Revue musicale - Marco Spada, de M. Auber

REVUE MUSICALE.

Le théâtre de l’Opéra-Comique vient enfin de trouver ce qu’il cherche depuis si longtemps, un succès. Marco Spada, opéra en trois actes, dû à la collaboration antique, mais fort peu solennelle, de MM. Scribe et Auber, a réussi, et ce mot-là est un talisman qui, en France, ouvre toutes les portes et tous les cœurs. Réussissez, n’importe comment, et il vous sera beaucoup pardonné par le peuple malin qui a créé le vaudeville. Le sujet de Marco Spada est tiré de cette légende inépuisable de célèbres aventuriers qu’affectionne M. Scribe, et qui forme à peu près le fonds de son théâtre lyrique. C’est une nouvelle édition, considérablement affaiblie, de Fra Diavolo, des Diamans de la Couronne, de la Sirène et de Zampa, dont le libretto, pour avoir été écrit par M. Mélesville, n’en appartient pas moins à l’épopée héroï-comique que la France doit au plus ingénieux de ses dramaturges. Quel beau thème de méditations ce serait, pour un vrai critique, que le théâtre de M. Scribe ! Au milieu d’une société paisible et tout heureuse de vivre sous un régime d’égalité civile qui protège les personnes et les choses, au milieu d’une bourgeoisie fière de son bien-être et de sa récente émancipation, au milieu d’une nation guerrière et conquérante qui vient de subir le plus grand des malheurs, l’invasion de l’étranger, survient un homme d’esprit qui chante les héros qui vivent du bien d’autrui, qui narguent la loi et le gendarme protecteur de l’innocence, ces aventuriers de bonne humeur enfin qui ne se plaisent que sur les grandes routes et dans les montagnes escarpées, où, une escopette à la main, ils consacrent leur vie à redresser les torts de la justice et la mauvaise politique des gouvernemens établis. Le bon bourgeois, assis commodément dans sa stalle et tranquille sur l’avenir de sa soirée en apercevant à la porte de l’orchestre le gendarme qui lui permettra de rentrer chez lui sans mésaventure, écoute de toutes ses oreilles le récit des plus terribles événemens ; il se laisse charmer par la poésie de la vie sauvage et les chansons agrestes, en s’écriant avec Lucrèce :

Suave, mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem !

À côté d’une littérature audacieuse qui visait aux grands effets lyriques, et qu’on pourrait qualifier la littérature des fils des croisés, pour nous servir du mot spirituel de M. de Montalembert, se trouvait aussi la littérature des petits-fils de Voltaire, qui se moquait volontiers des grands mots et des grands sentimens, et monétisait la malice exquise de son aïeul en railleries qui s’adressaient aux moindres intelligences. Or M. Scribe n’est pas sans quelque parenté avec cette nombreuse descendance du grand patriarche de Ferney, et c’est à un filon réel de gaieté et de malice françaises que l’auteur de la Camaraderie et de Bertrand et Raton doit ses nombreux succès.

Sous le pseudonyme du baton de Torrida, un de ces héros de grande route qui ont été chantés si souvent par M. Scribe, Marco Spada, vit dans les environs de Rome, où depuis quinze ans il répand la terreur. Né en France, où il a vu massacrer toute sa famille dans une guerre civile dont on ignore la date, Marco Spada s’est expatrié, a levé l’étendard de la révolte contre la société en général, et particulièrement contre le gouvernement des états de l’église, dont il maltraite les fonctionnaires et dépouille les caisses. Riche, aimant le luxe et les superfluités de la vie, Marco Spada habite un château somptueux et inexpugnable, où il cache à tous les yeux le plus précieux trésor, une fille unique et charmante. En effet, Angela est toute la joie de son père. C’est pour elle qu’il brave la sévérité des lois, et qu’il s’expose chaque jour à tomber sous les coups de la vindicte publique. Élevée avec le plus grand soin, douée de talens aimables, Angela, qui est loin de se douter quelles sont les occupations de son père, et d’où lui vient le luxe vraiment insolent qui l’environne, Angela, disons-nous, qui vit dans la plus complète solitude, n’en a pas moins le cœur rempli de l’image d’un jeune inconnu. Pendant les longues absences de Marco Spada, qui s’adonne avec fureur aux plaisirs de la chasse, dit-il, pour ne point éveiller les soupçons de sa fille qu’il adore, un voyageur égaré est entré dans le château du baron de Torrida, où il a reçu l’hospitalité. Angela n’a pu voir le comte Fredericci, le propre neveu du gouverneur de Rome, sans en être touchée, et le sentiment qu’elle éprouve est également partagé par le jeune inconnu. Telle est la situation des principaux personnages lorsque le rideau se lève, en laissant apercevoir l’intérieur du château du baron de Torrida, où l’on voit arriver pendant la nuit le gouverneur de Rome, la marchesa sa nièce, et le comte Pepinelli son cisisbeo, que le hasard a conduits dans cette habitation singulière. Étonnés de trouver tant de luxe dans un château isolé et loin de Rome, ils le sont bien davantage lorsqu’ils voient apparaître tout à coup une jeune fille qui, avec la meilleure grâce du monde, les prie d’accepter l’hospitalité. Après de nombreux incidens amenés avec plus ou moins de vraisemblance par la baguette magique de M. Scribe, il est décidé que le baron de Torrida, qui ne sait rien refuser à sa fille, ira, au péril de sa vie, au bal que le gouverneur de Rome doit donner le lendemain.

Le second acte tout entier se passe donc dans le palais du gouverneur qui a juré d’illustrer son administration par la prise de Marco Spada. Cela lui paraît d’autant plus facile qu’il vient d’apprendre, par trahison, que le terrible bandit a conçu le projet audacieux de venir exercer son industrie dans le palais même du gouverneur de Rome, Au moyen d’un frère quêteur qui a été jadis au service de Marco Spada, mais qui est revenu à de meilleurs sentimens, le gouverneur espère découvrir le fourbe caché au milieu de la foule. La scène où le frère Borromée présente sa requête successivement à chacun des invités est très adroitement conduite, et la manière dont Marco Spada échappe au danger qui le menaçait forme un coup de théâtre tout à fait piquant. Le drame se dénoue, au troisième acte, d’une manière assez vulgaire, par la mort de Marco Spada, qui, pour sauver l’honneur de sa fille et rendre possible son mariage avec le neveu du gouverneur, désavoue son propre enfant par un pieux mensonge. Comme cela arrive à presque toutes les pièces de M. Scribe, ce n’est ni par la vraisemblance des événemens, ni par la vérité des caractères que se recommande l’imbroglio dont nous venons d’esquisser le canevas. Il est à présumer que l’auteur aura été gêné par la censure dans le développement de sa fable, qui se passe à Rome dans les dernières années du XVIIIe siècle, et où il n’est pas plus question du pape que du grand Turc. Quelques scènes plus spirituelles que neuves, une complication de mise en scène qui tient l’esprit en éveil, la musique de M, Auber et la grâce de Mlle Duprez ont sauvé la fortune de Marco Spada.

L’école française, dont l’origine ne remonte pas au delà de la seconde moitié du XVIIIe siècle, est un enfant de l’école italienne. La France et l’Italie, qui se touchent par les Alpes et qui se tiennent par tant de liens historiques, s’unissent encore plus étroitement par la similitude des penchans, qui ont produit une civilisation à peu près uniforme. Filles toutes deux de la race latine, dont elles parlent la langue, l’Italie et la France ne se distinguent entre elles que par des nuances. Dans la littérature et dans les arts, qui sont la manifestation la plus essentielle des caractères et de l’individualité nationale, la France se fait remarquer par la supériorité de son goût, par la finesse des aperçus, par la clarté des idées, par l’élégance des détails, la sobriété du langage, et toutes les qualités qu’on pourrait dire secondaires, et qui appartiennent plus à la logique de l’esprit qu’à l’intuition de l’âme. L’Italie brille surtout par la sublimité des conceptions, par l’élévation de la pensée, par la force des passions qui s’épurent en s’épanouissant, et vont aboutir à des formes grandioses, d’une sérénité admirable. Dante, Palestrina, Raphaël, le Tasse, Michel-Ange, Palladio, Titien, Cimarosa, Rossini, sont des génies différens qui tous révèlent les propriétés du sol, de la race et de la civilisation italiennes. Rabelais, Molière, La Fontaine, Voltaire, Poussin, Jean Goujon, Corneille, Racine, Lebrun, Greuze, Puget, Rameau, Méhul, expriment aussi d’une manière saisissante les divers aspects du génie littéraire et esthétique de la France. Veut-on saisir le trait par lequel ces deux peuples se ressemblent le plus? Qu’on étudie la comédie et toutes les manifestations de la gaieté ou de la malice de l’esprit; car le rire étant un éclat involontaire de la raison qui aperçoit une dissonance de mœurs, dissonance qui la blesse sans l’indigner, il n’y a pas de preuve plus certaine qu’on appartient à la même civilisation que lorsqu’on se voit rire des mêmes contrastes et des mêmes ridicules. Dis-moi de quoi tu vis, a dit un philosophe, et je te dirai qui tu es et dans quel milieu social tu vis. L’Arioste ne faisait-il pas les délices de Voltaire? Voilà pourquoi aussi l’opéra comique français doit l’existence à l’opéra buffa des Italiens. Monsigny, Philidor, Grétry, ces charmans musiciens qui ont créé la comédie lyrique, sont des imitateurs heureux et spirituels des Pergolèse, des Vinci, des Léo et des Piccini. Qu’on lise ces agréables partitions, — les Chasseurs et la Laitière, la Fée Urgéle, le Déserteur, le Roi et le Fermier, le Maréchal ferrant, le Tableau parlant, Zémire et Azor, etc., et l’on sera frappé, comme l’a été en 1770 le docteur Burney, d’y trouver plus qu’un souvenir de la Serva padrona, de la Cecchina, et autres opéra buffe des premiers maîtres de l’école napolitaine. Cimarosa, Païsiello, Anfossi et leurs successeurs ont eu également une influence directe sur Dalayrac, Berton, Boïeldieu et Nicolo, compositeurs distingués qui remplissent toute la période qui s’écoule depuis la révolution jusqu’à l’avènement de Rossini, Boïeldieu surtout encore tout imprégné de la grâce de Cimarosa, lorsque dans la Dame blanche, qui est son vrai chef-d’œuvre, il accuse d’une manière sensible que l’auteur du Barbier de Séville est arrivé depuis longtemps. Toutefois les deux compositeurs français qui sont pour ainsi dire les fils légitimes du grand maître de Pesaro, ce sont Hérold et M. Auber. On le voit donc, le genre prétendu national de l’opéra comique a constamment subi les influences de la musique italienne depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours.

M. Auber est entré assez tard dans la carrière de compositeur dramatique. Homme du monde, brillant cavalier qui se plaisait aux doux loisirs de la vie de dilettante, il avait étudié la musique par goût et s’était même acquis une certaine réputation parmi les artistes, lorsqu’un triste événement de famille le força à tirer parti de ses talens. Élève de Cherubini et disciple de Mozart, M. Auber, après un ou deux essais sans importance, débuta au théâtre de l’Opéra-Comique, en 1820, par la Bergère châtelaine, opéra en trois actes, qui obtint un succès de bon augure. Emma ou la Promesse imprudente, opéra en trois actes, qui fut donné l’année suivante, en 1821, confirma la bonne opinion qu’on avait déjà conçue du nouveau compositeur. La Neige, opéra en trois actes qui fut représenté en 1823, le Concert à la Cour, qui est de l’année 1824, annoncèrent que l’esprit vif de M. Auber avait été touché par la grâce du grand rénovateur de la musique dramatique. Depuis lors l’ingénieux et charmant compositeur n’a cessé de marcher dans la même voie et de produire des ouvrages qui témoignent surabondamment que l’auteur de la Muette de Portici et du Domino noir est bien le fils de Voltaire et de Rossini. Tel est en effet le double caractère de l’œuvre de M. Auber, où l’esprit, la finesse et le sentiment dramatique de l’école française s’allient, dans de justes proportions, au coloris et à la mélodie lumineuse du grand maestro. C’est dans la Muette, grand opéra en cinq actes représenté en 1828, et dans le Domino noir, opéra comique en trois actes qui a vu le jour en 1837, qu’on trouve les qualités les plus saillantes du talent et de la manière de M. Auber. L’Enfant prodigue, grand opéra en cinq actes, et Zerline, opéra en trois actes, qui a été composé pour l’admirable voix de Mme Alboni, loin d’ajouter à la réputation de M. Auber, auraient pu en ternir l’éclat devant un public moins respectueux que le public parisien. M. Auber, qui a trop d’esprit pour confondre la politesse avec le véritable succès, n’a pas voulu rester sous le coup de cette double disgrâce, et voilà pourquoi il vient de reparaître sur le théâtre de sa fortune par un opéra en trois actes, Marco Spada.

L’ouverture débute par un andante d’une harmonie soutenue et remplie de modulations incidentes qui fuient devant l’oreille comme ces vers luisans qu’on aperçoit de loin dans une nuit obscure. M. Auber excelle à vous bercer ainsi dans un flou harmonique qui n’est plus le jour et n’est pas encore la nuit et vous procure tour à tour la sensation de la tonalité majeure et mineure sans que le maître daigne les caractériser par une phrase bien arrêtée. L’allégro, formé d’une tarentelle bien connue, en ramène plusieurs fois le thème d’une manière ingénieuse, et la symphonie se termine par une chaleureuse péroraison qui n’apprend rien de nouveau à ceux qui connaissent les charmantes ouvertures du répertoire de M. Auber. La romance ne grondez pas, qu’Angela chante tout d’abord en croyant s’adresser à son père, dont elle ne peut discerner les traits, puisqu’il fait nuit et qu’elle ignore qu’elle a devant elle le gouverneur de Rome, la marchesa, sa nièce, et le comte Pepinelli, cette romance en deux couplets est agréable et fort bien écrite pour la voix délicate de Mlle Duprez. Le quatuor qui suit, entre les quatre personnages que nous venons de nommer, est moins un morceau d’ensemble proprement dit qu’un air de soprano avec accompagnement de voix. C’est rapide et conduit avec esprit. La romance de ténor que l’inconnu Fredericci chante. derrière la coulisse, et qui se termine par une coda à deux voix, n’a-t-elle pas quelque analogie avec la jolie sérénade de l’Amant jaloux de Grétry? L’air de basse dans lequel Marco Spada exprime à sa fille toute la tendresse qu’il ressent pour elle, renferme une première partie, un adagio sostenuto, que M. Bataille chante avec goût. Dans l’allégro, où l’on remarque une forte réminiscence des formes rossiniennes, M. Bataille ajoute un point d’orgue de sa façon peut-être, qui achève de donner à ce morceau tout le piquant d’un lieu commun. Le duo pour basse et soprano entre Marco Spada et sa fille est encore écrit dans un style tout italien, et le finale du premier acte n’est pas autrement remarquable, si ce n’est qu’il se termine par de jolies vocalises pour deux voix de soprano accompagnées en accords plaqués-par la masse chorale. Les couplets du second acte :

Vous pouvez soupirer,
Vous pouvez espérer,

que la marchesa laisse échapper de ses lèvres moqueuses, et qui exhalent toute la morbidezza de la coquetterie féminine, sont délicieux, et Mlle Favel les dit avec esprit. L’entrée des invités au bal du gouverneur est annoncée par un fort joli chœur qui est répété lorsque la noble compagnie quitte la scène pour aller souper. Dans l’intervalle, et pendant que le gouverneur est renfermé dans son cabinet, où il reçoit l’avis important que Marco Spada est au nombre de ses convives, — les dames et les seigneurs réunis, n’ayant rien de mieux à faire, prient la fille du baron de Torrida de vouloir bien chanter quelque chose. C’est alors que Mlle Duprez chante une déclaration d’amour en quatre langues, en russe, en anglais, en italien et en français, sorte de proverbe que la jeune actrice joue avec beaucoup d’esprit et dont elle aura probablement suggéré l’idée. La prière du moine, qui vient quêter pour son couvent en servant la politique du gouverneur, est d’un bon caractère, ainsi que l’air de basse que chante Marco Spada pendant que sa fille Angela s’est évanouie en apprenant pour la première fois le véritable nom de celui qui lui a donné le jour. Le trio sans accompagnement entre Marco Spada, sa fille et le comte Fredericci est un morceau très difficile, ingénieusement agencé, et qui conviendrait mieux à un concert d’instrumens à vent qu’à la peinture d’une situation dramatique. Au troisième acte, on peut encore signaler un bel air de soprano dont l’andante surtout est remarquable, mais dont l’allégro exige de Mlle Duprez des efforts au moins imprudens, et puis un charmant trio pour soprano, ténor et basse.

L’opéra de Marco Spada, sans contenir rien d’entièrement nouveau, est une production agréable qui n’est pas indigne du charmant et délicieux compositeur qui depuis trente ans amuse la France. La romance de soprano, l’air de basse du premier acte, les jolis couplets que chante Mlle Favel au commencement du second acte, la déclaration d’amour en quatre langues, le trio sans accompagnement et l’air de basse dans lequel Marco Spada implore le pardon de sa fille, l’air de soprano et le trio du troisième acte. sont des morceaux qui n’ont pas sans doute un caractère bien tranché et qui rappellent un grand nombre de souvenirs, mais qu’on écoute avec plaisir, parce qu’ils sont adroitement écrits pour les voix et les virtuoses qui les chantent. L’instrumentation, toujours élégante, fourmille de jolis détails, de rhythmes piquans et guillerets où l’on reconnaît l’esprit et la dextérité de l’auteur du Domino noir, génie aimable qui vise moins à la profondeur qu’à la justesse de l’expression, musicien facile et vrai qui ne se paie pas de grands mots et dont l’harmonie, très fine et scintillante de modulations, est toujours subordonnée à l’idée mélodique dont elle relève l’éclat. L’œuvre entière de M. Auber est un mélange heureux de gaieté, de finesse et d’élégance.

« Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme, »


dit Agnès dans l’École des Femmes,

« Horace avec deux mots en ferait plus que vous. »


C’est ce qu’on pourrait dire aussi à ces compositeurs qui fatiguent le public de leurs savantes combinaisons, mais qui n’ont pas reçu comme M. Auber le don de charmer.

Mlle Caroline Duprez a beaucoup contribué au succès de Marco Spada. Fille d’un artiste incomparable, dont le nom restera dans l’histoire de la musique de notre temps, jeune, jolie et spirituelle, elle porte avec elle un parfum de bonne compagnie, qui n’est pas la moins précieuse de ses qualités. Musicienne, comme on dit, jusqu’au bout des ongles et toute remplie de ce fluide divin qui tourmente et consume ceux qui le possèdent. Mme Caroline Duprez est du petit nombre des élus. Nous aurions bien, sans doute, à lui soumettre quelques observations et à lui demander compte de certains points d’orgue hasardeux, de certaines inflexions de voix, de certains mots empruntés à Mlle Rachel, et qui ne sont pas mieux dans la bouche de la célèbre tragédienne que dans celle de la jeune cantatrice, car notre temps est fertile en contrefaçons de la simple nature; mais à Dieu ne plaise que nous imitions l’exemple de cette méchante fée qui mettait dans le berceau des enfans les mieux doués des mots cabalistiques et de mauvais augure! Que Mlle Caroline Duprez jouisse donc de son beau succès, mais qu’elle ménage cette voix fragile qui nous inquiète parfois, car, en l’écoutant franchir certains intervalles scabreux, comme dans son grand air du troisième acte, nous serions tenté de nous écrier avec Mme de Sévigné : Oh! ma fille, j’ai mal à votre poitrine. M. Bataille, qui ne manque pas de mérite, mais qui porte dans tous ses rôles une sorte de grognement de vieux Cassandre dont il ne peut se dépêtrer, se tire avec assez de bonheur du rôle de Marco Spada, et M. Couderc le seconde bien dans le personnage ridicule du patito Pepinelli. Il y a de l’ensemble dans l’exécution, et l’orchestre surtout est conduit avec intelligence par M. Tillemann.

L’opéra de Marco Spada, qui est comme une anthologie de l’œuvre de M. Auber, devrait clore, ce nous semble, la carrière si brillante de l’illustre compositeur. Il serait peut-être dangereux d’exiger davantage de cette muse coquette et parlant capricieuse qui vient de vous sourire encore une fois avec tant de grâce, mais qui pourrait se fatiguer de vos importunités. Si Boïeldieu se fût arrêté à la Dame Blanche, il n’aurait pas écrit les Deux Nuits, dont la mésaventure a dû attrister ses derniers jours.

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours,


a dit admirablement Voltaire, qui n’a eu garde d’oublier ce sage précepte dicté par la nature. M. Auber a suffisamment travaillé pour sa gloire; qu’il se repose et qu’il jouisse en paix de la position éminente qu’il s’est acquise et que personne ne lui conteste. Un ouvrage de plus n’ajoutera rien à sa réputation et pourrait troubler le plaisir que vient de nous procurer le dernier écho d’une muse qui restera chère à la France.

Le Théâtre-Lyrique vient aussi d’obtenir un succès qu’il cherchait depuis assez longtemps. Tabarin, opéra-comique en deux actes, a réussi malgré les longueurs, les invraisemblances et les lieux communs dont la pièce est remplie. La musique en est vive, claire, distinguée et toujours en situation, si ce n’est très originale. Nous y avons remarqué une agréable ouverture écrite avec soin, et qui rappelle la manière de M. Auber, les couplets en style syllabique, je suis Tabarin, qui ont du mordant; un joli quatuor chanté pendant la scène de la prédiction, et qui gagnerait à être moins long; un trio entre Tabarin, Francisquine, sa fiancée, et petit Pierre, trio dont la première partie à deux voix a beaucoup de grâce. La fin de ce morceau se prolonge trop en récits dialogues qui manquent d’intérêt. L’allégro du duo entre Tabarin et Francisquine, devenue sa femme, est bien rhythmé, ainsi que les couplets Cent écus que chante le cabaretier Pansarot, et qui ont été redemandés par le public. Nous pourrions encore signaler la scène où Tabarin raconte au public du pont-Neuf sa mésaventure matrimoniale, scène qui produirait de l’effet, si elle était bien rendue, et puis de très jolis chœurs. En somme, Tabarin, sans être une œuvre bien originale, est la meilleure partition qui ait été exécutée au Théâtre-Lyrique depuis la Perle du Brésil de M. Félicien David. On voit que l’auteur procède de l’école italienne tempérée par l’esprit et les allures de M. Auber, et on est heureux de constater un succès qui va trouver un musicien de mérite, un artiste modeste et un honnête homme, M. George Bousquet.

A l’Opéra, où les nouveautés sont encore plus rares que les beaux jours, on vient de représenter un ballet en deux actes, Orfa, pour la rentrée de Mme Cerrito. La scène se passe en Islande, au milieu de la sombre mythologie Scandinave. Orfa, une jeune Islandaise, voudrait épouser Lodbrog, chasseur intrépide qui est déjà son fiancé; mais, au moment de conclure l’hyménée, le tonnerre se fait entendre et semble annoncer que ce mariage est contrarié par une puissance supérieure. En effet, Loki, le dieu du feu, enlève Orfa et la transporte dans le cratère du mont Hécla, siège de son empire. Odin, le dieu qui règne au Walhalla, vient délivrer Orfa, qui épouse enfin son fiancé Lodbrog. Ce ballet, qui ne brille pas précisément par l’invention ni par l’intérêt, a le mérite d’être court et d’offrir le prétexte à quelques beaux décors, Celui du second acte, qui représente l’intérieur du mont Hécla, est assez beau. La musique, fort commune, est de M. Adolphe Adam, qui n’a pu trouver un seul motif original pour aider la charmante Mme Cerrito à bondir sur la scène. La danseuse, qui paraît avoir perdu quelque chose de son audace, a été fort bien accueillie par le public, qui aime son talent.

Les concerts sont en pleine floraison. M. Vieuxtemps en a donné deux où il a fait entendre un nouveau concerto de sa composition qui est tout à fait remarquable. M. Sivori, un autre célèbre violoniste, se dispose à se faire entendre aussi du public parisien dans un concert qui aura lieu bientôt. Mlle Clauss, ce talent si exquis et qui joue du piano comme une fée chaste et inspirée, a exécuté dernièrement un concerto de Mendelssohn avec accompagnement de grand orchestre où elle a été admirable. Mlle Clauss doit partir pour Saint-Pétersbourg, où l’art musical fait tous les jours des progrès, car le théâtre italien de cette grande métropole est aujourd’hui le premier de l’Europe. Aussi la maison Brandus de Paris vient-elle de fonder à Saint-Pétersbourg une succursale qui sera l’entrepôt musical du Nord et où l’on pourra se procurer tous les chefs-d’œuvre des écoles française et allemande soigneusement édités.

P. Scudo.


Le 18 janvier prochain, on doit vendre, à l’hôtel de la rue des Jeûneurs, la galerie de tableaux du feu prince royal, monseigneur le duc d’Orléans. Cette collection, formée par le prince dans les dernières années de sa trop courte vie, est justement célèbre et précieuse à plus d’un titre. Nous ne parlons pas, on le comprend, de ce prix d’affection qui, pour l’auguste veuve du prince, pour tous les siens, et nous pouvons ajouter pour tous ceux qui l’ont connu et aimé, rend à jamais regrettable la perte de cette galerie ; nous parlons des tableaux eux-mêmes : ils sont d’une rare et incontestable valeur. Le goût du prince, délicat et exercé, le guidait presque toujours heureusement et dans le choix des sujets et dans le choix des maîtres. Cette collection correspond par sa date à une des plus brillantes périodes de notre école moderne, et en est peut-être l’expression la plus complète et la plus élevée. Presque tous nos artistes, aussi bien ceux qui dès lors étaient dans l’éclat de leur renommée que ceux dont le nom perçait à peine, y sont représentés par quelque morceau d’élite propre à caractériser la nature de leur talent. Le prince, comme tous ceux qui aiment et qui sentent la peinture, avait ses prédilections, ses penchans ; mais une certaine impartialité, commandée par son rang, lui faisait rechercher toute production où brillait le talent même au travers du système. Peu d’amateurs si haut placés ont donné aux arts et aux artistes une plus intelligente protection.

Parcourez le catalogue de cette vente : pas un nom justement célèbre n’a manqué à l’appel, et chacun y figure dignement, à commencer par l’illustre doyen de nos peintres. Son Œdipe et sa Stratonice sont là comme deux nobles témoins de deux des phases principales de sa belle vie d’artiste. Dans L’Œdipe, il s’est déjà frayé sa route ; soumis en apparence à ses maîtres et à son temps, il les devance et les abandonne ; il peint comme eux le bas-relief, mais pour y introduire la vie et l’expression ; dans la Stratonice, c’est le maître donnant un délicieux exemple de perfections qui semblent s’exclure, la vérité du costume poussée jusqu’au scrupule archéologique, et le trouble, les combats, les violences de la passion rendus par les traits les plus fugitifs et les plus inspirés.

À côté de ces deux toiles, nous en trouvons trois autres qui feraient aussi à elles seules l’honneur d’une galerie, la Françoise de Rimini et le Christ consolateur de M. Ary Scheffer, puis la Mort du duc de Guise de M. Delaroche, tableau qui, malgré sa dimension, est une des œuvres capitales de ce talent souple et élevé, de cet intelligent pinceau. La scène est largement conçue; les effets épisodiques, les vérités de détail, malgré leur fini merveilleux, ne détournent pas l’attention : ce bijou qu’aurait signé Terburg produit une impression solennelle et terrible. Quant à la Françoise de Rimini et au Christ consolateur, la gravure les a rendus populaires. Il semblerait, tant la pensée tient de place dans les compositions de M. Ary Scheffer, que le burin d’un Calamata et d’un Henriquel dût toujours réussir à les traduire tout entières; mais on voit qu’il n’en est rien devant ce Christ et surtout devant cette Françoise de Rimini. C’est un tableau qui vivra, aussi bien par la qualité de la peinture que par le charme indéfinissable de la composition, rêverie pleine de larmes et de délices, si chaste et si voluptueuse à la fois.

N’oublions pas cinq tableaux ou études de M. Eugène Delacroix. Tous les trésors de cette riche palette, toute la fantaisie de cette libre pensée, sont prodigués et dans l’Assassinat de l’évêque de Liège et dans l’Hamlet et le Fossoyeur. Nous devons signaler aussi trois des plus hardies et des plus fougueuses compositions de M. Decamps, la Bataille des Cimbres, Joseph vendu par ses Frères et Samson combattant les Philistins. Pour ceux même qui n’admettent pas sans réserve cette manière de peindre, ces trois tableaux sont d’un prix inestimable et par l’éblouissante magie de la couleur, et par l’accent vraiment original du dessin et de la composition.

Citons encore les noms si justement aimés du public, de Granet, de Bonington, de Marilhat, de Tony Johannot, — tous quatre enlevés déjà par la mort; citons enfin MM. Aligny, Cabat, Corot, Gudin, Paul Huet, Isabey, Jadin, Lehmann, Lepoitevin, Meissonier, Robert Fleury, Roqueplan, Rousseau, Henri Scheffer, etc., qui tous avaient travaillé pour le prince, parfois même sous ses yeux et sous son inspiration.

Telles étaient les richesses de cette galerie. Le dimanche 16 et le lundi 17 janvier, l’exposition en sera publique; on pourra une fois encore voir ces tableaux réunis, puis ils iront, comme tous les biens de cette royale maison, se disperser en des mains étrangères.


L. VITET.




REVUE LIITERAIRE.

Le Danemark, dont nous retracions, il y a quelques semaines, le mouvement littéraire depuis cinquante ans[1], a donné, dans le cours de l’année qui Vient de s’écouler, de nouvelles preuves de cette activité intellectuelle déjà révélée par tant d’importans travaux. C’est surtout dans la voie des. études archéologiques et ethnographiques que le mouvement a été sensible, c’est dans quelques publications récentes qu’il est curieux de l’observer. L’ethnographie et l’archéologie sont devenues des sciences populaires en Danemark. On sait ce qu’a produit dans d’autres pays l’accord de l’esprit d’entreprise et de l’érudition; ou n’a pas oublié quelles magnifiques révélations ont été arrachées aux siècles passés par les fouilles de MM. Lajard et Botta en Assyrie, par les découvertes de M. Fellower en Cilicie et par l’ouverture de tant de tombeaux étrusques. La science archéologique a obtenu, depuis trente ans environ, les plus beaux triomphes; elle a ramené au jour des inscriptions et des monumens tels que sans l’interprétation de l’historien ils étaient à eux seuls et à la première vue des pages d’histoire admirables et tout à fait inattendues. L’impulsion avait sans aucun doute été donnée par l’école historique moderne, à qui la France a fourni quelques-uns de ses plus grands noms. On conçoit que le Danemark, notre dernier et notre plus fidèle allié dans les guerres de l’empire, et qui avait, comme toute l’Europe, applaudi au glorieux et paisible essor de notre littérature nouvelle, ait été épris comme nous et avec nous des grandes découvertes faites en Orient et destinées à renouveler la science. Il s’appliqua comme nous à l’étude féconds des langues et des littératures orientales; Lassen et Westergaard furent associés aux nobles travaux d’Eugène Burnouf. Retrouver les origines de l’Europe moderne, suivre la filiation et les migrations diverses des races qui la peuplent aujourd’hui, tel fut, tel est encore, il faut le dire, le problème à résoudre. D’une solution complète dépendront et la connaissance plus entière du caractère et des institutions de chaque peuple et l’intelligence meilleure de toute son histoire.

Parmi les rares ouvrages qui ont abordé la question dans toute son étendue, il faut citer celui dont M. Schiern, jeune professeur d’histoire à l’université de Copenhague, a publié, il y a quelques mois, le premier volume[2]. M. Schiern ne s’est pas contenté d’étudier scrupuleusement les anciens titres des races dont il veut retrouver les vicissitudes et constater l’identité : il a de plus observé avec une profonde attention leur physionomie actuelle, leurs traits originaux, leurs coutumes nationales, et, remontant du connu à l’inconnu, il a découvert par cette recherche plus d’une trace curieuse du passé. Après un long chapitre sur la race finnoise, dont il croit l’immigration fort ancienne, M. Schiern étudie les destinées des races ibérique et italique, puis celles des Hellènes; il n’a fait dans ce premier volume que raconter l’histoire de quelques populations aujourd’hui fort mêlées; l’ordre chronologique qu’il a adopté amènera dans les volumes suivans les races scandinave, germanique et slave, qui ont mêlé à la civilisation romaine leur génie particulier.

M. Schiern est à peu près le seul des écrivains modernes du Nord qui ait étendu si loin le cercle de ses études ethnographiques. Les autres ont limité leur sujet; négligeant l’archéologie qu’on peut appeler classique, ils ont étudié de préférence celle des peuples que n’a point touchés l’influence des civilisations grecque et latine, et en particulier celle des nations scandinaves. C’était à leurs yeux une œuvre de patriotisme autant que d’érudition pure, et les attaques récentes de l’Allemagne n’ont fait que raviver les souvenirs de la nationalité scandinave qu’il s’agissait de ne pas laisser confondre avec la nationalité germanique. M. Worsaae, inspecteur des monumens historiques du Danemark, s’est montré le plus ardent des archéologues du Nord pour revendiquer envers l’Allemagne les titres de son pays à l’indépendance et pour restituer à l’histoire, par l’interprétation des monumens du paganisme, des époques jusqu’à présent inconnues. Venu à une époque où l’étude des antiquités scandinaves et de l’écriture runique avait, il est vrai, séduit les imaginations, mais sans obtenir de résultats réels, M. Worsaae pensa qu’une critique sévère, seule capable de faire avancer la science, devait remplacer désormais un enthousiasme dangereux; il osa, en 1844, contester la découverte que le savant Finn-Magnussen avait cru faire à propos de la fameuse inscription de Runamo[3]. Les érudits du Nord avaient pendant long-temps cherché l’explication de certains caractères qu’on croyait apercevoir sur le rocher de Runamo, dans la province de Bleking, au sud de la Suède, et qui semblaient se rapporter à une ancienne inscription mentionnée par Saxo Grammaticus. En 1833, le roi de Danemark chargea Finn-Magnussen, de concert avec MM. Forchhammer et Molbech, d’examiner de nouveau et de résoudre, s’il était possible, la question. Finn-Magnussen, après un an d’études, annonça qu’il avait enfin déchiffré cette inscription runique en la lisant de droite à gauche, et, construisant sur sa découverte un système ou tout au moins des inductions nouvelles, il crut avoir obtenu des résultats inattendus, soit pour la science historique en général, soit en particulier, pour la connaissance de l’ancienne écriture runique. Cependant, tandis que Finn-Magnussen était occupé à rédiger un long et savant rapport, qui devint un ouvrage important[4], le célèbre chimiste suédois Berzélius et M. le professeur Nilsson, de l’université de Lund, le premier en 1838, et le second en 1841, publièrent des mémoires dont les conclusions, tout à fait contraires à celles de la commission danoise, tendaient à établir que ce qu’on avait pris pour des runes n’était que les accidens d’un filon de trapp dans le rocher granitique. L’attention des savans de l’Europe était vivement excitée par cette singulière polémique, lorsque M, Worsaae, après deux voyages en Suède, apporta dans la discussion de nouveaux argumens, et ruina la découverte prétendue de ses savans compatriotes. Toutefois, comme un grand esprit ne descend jamais dans un débat sans l’agrandir et le féconder, il se trouva que la science profonde de Finn-Magnussen avait découvert, chemin faisant, des aperçus qu’il n’avait pas jusqu’alors soupçonnés; M. Worsaae s’est plu à reconnaître lui-même cet heureux résultat; il a pu se consoler ainsi d’une lutte inévitablement pénible contre un tel adversaire. — La seconde période des travaux archéologiques de M. Worsaae s’est inspirée du sentiment patriotique qui animait tout le Danemark en 1848 et 1849. Contre l’Allemagne envahissant les duchés, tout Danois devint soldat, de la plume ou de l’épée, et pendant que se gagnaient les journées de Fredericia et d’Idstedt, les poètes et les érudits danois entretenaient l’amour de la patrie en évoquant ses plus glorieux souvenirs. M. Holst écrivait un poème devenu populaire au milieu des camps, le Petit trompette. M. Wegener, suivant les armées, pénétrait dans chaque place ennemie, et trouvait dans chacune des archives la matière de quelque factum d’une logique pressante qui, après la bataille, éclatait au milieu des Augustenbourg et complétait leur déroute. M. Worsaae crut que l’archéologie avait aussi son rôle à remplir dans l’œuvre commune; il rappela la glorieuse histoire de ce rempart national, le Danevirke, élevé par des mains danoises contre les attaques de Charlemagne, un peu au nord de l’Eyder, et limite constante, malgré les prétentions allemandes de 1848, des deux nationalités germanique et scandinave <ref'>'Danevirke, der alte Grœnzwall Dœnemarks gegen Süiden, aus dem dœnischen üiibersetzt: Kopenhagen, in-8o, 1848, avec carte. </ref>. Les Danois du XIXe siècle avaient le droit de faire respecter la frontière que n’avait pu franchir la conquête romaine elle-même,

Eidora romani terminus imperii.

Avec le Danevirke, M. Worsaae célébra aussi, en retraçant minutieusement son histoire, l’étendard sacré, le Danebrog, qui tomba du ciel au milieu de la bataille de Wolmar, et apporta aux Danois ébranlés un secours divin qui ramena la victoire[5]. L’archéologue a développé avec une érudition complaisante cette monographie qu’un chant devenu national a résumée et gravée dans les souvenirs du peuple : « Flotte fièrement sur la Baltique, Danebrog rouge comme le sang!... Ta croix blanche a porté jusqu’aux cieux le nom du Danemark... Frémis vaillamment au bruit du combat, frémis en l’honneur d’Juul (c’est le fameux amiral danois); chante le brave Tordenskjold et, par le devant les étoiles du courageux Hvitfeld... mais pas un héros n’efface ton grand Christian IV... »

La lutte est finie dans le Nord; elle s’est terminée à la gloire du peuple danois; grâce à elle, non-seulement il a revendiqué dignement sa nationalité, mais, en étudiant de nouveau son histoire, il a conçu un orgueil légitime pour les graves destinées qu’ont accomplies dans le passé les races scandinaves et pour le grand rôle qui leur a été assigné dans les origines et la formation de l’Europe moderne. Il a donc chargé ses archéologues et ses historiens de rechercher avec soin toutes les traces de la civilisation scandinave et de l’influence qu’elle a exercée sur les autres peuples de l’Europe. C’est pour accomplir cette mission que l’habile antiquaire M. Thomsen a fondé les deux beaux musées ethnographique et Scandinave que les gens du peuple de Copenhague visitent et admirent autant que les étrangers, et c’est aussi pour contribuer à cette tâche patriotique que M. Worsaae a publié, après d’autres écrits moins importans, mais tous curieux[6], un livre intitulé les Danois et les Norvégiens en Angleterre, en Écosse et en Irlande[7]. Cet ouvrage a paru cette année en même temps en danois à Copenhague et en anglais à Londres. C’est une enquête scrupuleuse de tous les vestiges scandinaves conservés dans les monumens, dans les tombeaux, dans les traditions, dans la langue et les mœurs des îles britanniques, des Shetland, des Hébrides et des Fœroë. Quiconque a lu le Pirate de Walter Scott et son recueil de chants du Border écossais sait quelle empreinte particulière le contact et la domination des peuples du Nord ont laissée sur le caractère anglais. Walter Scott eût encouragé avec bonheur le jeune archéologue danois recueillant avec piété sur les inscriptions tumulaires et dans les chansons ou les récits du peuple tous les souvenirs, toutes les syllabes scandinaves. Grand archéologue lui-même par la science et surtout par le sentiment du passé, il avait commencé, on peut le voir dans les notes savantes qui accompagnent presque toutes ses œuvres, ce travail d’érudition que M. Worsaae vient d’achever avec des connaissances plus spéciales. M. Worsaae parcourt avec zèle, afin de mener à bonne fin son enquête, tous les pays de l’Europe du nord. Il recommence les courses des anciens vikings scandinaves; il voudrait reconnaître leurs sillons sur les mers qu’ils ont traversées. Après avoir visité l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande en 1846 et 1847, il est venu cette année même explorer notre Normandie, et nous attendons de lui pour l’année prochaine un livre qui ajoutera une page intéressante non-seulement à l’histoire d’une de nos plus grandes provinces, mais à celle de notre moyen âge.

A côté des antiquaires qui scrutent le passé, se rencontrent les statisticiens qui vérifient et enregistrent les faits du présent. Depuis quelques années, le Danemark s’est élevé au rang des états de l’Europe qui sont le mieux pourvus à cet endroit, et la statistique y est devenue une science bien ordonnée. Un bureau spécial de statistique a été créé auprès de l’administration centrale, et M. Bergsoe, chef de ce bureau, lui a imprimé une direction qui a déjà produit des résultats excellens. Parmi les meilleures publications de la statistique officielle, il faut signaler les Tableaux[8] dressés par ordre du gouvernement pour obtenir un compte exact des résultats qu’avait amenés en Danemark le suffrage universel en 1849 et 1850. Ces tableaux offrent un singulier spectacle, qui doit être une leçon, en montrant par diverses colonnes que les électeurs les plus jeunes et les moins instruits votaient constamment et avec ensemble pour ceux des candidats qui offraient le moins de garanties politiques et morales, et qu’ils étaient en majorité. Il serait certainement curieux et utile qu’un pareil travail, divisé selon les âges et les professions, fût dressé pour la France; il intéresserait toute l’Europe et serait du moins une pièce importante pour qui veut étudier sérieusement l’expérience du suffrage universel. Doué d’une rare activité, M. Bergsoe, en dehors de ces travaux minutieux et difficiles à diriger, a conduit cette année même à bonne fin sa grande Statistique du Danemark[9], ouvrage consciencieux, judicieusement mêlé d’exposés historiques nets, précis, intéressans, et d’aperçus économiques tout à fait dignes de la science moderne.

Telle est la vigueur du génie danois. Il apporte dans l’archéologie et la statistique une exactitude et une critique qui le distinguent profondément de l’esprit germanique. Les résultats qu’ont obtenus sur ce terrain quelques écrivains danois font bien augurer de l’avenir d’un mouvement d’études si digne de l’attention et, des encouragemens de l’Europe. A. GEFFROY.

Souvenirs de voyages et d’études, par M. Saint-Marc Girardin[10]. — En recueillant ces Souvenirs, M. Saint-Marc Girardin ne fait pas seulement une chose agréable au public, il fait aussi un acte de fidélité. Pourquoi ne le dirions-nous pas sans détour ? Dans ce livre adressé aux lecteurs de 1852, ils trouveront à chaque page un homme de 1828 et de 1830. Cela s’entend : un homme de 1830, c’est un partisan de la liberté honnête et réglée, de la philosophie sans libertinage, de la religion sans fanatisme et sans hypocrisie, un ami de toutes les choses généreuses, enfin, pour trancher le mot, un esprit libéral. Oui, c’est en esprit libéral et en philosophe que M. Saint-Marc Girardin a visité l’Europe, jugé les hommes, les lieux, les institutions. Soit qu’il voyage aux enfers de Virgile, l’Enéide à la main ; soit qu’il aille à Munich s’entretenir de métaphysique avec Schelling, de mysticisme avec Baader et Goerres, de statuaire avec Cornélius ; soit qu’il descende le Danube de Vienne à Galatz, pour étudier sur place la question d’Orient et observer les principautés qui en sont le nœud, partout il se plaît à recueillir les traces des idées françaises de 89, se répandant à travers tous les obstacles par les livres de nos grands écrivains mieux encore que par les conquêtes de nos soldats.

Ce que nous aimons en M. Saint-Marc Girardin, c’est qu’il est un des rares esprits qui, de notre temps, ont conservé une foi. Quelle est donc, dira quelqu’un, la foi de cet impitoyable et charmant railleur qui médit si volontiers de son siècle, de son pays et du genre humain, qui souffle sur nos chimères, se joue de nos exaltations, perce à jour nos vanités et nos ridicules ? S’il croit au vrai et au bien, quel est son système ? Nous répondrons avec candeur que le système de M. Saint-Marc Girardin nous est complètement inconnu. Quand il nous vante les secrètes beautés de l’ontologie transcendante de M. Hegel, nous nous défions de lui. Il a beau nous citer ses deux saints de prédilection, saint Paul et saint Augustin, nous ne le croyons pas janséniste pour cela. En fait de systèmes, nous le soupçonnons d’être de l’école de Micromégas. Mais n’allez pas confondre sa raillerie avec celle de Candide. Elle est vive, légère, charmante, j’en conviens, mordante quelquefois, mais amère, mais cruelle, jamais. Sous ce ton de moquerie enjouée, on sent l’amour et le respect de la dignité humaine. Ce doute, qui pénètre ou effleure tant de choses, s’arrête toujours à propos. Son contrepoids n’est pas seulement dans la raison, il est dans le cœur. M. Saint-Marc Girardin nous raille, mais il nous aime. Il nous croit faibles, non incorrigibles. Il nous tient en garde contre l’exaltation, il ne nous jette pas dans l’indifférence. Cette foi morale qui jamais ne l’abandonne, il sait la répandre et la communiquer. De là cette chaleur douce et pénétrante qui vient animer sa raison et la préserver de la sécheresse ; de là, le caractère d’honnête homme empreint à toutes les pages de son livre. E. SAISSET.




V. de Mars.
  1. Voyez la livraison du 15 novembre.
  2. Europas Folkestammer. Historiske Undersögetser og Omrids, af Fred. Schiern. 1 vol. in-8, Copenhague.
  3. Runamo et les Runes, avec trois dissertations concernant les lettres runiques, l’inscription de Runamo et quelques autres monumens anciens, Copenhague, 1841, in-4o.
  4. Ce mémoire parut en 1844, sous le titre de Runamo et la bataille de Braavalla, 1 vol. in-4o avec fig. Une traduction allemande en a été publiée en 1847 à Leipzig.
  5. Om Danebrog, af J. J. A. Worsaae. Kjœb, in-8o 1849, avec figures.
  6. Die nationale Alterthumskunde in Deutschland (De la Connaissance des Antiquités nationales en Allemagne,) in-12, Copenhague. — The Antiquities of Ireland and Denmark, in-8o, Dublin. — Dœnemarks. Vorzeit durch Alterthümer und Grabhügel beleuchtet (le Passé du Danemark éclairé par les antiquités et les tombeaux), in-8o, Copenhague, avec gravures.
  7. An Account of the Danes and Norwegians in England, Scotlandand Ireland, in-8o. Londres, 1852, avec de nombreuses gravures.
  8. Statistik Tabelvœrk, in-4o.
  9. Den Danske Stats Statistik, in-8o, 4 vol, 1846-52.
  10. 1 vol. in-12, chez Amyot, rue de la Paix.