Revue musicale - La douce France

Revue musicale - La douce France
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 433-444).
REVUE MUSICALE

LA DOUCE FRANCE

Il y a plusieurs demeures dans la maison de nos pères, ou plutôt dans leur pays. La France offre plus d’un aspect, ou d’un visage, au regard de ses fils. Et de même, pour enchanter leurs oreilles, elle a de nombreuses voix. Éclatantes, héroïques, guerrières et chrétiennes, les unes, grâce à Dieu, retentissent assez haut aujourd’hui. Il en est d’autres, plus humbles, aussi touchantes, et dont le timbre, avec moins de puissance, n’a pas moins de clarté. Sous ce titre consacré : La douce France, M. René Bazin composa naguère pour les enfans, mais non pour eux seuls, un recueil de récits et de souvenirs, d’impressions et de tableaux, purement, pieusement français. « Comprenez bien, » disait-il tout d’abord à ses jeunes lecteurs, (et les vieux goûtaient le même plaisir à l’entendre,) « comprenez bien pourquoi la France est appelée douce. On l’a nommée ainsi à cause de sa courtoisie, de sa finesse, de son cœur joyeux et tout noble. » Telle est la France, musicale et chantante, que nous vous proposons d’écouter un moment. Laissant de côté les signes de sa puissance, nous ne rechercherons guère ici que le charme, la grâce, et le sourire, — tantôt spirituel et tantôt mélancolique, — dans l’image sonore de notre chère patrie.

Par ces divers élémens, il n’est pas de musique plus française que la musique de Hameau. C’est un volume de ses œuvres : non pas un de ses opéras, mais le mince recueil de ses pièces pour clavecin, plus familières, plus intimes, que nous venons de feuilleter d’abord. Ainsi que la peinture, la musique a ses tableaux de genre, voire ses portraits : ces derniers moins poussés et d’une ressemblance plus vague, mais qui pourtant peuvent ressembler encore. Portraits ou tableaux, il en est, chez Rameau, qui sont de courts et purs chefs-d’œuvre. Un programme, un sujet, ou seulement un titre, on sait que rien n’est plus conforme au génie et à la tradition de notre musique nationale. Après l’œuvre d’un Rameau, celle d’un Lesueur, puis d’un Berlioz, enfin d’un Saint-Saëns (Poèmes symphoniques), en témoigneraient tour à tour. Mais parmi les images sonores, je n’en sais pas, chez nous, de plus magnifique, de plus auguste, que l’Entretien des Muses. Pour la noblesse, le calme et la pureté, le Parnasse que Raphaël a peint sur la muraille vaticane ne surpasse pas celui que Rameau, sur un modeste clavecin, a chanté. Si grand, si haut que soit le sujet du morceau, la musique l’étend et l’élève encore. Elle tient infiniment plus que le titre n’avait promis. Dans un paysage élyséen, elle évoque les Sœurs divines. Elle donne à leur suave dialogue le caractère d’une méditation profonde et d’une égale, d’une éternelle félicité. Oui, cet entretien est doux ; oui, cette musique est bien celle de la douce France, mais d’une France qui mêla rarement à sa douceur autant de sérieux et de majesté.


Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances
Ouvraient leurs ailes d’or vers un monde enchanté ?


A défaut de regrets, ce temps-là mérite au moins un souvenir fidèle et quelquefois attendri. Gardons-nous de fermer aux lointains « Échos de France » notre oreille et notre cœur. Si « Pauvre Jacques, » ou bien « Il était là, » m’était chanté, ce qui s’appelle, ou s’appelait autrefois chanté, j’y prendrais un plaisir extrême. » Et vous, je le gage, également. Les personnes « sensibles, » comme on disait alors, ne seront jamais complètement indifférentes à la plainte de Nina, lu folle par amour : « Quand le bien-aimé reviendra ; » moins encore au serment de Juliette : « Mais j’aimerai toute ma vie. » Cette Juliette n’est pas la fille de Gounod ; ainsi que de Nina, Dalayrac est son père. Et l’on ne saurait assez recommander, aux amateurs de comparaisons faciles autant que vaines, un parallèle entre les deux attestations d’amour : l’une passionnée et sombre, l’autre ingénue et souriante, que deux musiciens de France, inégaux et divers, ont mises sur les lèvres de la fille des Capulets.

La douce France ! Notre vieil opéra-comique fut naguère l’une des expressions les plus mélodieuses de son âme, l’un des modes les plus purs de son chant. Quand succéderont, aux jours de guerre, et de gloire, les soirs paisibles, « les soirs sereins et beaux, » qui nous donnera de réentendre, las de certains chefs-d’œuvre étrangers et terribles, quelques-uns de nos aimables chefs-d’œuvre : le Déserteur et Richard Cœur de Lion, la Dame Blanche et le Pré aux Clercs ! Dans son livre de Lutèce, un Allemand, qui avait honte de l’être, Henri Heine, a parlé du Déserteur en ces termes : « Voilà de la vraie musique française ! La grâce la plus sereine, une douceur ingénue, une fraîcheur semblable au parfum des bois, un naturel vrai, vérité et nature, et même de la poésie. Oui, cette dernière n’est pas absente ; mais c’est une poésie sans le frisson de l’infini, sans charme mystérieux, sans amertume, sans ironie, sans morbidezza, je dirais presque une poésie jouissant d’une bonne santé. » Impossible de mieux dire, à quelques mots près, car on ne saurait sans injustice refuser à la vraie musique française à celle que goûtait Henri Heine, l’ironie parfois et, plus souvent encore, le charme mystérieux. Oh ! sans doute innocente ironie, mais dont le Déserteur même offre un exemple, ou plutôt un exemplaire spirituel : je pense à la figure, plaisamment paysanne et niaise (en musique même, ou par la musique, témoin la chanson du second acte), de Bertrand, le « grand cousin. » Et le mélange de cet élément villageois avec l’élément militaire donne à l’opéra-comique de Monsigny, dans le temps où nous sommes, une saveur plus piquante, un air de vérité nouvelle ou renouvelée. Simple, et même naïve, avec cela vaillante, héroïque, toujours prête à s’épancher, quand elle se confie, en propos ingénus ou sublimes, qui font sourire ou pleurer, nous retrouvons l’âme de nos soldats paysans dans cette petite et vieille musique de France, pas si petite pourtant, ni si vieille, puisqu’on y sent encore battre le cœur, plus grand et plus jeune que jamais, de la France elle-même.

Parlant toujours de la douce France, ou plutôt après en avoir parlé, M. René Bazin ajoutait : « Mais la douceur n’est pas faible. Elle n’est pas timide. La Douceur est forte. » Les « endroits forts, » comme disait le Président de Brosses, ne sont pas rares dans l’aimable partition de Monsigny. Ce n’est pas seulement par l’âge que le Déserteur est le premier de nos opéras-comiques militaires. Il le demeure aussi par le naturel et la sincérité des sentimens, quelquefois par leur énergie et presque par leur grandeur. Autant il y a d’insouciance et de joie légère dans le rôle du brigadier Montauciel, autant Alexis, le principal personnage, se montre sérieux, pathétique même. Sur la scène de notre Opéra-Comique il en est souvent ainsi : parmi de mélodieuses figurines, un héros lyrique surgit. Héroïque, il n’y a pas d’autre mot pour qualifier l’élan de certain air qui commence par ces paroles, ingénument tautologiques, du bon Sedaine : « Mourir n’est rien, c’est notre dernière heure. » La force de l’idée mélodique fait ici le plus vif contraste, non seulement avec la faiblesse de la pensée et de l’expression littéraire, mais avec la fragilité des autres élémens (harmonie, instrumentation), de la musique même. Enfin et surtout, puisque cette musique de soldats, ou d’une histoire de soldats, garde aujourd’hui encore un accent qui nous charme et nous émeut ; puisque, fût-ce au contact, à l’épreuve des terribles réalités présentes, rien d’elle ne sent la convention ou l’artifice ; c’est qu’il survit en elle un principe et comme une flamme légère de vie et de vérité.

Tout ce que Heine admirait dans notre musique, et le reste même, dont elle lui paraissait dépourvue, tout cela surabonde chez le grand musicien dont la Belgique et la France, aujourd’hui plus que jamais fraternelles, se partagent le génie et la gloire : Grétry. Le Tableau parlant pourrait bien être l’un des deux petits chefs-d’œuvre (l’autre étant la Serva padrona) de la comédie, musicale, j’entends de la comédie de caractères, au XVIIIe siècle. Avec autant d’esprit, de verve, de force, Grétry montre le plus de sensibilité que Pergolèse. A propos d’un autre ouvrage du maître, Zêmire et Azor, le Mercure de France écrivait : « La musique en est délicieuse et toujours vraie, sentie et raisonnée. Elle rend toutes les affections de l’âme. » Oui, toutes, les plus vives comme les plus douces. Les parties comiques du Tableau parlant ne sont pas indignes de Molière. Quant à des pages telles que la tremblante supplique de Zémire et Azor : « Du moment qu’on aime, » ou la sérénade de l’Amant jaloux : « Tandis que tout sommeille, » elles comptent parmi les mélodies les plus enveloppées, les plus imprégnées du charme et du mystère d’amour.

Le mystère encore, la rêverie, presque le trouble amoureux, concourent avec la grandeur et l’héroïsme, sans parler de je ne sais quelle poésie romantique, et jusqu’alors inconnue, à la beauté de ce chef-d’œuvre délicieux et magnifique, populaire et royal, qu’est Richard Cœur de Lion. Qui sait, a dit le plus musicien de nos grands poètes, Alfred de Musset, en s’adressant à la musique,


Qui sait ce qu’un enfant peut entendre et peut dire
Dans tes soupirs divins nés de l’air qu’il respire…


Ce sont deux enfans, Antonio, le petit paysan, et la gentille Laurette. Et qui sait en effet (car cette musique, hélas ! est oubliée) ce qu’ils peuvent entendre, ou sous-entendre, et dire, l’un dans quelques notes furtives d’un couplet innocent, l’autre, l’autre surtout, « dans les soupirs divins » de cette mélodie à la fois inquiète et charmée : « Je crains de lui parler la nuit. » On sait quelle est, par endroits, la puissance musicale et dramatique de Richard, l’émouvante, la poignante beauté de la célèbre romance, qui contient en germe l’avenir du leitmotif wagnérien. Telle ou telle page, mainte et mainte phrase du roi captif ou de son fidèle écuyer porte en quelque sorte à sa cime une lueur étrange et qui découvre de vastes perspectives. Ah ! que M. Bazin a raison, et comme, en notre pays de France, dans son génie et dans ses chants, douceur n’est pas faiblesse ! Rappelez-vous avec quelle énergie se pose et se développe l’air célèbre de Blondel : « O Richard, ô mon roi ! » L’air du roi lui-même : « Si l’univers entier m’oublie ! » avec non moins de force, a plus de majesté. A la fin, quand viennent ces mots : « O souvenir de ma puissance !  » le personnage se hausse à la taille des plus grands. Il ressemble, un instant, à l’Othello de Shakspeare et de Verdi. C’est assez d’un lointain martial appel pour évoquer des visions de guerre, et les drapeaux déployés, toute cette gloire enfin que pleure désespérément le More et qu’un autre héros salue ici de plus discrets mais de non moins nobles adieux.

Le charme de Richard est composé d’élémens bien divers. Le chef-d’œuvre de Grétry, qui date de l’année 1784, nous apparaît, dans notre musique française, comme le dernier chef-d’œuvre d’autrefois. L’histoire l’a voilé de mélancolie. « O Richard, ô mon roi ! » chantaient les gardes du corps en l’honneur d’un monarque qui bientôt allait être, lui aussi, prisonnier. Il ne savait pas qu’il languirait pareillement « dans une tour obscure, » et que nulle voix fidèle ne viendrait redire sous sa fenêtre la romance libératrice. Mais ce n’est pas tout. Vestige touchant des jours qui ne sont plus, Richard Cœur-de-Lion, repris à l’Opéra-Comique, recevrait des jours où nous sommes un renouveau d’émouvante beauté. Nous ne saurions trop souhaiter, solliciter cette reprise du chef-d’œuvre franco-belge. « O Richard, ô mon roi ! L’univers t’abandonne, » chanterait Blondel. Mais le roi dont le nom chanterait dans tous les cœurs s’appelle d’un autre nom, et l’univers n’a point abandonné Albert de Belgique, parce que lui-même, le premier, il a secouru et sauvé l’univers.

Parmi les musiciens de la douce France, en est-il un plus Français et plus doux que Boieldieu ? Les Allemands du moins ne s’y sont jamais trompés : depuis Wéber, admirateur passionné du maître de Rouen, jusqu’à Hanslick, le célèbre critique viennois, qui regardait, j’allais dire qui respirait la Dame Blanche, comme « la rose blanche » de l’opéra-comique. Si l’histoire ajoute au charme de Richard Cœur de Lion, la Dame Blanche n’a pas besoin de ce secours. Ici la musique seule suffit pour évoquer le passé, pour nous en donner l’impression à la fois délicate et profonde. Nous devons aux tremblans couplets : « Tournez, tournez, fuseaux légers ! » d’avoir, nous aussi, notre « Marguerite au rouet, » plus pure et plus auguste, sous ses cheveux blancs, que la Gretchen allemande. Quant à la scène finale, où, sous la mélodieuse influence des vieux refrains de sa tribu, George Brown redevient peu à peu Julien d’Avenel, on peut douter s’il existe dans l’ordre sonore une image, une représentation plus discrète et plus attendrissante de cet ensemble de sentimens et d’émotions qu’on nomme le souvenir.

À propos des maîtres d’autrefois que nous rappelons aujourd’hui, nous ne parlons que de sentiment, non de passion. La finesse, la justesse, voilà ce qui fait, de cette musique tempérée, une délicieuse musique, et vraiment nôtre. « J’arrive, j’arrive en galant paladin, » chante le jeune officier courant au rendez-vous mystérieux. Si vive, si courtoise que soit ici la musique, pas plus que les mots elle n’exagère : elle ne prend pas un paladin pour un héros, elle sait la différence entre la galanterie et l’amour. Çà et là pourtant elle se permet un accent, une touche plus vive. Rappelez-vous la cavatine : « Viens, gentille dame, » où l’on dirait que le souffle de Mozart, du Mozart de l’Enlèvement au sérail, a passé. Jusque dans le duo qui suit, presque partout coquet et léger seulement, qui ne reconnaîtrait, i l’intonation de ces paroles : « Tu me promets qu’elle viendra, » un mouvement, un élan de véritable et déjà fervent amour ! Tout autre est le ton d’un autre duo, celui du premier acte, entre le jeune officier et l’accorte fermière : « Il s’éloigne, il nous laisse ensemble. » Musique aimable, mais nullement amoureuse. Il ne s’agit là que d’un baiser pris et rendu au passage. Les maîtres de la peinture de genre, et non les moindres, n’ont pas dédaigné cet agréable sujet, militaire et rustique. C’est en peintre de genre aussi que le musicien de la Dame Blanche l’a finement traité.

Tableau de genre encore, la scène de la vente, mais d’une composition, d’une ampleur, où les maîtres de notre opéra-comique, avant Boieldieu, n’avaient pas encore atteint. Et les musiciens étrangers, de leur aveu même, eussent ici montré moins de finesse. « Nous autres Italiens, » disait Rossini, « nous n’aurions mis là que des Félicità ! » Le sujet : une adjudication immobilière, prêtait peu, si même il ne répugnait à la musique. Dans l’ensemble et dans le détail, le musicien de la Dame Blanche l’a rendu musical. Et puis et surtout il a fait de ce finale un exemplaire achevé d’un art familier et prochain, d’un style moyen, très français par l’accent, ou la saveur, non pas d’un vulgaire, encore moins d’un grossier réalisme, mais de la simple et cordiale vérité.

Fort différent est le caractère, et l’attrait d’un autre de nos petits chefs-d’œuvre, le Pré aux Clercs. En le relisant à l’heure où nous sommes, on en goûte moins la vivacité, la verve, que la rêveuse, attirante tristesse. Presque tout l’ouvrage, — unique à cet égard dans le répertoire de l’Opéra-Comique, — est imprégné d’une mystérieuse mélancolie. Elle s’exhale quelquefois non pas même d’un acte entier (comme le troisième), ou d’une scène, ou d’une page, mais d’une phrase, mais de quelques mesures seulement. Dès le début de l’ouverture, après un essai de fugue, — oh ! bien modeste et vite abandonné, — c’est une plainte que la clarinette soupire, et par la voix de ce « beau soprano instrumental, » comme l’appelait Berlioz, on croit en effet entendre une voix féminine chanter. Fût-ce en des chœurs, en des refrains de cabaret, de noce ou de fête, sur les lèvres d’Isabelle, de Nicette ou de la Reine, partout le sourire même de la musique d’Hérold est celui que le vieil Homère a mouillé de pleurs. Ou plutôt, c’est la parole, elle seule, qui sourit, alors que la musique est près de pleurer. Que de phrases, de répliques brèves, mais pleines de sens et de sentiment, nous la montreraient, cette musique, pensive, grave, et toujours inclinée, en quelque sorte, du côté du mystère. D’un bout à l’autre du dernier acte, elle se penche encore plus avant, et jusque sur l’abîme de la mort. La mort y règne en maîtresse. Ici faible et tremblante, osant à peine rompre le silence, la musique en trahit l’approche ; là, rude et brutale, on dirait qu’elle la défie et la méprise ; enfin, sombre et sinistre, elle la salue et lui fait escorte. Ah ! qu’elle porte loin dans nos cœurs, la musique française, en des jours comme ceux que passe la France, ou plutôt, et par bonheur, qu’elle a déjà passés ! Quelles résonances profondes, inattendues, elle y éveille ! Un soir, ou mieux une nuit, l’une des premières de septembre, obscure et solitaire, un promeneur suivait les quais de la Seine, en face du Louvre. Son regard embrassait le décor même du Pré aux Clercs, le merveilleux paysage de pierre et d’eau, mais réel, et combien plus admirable, surtout plus tragique alors, en sa réalité ! Alors, hélas ! on pouvait tout craindre. Alors, inquiet et silencieux, chacun de nous, Parisiens, aimait notre Paris, de cet « amour taciturne et toujours menacé » dont a parlé le poète. Alors le passant attardé crut entendre monter de la rivière la ritournelle funèbre qui conduit le cadavre de Comminge, et tout bas, mais avec ferveur, écartant le présage de mort, il implora de Dieu le salut de la cité et de la patrie.

Si français, et même, et surtout parisien qu’il ait été, nous ne saurions attendre d’Auber des impressions de ce genre. Gardons-nous cependant de le mépriser. La douce France, qui n’est jamais faible, est spirituelle souvent, et la musique d’Auber, avec peu de cœur, eut bien de l’esprit. Et puis elle n’était pas dupe, fût-ce d’elle-même, et là n’est pas son moindre agrément. Bien prise en sa petite taille, elle ne prétend pas se hausser. Le Domino noir demeure une comédie musicale aimable et romanesque, d’action et d’intrigue, non de caractère, mais d’ingénieuse intrigue et d’action divertissante. Peut-être aussi de mœurs, au troisième acte, où la vie de couvent, d’un couvent de nonnes, est figurée, ou plutôt imaginée, avec une indulgente autant qu’inoffensive ironie. On dirait un conte de La Fontaine, en musique, et qui serait décent. Une fois au moins, on y trouverait, dans ce charmant troisième acte, une petite, oh ! toute petite flamme de sentiment et de poésie. Rappelez-vous le cantique d’Angèle. Par la grâce, la sensibilité discrète, avivée à la fin, sur la dernière note, il est purement français. Cantique de catéchisme, pour les jeunes filles de la persévérance, il ne serait peut-être pas indigne d’un sujet, ou d’une situation, et d’une poésie plus relevée : celle des chœurs d’Esther ou d’Athalie. Et voilà sans doute la seule mélodie d’Auber qui, sur des vers de Racine, mériterait d’être chantée. Par d’autres qualités encore, légères, il est vrai, la musique d’Auber est bien nôtre. L’esprit d’Auber, a dit un jour, avec finesse, le regretté comte Delaborde, était cet esprit « qui sait, à force de bon sens et de bonne grâce, donner à l’idéal lui-même une signification pratique, exacte. » Auber avait dit auparavant d’un de ses confrères, plus poète et moins musicien que lui-même : « Je l’attends quand il voudra faire chanter des chaises et des fauteuils. » Le musicien du Domino noir n’a presque jamais voulu faire davantage. Pendant un demi-siècle, il a tenu cette gageure, — et il l’a gagnée, — de faire chanter, à la faveur et comme sous le voile d’imaginations et d’aventures extraordinaires, les choses les plus médiocres, et, pour ainsi dire l’ordinaire, le matériel ou le mobilier de la vie. Voilà « la signification pratique et nette » de son art. En voilà le réalisme, par où, comme d’autres le sont par l’idéal, Auber est un musicien français.

« Français, dira-t-on, les Auber, après les Hérold, les Boieldieu, voire les Grétry, mais Français d’autrefois, et maîtres, petits maîtres d’un art, ou d’un genre aboli sans retour. Plus ambitieux désormais, nous aspirons aux cimes. Nous n’avons plus et nous dédaignons d’avoir une musique tempérée, moyenne, où puisse se reconnaître, avec complaisance, la France que vous appelez douce. » En vérité, ce serait dommage et, par bonheur, ce n’est pas la vérité. Il y a toujours une musique française qui se tient et que l’on peut suivre, en quelque sorte, au penchant des coteaux. Si nous achevons de longer leur chaîne harmonieuse, que d’échos éveilleront nos pas ! Que d’aspects familiers, que de chers horizons retrouveront nos yeux ! Depuis cinquante années, et de nos jours encore, cette musique-là continue de nous prodiguer les paysages et les portraits, ou les caractères, les exemplaires en quelque sorte moyens de la nature et de l’humanité. Ne suffit-il pas de nommer Gounod, pour témoigner de la douceur de la France, de la France qui chante, et pour évoquer les sons les plus tendres que jamais peut-être ait modulés sa voix ! Mais que le musicien d’amour ne fasse pas oublier le musicien d’esprit. Depuis le Tableau parlant de Grétry, le Médecin malgré lui pourrait bien être notre seule comédie lyrique, la seule au moins qui soit autre chose qu’un pastiche, la seule où la musique, non contente d’imiter l’apparence et la surface du génie de notre Molière, en ait compris, exprimé le fond et l’essence même. Comédie encore, plus ténue et plus légère, mais d’une grâce ailée, le délicieux ouvrage de Léo Delibes, le Roi l’a dit ; charmant tableau de famille, et d’une famille, en musique ; petit chef-d’œuvre, dans un genre dont les deux grands chefs-d’œuvre, l’un et l’autre italien, furent autrefois le Matrimonio segreto et Falstaff il y a quelque vingt ans.

Faut-il nommer les deux héroïnes les plus populaires et peut-être les plus françaises, bien que l’une soit espagnole, de notre opéra-comique moderne ? de Manon comme de Carmen, on a tout dit, et si souvent, qu’il suffit en effet de les nommer. Une troisième, Louise est venue les rejoindre, sans les égaler. En voici deux encore, bien nôtres aussi, deux figures de femmes, de sœurs, qu’a réunies ou plutôt opposées, comme sur les deux faces d’une médaille, le musicien méconnu longtemps, à la fin glorieux, du Roi d’Ys. Au premier rang de nos œuvres nationales, celle-là mérite de figurer. Par la précision et la concision, par la justesse du trait, par l’épargne des moyens et la sûreté des effets, nous n’avons pas de musique plus française que la musique d’Edouard Lalo.

Après les êtres, ou les âmes, chercherons-nous dans notre musique les choses, les choses de France, la douceur de notre terre et le sourire de notre ciel ? Ouvrons le Roi d’Ys encore, ou l’Artésienne, ou Mireille, ou les Scènes Alsaciennes de Massenet, ou, plus près de nous, beaucoup plus près, le Ramuntcho de M. Gabriel Pierné. Alors, de la Bretagne et de l’Alsace, du pays basque et de la Provence, des quatre coins de notre horizon nous arriveront des souffles mélodieux. Loin du théâtre même, ou du concert, pour que « la paix de la grande nature » nous entre dans le cœur, il suffira qu’une voix nous chante, au piano, quelqu’un de ces chants de Gounod, tranquilles et superbes, le Soir, ou le Vallon, ou bien Au Rossignol, nobles paysages sonores, paysages français, et, par l’ampleur, la fluidité de la musique autant que des paroles, véritablement lamartiniens. En voulez-vous de plus animés, de plus chauds ? Vous trouverez, chez Gounod encore, telle « mélodie » où passe, où frémit le souffle du printemps. « Poème d’avril, Poème d’octobre, Poème d’hiver, » en ces esquisses souvent délicieuses, à dessein un peu vagues et comme flottantes, Massenet, a noté la poésie de chaque saison. Enfin, si l’on a souvent appelé M. Gabriel Fauré le Schumann français, et si l’on pourrait aussi bien le nommer notre Schubert, c’est peut-être qu’il n’y a pas un détail et, pour ainsi dire, pas un trait, parmi les plus fins, les plus légers, du visage ou de l’âme de notre pays, dont on ne retrouve l’impression dans les « mélodies, » du subtil musicien. Dans l’œuvre d’un Saint-Saëns, voici des paysages encore, imaginaires ou réels : paysages de la France historique ou de la France exotique, le ballet d’Ascanio ou la Suite algérienne. La Rêverie à Blidah et la Marche militaire sont deux bien aimables pages, l’une poétique et l’autre spirituelle, de notre musique coloniale. Quant au ballet d’Ascanio, qui se danse à Fontainebleau, devant le roi François Ier et sa cour, la musique en est une imitation de la musique ancienne. Ancienne, mais tout de même pas tout à fait du temps. Par un anachronisme permis, et d’ailleurs agréable, il se trouve que certaine page, la plus belle, de ce ballet Renaissance, rappelle de fort près l’Entretien des Muses, de Rameau. Le sujet d’abord, et le titre, est le même : « Apparition de Phœbus Apollon et des neuf Muses. » Pareille aussi la tonalité, le mouvement, enfin et surtout le sentiment de noble et sereine contemplation.

En vérité, plus nous marchons, plus nous voyons s’étendre le champ de notre mélodieuse promenade à travers la douce France. Que de sites, que de personnages aimés nous rencontrons à chaque pas ! Il en est même que l’heure présente nous donne l’occasion de mieux connaître, ou reconnaître, de mieux comprendre et de mieux chérir. Boni soit l’accord mystérieux et sacré qui fait aujourd’hui chanter, fût-ce tout bas, dans notre musique, l’âme de notre patrie. Je sais, de M. Saint-Saëns, du grand artiste auquel on a contesté parfois le don de la sensibilité et de la tendresse, une suite de pages formant comme un tableau musical qu’on pourrait intituler la Charité. C’est le finale du second acte de Proserpine : une distribution d’aumônes par les religieuses et les pensionnaires d’un couvent. Jamais la musique du maître ne se montra plus souple et plus onduleuse, enveloppante avec plus de sollicitude et de sympathie. Sans hâte et sans arrêt, sans bruit surtout, elle va, vient et revient, la suave symphonie de l’orchestre et des voix. Empressée, attentive, et pareille à celle dont a parlé Dante, elle circule véritablement, la caressante mélodie. Quelquefois, par la courbe de son mouvement et de son dessin, on dirait que vivante, humaine, elle s’incline vers la misère pour la soulager et la guérir. Ainsi, depuis de longs mois, dans nos hôpitaux de guerre, nous voyons des formes blanches, qui sont nos femmes, nos filles, nos sœurs, se pencher sur la souffrance de nos soldats, et jusqu’en cette musique, tendre et gracieuse comme elles, nous sommes émus de retrouver et de saluer l’image ou la ressemblance de leurs soins, de leur dévouement et de leur amour.

Entre notre art d’hier et notre âme d’aujourd’hui, qui dénombrera de si nombreuses et si touchantes correspondances ! Parmi les modernes musiciens de France, il n’en est pas un plus français que M. André Messager. Aucun ne sut mieux que lui « mettre en musique, » oui, rendre vraiment musicales, des choses aimables et spirituelles, de légers propos, ou seulement (voir, dans la Basoche, le chœur des femmes à la fontaine) des gestes gracieux. On appliquerait volontiers à tout l’œuvre de M. Messager ces deux vers d’Isoline, une de ses œuvres :


Petite lame, pur miroir,
Comme elle est claire ! On peut s’y voir.


Et si le plus souvent on s’y regarde avec un sourire, il peut arriver (témoin telle page de Fortunio et surtout de Mme Chrysanthème) que ce soit avec une vague mélancolie allant jusqu’au secret désir des larmes.

Les larmes, elles ne furent pas loin de nos yeux, le jour, — déjà lointain, — où, dans notre Paris menacé, nous relisions, ému d’une piété filiale et craintive, cette symphonie des bruits et des cris de Paris où le compositeur de Louise a su mêler à tant de réalité tant de poésie, d’idéal et d’amour. Quelle joie, quelle consolation nous est donnée, en parcourant cette musique, toute cette musique française, de constater qu’il n’y manque rien, ni personne, de la France. Nos femmes, nos soldats, jusqu’à nos enfans, tous y sont représentés honorés et chéris. Oui, nos enfans eux-mêmes, j’en atteste celui qui s’est fait leur musicien religieux et tendre, l’auteur de la Croisade des Enfans et des Enfans à Bethléem, M. Gabriel Pierné. Remercions-le, surtout aujourd’hui, de nous les avoir montrés, ces petits Français imaginaires, non seulement pleins d’innocence, de grâce et de malice, mais fervens, intrépides, sublimes, frères enfin de tant de héros de quatorze ans, de douze ans, véritables ceux-là, qui n’ont pas craint de souffrir et de mourir pour la France. Petits Français, disons-nous. Mais, dans la Croisade au moins, petits Flamands aussi. Et ce nous est une raison de plus de goûter cette musique et d’être émus par elle, qu’elle chante et qu’elle glorifie ensemble les plus jeunes martyrs de l’une et de l’autre patrie.

Voici que l’espace va nous manquer, et nous aurions à dire encore. Nous aimerions de rappeler deux partitions récentes et vraiment nationales toutes deux : le Marouf de M. Henri Rabaud, qui fut à l’Opéra-Comique, avant la guerre, le dernier sourire de la musique française ; la Pénélope de M. Gabriel Fauré, si française également et de tant de manières : par la sobriété, la mesure et l’exquise élégance, par la délicatesse autant que par la profondeur, enfin, — signe plus précieux encore aujourd’hui, — par le sentiment qui soutient l’œuvre entière, et l’anime : une longue, mais fidèle, mais invincible espérance.

A la fin de son cours sur Racine, et pour conclure, Jules Lemaître, citant Gérard de Nerval, comparait les tragédies raciniennes à des jeunes filles qui dansent en rond sur la pelouse en chantant des airs d’autrefois. Avec le grand écrivain que nous aimions, et presque dans les mêmes termes, nous dirons des œuvres musicales plus modestes, mais non moins nationales, que nous venons d’évoquer : « Elles dansent en rond sur la pelouse en chantant des airs, jeunes ou vieux, mais d’un français si naturellement pur, que c’est en les écoutant qu’on se sent le mieux vivre en France, avec le plus de fierté intime et d’attendrissement. »


CAMILLE BELLAIGUE.