Revue musicale - Quelques chansons

REVUE MUSICALE

QUELQUES CHANSONS

M. Camille Erlanger : Six poèmes russes, mis en vers français par M. Catulle Mendès ; Paris, Paul Dupont. — M. Reynaldo Hahn : Mélodies. — Chansons grises (poésies de Paul Verlaine) ; Paris, Heugel et Cie. — M. Gustave Charpentier : Les Fleurs du mal (poésies de Baudelaire) ; Paris, Heugel et Cie. — Poèmes chantés ; Paris, H. Tellier. — M. Debussy : Proses lyriques ; Paris, Eug. Fromont. — M. G. Fauré : Mélodies (1er recueil) ; Paris, Hamelle. — Poème d’un jour ; Paris, Durand et fils. — La Bonne Chanson (poésies de Paul Verlaine) ; Paris, Hamelle.

Je les avais prises avec moi pour charmer une fin d’été, quelques semaines de repos au bord d’un lac, en un pays de solitude et de silence. Romances, lieder ou mélodies, peu importe le nom, je croyais que cela devait toujours être quelque chose de simple, de naturel, et, comme le miel et le lait de la montagne, un aliment subtil et une pâture légère. J’avais trop espéré. L’appareil et l’attirail inutile, la prétention et l’embarras, le maniérisme et l’excentricité, tout ce qui gâte aujourd’hui des œuvres plus considérables, alourdit et complique un trop grand nombre de ces opuscules ; et le mal dont souffre la musique entière a gagné même les chansons.

Non pas toutes, par bonheur : Hamlet, en ses plus sombres jours, ne prétendait point que tout fût pourri dans le royaume de Danemark. Des Six poèmes russes de M. Erlanger, deux au moins, l’Aubade et Fédia, sont excellens avec simplicité. On doute parfois que les jeunes, les audacieux, apportent une « note » nouvelle ; on se plaint de ne pas très bien distinguer ce que la musique peut devoir à leur jeunesse et à leur audace. Ici peut-être, et d’abord en cette Aubade, qui n’est qu’un joyeux cri d’amour, on apercevrait quelque nouveauté. Oh ! rien de subversif, ou seulement de trop hardi ; un accent pourtant, une « note » encore une fois, et qui suffit. Note sensible altérée, simple note de passage, cachée, mais partout présente en l’accompagnement de guitare ; note un peu rude et qu’il y a vingt ans sans doute, on aurait trouvée fausse, mais qui nous plaît, nous pique et nous réveille aujourd’hui ; note étrangère à la tonalité, mais qui, loin de la gâter, la fortifie, l’avive et la sauve de la banalité et de la fadeur. Cette tonalité même, que nous verrons outrager ailleurs, est ici respectée. Elle plie et ne rompt pas. Quelquefois elle fuit, mais jamais si vite, ni si loin, qu’on ne la sente toujours prochaine et comme aspirant au retour. C’est ainsi que des modulations et de l’harmonie, deux points où l’école moderne porte volontiers ses efforts et ses ravages, beaucoup de mal souvent, mais parfois quelque bien peut venir.

La même originalité, que tempère la même sagesse, se retrouve dans Fédia. C’est l’histoire d’un cavalier russe revenant de son régiment au pays. Dans les champs, le soir, il rencontre une vieille glaneuse et, reconnu par elle, il l’interroge. Il s’informe de ses parens, de sa maison et de sa bien-aimée. « Ta maison est debout, lui dit-elle ; aucun des tiens n’est mort, mais ta bien-aimée ne t’a point attendu. » Le soldat alors, sans mot dire, tourne bride et disparaît dans la nuit. Cette fois encore, où se cache le germe, le ferment nouveau, le signe de la jeunesse impatiente et chercheuse ? Dans l’harmonie toujours, dans l’accompagnement du dialogue, en certains accords plus âpres et plus poignans que les autres, associés à la plus urgente de toutes les questions du soldat, comme à l’unique réponse qui lui soit cruelle et lui brise le cœur. Voilà le seul et très louable raffinement d’une œuvre où tout le reste est la simplicité même. Simple d’abord le rythme, dont une variante heureuse suffit à marquer le passage du récit au dialogue, la différence entre la chevauchée lente et lasse à travers la plaine, et l’entretien mélancolique et familier. Simple, mais de l’effet le plus émouvant, après chaque phrase chantée, un silence de la voix, qui semble ajouter à l’étendue de l’horizon et à la fatigue du chemin. Simples enfin, et toujours en des tonalités claires, les modulations, qui conservent au récit et au dialogue quelque chose d’ingénu, de pur, de « peuple » et de presque enfant. Oui, de peuple, et même du peuple de là-bas. Rencontre singulière, et musique vraiment franco-russe, où je ne sais quel parfum local évêque des réminiscences du Flibustier de M. César Cui, tandis que la première phrase de la vieille paysanne au soldat rappelle formellement que Léo Delibes fut le maître de M. Camille Erlanger.

M. Massenet fut celui de M. Reynaldo Hahn, et plus d’une page de ce délicat « mélodiste » en porte témoignage. Il semble que de la « mélodie » actuelle les derniers vestiges de Gounod soient effacés ; la forme du Soir ou du Vallon est abolie. Mais de M. Massenet l’influence plus récente demeure et le charme n’est pas évanoui. C’est peut-être que ce charme, un peu flottant et vague, laisse davantage à ceux qui le subissent l’illusion de leur liberté. A la mélodie arrêtée et classique de Gounod, quelques jeunes préfèrent celle de M. Massenet, plus aisée, plus lâche, et dont ils ont moins à redouter la discipline et la contrainte. Dans l’histoire du « genre » que nous étudions aujourd’hui, M. Massenet occupe une place importante. Par lui s’est introduit et comme insinué dans la « mélodie » française quelque chose du lied allemand, de celui de Schumann surtout. Le premier parmi nous, M. Massenet a composé des recueils, ou tracé des cercles de chants (liederkreise), qui, par l’intimité et la fantaisie, rappellent un peu les Amours du poète ou L’amour d’une femme. — « Que l’heure est donc brève, qu’on passe en aimant ! » — A peine un chant, moins encore une romance, ces quelques mesures me paraissent un exemplaire achevé, le fragile et délicieux chef-d’œuvre d’un mode nouveau.

Le disciple a reçu de son maître le secret des murmures mélodieux. M. Hahn excelle à moduler quelques vers sur un accompagnement discret et doux. Ce jeune homme possède l’esprit de finesse et même de subtilité ; quelque chose de frêle et de volatil est dans ses chants. La phrase musicale s’y affine et s’y amincit jusqu’à n’être plus qu’un filet sonore. M. Massenet n’a rien de plus ténu que deux ou trois des Chansons grises ; avec cela, rien de plus enveloppé, de voilé par une harmonie plus légère. On retrouve aisément chez M. Hahn, d’abord la manière de son maître, et puis ce qu’y ont ajouté la nature personnelle du disciple et l’esprit général de notre temps. « Les sanglots longs des violons de l’automne… » — Ainsi chante, ou plutôt soupire et pleure la première des Chansons grises, et les mots, les syllabes même, balancent leur mélopée triste sur deux ou trois accords hésitans. Telle se berçait jadis, et pareillement sur des accords incertains, la première de ces cantilènes errantes, celle que nous rappelions plus haut. A M. Massenet encore appartient une batterie plus ou moins lente, mais continue, d’accords symétriques et pour ainsi dire conjugués, sur lesquels M. Hahn se plaît à laisser flotter un chant : Offrande, ou D’une prison. Quelques-unes des mélodies les plus connues de M. Massenet : les Enfans, les Coccinelles et d’autres encore, reposent de même sur des séries harmoniques qui font en quelque sorte l’office d’un axe ou d’une charnière. Mais tandis qu’autrefois l’harmonie à la fin se refermait toujours, il nous plaît aujourd’hui qu’elle demeure entr’ouverte. Nous aimons que rien ne s’achève ; nous voulons des accords irrésolus, des cadences brisées ou trompeuses ; au lieu de la paix, l’inquiétude, et, plutôt que la fixité de l’être, la fuite éternelle du devenir. De cette évolution de l’esprit ou de l’idéal, les moindres choses d’art, les plus frêles romances sont des signes. Une mélodie de M. Massenet concluait déjà moins qu’une mélodie de Gounod ; une mélodie de M. Hahn conclut beaucoup moins encore. Dans Offrande et D’une prison, deux petits chefs-d’œuvre en ce genre, toute la tendresse, toute la tristesse, toute la beauté enfin consiste dans l’alternative monotone de deux accords étrangement conjoints. Au-delà de la dernière note du chant ils prolongent, avec l’écho de leur harmonie imparfaite, une interrogation mystérieuse éternellement sans réponse, un rêve dont il semble qu’on ne s’éveillera jamais.

Mais le charme des lieder de M. Malin ne tient pas seulement à l’irrésolution des harmonies. Il est fait aussi d’une sensibilité délicate, un peu maladive, et d’autres élémens encore : sobriété des moyens ; souci, trop rare aujourd’hui, quoi qu’ils en disent tous, de la déclamation et de la parole. Relisez Offrande ou D’une prison. Au-dessus des accords très profondément expressifs, la voix chante, expressive aussi. Elle articule nettement les mots ; elle les détache et les met en relief ; la couleur ou l’atmosphère de l’accompagnement les baigne, mais sans jamais les noyer. De leur valeur et de leur beauté, quelque chose sans doute leur est donné par l’harmonie qui les soutient et les environne ; mais quelque chose pourtant leur vient d’eux-mêmes, de leur propre fond, de cette musique mystérieuse que le verbe contient en soi et que trop peu de nos jeunes musiciens savent en dégager.

Et puis c’est en ces deux mélodies de M. Hahn que nous rencontrons pour la première fois la poésie de Verlaine associée à la musique. Qu’elles soient faites ou non l’une pour l’autre, la question n’est point à résoudre ou seulement à débattre ici. Qu’il y eût quelque chose encore à découvrir en poésie, et que Verlaine l’ait découvert ; quelque chose, a dit M. Jules Lemaître, « de moins précis, de moins raisonnable, de moins clair, de plus chantant, de plus rapproché de la musique », cela n’est point impossible, et cela d’ailleurs n’empêcherait pas de soutenir, avec d’égales raisons, ou que ce genre de poésie convient à la musique comme lui étant analogue, ou qu’il lui répugne, au contraire, par cette analogie même, et comme étant déjà quelque chose d’assez musical et rien que musical en soi. Mais ceci nous mènerait loin. Toujours est-il que ce quelque chose ou ce je ne sais quoi de la poésie de Verlaine, M. Hahn, en quelques mélodies, l’a supérieurement rendu.


Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’imprécis au précis se joint.


Tous deux se joignent pour composer le charme subtil de chansons telles que l’Allée sans fin ou l’Heure exquise. Et, de la pièce connue : « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches », de ce titre seul : Offrande, il n’est pas de plus délicieuse paraphrase musicale que les harmonies dont nous parlions plus haut, ces accords toujours entr’ouverts comme pour une offrande en effet, une effusion, un don de toutes choses et de soi-même, renouvelé toujours et toujours plus généreux.

Dans la plainte mélancolique et résignée qui nous arrive à travers les barreaux d’une geôle et qui s’appelle : D’une prison, je crois retrouver encore un caractère psychologique, entendre une note particulière à la poésie de Verlaine, et qu’avec sa finesse habituelle M. Lemaître toujours a su percevoir. C’est la note et comme le son du repentir, « d’un repentir catholique fait de terreur et de tendresse, sans raisonnement, sans orgueil de pensée[1]. » Lisez les pages que le pénétrant critique a consacrées à l’analyse de la religion ou plus précisément du catholicisme du poète de Sagesse, et puis écoutez les harmonies de M. Hahn : les unes et les autres se répondent ; la musique et la psychologie sont d’accord et manifestent, chacune par les moyens qui lui sont propres, le même mode de sentiment, le même état d’une âme. Comment la musique y arrive-t-elle ? Son langage sans doute est le plus mystérieux et son secret le plus caché. Elle y arrive pourtant, et quand vous entendrez, sous les vers du poète, tinter, pieux et légers comme des cloches, les accords du musicien, vous sentirez peut-être que ce chant est d’un prisonnier qui n’est point innocent, mais qui n’est pas endurci, d’un pécheur sans doute, mais d’un pénitent. Et puis — renversons pour une fois les termes de la fameuse définition — cet état d’âme est un paysage. « Par-dessus le mur de ma fenêtre, dit l’épigraphe de la mélodie, empruntée à Verlaine, je voyais — c’était en août — se balancer la cime voluptueusement frémissante de quelque haut peuplier d’un square ou d’un boulevard voisin. En même temps m’arrivaient des rumeurs lointaines, adoucies, de fête… » Ces dehors aussi, la musique les évêque. Dehors plus que modestes, humble perspective et misérable horizon :


Le ciel est par-dessus le toit,
Si bleu, si calme.
Un arbre par-dessus le toit
Berce sa palme…


et la ténuité de la mélodie, la gracilité des accords oscillans exprime bien la maigreur de ce paysage urbain, faubourien peut-être, contemplé par la lucarne d’une cellule, dans le morne demi-silence d’un dimanche d’été.

Après M. Erlanger, qui est simple, — ou qui le fut autrefois ; — après M. Reynaldo Hahn, raffiné et subtil, voici M. Gustave Charpentier, avec qui vous aurez plus de peine. On ne dira pas au moins que sa musique manque de couleur : elle attire l’œil, et même elle le tire, avant de s’adresser à l’oreille, à l’intelligence et à la sensibilité. En de flamboyans frontispices, tantôt l’orchidée fleurit ; tantôt, sur un ciel d’azur et d’or, où montent des fumées d’usines, se profilent, vêtues de blanc et coiffées à la Botticelli, de longues et plates demoiselles. Ce n’est pas tout : musicien polychrome et partisan de l’audition colorée, M. Charpentier a coutume de faire graver ses diverses mélodies en des encres différentes, selon le sujet ou le sentiment. Ainsi le rouge sang lui paraît en rapport avec un refrain de compagnons vaguement anarchiste ; le mordoré ne va pas mal aux Yeux de Berthe ; c’est en doubles croches violettes qu’il convenait d’invoquer « l’Amante aux yeux d’améthyste », et le bleu de ciel s’imposait pour une chanson de muletier italien.

On reconnaît volontiers en M. Charpentier ce qu’on appelle « une nature » ou encore « un tempérament ». On n’a pas tort, à cette seule condition, — d’ailleurs généralement observée, — de prendre les deux mots à rebours : d’appeler « tempérament » l’excès et l’intempérance même, et d’entendre par « nature » justement le contraire du naturel et de la simplicité. La musique de M. Charpentier pèche souvent par la surabondance et la surcharge ; elle a quelque chose de touffu et d’échevelé. Jamais, en revanche, rien de mesquin ni de plat. Il est rare que M. Charpentier ne vise pas à la grandeur. Il y atteint quelquefois ; d’autres fois il l’affecte seulement et n’arrive qu’à l’amplification et à l’emphase. Mais il a reçu de précieux dons : l’imagination mélodique d’abord. Il a surtout des débuts triomphans. Ses mélodies, même celles qui tournent et finissent mal, s’annoncent bien : avec franchise, avec éclat, avec puissance ; elles ont tout de suite grand air. Et quelquefois leur élan ou leur essor soutient sans faiblir une strophe entière et décrit jusqu’au bout la courbe commencée. Ainsi le souffle de M. Charpentier n’est pas toujours inégal à la grande période lyrique.

Le sentiment du pittoresque et du fantastique ne manque pas non plus au musicien des Trois sorcières et de la Veillée rouge (Variations symboliques d’après l’Impression fausse), de Paul Verlaine. Veuillez excuser d’abord ces titres saugrenus. Gardez-vous ensuite de lire la pièce entière : il pourrait vous arriver de ne la point comprendre. Admettez seulement que c’est la nuit, en prison ; que les prisonniers dorment et qu’au-dessus, peut-être au milieu d’eux, « dame souris trotte. » Cette hypothèse une fois adoptée, lisez les trois ou quatre premières pages de la Veillée rouge. Ce prélude à dessein indigent et comme vide, ces harmonies étranges, ce menu trottinement de notes piquées et légères, il n’est pas impossible que tout cela vous donne une obscure sensation de malaise, d’inquiétude, presque d’effroi.

Il semble aussi que M. Charpentier ait deux manières ou deux couleurs opposées. Redevenu Parisien, l’ancien pensionnaire de la villa Médicis, le jeune musicien des Impressions d’Italie et de la Vie du poète, hésite encore ou plutôt se partage entre Rome et Montmartre, entre les sept collines et la butte. La Ronde des compagnons, les Chevaux de bois, la Valse lente, écrite pour le couronnement d’une Muse de boulevard extérieur qui d’ailleurs ne fut pas couronnée, voilà, dans l’œuvre de M. Charpentier, les échantillons de ce qu’on pourrait appeler le style Rochechouart. Les Chevaux de bois ne sont que vulgaires, d’une vulgarité voulue et pénible. Plus curieuse et plus complexe est la Valse lente. Frêle, pâle, elle a quelque chose de maladif et de malsain, quelque chose aussi qui sent le pavé, même le trottoir. A la grêle mélodie, aux harmonies maigrelettes, au chromatisme fade et qui écœure, se mêlent les éclats d’une valse triviale, canaille même à dessein ; et le tout ne représente ou ne « symbolise » pas mal un coin de Paris, l’équivoque Montmartre, pays de bohème et d’art, mais d’un art décadent et débraillé, où les cabaretiers sont poètes, où l’on voit, sur le seuil de bouges soi-disant esthétiques, des Muses de brasserie prendre un bock avec des Apollon d’atelier.

Musicien désigné de la Vachalcade, M. Charpentier le fut heureusement d’une autre chevauchée, et pour une de ses mélodies : A mules, je donnerais peut-être les autres. Fraîche, robuste et sainement populaire, elle n’est pas de Montmartre, celle-là. Elle sent plutôt les montagnes de la Sabine ou la mer de Sorrente, et c’est le chef-d’œuvre de M. Charpentier dans le sentiment italien. Dans le sentiment plus encore que dans le style, car pour le style, sinon pour l’idée ou la couleur, cela me paraît au-dessus même de l’un des meilleurs spécimens du genre, la sérénade de Cavalleria. Cela est plus fin et cela est plus « fait » ; la main est plus « adroite » et la « patte » aussi vigoureuse. Vraiment c’est une chose exquise que cette chanson qui chemine, farouche et légère, avec son accompagnement de sonnailles, qui tinte et qui trotte en même temps. Chanson d’amour et d’amour trahi, qui regrette et qui pleure ; chanson comme depuis Carmen peut-être il n’en avait guère été chanté. Chanson de plein vent, chanson à pleine voix et à plein cœur, coupée ça et là d’une apostrophe irritée, ou fouettée d’un trait rapide et qui cingle. Parfaitement simple et fortement expressive, qu’est-ce donc qui la rend à la fois et si rude et si douce ? Ce qui la rend si rude, ce sont trois ou quatre notes du chant, un peu âpres à dessein, pour blesser en quelque sorte l’harmonie et la faire crier. Et voici ce qui la rend si douce. A la voix qui passe répondent des voix qui demeurent ; au triste refrain, des refrains heureux. Très loin, à la fontaine, des jeunes filles chantent. Elles chantent à deux parties, pas davantage, à la tierce, et j’imagine que M. Charpentier lui-même a dû s’étonner de l’effet délicieux que peut produire encore l’humble tierce aujourd’hui méprisée, la pauvre vieille consonance d’autrefois. C’est par elle, par le charme innocent de ses deux notes jumelles, que s’ouvre derrière la strophe éclatante un lointain d’ombre qui fait rêver ou se souvenir : bois d’orangers ou de chênes verts, avec des sources froides où des laveuses d’Hébert plongent leurs bras ambrés. Lisez, lisez la mélodie gravée en bleu de ciel, la mélodie couleur du temps, du temps qu’il fait là-bas, et si vous avez cheminé jamais sur les sentiers de Subiaco ou sur les falaises d’Amalfi, vous ne l’achèverez pas, la chanson d’Italie, sans « un vague désir de larmes ».

… Eh bien ! non ; après cela je ne veux point parler des Proses lyriques de M. Debussy, de l’auteur singulièrement estimé déjà — oh ! singulièrement ! — de la Demoiselle élue et du Prélude à l’après-midi d’un faune. Parmi d’autres « ariettes » de ce jeune et décadent musicien, il en est deux qui ne m’ont pas tout à fait déconcerté. J’aime assez, pour sa mélancolie dolente, écœurée, pour le petit bruit de gouttière que fait l’accompagnement, la mélodie sur les paroles de Verlaine : Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville. Les cloches (poésie de M. Paul Bourget) font délicieusement voir de quels rayons et de quelles ombres un harmoniste moderne arrive à colorer une basse de trois notes invariables. Mais des Proses lyriques, encore une fois, je ne veux point parler parce que je n’y comprends rien, parce que, paroles et musique, cela représente aujourd’hui pour ma faible raison le commencement, peut-être plus que le commencement de la folie, aussi bien dans l’ordre des mots que dans l’ordre des sons. A propos de cette quadruple élucubration, qui porte pour titre ce quadruple génitif : De rêve… De grève… De fleurs… De soir…, on pourrait essayer une définition, voire une étude de l’inintelligible musical. Non seulement cette forme ou cette catégorie de l’inintelligible existe, — un tel recueil le démontre assez, — mais elle a quelque chose de plus pénible que la forme poétique ou verbale : c’est que l’ennui de ne pas comprendre, la gêne purement intellectuelle, s’y complique et s’y aggrave de la souffrance d’entendre, du malaise physique, de la sensation enfin, elle aussi pénible ou intolérable. Donc, ne lisez pas cela : cela est vilain et cela est dangereux. Cela ferait douter qu’il y ait dans la musique de la vérité, de la raison et des lois. Car les lois, on l’a dit, sont les rapports entre les choses et, de tous les rapports qui constituent la musique : rapports entre les mots et les notes, rapports de succession ou de combinaison des notes entre elles, je n’en vois pas un ici qui ne soit altéré ou même aboli. Je sais bien que les lois esthétiques souffrent violence. Très différentes des lois physiques, qu’on ne transgresse pas impunément, elles ressemblent aux lois morales, sous lesquelles et même contre lesquelles nous restons libres. En lisant la musique de M. Debussy, j’ai maudit la liberté.

En lisant le dernier recueil de M. Fauré, La bonne chanson (poésie de Verlaine toujours), j’ai douté du progrès. A ses chansons d’autrefois, ou seulement d’hier, j’ai comparé les nouvelles chansons de ce très mélancolique et très raffiné musicien ; et, celles-ci, je n’ai pu les aimer, à peine ai-je pu les comprendre.


J’allais par des chemins perfides,
Douloureusement incertain.


Ainsi commence une de ces mélodies. Hélas ! c’est par de tels chemins qu’elles vont presque toutes. Les rapports dont nous parlions plus haut, et dont la musique est faite, se multiplient, se compliquent de plus en plus, et l’on peut même affirmer que toute l’évolution musicale consiste en cette croissante complexité. La musique est bien le seul art, comme l’observait récemment M. Balfour, où « un niveau constant de sensation esthétique ne peut être maintenu que par une dose toujours accrue d’excitation esthétique[2]. »

Pour accroître cette excitation, quel mal se donnent les musiciens ! Comme ils se tourmentent et se torturent eux-mêmes ! A quels procédés, à quels subterfuges n’ont-ils pas recours ! Quelle guerre déclarée au naturel ! Ils l’ont chassé trop loin pour que de longtemps il revienne, surtout au galop. En tout cas, M. Fauré n’est pas celui qui le ramènera. Qu’est-ce que La bonne chanson ? Un cycle de petits poèmes à quelque bien-aimée, non pas, comme celle de Beethoven, absente, mais présente et consolatrice. La bien-aimée de Beethoven s’appelait Thérèse ; celle de Verlaine, Charlotte sans doute ou Caroline, car elle portait, nous est-il dit, un nom « car-lo-vin-gi-en ». Dans ce nom le poète voit, entend une infinité de choses, et le musicien les a voulu rendre par une musique dont on ne saurait dire si elle est d’un décadent ou d’un primitif. Et presque tout le recueil de M. Fauré nous laisse dans le doute, car au-delà d’un certain point l’ingéniosité ressemble à l’ignorance, et l’excès du raffinement ramène à la barbarie.

Le premier caractère de ces mélodies est d’être horriblement difficiles. Plût au ciel, aurait dit ce mauvais plaisant de Rossini, qu’elles fussent impossibles ! En les « travaillant », j’admirais comment la musique devient un art de plus en plus populaire, tout en devenant de plus en plus un art fermé, presque secret, qui se dérobe et se défend. La musique aujourd’hui le plus au goût du public, celle de Wagner, n’est-elle pas aussi le moins à sa portée ? Et vous n’imaginez pas quelle peine il faut prendre, avant même de juger les mélodies de M. Fauré, pour arriver seulement à les connaître.

Ici tous les élémens sonores paraissent en contradiction : la voix avec l’accompagnement, les notes du chant avec les accords, les accords même entre eux, et les notes du chant entre elles. Celles-ci constamment ont l’air de se succéder sans ordre, sans logique, de tracer au hasard des lignes sans grâce ou sans fermeté, surtout sans direction. Détachez ou dépouillez de son accompagnement un de ces chants, et que ce soit, par exemple, celui de la mélodie sur ces paroles : Donc ce sera par un beau jour d’été ; je doute que vous puissiez encore nommer chant ce reste ou ce résidu sonore.

Des harmonies autant que des notes l’enchaînement habituel nous échappe. Je vous recommande à cet égard le début de la sixième mélodie : Avant que tu ne t’en ailles, pâle étoile du matin. Il y a là des sixtes vraiment cruelles. Et plus loin : Mille cailles chantent, chantent dans le thym. D’abord, ceci soit dit pour le poète, ce n’est pas dans le thym qu’on trouve les cailles. Et puis, ceci pour le musicien, les cailles ne poussent pas de pareils cris. Elles chantent d’une voix limpide ; elles n’ont qu’une seule note, mais de cristal, et Beethoven le savait bien. Pauvres petites bêtes ! Leur prêter cet affreux piaillement, qui va — pardonnez si je précise l’accusation — de la majeur à do naturel par un sol naturel, note sensible altérée de la et dominante de do. Rien qu’à lire, comme cela, ce n’est déjà pas bien joli. Mais si vous saviez ce que c’est à entendre !

Et la tonalité, que devient-elle, en cette musique livrée au caprice des modulations incessantes ? En cette même mélodie, une ligne, une seule, et prise au hasard, se compose de trois mesures, mais quelles mesures ! Cinq dièses à la clef pour les deux premières, ce qui n’empêche pas la première d’être en sol, ou de le paraître. Quant à la troisième, elle comporte à elle seule cinq bécarres, puis cinq bémols, en tout dix accidens, trois de plus qu’il n’y a de notes. Et pour comble, en dépit des cinq bémols, cette mesure finit pas être non pas, comme elle le devrait, en ré bémol, mais en si bémol seulement, grâce à quelques bécarres survenus… Comprenez-vous ? — Moi non plus, ou à peine. Sous un tel régime, chaque tonalité finit par ne plus durer qu’une demi-mesure, que dis-je ? par ne plus même s’établir. Toutes s’annoncent toujours, sans que jamais aucune se réalise. Et je veux bien que ce genre de beauté, ce jeu de reflets chatoyans se trouve sur le cou changeant des colombes ; mais il se rencontre aussi à la surface des choses en train de se décomposer et de se corrompre.

Après cela je ne tairai point que parmi les neuf mélodies de ce recueil il en est une au moins, peut-être deux, pour lesquelles j’oublierais volontiers les autres. Et je sens que j’oublierai même ces deux-là pour leurs aînées d’hier ou de jadis. D’abord pour ce bref et délicieux Poème d’un jour, en trois lieder, dont chacun chante une de nos heures : l’heure où l’amour nous prend, celle où il nous tient, et celle où il nous quitte. De ces trois momens, — en musique, — je ne sais lequel j’aime le mieux.

J’hésite entre les trois mélodies, tant il y a de tristesse attirante dans l’une, d’éclat et de passion dans l’autre, et, dans la dernière, de mélancolie souriante et résignée.

Mais surtout, remontant la série des lieder de M. Fauré et le cours de notre vie, oui de notre vie à tous deux, je me souviens des chants qu’il composait autrefois. Il était alors un jeune homme à la chevelure sombre, déjà neigeuse, et je n’étais qu’un enfant. Nous passions l’un et l’autre, dans une maison amie, sur la grève normande, l’été qui suivit nos désastres. Chaque jour, par les fenêtres ouvertes, j’écoutais une voix de femme, pour laquelle une de ces mélodies fut écrite, les chanter dans le silence et la lumière du matin. C’était parfois la cantilène mélancolique et lentement fugitive :


S’asseoir tous deux au bord du flot qui passe,
Le voir passer.
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser.


La musique passait, glissait elle-même. A la douceur redoublée de ces désinences, la douceur des modulations était pareille, et la chute des sons avait plus de grâce encore que la cadence des mots. Alors déjà les notes, les harmonies se transformaient, se fondaient les unes dans les autres, mais par leurs transformations la tonalité n’était pas encore mise en péril. D’autres fois s’élevait une mélodie sur des paroles toscanes : Levati, sol, che la luna è levata… véritable mélodie celle-là, si longue, si large et si copieusement épanchée ! Pour l’accompagner, rien que des accords frappés régulièrement, à l’ancienne mode, mais qui teignaient de nuances exquises le noble et triste chant, digne d’un Vénitien de la grande époque, d’un Cesti ou d’un Caldara. Et puis, dans le sentiment comme dans l’exécution, quel parti pris d’unité, quelle largeur de touche, au lieu du menu détail, des hachures et du pointillé d’aujourd’hui !

Mais que vais-je rappeler ici ? J’aurai beau dire et je regrette en vain. Il y a plus d’un quart de siècle de tout cela. Le maître qu’est devenu le jeune musicien d’alors ne pense et ne sent plus comme naguère, puisqu’il ne chante plus de même. La « bonne chanson » de M. Fauré, pour moi, c’est la chanson ancienne. Pardonnera-t-il à ma franchise en faveur de ma fidélité ?


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir l’article sur Paul Verlaine, dans le t. IV des Contemporain.
  2. Voir The foumlation of belief. (Naturalism and œsthetic.)