Revue pour les Français Juillet 1906/II

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



L’affaire Dreyfus est close. À l’exception des agitateurs habitués à pêcher en eau trouble, tous les français doivent s’en réjouir. Malheureusement ses effets subsistent. Cette détestable crise a développé en nous un abominable défaut : l’esprit sectaire. La plupart des Français, ses victimes, ont pris coutume de substituer dans leurs jugements la passion au bon sens. Ne croyez pas, lecteurs, que nous en accusions de préférence — employons pour la dernière fois ces vilains mots — dreyfusards ou antidreyfusards. Les deux opinions furent coupables, qui prétendirent trancher une question judiciaire avec des arguments sociaux, religieux ou politiques.

À présent, pansez vos blessures et sachez oublier à la fois les griefs et les torts de chacun. La Revue pour les Français vous aidera dans cette œuvre en vous rappelant sans cesse les sentiments, les intérêts, les cultes qui vous sont communs et vous rapprochent les uns des autres.

En Russie.

Avez-vous lu le discours prononcé par le prince Ouroussof, député de Kaluga, à la séance de la Douma du 22 juin ? Il a prêté un appui immense à l’assemblée dans sa lutte entreprise contre la bureaucratie impériale. Ayant établi nettement que les massacres de Volodga, d’Alexandrovsk, de Bielostok, etc., avaient été non seulement connus, mais préparés d’avance par la police, il a prouvé que le gouvernement ne devait pas en être déclaré responsable, étant lui-même réduit à l’impuissance vis-à-vis des fauteurs d’émeutes. « Les organisateurs de ces tueries, a-t-il dit, échappent au pouvoir du gouvernement et constituent une institution occulte d’une envergure telle qu’elle exerce sur la plupart des fonctionnaires de l’État une influence bien supérieure à celle des ministres. » La Russie n’est donc plus gouvernée, et la suprême ressource des autocrates est d’organiser l’anarchie. Singulier régime !

Cependant le Tsar n’agit pas : il s’efface. La confiance populaire lui échappe, et l’armée, même, cesse de lui obéir. L’indécision de son caractère accumule sur sa tête de graves responsabilités dont, un jour, il lui sera demandé compte. La Douma et la Cour sont comme les mâchoires d’un étau qui l’enserrent et le briseront sans doute, s’il ne prend un ferme parti avant leur choc définitif.

Albert Sorel.

La science française vient d’éprouver une perte sensible en la personne d’Albert Sorel, l’éminent historien. Avec lui disparaît le représentant le plus autorisé de l’école de Taine. Cette école est aujourd’hui battue en brèche par un groupe important d’historiens érudits qui prétendent appliquer à l’Histoire une méthode purement scientifique. Leurs travaux sont dignes de l’attention la plus sérieuse. On les consulte et on les consultera longtemps sans doute, mais on les lit rarement et on les lira de moins en moins. C’est qu’il ne suffit pas, pour enseigner l’Histoire, pour la faire aimer et comprendre, d’être un savant. Il est aussi nécessaire d’être un écrivain et un artiste. Un livre d’histoire ne doit pas être écrit comme un traité d’algèbre. Les historiens de la nouvelle école compromettent sérieusement l’avenir de leurs idées en nous les présentant, le plus souvent, sous une forme impersonnelle et amphigourique. Ils tombent dans l’erreur qui consiste à croire qu’un écrivain spécialisé dans certaines études « doit parler une certaine langue ». Non, Messieurs. Il n’y a qu’une langue française. Et qu’on ne vienne pas nous dire que cette langue classique se prête mal à l’exposé des idées scientifiques : cette langue n’est pas seulement celle de littérateurs comme Flaubert et Prévost-Paradol, celle d’historiens comme Taine, Sorel, Henry Houssaye, elle est encore celle de purs scientifiques comme Claude Bernard et Berthelot. Cette langue française a pour principal mérite la clarté. On ne s’en douterait guère en lisant la plupart de nos écrits contemporains…

Albert Sorel ne fut pas seulement un maître écrivain. Il fut aussi un grand français et un brave homme. Ceux qui l’ont connu vous diront sa bonté, sa simplicité, sa modestie, aussi profondes que son érudition. La loyauté qu’il apportait à l’accomplissement de toutes ses tâches lui valut l’estime générale.

Le nombre d’étudiants qu’il a formés pendant trente années d’enseignement à l’École des Sciences politiques atténue, dans notre pensée, la rigueur de sa perte : le maître se survit un peu en la personne de ses élèves. Il s’en trouvera parmi ceux-là qui suivront son illustre exemple et sauront perpétuer son œuvre.

Sobriété Norvégienne.

Si nous en croyons les autorités norvégiennes — et nous n’avons aucune raison de mettre en doute leur parole — la Norvège est aujourd’hui l’un des pays du monde où l’on consomme le moins d’alcool par tête d’habitant, après avoir été jadis l’un de ceux où l’on en consommait le plus.

Une loi de 1816 ayant autorisé chacun à fabriquer l’eau-de-vie avec le produit de ses cultures, le pays devint bientôt la proie d’une véritable « peste alcoolique ». Ses ravages provoquèrent en faveur de la tempérance un mouvement presque général qui aboutit à la promulgation d’une législation restrictive très sévère. Actuellement la distillation et la vente de l’alcool sont interdites à défaut de licences spéciales. Au lieu d’un chiffre incalculable de bouilleurs, on compte en tout 22 distillateurs ; quand aux débits, qui étaient 1.101 en 1847, leur nombre est tombé à 640 en 1857, à 501 en 1871, à 130 en 1900. Conséquence : chaque individu, qui absorbait en 1840 une moyenne de huit litres d’alcool (ramené à 100 %) n’en consomme plus aujourd’hui que deux.

Les administrations communales ont seules la faculté d’autoriser la vente des spiritueux dans la limite de leur territoire. Le privilège de cette vente implique renonciation à tout autre commerce ; il est fortement imposé et ne peut, en aucun cas, s’exercer les dimanches, jours fériés et après-midi précédant les fêtes. Mieux : depuis 1871, les communes sont autorisées à transférer leur droit de vente à des sociétés philanthropiques connues là-bas sous le nom de samlag. Ces sociétés, devant nécessairement consacrer leurs bénéfices nets à des « fondations d’intérêt public », s’occupent naturellement de contrôler leurs clients, sans souci d’en augmenter le nombre. Par le consentement même des populations, donné en 1894 en la forme d’un plébiscite, elles monopolisent aujourd’hui à peu près complètement le débit des spiritueux et ont pu déjà consacrer plus de 20 millions de kroner — soit 26 millions de francs — à des fondations d’intérêt public. En même temps la situation sociale des familles s’est améliorée, grâce aux économies réalisées sur l’achat des boissons fermentées, et, avec elle, la puissance économique et morale de toute la nation.

Les Norvégiens ont ainsi fait, pour leur très grand profit, l’apprentissage de la tempérance. Ils ont le droit d’en être fiers, ayant donné au monde un magnifique exemple.

Au pays de l’or.

Un correspondant de l’Union des Employés du commerce de commission et d’exportation, que dirige avec tant de compétence M. F. Delannoy, nous mande de Prétoria que les charpentiers de cette ville se sont récemment mis en grève pour avoir vu réduire leurs salaires de 28 à 25 francs par journée de huit heures. Ils citent avec indignation le « prix de famine » que certains d’entre eux ont dû accepter : 525 francs par mois ! Nous les plaignons bien sincèrement… pour leur état d’âme. Ces braves gens sont victimes d’un contact incessant avec les chevaliers de la spéculation qui pullulent autour des champs d’or. Le désir de faire fortune l’emporte en eux sur le désir de vivre. C’est une idée fixe. La spéculation a tout envahi. Hypnotisé par le but à atteindre, chacun songe à la fin sans penser aux moyens. Dominé par la certitude, habituelle aux joueurs, d’une fortune prochaine, chacun dépense sans compter. Pour satisfaire au luxe, en attendant le coup de dés qui vous fera millionnaire, il faut gagner gros. Voilà pourquoi les travailleurs de toutes catégories exigent des salaires si élevés. L’ouvrier préfère se croiser les bras plutôt que se contenter d’une rétribution modérée ; le commerçant dédaigne les petits profits. Le métier qu’on exerce est considéré comme un expédient pour vivre au jour le jour.

Ces mœurs profitent aux travailleurs sérieux et facilitent singulièrement leur concurrence. Les immigrants Asiatiques, surtout les Hindous, en ont si bien tiré parti qu’ils sont en train d’accaparer le commerce de détail. Leurs victimes en sont exaspérées et réclament à grands cris de « l’Afrique Australe aux Afrikanders » l’expulsion des fâcheux qui menacent de rétablir l’harmonie économique qu’ils ont détruite.

Pareille chose s’est déjà passée en Australie, aux cris de l’« Australie aux Australiens ». Les autorités locales ont découvert, là-bas, un ingénieux moyen de fermer leur porte à toute personne jugée par elles « non désirable ». La loi sur l’immigration permet aux agents qui en assurent l’exécution d’imposer à tout nouvel arrivant une épreuve spéciale : cette épreuve est une dictée. Vous pensez sans doute qu’il s’agit d’une dictée en anglais, puisque l’Australie est de langue anglaise. Détrompez-vous, il s’agit d’une dictée — de cinquante mots — dans une langue européenne quelconque… au choix de l’examinateur. Il est facile, dès lors, d’exclure n’importe qui. Cette loi ridicule — appliquée rigoureusement à toutes les personnes qui prétendent exercer un métier quelconque — éloigne naturellement les immigrants. L’Australie est déjà assez loin ! Si l’on n’est pas même sûr de pouvoir mettre pied à terre après trente jours de traversée, on hésite d’autant plus à s’y rendre. On n’y va plus, et l’Australie s’étiole à force de vivre sur elle-même.

À présent les Afrikanders veulent l’imiter. Il est décidément prouvé que la proximité des mines d’or exerce une fâcheuse influence sur la mentalité des individus.

Fonctionnaires et commerçants.

Nous avons récemment découvert, en feuilletant un recueil de statistiques, que le nombre des commerçants français avait grandi de 15 % depuis soixante ans. Savez-vous de combien s’est trouvé augmenté pendant la même période celui des fonctionnaires ? De 150 %. Dix fonctionnaires pour un commerçant, c’est une proportion inquiétante. Elle augmentera sans doute encore aussi longtemps que la France n’aura pas réformé son système d’éducation.

L’enseignement donné dans nos écoles n’a qu’un but : vous mettre en mains tel parchemin ou certificat qui vous facilite l’accès d’une fonction. Il ne vous apprend rien de pratique. Si vous voulez réussir dans un métier quelconque, il vous faut d’abord oublier ce que vous avez dû savoir pour être reçu aux examens, et faire ensuite votre instruction vous-même. Cet effort nécessaire à l’exercice d’une carrière active exige une dépense d’énergie dont la plupart de nos jeunes gens sont incapables. Ils se détournent du commerce dont les responsabilités les effraient et préfèrent végéter dans un emploi administratif.

Tandis qu’en Allemagne et en Angleterre les écoles préparatoires au commerce se comptent par centaines, il n’y en a probablement pas vingt dans toute la France, et encore sont-elles peu fréquentées. Aussi, faute de bonnes volontés compétentes, le commerce extérieur de la France ne cesse de diminuer par rapport à celui de ses rivales. Malgré les avantages de notre richesse acquise, de notre crédit, malgré la supériorité de notre industrie, malgré les traditions qui ont fait de nous pendant des siècles les fournisseurs attitrés d’un grand nombre de pays, nous sommes partout devancés. « Ce ne sont pas les affaires qui manquent, écrivait récemment M. Auguste Isaac, Président de la Chambre de commerce de Lyon, ce sont les sujets. » Rien de plus vrai. C’est pourquoi nous devons, en attendant mieux, chercher à suppléer au nombre par la qualité en perfectionnant notre enseignement commercial.

À ce propos, l’Institut commercial de Paris vient de prendre une très heureuse initiative en décidant de fonder à l’étranger des succursales. La première a été ouverte, à Liverpool, où nos jeunes étudiants vont se perfectionner dans la langue et les méthodes anglaises. Nous en voudrions voir ainsi dans les principales villes commerçantes du monde. La pratique des idiomes et des caractères étrangers devant beaucoup faciliter l’extension de nos affaires, c’est un moyen qui nous paraît très efficace pour enrayer une crise fatale à l’avenir de notre pays.

La Fortune française en Espagne.

L’Espagne est après la Russie le pays du monde où les Français possèdent le plus de capitaux. Nos compatriotes y ont fondé et y dirigent plusieurs centaines de maisons de commerce — 60 en Catalogne, 60 à Valence, 200 à Madrid, etc., — embrassant la plupart des articles et absorbant plus de 80 millions de francs. Nos biens fonciers montent à 65 millions. Il y a trois banques françaises à Madrid, une à Valence, une à Biscaye, et, dans toutes les grandes villes, des agences du Crédit Lyonnais, représentant un capital d’au moins 35 millions. Les chemins de fer espagnols sont en très grande partie l’œuvre des capitaux français qui s’y trouvent engagés pour une somme colossale : 1.700 millions ! Les entreprises de navigation, de construction de quais, de docks, etc. — ports de Santander, Bilbao, Pasajes — nous prennent 46 millions. Ajoutez 71 millions pour les mines, 175 millions pour les entreprises industrielles et plus de 800 millions pour les fonds d’État, vous trouverez au total à peu près trois milliards, convenablement placés, d’ailleurs, puisqu’ils rapportent à leurs propriétaires un revenu moyen supérieur à 7 %.

Le Bagne Calédonien.

M. H. Pozzi-Escot publie dans la Revue, sous ce titre, une étude qui nous aurait sans doute profondément ému en faveur des forçats si nous n’avions rapporté nous-même d’une visite récente à l’île Nou des impressions absolument contraires aux siennes.

L’auteur compare la vie d’un bagnard à celle de ses « camarades de crime » restés en France dans les maisons centrales et trouve excessive, pour des fautes à peu près égales, la disproportion des châtiments. « Les réclusionnaires osent se plaindre ! » ajoute-t-il, stupéfait de leur audace. S’il avait bien voulu interroger là-bas d’anciens réclusionnaires, il en aurait pourtant recueilli l’assurance unanime que l’existence du bagne est infiniment préférée, dans leur « milieu », à celle de la prison. Ne devons-nous pas en croire leur expérience ?

En vérité, le bagne calédonien n’a rien de cruel, pour les forçats qui obéissent aux règlements et font preuve de docilité. Leur sort ferait envie à beaucoup de pauvres honnêtes gens. Était-on prévenu, lors de notre visite ? Nous nous souvenons d’avoir goûté, sans répugnance, leur soupe, et de l’avoir trouvée, sinon délicate, du moins très substantielle et pas moins bonne que celle qu’on donne, en France, aux pensionnaires de nos hospices ; nous avons visité l’hôpital, où les bagnards malades et convalescents mènent la plus douce des existences, entourés de fleurs aux suaves parfums, soignés par de bonnes sœurs ; nous avons vu l’asile où traînent les impotents et les vieillards, sans oublier les deux bibliothèques où les intellectuels — très nombreux, prêtres et notaires, principalement — travaillent à leur convenance, les jours de fête. Que faut il encore ? Voudrait-on qu’on leur fit construire une salle de spectacles ?

Nous voulons croire que l’estimable collaborateur de la Revue n’a fait qu’une très courte visite au pénitencier de l’île Nou, et qu’on lui a montré naturellement ce qui s’y trouve de plus impressionnant, c’est-à-dire le quartier des indisciplinés. Pour ceux-là, son tableau devient juste, et même au-dessous de la vérité. Leur existence est un enfer. Nous en avons trouvé, enfermés depuis des mois, la boucle au pied, dans une cellule obscure, étroite et basse, où ils ne peuvent pas davantage s’allonger complètement que se tenir debout. La plupart y deviennent fous, quand ils n’y meurent pas. Mais ce sont des incorrigibles, des fauves : leur sort nous fait pitié sans doute, mais il ne nous attendrit pas.

D’autre part, M. Pozzi-Escot proclame avec raison la faillite de la science pénitentiaire. Nous l’avons constatée comme lui. Les expériences de régénération par le bagne ont piteusement échoué. Elles se sont effectuées, d’ailleurs, au détriment de la colonie et des colons qui semblent, en la circonstance, bien plus dignes de sollicitude que les bandits qu’on les oblige à hospitaliser.

Agitation Samienne.

L’île de Samos — surtout connue chez nous pour son délicieux vin sucré — est agitée par une révolution parlementaire. Le parlement samien, composé, s’il vous plaît, de deux chambres qui comportent respectivement vingt-six députés et trois sénateurs, s’est insurgé contre son prince, un certain Bithynos, l’a déposé sans plus de façons, et en réclame un autre. Obtiendra-t-il satisfaction ? C’est peu probable. La Turquie, suzeraine de Samos, et les grandes puissances protectrices de son autonomie, énervées de l’agitation politique qui gagne de proche en proche les îles de l’Archipel, semblent peu disposées à écouter les doléances des députés Samiens.

Pauvres Samiens ! Quel vent de folie souffle sur eux ! Que ne se contentent-ils d’habiter un charmant pays, au climat si parfait que les anciens prétendaient qu’y respirer dispensait de se nourrir ! Ils veulent jouer à la grande nation, se divisent en partis politiques et se laissent mener par une poignée de politiciens qui les exploitent et les ridiculisent. Ils sauront bientôt ce qu’il en coûte. Jusqu’à présent l’île de Samos fut très prospère : elle n’a pas un sou de dettes, et ses recettes balancent ses dépenses. Vous verrez dans quelques années…