cartes, les emplacemens sont désignés très simplement par leur longitude et leur latitude kilométriques, grâce à un quadrillage kilométrique numéroté à partir d’une origine donnée. Celui-ci permet d’exprimer en mètres les coordonnées des points qui reçoivent d’ailleurs ensuite des désignations conventionnelles.

Ayant placé sur son plan directeur, soigneusement fixé sur la planchette de batterie les positions de ses propres pièces et celles des repères et des objectifs dont on lui a communiqué les coordonnées, le commandant de batterie, peut facilement préparer les élémens de ses tirs futurs par rapport à chacun d’eux.

Pour compléter ce matériel auquel est adjoint le classique rapporteur en zinc, les tables de tir ouvrent dans quelque coin de la « cagna » leurs pages austères où des chiffres balistiques s’alignent en bataille. Nos tables de tir sont d’ailleurs tout à fait analogues à celles de l’ennemi et conçues suivant le même type. Elles sont pour l’officier d’artillerie les compagnes silencieuses de tous les jours, surtout de ceux où l’on se bat, et où les bouches des canons clament la mélodie étourdissante que le chef a déchiffrée au long des noires colonnes numériques.

Pour compléter ceci, il me reste maintenant à exposer brièvement comment, après avoir préparé le tir, on le règle et on l’observe.


CHARLES NORDMANN.

  1. Les obus ogivaux ne restent pas rigoureusement à chaque instant sur leur trajectoire, c’est-à-dire que leur axe ne reste pas tout à fait parallèle à celle-ci ; mais ils sont animés autour d’elle d’un petit mouvement de va-et-vient, d’oscillation, qui est une des causes de leur sifflement dans l’air et qui est analogue à la « mutation » de la lune sur son orbite, qui fait que nous connaissons en réalité, à cause du balancement de celle-ci, un peu plus de la moitié de sa surface.