Revue musicale - Une Jeanne d'Arc italienne - Chants patriotiques français

Revue musicale - Une Jeanne d'Arc italienne - Chants patriotiques français
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 697-708).
REVUE MUSICALE

UNE JEANNE D’ARC ITALIENNE — CHANTS PATRIOTIQUES FRANÇAIS


Jeanne d’Arc, mystère en quatre parties ; poème de M. Luigi Orsini, musique de M. Enrico Bossi. — La messe en l’honneur de Jeanne d’Arc, de Gounod. — Chants patriotiques, de MM. Camille Saint-Saëns, Pierre Lasserre, Xavier Leroux, et d’Albéric Magnard.


Nous avons plus d’une raison d’estimer et de remercier M. Giovanni Tebaldini, maître de chapelle de la cathédrale de Lorette. Sans parler de ses œuvres personnelles, qui sont loin d’être sans mérite, il a publié naguère une intéressante édition de la Rappresentazione di Anima e di Corpo, le drame sacré d’Emilio del Cavalière. Nous en avons alors entretenu nos lecteurs[1]. Aujourd’hui, tout en préparant pour l’avenir, — un avenir lointain peut-être, mais sûrement vengeur, — une grande composition pour chœurs et orchestre, l’Inno ai martiri, le musicien d’Italie nous envoie, de la part d’un de ses compatriotes et confrères, M. Enrico Bossi, la partition, récente et considérable, d’une Jeanne d’Arc. Qu’elle soit la bienvenue en France, la Jeanne d’Arc italienne, « à cette heure tragique où l’âme latine, ivre de joie et de larmes, prend son essor vers les siècles à venir. » Étrange coïncidence et, peu après, contradiction plus singulière encore : l’Allemagne fut la première, sinon la seule, à accueillir, avec une sympathie dont ses journaux prodiguèrent les témoignages, une œuvre qui glorifiait l’héroïne française. Et cela se passait, non pas en des temps très anciens, mais il y a moins de deux ans (février 1914), presque à la veille de l’agression sauvage et de cet attentat sacrilège contre la cathédrale de Reims, dont une année entière ne devait point épuiser l’horreur. Encore une fois, les gazettes d’outre-Rhin ne ménagèrent point alors leurs éloges. Un éditeur d’Allemagne, et non d’Italie, publia l’ouvrage. Aujourd’hui, quand nous lisons la partition, quand il arrive qu’au-dessous du texte italien, — que dis-je, au-dessus — nos yeux rencontrent les paroles allemandes, que nos lèvres, par mégarde, les prononcent, les uns en gardent comme une ombre funeste, et les autres on ne sait quel goût de cendre et de mort.

M. Bossi lui-même a bien voulu nous informer que son œuvre était sur le point, quand éclata la guerre, d’être exécutée à Paris. Et savez-vous sous quel patronage ? Il paraît que Jeanne d’Arc aurait eu pour marraine Mme Yvette Guilbert. L’auteur nous apprend aussi qu’il a conçu Jeanne d’Arc comme une œuvre de concert, analogue, par la forme et par la destination, à la Damnation de Faust. Il estime enfin que la rapide succession des épisodes aurait pu comporter un accompagnement ou des illustrations cinématographiques. C’est trop d’ambition, ou plutôt, et bien au contraire, trop de modestie. Ne mêlons pas les genres, surtout les genres inégaux. Poésie et musique nous suffisent et se suffisent aussi.

Le poème de Jeanne d’Arc a pour auteur M. Luigi Orsini. Il se divise en quatre parties (dont un prologue) et douze tableaux. Le prologue (en quatre tableaux) se passe à Domrémy. Après une introduction pastorale et populaire (chansons et danses autour de l’Arbre des fées), sainte Marguerite et sainte Catherine d’abord, puis saint Michel archange, apparaissent à Jeanne, lui révèlent sa mission divine et lui commandent de se mettre en chemin. Première partie : une halte guerrière, à Blois, et, tout de suite après, l’entrée triomphale à Orléans. Ici peut-être, fût-ce dans un raccourci d’épopée, on aurait souhaité moins de hâte, un progrès plus égal, plus de préparations et de développerions. Viennent maintenant « la chevauchée sur Reims, » « le couronnement » et « le songe de Jeanne, » intermède symphonique. Enfin la troisième et dernière partie commence par une courte scène, — assez insignifiante, — où le duc d’Alençon annonce au peuple la capture de Jeanne ; puis c’est la prison de Rouen et le bûcher avec l’obligatoire apothéose.

Dans son ensemble, ce poème a l’avantage d’être court et le défaut d’être sommaire, incomplet aussi. Des vides, ça et là, s’y font sentir. Il y manque les transitions et les ménagemens. On voudrait qu’il eût, avec autant de brièveté, plus de substance et plus de tenue. Quant à la langue, — celle au moins que parle Jeanne, — on regrette de n’y point trouver la franchise et la vigueur, le robuste bon sens et par-dessus tout la simplicité, qui fait si profondément humaine et si française, en même temps que surnaturelle et mystique, l’âme de notre Pucelle. Oyez plutôt cette plainte, ou cette complainte, de la prisonnière : « Dans le jardin de Gethsémani, Jésus lui aussi pleurait, et, plein d’angoisse, il cachait un frisson dans son cœur. Mais ses larmes silencieuses, les plantes les buvaient, et les astres y reflétaient la compassion des cieux. Mais moi qui, toujours vigilante, ai vécu dans ma foi ; moi, pauvre aile de colombe, égarée sur des abîmes obscurs, je n’ai pas de fleurs pour pleurer l’heure de mon agonie, je n’ai pas d’astres qui resplendissent au-dessus de mon angoisse. » Est-ce ainsi que Jeanne se plaignait, et pleurait ! Et non seulement la vérité de l’histoire, mais celle même (car elle existe) de la poésie et de l’imagination, peut-elle souffrir, sur les lèvres d’une Jeanne d’Arc, cette abondance de paroles recherchées et fleuries !

La recherche nous paraît être aussi le défaut général et le plus sensible, — à la lecture du moins, — de la partition. Très travaillée, très raffinée, la musique de M. Bossi ne redoute et d’ailleurs n’évite rien autant que de sembler vulgaire ou même banale. Elle courait pourtant certain risque de l’être, les sujets religieux et militaires prêtant deux fois à de trop faciles effets : cortèges et processions, hymnes d’église, refrains et sonneries de guerre. Le musicien d’Italie n’a pas donné sur cet écueil. Sa musique n’est jamais triviale, ou voyante, ou, si vous préférez, criarde. Au contraire, les délicats en aimeront la discrétion, la réserve et le recueillement. C’est au dedans, et non point au dehors, qu’ils en iront chercher, et trouver, le caractère et le charme. Musique intérieure, intime, cette musique est même trop souvent ténue et subtile. Loin de s’imposer tout de suite, elle se cache et se dérobe d’abord. Elle a des aspects, des expressions furtives, passagères, et qu’il faut surprendre. Cela n’est pas très italien, du moins italien d’aujourd’hui. Et cela n’étant ni long, ni lourd, on y reconnaît encore moins la marque de fabrique allemande, la dernière. Il se peut que l’influence debussyste ne soit pas étrangère à l’inspiration de certaines pages, trop ingénieuses, trop frôles et presque maladives. D’autres, solides et saines (surtout l’épisode du couronnement), feraient plutôt songer — et ce souvenir nous plaît davantage — à tel ou tel chœur religieux du Boris Godounow de Moussorgsky. L’ensemble, encore une fois, nous paraît pécher par un excès de raffinement, pour ne pas dire de maniérisme et de préciosité. Non, « ce n’est pas ainsi que parle la nature, » ni même ainsi qu’elle chante et qu’elle s’exprime par la musique, par les divers élémens de la musique : mélodie, harmonie ou déclamation lyrique. C’est dans l’harmonie surtout, dans la formation des accords et dans leur succession, que se manifeste un parti pris constant de recherche, une crainte et comme une horreur continuelle de la simplicité. Le chromatisme y sévit sans cesse. L’altération tonale ou modale y est de règle et donne au style général de l’œuvre un caractère, fastidieux à la longue pour l’oreille et pour l’esprit même, d’incertitude et de flottement. La pastorale du début, la chanson de Jeanne, de couleur ancienne, peut bien nous séduire un instant par de fines dégradations et par ce que les peintres appellent d’insensibles « passages ; » mais, dès le dialogue de Jeanne avec saint Michel, autant il y a, dans les révélations, dans les injonctions de l’archange, de franchise, de droiture et d’éclat héroïque, autant les réponses de Jeanne, qui devraient être la naïveté même, en sont tout justement le contraire et nous déroutent, comme accent, comme intonation, par je ne sais quoi de laborieux, d’artificiel et d’alambiqué. La scène de la prison, plus que toute autre, nous donne cette impression d’apprêt, d’embarras et de malaise. Rien d’aussi contourné que l’introduction d’orchestre (une ritournelle de hautbois, pas davantage), sinon la complainte de Jeanne, que la dite ritournelle, après l’avoir annoncée, accompagne. On a peine à suivre ici la voix. Constamment elle hésite entre des notes douteuses, et quand elle se décide, c’est généralement pour les plus bizarres, que nulle relation, nulle affinité naturelle n’attire et ne rassemble. Rien de franc, de clair et de simple. Rien qui soit vraiment une mélodie, c’est-à-dire une ligne chantante, dont une pensée logique, un sentiment sûr ait choisi, groupé les sons et dessiné le cours. Il manque à ces pages capitales, ou qui devraient l’être, la sincérité, la flamme, et le souffle qui l’avive, le mouvement et l’élan généreux, en un mot, ou plutôt en deux mots, que Maurice Barrès a trouvés naguère pour définir l’éloquence d’Albert de Mun : « La spontanéité du cœur. »

Mais il s’en faut que le maniérisme soit toute la manière du musicien de Jeanne d’Arc, et nous n’eussions point signalé son œuvre pour y trouver seulement à redire. Plus d’un épisode ne saurait être jugé sur la simple lecture. On ne peut ainsi que deviner la grâce, la vivacité, le brio des rondes, enfantines, chantées et dansées autour de l’Arbre des fées, et qui forment une espèce de scherzo symphonique et choral. Orchestre et chœurs sont plus nécessaires encore pour donner, sinon l’idée, au moins la sensation — qui doit être extrêmement forte — de la « Chevauchée sur Reims. » Contentons-nous d’en constater l’originalité rythmique, par où cette course à la gloire se distingue, à première vue, de la « course à l’abîme » de la Damnation de Faust et de la wagnérienne chevauchée des Walkyries. Pour le reste, l’analogie, ou la filiation, est évidente : même continuité, même opiniâtreté de mouvement, même fougue et même furie, mêmes effets de cris et d’onomatopées. Aussi bien, à ne la considérer que du point de vue dramatique, l’invention de cette scène, ou de ce tableau, nous paraît heureuse. Dans une composition où domine l’esprit de mysticisme et d’intériorité, elle introduit un élément extérieur, un ferment d’action, d’action véhémente, tumultueuse même. Et cela n’est pas mauvais pour animer la composition générale, pour en assurer, par la diversité même, l’équilibre et l’harmonie.

Si nous trouvons le plus souvent trop vagues et trop fuyans les discours de Jeanne, ceux de saint Michel ont une autre consistance. A la bonne heure, voilà de la fermeté, de la franchise et de la précision, des phrases musicales droites comme l’épée de l’archange et brillantes comme elle. Très épisodique, insignifiante même, la scène aux environs de Blois ne finit cependant pas mal. Avec un tendre regret, Jeanne salue une dernière fois les plaines, les coteaux et les bois. (Au fait, pourquoi ces adieux à Blois seulement, et non pas, d’abord, à Domrémy ? ) Mais soudain, s’arrachant à sa tristesse : « En avant, » s’écrie-t-elle, « en avant, pour le grand nom du Seigneur Dieu ! » Sans rien d’inopiné, le mouvement n’en est pas moins juste, rapide, entraînant. La scène suivante (l’entrée à Orléans) forme un excellent tableau musical, et le meilleur de tous après celui du couronnement. Elle a lieu, cette entrée, aux sons d’une marche d’abord mystérieuse, inquiète même, et qui semble douter encore de l’approche de la libératrice, mais qui peu à peu se rassure, et finit par se mêler, hardie et joyeuse, au chant du Veni Creator. En tout, partout ici, la musique risquait d’être banale. Elle a su ne l’être en rien et nulle part. Ici Jeanne enfin a trouvé pour son oraison et son action de grâces des accens de piété mystique sans doute, presque d’extase, mais dont le sens profond et l’expression pénétrante ne viennent que d’un naturel parfait et d’une absolue simplicité. Quel caractère, quel style, quelle vérité le musicien d’Italie n’aurait-il pas donnés à la figure de l’héroïne française, s’il l’eût fait plus souvent parler, chanter, prier ainsi !

Heureusement il a retrouvé pour elle cette attitude et ce langage dans la scène la plus remarquable de l’œuvre, « le couronnement. » Là non plus, rien de trivial ; une belle ordonnance, du sérieux, de la tenue et de la dignité. Pas de grands éclats, aucun tapage et nulle emphase ; avec beaucoup d’ampleur et de plénitude, beaucoup de sobriété. Encore une marche, et fort éloignée aussi d’être vulgaire : marche religieuse, recueillie, où les trompettes jettent çà et là, sans les prodiguer, des touches brillantes. Choral et symphonique, l’ensemble sonore se développe avec ampleur, avec aisance, quelquefois avec de chaudes effusions à l’italienne, à travers des tonalités opulentes et de savoureuses modulations. Le passage de Jeanne est salué d’abord sans cris, sans bruit, par un murmure, plus touchant, d’admiration, de respect et d’amour. Après que l’archevêque a prononcé la formule du sacre, la Pucelle prend la parole et, cette fois encore, cette fois surtout, elle parle comme elle devrait parler toujours. Son hommage à Dieu d’abord, ensuite au prince, est une délicate cantilène, où chaque mot, chaque note respire la simplicité, la modestie et la pureté. La mélodie en est bien conduite. Calme, lente, et je dirais volontiers contemplative, elle suit, au-dessus de pieux et mystiques accords, son cours, ou plutôt son vol paisible et gracieux. De puissantes polyphonies l’avaient précédée ; maintenant elle s’enchaîne avec des concerts nouveaux, et qui n’ont pas moins de grandeur. Un ensemble ainsi composé, soutenu ainsi jusqu’au bout, n’est pas d’un musicien ordinaire. « Œuvre extrêmement noble, d’une élévation peu commune, » nous écrivait M. Tebaldini. De telles pages, les plus belles de la partition, lui donnent pleinement raison. Si l’Allemagne les admirait hier, quel accueil et quelle sympathie aujourd’hui ne doivent-elles pas attendre de la France ! Il est vraiment digne et juste, il est équitable et salutaire, et nous pouvons en être fiers, qu’elles soient dédiées, ces pages éloquentes, vengeresses, à la cathédrale de Reims, à ces pierres désormais deux fois nôtres, deux fois consacrées, par des siècles de gloire et par un an déjà passé de martyre.

Merci donc au musicien d’Italie. Il est regrettable que, pour la mémoire de notre Jeanne, notre musique à nous, moins bien inspirée que notre statuaire, ait fait si peu jusqu’à présent. Ce n’est presque rien, ou rien, que l’opéra de Mermet, et que la partition de Gounod, écrite il y a quelque quarante années sur un drame de Jules Barbier, ou plutôt autour de ce drame, car elle ne se composait que de hors-d’œuvre assez pauvres et ne pénétrait pas au fond du sujet, encore moins au cœur de l’héroïne. Mieux vaut, beaucoup mieux, de Gounod aussi, la messe en l’honneur de Jeanne, exécutée autrefois dans la basilique du sacre : messe a cappella, de style archaïque ou palestrinien tout entière, à l’exception de l’introduction, demeurée justement fameuse, et du Benedictus. Celui-ci, très mélodique, tout à fait dans le style et même un peu trop suivant la formule du maître, ne laisse pas de surprendre, mais de charmer, « comme une fleur poussée aux fentes d’un vieux mur. » Le prologue au contraire est grandiose, admirable de simplicité et de puissance. Par ces qualités mêmes, il a quelque chose de commun avec le superbe début de Mors et Vita : « Ego sum resurrectio et vita. » Il est seulement plus décoratif, et devait l’être. N’oublions pas et ne laissons pas oublier que Gounod fut, maintes fois, l’architecte de ces nobles édifices classiques, de ces larges et solides ordonnances, aux lignes pures, aux étages harmonieux. Les plans sont ici distribués entre un groupe de trompettes et trombones, d’une part ; d’une autre, les grandes orgues ; d’une autre enfin, les chœurs. Que les trois élémens alternent, ou qu’ils se mêlent, égale est la beauté de leur union et celle de leur vicissitude. Il est certain que dans une église, pourvu qu’elle soit immense, les instrumens de cuivre seuls ont la portée, le caractère et la majesté qu’il faut pour s’allier avec l’orgue et les voix et pour leur répondre. Les trois forces, combinées ou successives, selon leurs ressources et leur style respectif, se partagent ici les effets, tous les effets, de puissance et même de douceur. Il va de soi que la puissance l’emporte. Ainsi, religieuse et guerrière, au seuil d’une œuvre qui célèbre nos gloires les plus saintes, notre musique éleva naguère ces magnifiques propylées, cet arc de triomphe sonore. Dieu nous fera la grâce, à Reims même, d’y passer ou d’y repasser un jour.

On se demande et même on nous demande souvent ce que sera notre musique après la guerre. Plus librement, plus hardiment nôtre, il faut l’espérer. Certaine, qui se donnait pour nationale, cessera de nous abuser, ou de nous trahir. En tel ou tel « maître » soi-disant français, nous reconnaîtrons peut-être le disciple, ou le serviteur, du dernier des grands allemands. D’ici là, notre musique de guerre, j’entends : née de cette guerre, est peu de chose. Elle est quelque chose pourtant. En musique encore plus qu’en poésie, le genre patriotique est un genre difficile. Des musiciens y ont échoué, voire des musiciennes. Dans un certain nombre d’hymnes ou de chansons, dédiées à des patriotes illustres, ce qu’il y a de mieux, c’est la dédicace. Pourtant quelques pièces vocales, des lieder, connue on hésite à les nommer, témoignent déjà que la musique française a bien mérité de la patrie.

« Vive la France ! » Sous ce titre et sur des paroles qu’on voudrait plus éloquentes, voici, de M. Saint-Saëns, une marche, un chant belliqueux et populaire[2]. Le style du maître s’y retrouve en maint détail : dans la fuite d’une harmonie banale, ou dans l’emploi d’une autre, un peu sèche, mais vigoureuse ; dans le soin d’éviter, aux tournans, ou plutôt, la phrase ayant de la carrure, aux angles de la mélodie, la platitude d’une désinence ou d’une modulation.

Critique littéraire, essayiste, juste et sévère historien du romantisme français, dans un livre qui fit beaucoup de bruit, et de bien, romancier même à ses heures, M. Pierre Lasserre est connu de tous. Critique musical, sous le pseudonyme de Jean Darnaudat, qu’il honore presque autant que son nom véritable, nous ne l’estimons pas moins. Nous lui savons gré d’être, en musique aussi, un classique, un sage, de saisir entre les choses de notre art, entre les œuvres et les époques, les rapports nécessaires ou les lois, enfin et surtout de rattacher la musique, au lieu de l’en abstraire, comme font tant d’autres, aux modes généraux de la pensée, aux grandes disciplines de l’esprit. Et voici que M. Lasserre vient de publier, — pour quelques-uns, — deux « Chants de guerre, » dont il est à la fois le poète et le musicien[3]. Pourquoi cette publication restreinte ? Elle fait voir, croyons-nous, trop de discrétion et de modestie. Il ne s’agit point ici de chansons, moins encore de romances, mais plutôt de poèmes lyriques. Le premier a pour titre : « C’est la guerre, » en trois mois qui reviennent obstinément, non comme un refrain, mais comme une réponse, la pièce formant un dialogue, (et non des couplets), entre deux voix ou deux groupes de voix. Le premier chœur se compose de ces gens qu’on appelait encore l’an dernier de certains noms : « pacifistes, » ou autres, qui n’ont plus de sens aujourd’hui. A leurs camarades qui s’en vont bravement, gaiement, jeunes hommes des villes ou des campagnes, ils exposent leurs lâches, leurs honteuses raisons de rester. Et les partans, pour toute réponse : « C’est la guerre ! »

Peu à peu, le débat s’élargit et s’anime avec une verve, une chaleur, une éloquence, où la musique a plus de part que la poésie. A certaine peinture du pays natal, de la terre et du ciel de France, évoqués pour les retenir, les soldats répliquent par une évocation en quelque sorte identique et contraire. Mieux inspirés, ils attestent les mêmes spectacles, les mêmes beautés, mais héroïques, mais conseillères d’héroïsme, et signifiant pour eux au lieu de la douceur de vivre, le devoir et la gloire de mourir. Il y a là comme un retour, un renversement dramatique, dont une musique vraiment inspirée a bien rendu la force et la grandeur. On pourrait lui reprocher, à cette musique, un peu d’incorrection et d’embarras, ici de la gaucherie, ailleurs de la dureté, quelque chose enfin qui semble trahir par momens un amateur plutôt qu’un maître ouvrier. Mais ces négligences de style ou de grammaire sont de celles que l’idée ou le sentiment général nous permet, bien plus, nous conseille de négliger elles-mêmes.

La seconde composition de M. Lasserre a pour sujet la veillée pensive d’un officier auprès de ses hommes endormis. Il songe, et d’abord, ne fût-ce qu’un moment, à l’heure douteuse de l’aube, il doute. Avec des accens inquiets, avec des frissons d’angoisse, il interroge l’avenir et le destin de la patrie. Tout dans la musique : le chant, la déclamation, la couleur tonale et jusqu’à l’âpreté de certaines harmonies, tout donne à cet interrogatoire le caractère d’une mystérieuse et sombre émotion. Mais bientôt il se ressaisit et se rassure, le jeune chef. Il entend venir à lui des sonneries lointaines, sur un rythme, avec un accent déjà presque victorieux. Ses soldats, à ses pieds, dorment toujours. Quelques minutes encore, il contemple et bénit leur sommeil, il rêve avec eux leurs rêves. Soudain voici l’alerte, et l’attaque, et le combat. La musique elle-même y court, s’y précipite, et la scène s’achève par un vigoureux, un entraînant appel aux armes. Encore plus que l’élan, ou l’assaut final, j’aime la méditation qui précède. On pourrait y retrouver, — sans nulle autre analogie d’ailleurs que celle de la situation, — une réminiscence ou mieux un commentaire, actuel et bien fait pour nous toucher aujourd’hui, de ces deux vers chantés jadis, avec une tendre mélancolie, un matin de bataille également, par le Rodrigue de Massenet :


Que l’ange du sommeil effleure de son aile
Les fronts déjà promis à l’ange de la mort !


Ainsi les chants de M. Lasserre évoquent les deux aspects et comme les deux faces de la guerre. Ils traduisent avec la même vérité les sentimens, les passions adverses qui se partagent notre âme : notre haine contre nos ennemis, et pour nos frères, pour nos héros, notre sollicitude, notre piété et notre amour.

Un autre de nos musiciens, M. Xavier Leroux, doit à la guerre aussi quelques inspirations pures. Dans l’album que ne manqueront pas de former ses mélodies patriotiques[4], nous pouvons déjà marquer certaines pages. L’une a pour texte les fameuses strophes de Victor Hugo : « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie. » Ce n’est pas la meilleure, malgré l’émotion qu’on éprouve à l’entendre chanter par M. Delmas derrière un cercueil drapé des trois couleurs. Et pourquoi, sur la feuille de couverture, avoir ainsi changé le titre, et le premier vers, qui cesse alors d’en être un : « A ceux qui glorieusement sont morts pour la patrie. » Aurait-on craint la piété de l’adverbe original ? Non, paraît-il. On nous a seulement affirmé qu’à la vitrine et pour la vente, « glorieusement » faisait mieux. Alors !…

En quelques-uns de ces chants patriotiques, nos chants nationaux, Marseillaise et Chant du Départ, ont naturellement leur place et leur rôle. Rappelés et fondus à propos, l’un et l’autre donnent une fière allure à certain pas de charge de M. Leroux encore : « En avant ! » (paroles de Paul Déroulède). Le cri n’est pas facile à lancer, d’un élan qui soit à la fois musical et dramatique. Chaque fois qu’il revient (et combien de fois ! ) M. Leroux a su le bien jeter, sur un rythme accéléré, sur d’éclatantes sonneries, sur de rudes et riches accords.

Dans la Lettre de Jean-Pierre (poésie de M. Jean Richepin), vous trouverez un exemplaire fort aimable, spirituel et sentimental avec goût (genre Botrel), de correspondance militaire :


Payse, j’ vous écris sans plume,
Sur un nuag’ qui passe au vent.
Il vous dira z en arrivant
Que j’ pense à vous comm’ de coutume.
Ran ! plan ! plan ! les gars en avant !
J’ m’appell’ Jean-Pierre et j’suis vivant.


Ainsi de suite, un peu longtemps peut-être, en des couplets relatant chacun un épisode de guerre. J’avoue mon faible pour le dernier vers et pour sa façon de réunir, en deux affirmations qui d’ailleurs n’ont rien de contradictoire, la signature et les nouvelles de la santé du signataire. Et puis les deux thèmes, celui des couplets et celui du refrain, l’un mineur et mélancolique, l’autre majeur et martial, s’enchaînent et s’opposent bien, le second venant à point relever le premier et faire oublier, par un certificat de vie, les récits de bataille et de péril de mort.

Alsace enfin, par l’idée et par la forme poétique, par le style de la mélodie, par la distinction constante et la profonde expression des accords arpégés qui l’accompagnent et l’enveloppent, par le sombre et pathétique éclat d’une péroraison imprévue, Alsace est une très noble, très émouvante élégie. De tels accens honorent M. Xavier Leroux. Ah ! que nous voilà loin d’Astarté ! Comme elle nous élève, cette guerre, et comme elle nous purifie !

Defunctus adhuc loguitur. Il fait mieux que parler, il chante, et plus haut que tous les vivans, le mort héroïque, oui le nôtre, à nous musiciens, que fut Albéric Magnard. L’heure est passée où l’on pouvait discuter la question de savoir s’il était ou non, par l’ensemble de son œuvre, « un maître de l’école française. » L’auteur d’une seule, ancienne et superbe chanson, d’un Rhin allemand[5] dont nous ne savons pas la date et dont nous ignorions jusqu’ici l’existence, devient, pour aujourd’hui, l’un des maîtres, non seulement de la musique, mais de l’âme de la France. De son âme, et de sa raison aussi. Double est la beauté de ce chant. Il est d’abord une composition régulière, ordonnée et classique. Il est encore, peut-être davantage, une effusion brûlante. Pour reprendre les mots de Barrès, il possède au plus haut degré « la spontanéité du cœur, » ou plutôt c’est de là qu’il procède, qu’il jaillit. Et le premier jet en est comparable au fameux et caractéristique début de la Marseillaise. Elles aussi, les premières notes de ce Rhin allemand, c’est de bas en haut qu’elles s’élancent, c’est sur le premier temps qu’elles frappent et, pour être du mode mineur, comme toute la chanson du reste, l’ictus et l’arsis n’en ont pas moins de puissance. Sans relâche, sans défaillance, un souffle unique enflamme chaque strophe jusqu’à la fin. Que dis-je, aucune strophe, la dernière exceptée, ne finit. Sur la dominante, chacune s’arrête, un moment à peine. Suspendue, sans pour cela qu’elle soit inachevée, elle s’enchaîne aussitôt avec la strophe suivante, et toutes forment ainsi comme un courant, ou plutôt un torrent continu, mais non pas monotone, grâce à la véritable symphonie pour piano qui non seulement accompagne le chant, mais, sans l’altérer jamais, le renouvelle toujours. Sous les deux premiers couplets, c’est le fracas des armes, la charge, les sonneries haletantes et les galops enragés (Les pieds de nos chevaux marqués dans votre sang.) Ensuite voici des éclats et comme des hachures de la Marseillaise. D’elles-mêmes, la mélodie nationale et l’autre s’accordent, se trouvent naturellement sœurs par l’enthousiasme et le transport sacré. Plus loin encore, quand la poésie en appelle, pour témoigner de nos victoires, aux jeunes filles d’Allemagne, (Elles nous ont versé votre petit vin blanc), l’orchestre, car vraiment c’en est un, s’égaie et rit. Sur le motif de la chanson, il jette, il pique une fugue légère, dans la manière de Bach, lorsque Bach a de l’esprit. Plus que spirituelle, gamine, avec une pointe de fatuité, notre musique ne rappelle et ne vante ici que de galantes aventures. Elle le peut sans honte. Mais la leur, à ces misérables, comment osera-t-elle un jour célébrer leurs attentats ignobles, ou seulement s’en souvenir !

Le ton change avec les deux strophes finales. Déclamée autant que chantée, l’avant-dernière prend une allure majestueuse et grave. Sur de longs et profonds accords, au lieu de courir, de voler comme tout à l’heure, les paroles insistent, les notes pèsent, lourdes et comme grosses de colère. Une dernière fois enfin, le piano, plus fortement encore, énonce à son tour la mélodie presque tout entière. Mais avant qu’elle ne s’achève, la voix la lui dispute, la lui reprend, et, la portant soudain plus haut que jamais, elle en frappe la cime d’un suprême et vraiment terrible coup.

Dirons-nous maintenant les qualités purement spécifiques d’une telle œuvre ! On en pourrait vanter la trame serrée, le style harmonique solide et comme intense, le détail à la fois pathétique et pittoresque. Certes ce n’est pas seulement aux circonstances que cette musique doit d’être belle. Elle en reçoit pourtant un surcroît de beauté. Quel « moment, » aurait dit Taine, quel « moment » que cette guerre, et que cette mort ! Héros, deux fois héros, national et domestique, Albéric Magnard, on le sait, est tombé sur le seuil de sa porte, pour défendre à la fois son pays et son foyer, pour l’amour de sa maison autant que de sa patrie. Que nous importe à présent toute autre musique du musicien, et que jadis peut-être elle ait pu nous déplaire : Dans l’ordre même de notre art, l’ « union sacrée » nous rassemble et nous réconcilie. Il faut que cette page au moins, de ce mort, vive à jamais dans nos mémoires et qu’elle ait sa place dans nos anthologies, comme une fleur immortelle et rouge de sang.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1913.
  2. Durand, éditeur, Paris.
  3. Édités par l’auteur, à Paris.
  4. Choudens, éditeur, à Paris.
  5. Choudens, éditeur, à Paris.