Revue musicale - 14 février 1866

Revue musicale - 14 février 1866
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 1029-1044).
REVUE MUSICALE

La question des prix de Rome est un de ces vieux thèmes auxquels semble acquis le privilège de servir périodiquement aux amplifications bien senties des aristarques de la littérature musicale. Chateaubriand disait : « Nous passons notre vie à mener avec des brides d’or trois ou quatre vieilles rosses de souvenirs que nous prenons pour des espérances. » Combien, dans leur écurie, ont de ces dadas familiers toujours prêts à répondre à l’appel de langue ! Au premier mot de la réplique, ils dressent l’oreille, commencent à piaffer ; le maître arrive, enfourche la monture, puis, après avoir fort gravement exécuté la sarabande accoutumée, ramène le poulet d’Inde au râtelier jusqu’à ce qu’une nouvelle occasion se présente de reproduire le même tour. Il y a de ces questions qui sont de vieux chevaux de manège à l’écurie. La question des prix de Rome en est une, et des plus commodes ; sous un cavalier expert à la manœuvre et pas trop cacochyme, je n’en sais point qui rende davantage. Que veut l’état ? à quoi pense l’état ? Voici un jeune homme qui lui doit son éducation, ses talens, qui lui doit cinq années de bien-être et de liberté, et lorsqu’après un long séjour à Rome, en Italie, lorsqu’après un voyage à travers toutes les capitales de l’Allemagne, le lauréat rentre dans son pays, c’est pour y subir la loi commune, pour y apprendre qu’il ne faut en ce monde se fier qu’à son mérite, et qu’au théâtre comme ailleurs on n’arrive qu’à la condition d’être quelqu’un. « Eh quoi ! monsieur, vous ne vous appelez ni Meyerbeer, ni Auber, ni Halévy, et vous prétendez composer de la musique, et vous vous imaginez que vos opéras, je les jouerai, moi directeur ? Vous m’affirmez que vous avez eu le prix de Rome, c’est possible ; mais en attendant, moi, je ne vous connais pas ! » L’homme d’esprit qui, dans ses loisirs de l’Opéra-Comique, s’amusait à ces sortes de boutades donnait peut-être simplement couleur d’humour à la sagesse de tout directeur de spectacle. La sentimentalité n’a rien à voir dans les affaires, et c’est une affaire, je suppose, que de conduire un théâtre, et si laborieuse, si ingrate, qu’on n’a pas de peine à comprendre que le personnage ayant engagé là sa fortune prête une oreille assez médiocrement attentive aux recommandations. Or le prix de Rome ne saurait être jamais qu’une recommandation, la meilleure, si l’on veut, puisque l’état y met son apostille, mais dont il s’agit avant tout pour un artiste de ne point escompter l’influence. D’ailleurs n’y aurait-il par hasard au monde que les musiciens qui fussent dignes d’un si beau transport d’intérêt pathétique ? Pourquoi ne point parler aussi des lettrés, des poètes, de cette légion de triomphateurs universitaires que leurs lauriers académiques ne préservent pas davantage des rudes épreuves de la carrière ? En est-il dans la littérature autrement que dans la sphère musicale ? Voyons-nous les éditeurs s’arracher de confiance les manuscrits d’un prix d’honneur de la Sorbonne ? voyons-nous les directeurs se disputer la gloire de jouer ses tragédies ?

Est-ce à dire qu’au temps où nous vivons on doive être célèbre pour pouvoir arriver à quoi que ce soit ? Sans prétendre si loin, je maintiens qu’il faut du moins avoir donné à la publicité de sérieuses garanties de sa valeur personnelle, et que le scepticisme du capital en matière littéraire et autre n’a point toujours si grand tort. A une époque comme la nôtre, où les moyens d’action abondent tellement, où la multiplicité des journaux, des orchestres, des expositions, offre à l’écrivain, à l’artiste, d’incessantes occasions de se produire, celui qui ne réussit pas à faire miroiter autour de son nom l’attractive lueur d’une électricité quelconque est décidément condamné et n’a droit qu’aux élégiaques ritournelles des prud’hommes larmoyeurs. Que M. Gounod, en écrivant sa première messe, pensât ou non au théâtre, il n’en est pas moins vrai que ses compositions le désignaient d’avance à l’attention publique d’une façon bien plus profitable que tous les précédens académiques. J’en dirai autant de M. Félicien David et de ses symphonies. L’auteur de Mireille et l’auteur de Lalla-Rook ont-ils seulement jamais eu le prix de Rome ? Je l’ignore. En tout cas, ils ont fait l’un et l’autre comme s’ils ne l’avaient jamais eu, et en agissant ainsi montré leur sens pratique. Laissons les lieux communs aux gens qui les aiment ; de vrai talent absolument méconnu, il n’en existe pas. Tout le monde arrive à son heure, à sa place. Les amis d’Hérold se sont plaints que ses contemporains, tout en l’honorant beaucoup, n’aient pas eu pour lui le culte qu’il méritait ; en revanche, nous nous attachons à le surfaire. Stendhal, il y a vingt-cinq ans, ne comptait guère qu’aux yeux d’un petit nombre d’esprits d’élite ; aujourd’hui c’est à qui se donnera le ton de l’avoir inventé et partant de le déifier. Toute renommée cherche son équilibre et le trouve, et il ne dépend pas plus de nos critiques de la maintenir au-dessous de son niveau qu’il ne dépend d’un directeur de théâtre de couper court par ses rebuffades au chef-d’œuvre que porte en lui tel prix de Rome déplorablement congédié, si tant est que chef-d’œuvre il y ait.

On nous reprochera sans doute d’être sévère jusqu’à la dureté pour une classe si intéressante de jeunes artistes. Ce n’est certes pas la sympathie qui nous manque. Quand on nous dit : L’auteur de cet acte d’opéra-comique que vous venez d’entendre, ancien prix de Rome, en est réduit, faute de pouvoir faire représenter ses partitions, à racler du violon dans un orchestre de vaudeville après avoir couru le cachet toute la journée, nous en éprouvons un serrement de cœur, bien que notre émotion et nos regrets ne dépassent point la douleur que nous cause la vue d’un écrivain de savoir et de style usant ses veilles dans les traductions, ou d’un poète d’ordre supérieur gagnant à donner des leçons de grec et de latin le pauvre argent que ses beaux vers ne lui rapportent pas. Notre tort est de voir les choses telles qu’elles sont. Combien de ces navrantes infortunes seraient évitées si dans le principe on eût davantage tenu compte de la vocation ! Il semble que le Conservatoire mène à tout. Oui, si vous avez le génie d’un Boïeldieu, d’un Hérold, d’un Auber, l’invention instrumentale et l’âpre volonté d’un Berlioz, la studieuse application d’un Reber, la piquante ingéniosité d’un Ambroise Thomas, d’un Victor Massé, la mémoire et l’habileté d’un Gounod ; mais pour quelques individualités de ce genre, dont trois ou quatre pendant une vie d’homme vont occuper la scène, que de déclassés, de parasites ! Illusions de la syntaxe, vanité des prix d’honneur ! ils obsèdent les librettistes, harcellent les directeurs. Enfin de tant de sollicitations, de démarches, d’efforts, un acte résulte, un acte gros de toute la science du passé, de toutes les presciences de l’avenir. Cela se joue dix ou quinze fois en manière de lever de rideau, la critique encourage, applaudit, et le théâtre, estimant avoir assez fait pour l’acquit de sa conscience, passe à d’autres combinaisons en disant : « Fort bien ! mais n’y revenez plus ! » Encore un homme à la mer ! un juste précipité du paradis de l’art dans les carrières du métier, et malheureusement sans que l’exemple profite à personne, car nous ne serions pas des hommes, si l’expérience du voisin nous rendait plus sages. J’en ai vu cependant qui prenaient l’aventure en patience, et d’évêques, ou du moins d’aspirans évêques, se résignaient à devenir d’excellent meuniers, faisant bien leurs affaires ; mais ceux-là forment l’exception. Les plus nombreux restent voués à l’amertume, aux sourdes colères, aux récriminations impuissantes, et continuent jusqu’à la fin à donner de la tête contre ce mur de l’enfer dantesque qui, après s’être entr’ouvert une fois sur l’illusoire invocation du prix de Rome, s’est inexorablement refermé devant eux, et qu’il leur eût mieux valu n’avoir jamais franchi.

Que tout, ceci pourtant ne nous empêche pas de rendre justice à la nouvelle combinaison que le Théâtre-Lyrique vient de mettre à l’essai avec honneur. Sans rien préjuger d’un tel système de concours, sans crier d’avance par-dessus les toits les mirifiques résultats qui nécessairement se vont produire, commençons toujours par approuver. Il importe de montrer aux jeunes gens que l’état s’occupe d’eux, et que, loin de leur vouloir fermer la carrière, on s’attache à leur en élargir les ouvertures. En ce sens, la mesure sera profitable, elle aura aussi cet avantage immense de nous débarrasser pour un temps de l’éternelle cavatine en mineur sur le triste destin fait aux lauréats de l’Institut. Espérons que nous en avons fini avec ce rabâchage. Voilà un vieux cheval de bataille qui désormais n’a plus d’emploi, une haridelle qu’il faut maintenant conduire à l’équarrisseur, quitte à faire de sa peau un tambour pour célébrer la gloire du nouveau triomphateur.

Ce vainqueur olympique d’hier s’appelle M. Barthe, et son opéra la Fiancée d’Abydos. On racontait merveilles de cette partition ; le théâtre, après avoir fait acte de libéralisme envers la jeunesse, s’arrangeait de manière à tirer de sa vertu le meilleur parti possible. C’était son droit ; en conséquence un grand luxe d’avant-propos, beaucoup de bruit, de mise en scène prémonitoire, et comme témoignage irrésistible, suprême, d’une confiance sans bornes dans le succès, l’étoile de la troupe sur l’affiche ! L’événement, hélas ! n’a rien tenu de ce qu’on en attendait, je devrais dire de ce qu’on se donnait l’air d’en attendre, car c’est assez l’habitude de la maison d’aimer les clairons haut sonnans et de monter au Capitole aux veilles de défaite. Quant au mérite de la partition, on aurait tort de n’en pas tenir compte. Ce n’est certes point là un coup de maître, mais le très intéressant début d’un musicien, d’un homme qui, si jeune qu’il soit, sait son affaire et vous le prouve. Dès les premières mesures de l’introduction, vous sentez une main habile aux curiosités instrumentales, et, une fois à l’œuvre, cette dextérité ne s’arrête plus, si bien que vous finissez à la longue par regretter tant de force acquise dont le déploiement prestigieux ne laisse aucune place à la personnalité. Je fais la part la plus large aux tâtonnemens de la première heure, je sais que le Rossini d’Aureliano in Palmira n’est point le Rossini de Guillaume Tell, du Comte Ory, pas plus que le Meyerbeer d’Emma di Resburgo n’est le Meyerbeer du Prophète et de l’Africaine. Il n’en est pas moins vrai qu’on pouvait, dès cette période de début, saisir chez les deux compositeurs un semblant de physionomie, un trait caractéristique, et cette physionomie, ce trait, c’était, si l’on veut, l’Inexpérience, ce quelque chose de naïf propre au génie, au talent supérieur, qui, tout en prodiguant les premiers dons par lesquels il s’affirmera plus tard, ne prend même pas la peine de déguiser ses plagiats. Or la partition de la Fiancée d’Abydos ne me montre rien de semblable, j’y vois partout l’habileté, la maestria dans la rouerie, et, à la place de ces généreuses bouffées d’imitation, de ces réminiscences instinctives, dont l’exemple se retrouve à chaque pas chez les plus grands maîtres, une sorte de reproduction parfaitement consciente de toutes les écoles et de tous les styles.

Êtes-vous comme sir John Falstaff ? aimez-vous le vin d’Espagne ? En voici tout un flot. Si, au contraire, vous préférez les grands crus de France, d’Italie ou d’Allemagne, vous n’avez qu’à tendre votre verre. C’est l’histoire de ce fameux tonneau de Cette. Demandez, et sur l’instant vous serez servi. D’ailleurs rien qui sente le frelaté, la contrebande ; le franc goût de raisin est au fond de tout cela ; une seule qualité manque, la saveur native, le terroir. Je salue au passage le finale du Comte Ory au premier acte, au second la symphonie du Désert, le trio de la Juive, au troisième le rhythme pointé de l’Africaine. Rossini, Félicien David, Halévy, Meyerbeer, c’est, on le voit, comme un bouquet de fleurs ! Mais, je le répète, la main qui s’entend à lier ces parties, à combiner, fondre ces couleurs, à coordonner cet ensemble, est une main d’artiste et fort savante. En outre, à ce parfait talent de mise en œuvre, il faut joindre une vigoureuse aptitude dont le secret ne se trouve pas dans les conservatoires : je veux parler d’un sentiment dramatique très accusé. Ainsi les beautés de l’ouvrage ne sont point épisodiques, elles sont prises au cœur même de la situation franchement abordée et franchement rendue. Plus de ces éternels poncifs, de ces morceaux à côté, — chœurs de vieillards regardant couler l’eau, refrains de soldats en vacances, — au moyen desquels les talens purement admiratifs s’efforcent de détourner l’attention du public, mais du mouvement, de la vie où il convient, et parfois de la passion, comme dans cette phrase du beau duo entre Zuleïka et Sélim au troisième acte. — A côté d’une cantatrice telle que Mme Miolan-Carvalho, M. Monjauze est, il faut l’avouer, une haute-contre bien peccable. Ce ténorino maigrelet sortant d’une poitrine plantureuse produit sur l’oreille un désappointement toujours nouveau, et lorsque, comme dans la Fiancée d’Abydos, les passions brûlantes sont en jeu, il résulte du contraste de ce filet de voix avec le caractère et le costume du personnage un effet qui vraiment tourne au comique ; on dirait un galoubet déguisé en trombone. M. Ismaêl, qui dans ce mélodrame byronien représentait le féroce Giaffir, ne brille guère aussi que par des qualités négatives. Le comédien chez lui ne semble occupé qu’à couvrir les défaillances du chanteur : voix cotonneuse, mal posée, incessamment portée à ralentir, à traîner un air en mélopée. Tout ce monde-là, je le sais, montre beaucoup de zèle et ne demanderait qu’à bien faire. Malheureusement un théâtre n’est point le royaume du ciel, et la bonne volonté n’y suffit pas pour être sauvé. De cette bonne volonté d’ailleurs combien depuis cinq ans n’a-t-on pas tenu compte au Théâtre-Lyrique ! Le public aime ces allures militantes et commença par prodiguer l’encouragement à cette crânerie d’une entreprise particulière qui, tête haute, prétendait venir en remontrer aux grandes scènes rivales, et, remettant en honneur Gluck, Weber, Mozart, tous les dieux de l’olympe, s’écriait : « Voilà ce que je fais et ce que vous ne faites pas, vous autres, avec tout le crédit et toutes les ressources de vos situations exceptionnelles ! »

Le Théâtre-Lyrique a réussi comme réussissent les oppositions. Aujourd’hui son rôle change, les privilèges à son tour lui sont venus. Il a des titres, des subventions ; il est aux affaires, et nous devons compter qu’il justifiera son nouveau rang. Un talent tel que Mme Carvalho ne saurait vivre ainsi éternellement dépareillé, et tout ce bruit qu’on mène autour de l’exécution de Martha n’empêchera point le sourire d’arriver aux lèvres de qui conque a la moindre habitude des Italiens. On ignore trop généralement l’énorme influence qu’exerce sur la manière dont une salle va juger un chanteur l’ensemble au milieu duquel ce chanteur se produit. Si l’atmosphère est, comme à Ventadour, de fière et puissante résonnance, il arrivera parfois que des talens vraiment supérieurs y passeront, je ne dirai pas inaperçus, mais sans exciter de grands enthousiasmes, tandis que dans des centres plus modestes vous verrez de simples coryphées de la veille s’installer tout de suite en virtuoses. Quand, par exemple, M. Troy, après s’être endormi tantôt à l’Opéra-Comîque le baryton obscur que vous savez, se trouve subitement à son réveil être le Ronconi du Théâtre-Lyrique, il n’y a là qu’un pur phénomène de réactivité ; le chanteur est resté le même avec ses qualités médiocres et ses rudes imperfections, seulement le niveau où tout cela s’exerce s’est abaissé d’un cran.

Comme on demandait à Fontenelle mourant s’il souffrait beaucoup, il répondit que non, mais qu’il éprouvait « une grande difficulté d’être. » Je ne puis assister à la représentation d’un opéra de Mercadante sans songer à ce mot du philosophe. Cette grande difficulté d’être, il l’éprouve, lui, le malheureux, depuis qu’il est au monde. Voilà un compositeur du mérite le plus sérieux, dont le nom n’a jamais eu d’autorité sur le public, un véritable maître que bien des gens confondent encore avec les partitionnaires à la douzaine qui peuplent l’Italie. Que lui manquait-il donc pour réussir ? Presque rien : l’individualité, l’air du visage ! Venu avant Donizetti, Verdi, il semble leur imitateur, leur plagiaire. On crie au voleur quand c’est au contraire son propre bien qu’il reprend chez les autres, et ni sa sensibilité profonde, ni sa science n’ont prévalu contre le manque de personnalité. Des vingt ou trente ouvrages écrits par lui, pas un ne reste ; à peine si vous apercevez çà et là quelque morceau surnageant à l’aventure : disjecti membra poetœ, le duo d’Elisa e Claudio, le duo du Giuramento. Trop heureux encore l’octogénaire directeur du conservatoire de Naples, quand de ces illustres épaves la foule, qui volontiers prête aux riches, ne fait pas honneur tantôt à Rossini, tantôt à Donizetti ! « Vous ici, général, je vous croyais mort ! » Le grand empereur avait dans son sac aux disgrâces de ces foudroyantes apostrophes. C’est, à quelque variante près, la manière ordinaire dont le public salue la présence de cet excellent homme de musicien ; nous n’admettons même pas qu’il soit encore en vie.

Je ne pense guère que la partition de Leonora représentée aux Italiens doive en aucun point modifier cet état de choses : musique estimable, mais d’où toute force jeune et inventive est absente, des cavatines faciles et brillantes, des duos et des morceaux d’ensemble redondans de bravoure et au besoin de pathétique, des finales admirablement distribués pour les voix, en un mot l’opéra de concert avec la scène de folie au dénoûment et tel que la plupart du temps Donizetti l’a fabriqué ! Vous croiriez assister à la représentation de quelque Linda di Chamouni… Et penser que c’est à la terrible ballade allemande qu’a trait une si bénigne illustration musicale, à la Lenore de Bürger, un sujet plein d’émotions farouches, d’épouvantes, et qui réclamerait tout le romantisme strapassé d’un Weber ! Quand on nous apprit que cette Leonora de Mercadante n’était autre en effet que la vraie Lenore, involontairement notre sympathie s’en accrut, et l’idée nous vint que si par un coup de fortune (d’ailleurs peu supposable) Mercadante avait écrit là un chef-d’œuvre, il se pourrait bien faire que nous fussions nous-même, quoique de loin, intéressé dans la question. — Mais, dit-on, vous n’êtes ni Bürger, ni Carl de Höltei. — Non, sans doute, et pourtant voici comme les choses auraient pu se passer et comme nous les représentent nos souvenirs de première jeunesse et de primavera poétique. Mme Dorval, à bout de rôles, cherchait une nouvelle création : nous lui indiquâmes l’héroïne de la légende. À ce nom, sa joie ne se contint pas : c’était une vraie trouvaille ! Ary Scheffer venait de mettre la ballade en peinture, il ne s’agissait plus que de la mettre en drame ; nous laissâmes ce soin à de plus habiles, nous contentant de tracer quelques scènes et de proposer la note. Il va sans dire que notre dominante tout d’abord effraya ; c’était aussi par trop de clair de lune ! S’engager si avant dans le fantastique, au théâtre on ne le pouvait. Nous répondîmes : Faites, et revînmes à Goethe, dont le Faust, que nous traduisions à cette époque, nous occupait bien autrement que Bürger et sa Lenore. La pièce cependant se montait, allait en scène. J’assiste encore à la première représentation : une salle comble émue, frémissante sous le jeu de l’actrice passionnée qui, dans les adieux à Wilhelm, fut sublime. Le rideau était déjà tombé qu’on applaudissait toujours avec furie, on acclamait Mme Dorval. À ce déploiement d’enthousiasme, impossible de ne pas comprendre que la pièce était perdue ; en effet, le public, lancé à fond de train dans les espaces de l’imagination, entendait ne plus s’arrêter, et quand il vit le cavalier funèbre quitter l’arçon et descendre comme un conscrit de la Permission de dix heures à l’hôtellerie de la Grâce de Dieti, le public se mit à siffler. Sibi constet, a dit Horace, c’est le grand précepte. Bürger et Mme Dorval tiraient d’un côté, les auteurs de l’autre, et pendant ce temps la pauvre pièce, écartelée, tombait pour ne plus se relever, ce qui prouve qu’il ne faut pas toujours trop se défier de l’audace, et que souvent au théâtre la meilleure manière de tourner les difficultés, c’est de les aborder carrément, de prendre le taureau par les cornes et le cheval de Lenore par les naseaux.

Weber, Meyerbeer l’eussent fait, Mercadante n’y pouvait songer ; connaît-il seulement la ballade allemande ? S’il a pris cette pièce, c’est par la raison bien plus simple qu’elle ressemblait à Lucia, à Linda, à tous les vieux sujets du répertoire. Aller au fond d’un pareil drame n’était d’ailleurs ni de la nature de son talent, ni du génie de la langue qu’il parle. Il faut que les pommiers portent des pommes, et les opéras italiens des cavatines et des scènes de folie. Quoi qu’il en soit, Lucia, Linda, Leonora, la Vitali tient tête au rôle, très surchargé de musique et des plus fatigans. Elle dit son air du quatrième acte avec une vaillance à toute épreuve, et dans le beau duo du premier trouve l’accent, et même, à côté de Fraschini, enlève l’applaudissement. C’est du reste un spectacle charmant de voir en scène le fier vainqueur entourer de mille prévenances cette jeune fille, sa parente et son élève, presser ou ralentir les mouvemens, enfler ou diminuer le son pour qu’elle y trouve son avantage, et ramener toujours à elle, qui commence, ces salves de bravos qui, s’il les laissait faire, viendraient à lui.

Mais de qui parlons-nous là, Fraschini, la Vitali ? Le public des Italiens a bien autre folie en tête. Si vous voulez qu’on vous écoute, donnez-nous des nouvelles de la Patti. Elle est donc revenue, la mignonne idole, et les mandarins d’accourir en masse à la pagode ; génuflexions et pâmoisons, encensoirs, pluies de fleurs, le rite n’a point changé ! L’unique différence avec les années précédentes est que cette fois, à l’offrande, on paie double ; il faut bien que les fidèles subviennent aux frais du culte, et quand une divinité coûte à la fabrique trois mille francs par soir, la fabrique a raison de se faire indemniser par qui de droit. Dans un système d’exploitation, tout se tient. Usant ou abusant d’une situation que, plus encore peut-être que son talent, une fantaisie de la mode lui attribue, Mlle Patti trouve bon d’exiger du directeur des Italiens une somme en disproportion avec les recettes même extraordinaires du théâtre ; à son tour, le directeur, pour rétablir l’équilibre, augmente les prix. La combinaison, étant des plus simples, se justifie d’elle-même ; aussi ce que nous en disons n’est pas pour jeter aucun blâme sur une administration à tous les points de vue très méritante, encore moins serions-nous tenté de regretter cette manière de surtaxe imposée au dilettantisme : certains plaisirs, certains raffinemens ne sauraient être payés trop cher. Il importe qu’il y ait des concerts populaires comme il importe qu’en toutes choses le nécessaire soit à bon marché, que la foule puisse venir, moyennant une rétribution modique, entendre Haydn, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, et nourrir son esprit du pain des forts. Le reste après cela n’a guère qu’une utilité secondaire ; c’est affaire aux délicats de payer leur gourmandise et à ceux qui veulent qu’on leur serve du vin de Chypre dans le plus pur cristal de Bohême de ne pas ergoter sur l’addition.

Avouons pourtant qu’à ces sortes de pratiques exceptionnelles la dignité de l’artiste n’a rien à gagner, sans compter que tôt ou tard ce beau système ne saurait manquer d’amener la ruine du théâtre. Quelle troupe en effet résisterait aux mille froissemens d’amour-propre causés par de telles ivresses de personnalité ? Spéculer sur sa voix, sa jeunesse, son succès, en se disant : Tout cela n’a qu’un temps ! n’est point d’une grande artiste. Les Malibran placent plus haut leur idéal. Il est vrai que celles-là succombent à la peine, et mieux vaut vivre en se jouant que mourir en combattant. Des créations de la Patti, des ouvrages qu’elle aura suscités, je ne suppose pas qu’on en parle jamais beaucoup après elle. S’il fut donné à certaines cantatrices de génie d’exercer sur la musique de leur temps l’action fécondante d’un rayon de soleil, d’autres auront passé comme un feu d’artifice. C’est cher, fort cher ; mais combien c’est exquis, merveilleux ! Une voix rompue à toutes les prouesses, conservant à travers des prodiges de gymnastique la limpidité, la résistance du diamant ; dans la personne comme dans le talent, quelque chose de phosphorescent, de démoniaque, le complet dans le joli, le mignon ! Chaque année, le spectacle recommence ; rien de moins, rien de plus : même perfection, mêmes staccati, mêmes succès ; de loin en loin seulement, quelque rôle dont on enrichit son répertoire. Il convient cependant de montrer au public qu’on s’occupe un peu de varier ses plaisirs, et que si c’est plus cher, c’est aussi beaucoup plus beau. J’ai pratiqué jadis un brave homme de professeur de grec qui pour cinquante francs par mois expliquait Homère à ses élèves ; mais dès que vous lui parliez d’aborder les tragiques, c’était cent francs ! Mlle Patti me paraît appliquer à l’opera seria la méthode dont usait mon vieux savant avec Eschyle et Sophocle. L’autre hiver nous eûmes Linda, un acheminement ; aujourd’hui on nous promet la Ninette de la Gazza, l’Elvire des Puritains, et c’est ainsi que tous les rôles du petit, du moyen et du grand répertoire seront pointés alternativement dans ce joli gosier plein d’argentines résonnances, où, comme dans ces curieux bijoux d’horlogerie musicale que monte et gouverne une main habile, la valse de Beethoven succède à la cavatine de Norma, le motif d’Auber à la séguidille espagnole.

L’Opéra voulait se passer un divertissement en un acte : il a pris le Roi d’Yvetot ; c’était un titre sur l’affiche, rien de plus. Une gaudriole de Béranger mise en action, — vaudeville ou ballet, — cela vous a toujours son charme pour les cœurs. Ici la bucolique tourne au militaire, l’idylle se panache ou s’empanache. Comment s’y prendre pour émoustiller un brin la circonstance, jeter quelque pittoresque parmi tous ces bonnets de coton ? Un Scribe serait embarrassé, il se dirait : Que faire ? qu’inventer ? L’auteur du Roi d’Yvetot ne se pose pas même la question ; que son idée s’encadre ou non dans le programme, peu lui importe. Le colonel Eugénie Fiacre paraît à la tête de ses hussards, et l’intérêt de la soirée commence. Chose rare et charmante que deux jolies jambes, mais hélas ! quelle désolation de voir cette plasticité unie à tant de gaucherie ! La Terpsichore de nos jours est en vérité trop accommodante. Il suffit qu’on ait un gracieux minois, de l’agrément dans sa personne, pour pouvoir prétendre à tenir l’avant-scène. Que deviendra le corps de ballet, si toutes les figurantes veulent ainsi faire acte de premiers sujets ? Mlle Eugénie Fiocre, colonel des hussards d’Yvetot, passe encore ; mais en faire une Fenella dans la Muette, lui confier un écot dans le fameux pas du second acte du Dieu et la Bayadère, voilà de ces exemples qu’on ne doit point donner. La danse, comme la pantomime, est un art, un très grand art. Il y faut pour réussir de la vocation, beaucoup d’étude, sans quoi le rhythme manque, l’effort n’est que grimace et sauterie, et fussiez-vous la Diane en personne, tous vos airs de visage, vos mouvemens de bras, vos ronds de jambes et vos taquetés produisent sur le spectateur qui s’y connaît l’effet discordant et fâcheux d’une belle voix qui ne sait ni poser le son ni faire une gamme. Certaines gens toujours pressés de marier le Grand-Turc avec la république de Venise ont raconté que le prince Metternich avait pris une part quelconque à la composition de la musique du Roi d’Yvetot. C’est là une évidente calomnie qu’on ne saurait trop haut démentir, attendu que si le prince Metternich se mêlait de composer de la musique, il en écrirait assurément de moins mauvaise. La nationalité seule qu’il représente parmi nous suffirait pour l’y obliger. Les grands seigneurs de son pays ont de tout temps trop vécu dans la familiarité des plus illustres maîtres pour se complaire à ces enfantillages d’amateur. Quand ils touchent à la musique, c’est par ses grands côtés. Qui dit Haydn dit presque Esterhazy ; les noms des archiducs Rodolphe et Charles, des Lobkowitz, des Kinsky, des Liechtenstein, s’enguirlandent partout en Autriche avec les noms immortels des Mozart et des Beethoven. « Comme je passais vers midi sous ses fenêtres, j’entendis préluder sur le piano : c’était l’archiduc qui employait ses momens de loisir à méditer. » Ainsi parle Varnhagen de l’archiduc Charles. Au lendemain d’Essling, à quelques heures peut-être de Wagram, quelle musique pouvait donc improviser sur son piano de campagne le prince généralissime ? L’historien de cette vie austère, pleine d’héroïsme et de recueillement, Varnhagen ne le dit pas ; mais on peut conjecturer sans paradoxe que ce n’étaient ni des polkas, ni des redowas, ni des schottisch.

Autre ballet, ce Dieu et la Bayadère, autre chanson ; mais cette fois la chanson est de Goethe et la musique de M. Auber. On sait ce que nous pensons de l’orientalisme de cette partition. Nous nous sommes suffisamment expliqué à ce sujet dans notre étude sur l’Africaine pour n’avoir pas besoin d’y revenir. C’est de la fantaisie française très spirituelle, de la couleur locale dans le goût du XVIIIe siècle, vous croiriez par momens lire un chapitre des Lettres persanes. Partout l’allusion, le trait piquant aux mœurs contemporaines ; tandis que la pompe du spectacle, le pittoresque du décor et des costumes cherchent à vous persuader que vous êtes sur les bords du Gange, l’orchestre et les voix vous chuchotent à l’oreille mille badinages parisiens, mille épigrammes à l’adresse du moment. Ce Brahma qu’on évoque est un dieu sceptique, un ténor philosophe qui chante sa divinité sans y croire ; cet Olifour, un juge des Plaideurs.

Tous ces mignons chefs-d’œuvre du passé, quand on les veut reprendre de nos jours, n’ont plus d’attrait. Au lendemain de l’Africaine ou des Huguenots, ce joli papotage de douairière rêvant dans son fauteuil Indes galantes vous paraît suranné, chevrotant. Ce genre même d’opéra-ballet, que la présence d’une Taglioni pouvait motiver, perd toute espèce d’intérêt dans les circonstances actuelles. On se demande, dès la première scène, pourquoi l’auteur, au lieu de prendre son parti, s’entête ainsi à faire chanter des airs de danse à ses chanteurs et danser des cavatines aux danseuses. Mlle Salvioni n’a rien d’une Zoloë ; tant de vigueur physique, de joyeuse santé à fleur de peau, se prêtent mal à rendre les vapeurs et les pâmoisons d’une pauvre courtisane en proie à l’ivresse de son dieu. Les qualités mêmes du talent de Mlle Salvioni, au lieu de l’aider dans ce rôle, semblent plutôt lui faire obstacle. Elle déploie une énergie d’amazone, des attitudes de Fornarine, alors qu’il faudrait tout simplement être légère, diaphane, s’enlever. La force musculaire de son jarret, ses pointes si remarquables de sûreté, de précision, l’attachent davantage au sol, qu’à peine elle devrait raser. Taglioni jouant ce rôle n’était qu’élancement, fluidité, nuage. Elle dansait des pieds, des bras, de tout son être. Ce fut, avec la Sylphide, sa création par excellence, car les deux rôles se jouaient à vol d’oiseau pour ainsi dire, et Taglioni ne savait que danser, planer, fendre l’espace, et disparaître. La danse lui tenait lieu de tout, c’était sa beauté, son langage, son style, et comme chez elle la nature primait l’art, pour qu’elle sortit des conditions ordinaires de son talent et figurât autrement que dans ces pas qui étaient son triomphe, il fallait que l’action dramatique reproduisit exclusivement sa personnalité dansante. Admirable dans Zoloë, dans la sylphide, vous ne retrouviez en elle qu’une comédienne insuffisante dès qu’il s’agissait, comme dans la Révolte au sérail par exemple, de créer ce que j’appellerais le rôle de tout le monde. Composer un personnage, poser le geste, phraser une scène, ce ne fut jamais le propre de Taglioni, mais bien plutôt de Fanny Elssler, la vraie mime de cette grande période. Insister sur la pantomine de Taglioni, autant vaudrait célébrer le canto spianato d’une Catalani. Singulière confusion qu’un brin de temps amène dans l’appréciation de ces charmantes gloires du théâtre ! A vingt ans de distance, on ne se souvient plus de rien ; ceux-là mêmes dont la jeunesse fut contemporaine des triomphes de ces reines d’un moment, dès qu’ils les ont perdues de vue, en parlent comme on parlerait d’une fille des pharaons. — A quelques milles de Salzbourg, au centre d’une des villes d’eau les plus courues du Tyrol édénique, est une maison de plaisance moitié villa, moitié palazzo, dont le charme aussitôt vous impressionne. — A qui cette habitation ? « A Mlle Fanny Elssler, » nous répondit une svelte et fringante créature qui passait là, sa cruche sur la tête, un bouquet de cerises à son corsage. Vous entrez, c’est le conte de la Belle au bois dormant : même, grâce qu’autrefois, même séduction dans le regard, dans le sourire. Elle a su tout conserver, jusqu’à ses amis, et vous parle au présent de cette bienheureuse époque du Diable boiteux, sans avoir l’air de se douter que les capitaines d’état-major de ce temps-là sont devenus des généraux, et les secrétaires d’ambassade, — des ministres à portefeuille ! J’étais absent lors des débuts de Mlle Mauduit. Il y a quelques jours, l’Opéra donnait Robert ; l’occasion s’offrait à moi d’entendre la jeune cantatrice ; je la saisis. Déjà dans les concours publics du Conservatoire, cette nature d’artiste avait très sympathiquement agi sur son auditoire, et, passant de la Leonora du Trovatore à la Colombine du Tableau parlant, montré sa flamme et sa bravoure. A l’Académie impériale, cette fière énergie ne se dément pas, et si la gracilité physique du sujet disparaît un peu dans l’immense cadre, — sur cette voix limpide, chaude, passionnée, capable des accens les plus dramatiques, l’étendue de la salle ne peut rien. Tant de vibration, d’intensité, de calorique musical dans une organisation si délicate, si menue ! Involontairement on pense à l’oiseau. — Je ne connais pas au répertoire de rôle plus difficile que celui d’Alice : dans le drame, l’élévation tragique, le geste inspiré, côte à côte avec la simplicité, l’enjouement, et dans la musique, un mélange continuel des deux styles qui chez la plupart des virtuoses semblent s’exclure. Il y faudrait toutes les aptitudes d’une comédienne consommée unies au double ascendant d’une voix à la fois puissante et légère, pathétique et pourtant toujours prête aux évolutions chromatiques les plus brillantes. Des fusées de notes, des points d’orgue, ce que la vocalisation italienne a de plus lancé, succédant, comme dans les couplets du troisième acte, à cette période si ample, si émue de la première romance en mi majeur, servant de prélude aux solennelles mélopées du trio final ! Aussi l’idéal du personnage ne fut-il peut-être jamais atteint que par Jenny Lind, la virginale apparition des premiers jours, qui seule un moment, au physique comme au moral, en posséda toutes les cordes. Vocaliste agréable et correcte, Mme Dorus, qui chez nous créa le rôle avec une simplicité pleine de charme, y manquait pourtant d’autorité dans les passages dramatiques, et Mlle Falcon, à peine au sortir du Conservatoire, abordant ce caractère comme Mlle Mauduit fait aujourd’hui, sans avoir eu le temps de se reconnaître, y brûlait d’une flamme trop académique. Quant à la Schroeder-Devrient, sublime dans le duo avec Bertram au pied de la croix, pour ne citer qu’un exemple, elle faisait entièrement disparaître l’humble jeune fille sous l’héroïne envoyée de Dieu ; elle ne figurait pas, elle transfigurait le personnage.

J’avoue que pour ma part j’aime beaucoup les débuts à l’Opéra, pourvu qu’ils soient sérieux. Les débuts ont cela d’excellent qu’ils remettent en lumière certains ouvrages du grand répertoire sur lesquels il est toujours bon de revenir quand on les a quelque temps perdus de vue. L’expérience a ses dangers, tous les chefs-d’œuvre n’y résistent pas. Nous le savions si bien que nous redoutions presque l’impression nouvelle qu’à distance allait produire sur nous ce fameux Robert le Diable. La défiance était exagérée, et nous aurions pu nous en épargner le souci, car le chef-d’œuvre tient, et malgré le temps, malgré les variations climatériques qui depuis le jour de son avènement ont tant ébranlé l’atmosphère, il demeure ferme et carré sur sa base. Même en faisant la part la plus large à la critique, en désavouant les siciliennes, les fanfares, et çà et là quelques vulgarités qui encore ne méritent pas tout le mal qu’on en a dit, tout homme ayant le sentiment du beau sera forcé de reconnaître l’immense valeur de cette musique, dont l’ensemble n’a pas fléchi. Où trouver un chant plus pur, plus inspiré que cette adorable romance d’Alice au premier acte, une phrase plus éperdument douloureuse que l’air de Bertram au troisième, une imploration plus émouvante que la cavatine de grâce ? Je me tais sur la couleur de la scène des nonnes, sur les magnificences de cet oratorio qu’on appelle le cinquième acte. Et c’est à un pareil musicien, à un pareil maître, que l’on vient reprocher de ne point placer assez haut son idéal !

J’aime fort l’esthétique, mais à la condition que les esthéticiens ne la gâteront pas, et que ce grand mot, superbement mis en honneur par Hegel en Allemagne,,ne signifiera point en France art de parler avec pleine impunité sur les sujets qu’on ignore. Autre chose est la statuaire au temps de Périclès, autre chose est la musique au XIXe siècle. La musique, art de conception toute moderne, a son histoire, sa technique, qu’un philosophe même doit connaître pour en discourir. Traitons l’olympe avec respect, vénérons les marbres d’Égine ; mais ne perdons jamais de vue le solfège et son histoire. Prétendre par exemple que depuis la Vestale et Moïse le finale était trouvé semblerait indiquer qu’avant Spontini et Rossini nul maître encore n’avait inventé rien de pareil à ces puissans morceaux. Et le finale de Don Juan, qu’en ferons-nous ? D’ailleurs l’invention ici importe peu. Prendrait-on par hasard la bénédiction des poignards dans les Huguenots, le chœur des évêques dans l’Africaine, pour des finales ? Les grands ensembles de Meyerbeer, ce prodigieux maniement des sonorités instrumentales et vocales dont, par condescendance pure, on veut bien tenir quelque compte à son talent, n’eurent jamais rien à voir dans le finale, qui est une forme italienne particulière à des traditions dramatiques avec lesquelles tout au contraire l’auteur des Huguenots et du Prophète s’efforçait de rompre. Donc ni Spontini, ni Rossini n’ont inventé le finale, qui, bien avant la Vestale et Moïse, avait, dans les Noces de Figaro et Don Juan, brillé, grâce à Mozart, d’un double et incomparable éclat. Et en outre parmi tant de morceaux que la gloire a déjà consacrés, — le trio de Robert, le duo de Valentine et de Raoul, les grands épisodes concertans des Huguenots, du Prophète, de l’Étoile du Nord, de l’Africaine, — vous ne trouverez pas un seul finale proprement dit. L’aimable Halévy n’y mettait point tant de façons. Il savait que ce n’est pas aux musiciens de fixer la théorie de la gravure en taille-douce, pas plus qu’il n’appartient aux architectes de professer le contre-point. Au lieu de disserter sur l’art, il causait de l’artiste, racontait sa vie et ses travaux, et promenait agréablement l’auditoire à travers les familières digressions. S’agissait-il d’un architecte par exemple, il évitait avec le plus grand soin de parler architrave, et se serait bien gardé de reprocher à Erwin de Steinbach de ne point avoir construit le Parthénon. À défaut de compétence, sa complaisance le servait ; il savait, comme cette maîtresse de maison, remplacer le rôti absent par une anecdote, et tout le monde s’en allait content, même M. Cousin, qui avait fini par découvrir un prosateur français du meilleur style dans l’auteur de la Juive et des Mousquetaires de la Reine.

Qui ne connaît Graziella, Geneviève, Fior d’Aliza, ces sœurs charmantes, quoique tardives, de la Laurence de Jocelyn, ces harmonies en prose d’un grand poète ? Il est de mode aujourd’hui de manquer de respect à Lamartine ; on raille sa décadence, on jette la pierre à ses désastres ; et sous cet écroulement, dont chacun parle, nul ne songe à recueillir bien des richesses enfouies, à compter les parcelles d’or que, parmi tant de décombres, roule encore dans ses flots ce noble fleuve en allant aux abîmes. Tant de pages du poète des Méditations et des Harmonies écrites au hasard, tant d’improvisations vouées d’avance à l’oubli vous rappellent certaines partitions italiennes de l’auteur de Guillaume Tell, ce fatras rossinien qu’au moment le plus inattendu traverse un éclair de génie, vibration de harpe éolienne dans les ténèbres, voix d’en haut perdue pour les oreilles du profane, et qui parlent aux cœurs initiés. De ce cycle de nouvelles lamartiniennes, Fior d’Aliza est la dernière venue. Le poète y raconte ses souvenirs d’Italie, et, le lointain aidant, il idéalise à perte de vue. « Elle était debout, les pieds nus, plus blancs et plus délicats que les cailloux qui sortent de la source ; sa robe, à gros plis noirs perpendiculaires, tombait avec majesté sur ses chevilles ; son corset rouge, à demi délacé, laissait l’enfant sucer le lait et le répandre de sa bouche rieuse comme un agneau désaltéré qui joue avec le pis de la brebis. Je retenais ma respiration pour mieux contempler cette divine figure ! » Là est le point critique du système, son noli me tangere, le côté dangereux par où la figure la plus aimable, la plus touchante, glisse à sa perte et finit par devenir, comme Atala, un délicieux sujet de pendule. Les gens habitués à se payer de mots appellent encore aujourd’hui romantisme cette prose cadencée et vide que Lamartine, à ses mauvais momens, emprunte à Chateaubriand, et que l’auteur du Dernier des Abencerrages s’était faite en ôtant les rimes au récit de Théramène. Il n’importe ; les amours du jeune zampognaro et de la belle contadine sous le grand châtaignier patriarcal ne se lisent point sans émotion ; l’intérêt dramatique, sous la diffusion du discours, se laisse entrevoir. Le sujet d’ailleurs était musical au premier chef, et ce poème de Fior d’Aliza devait d’autant plus naturellement fournir l’étoffe d’un opéra nouveau, qu’il en contenait déjà lui-même trois anciens. Le chef des sbires, comme ce podestat lubrique et féroce de la Gazza, relance et persécute de son amour une jeune fille qu’il tient sous sa dépendance comme l’épervier tient dans sa griffe un pauvre oiseau. Geronimo emprisonné après avoir d’un coup de carabine abattu le misérable, Fior d’Aliza se dévoue, et, pour pénétrer jusque dans la geôle, pour sauver la vie à son amant, s’habille en homme comme la Léonore de Fidelio. Seriez-vous en peine du dénoûment ? Attendez un peu ; le Déserteur y pourvoira.

Dramatique, on le voit, la pièce le serait à moins. D’ailleurs qui ne sait que l’opéra vit de certaines situations éternellement reproduites, et que le musicien renouvelle et transforme au gré de son talent, de son génie ? Dans ce poème où Monsigny, Beethoven et Rossini, avant lui, avaient passé, l’auteur des Noces de Jeannette, des Saisons, de Galathée, de la Reine Topaze, a très victorieusement trouvé sa voie. Son inspiration, sans rien perdre de cette heureuse veine mélodique dont les ouvrages que je viens de citer indiquent les meilleurs momens, son inspiration s’est élargie, affirmée. On remarque un progrès du côté du style. Ces développemens mêmes que blâment à juste titre les purs amateurs d’opéra-comique témoignent d’une vue d’ensemble, d’un effort puissant vers la grande composition. Enfiler d’agréables motifs à la suite les uns des autres, faire succéder des duos à des cavatines, et des chœurs à des chansonnettes, cela peut être d’un musicien habile, ingénieux ; il n’appartient qu’aux maîtres d’écrire des opéras. « Trop de musique ! » s’écrient les mécontens. Il est évident qu’au lendemain du Voyage en Chine cette accentuation dramatique et passionnée, ce vigoureux parti-pris musical avait de quoi déconcerter un certain monde ; mais en bonne justice il y a aussi d’autres goûts à satisfaire. Et si l’histoire de France nous enseigne que l’opéra-comique touche au vaudeville, Joseph, les Deux Journées, Zampa, l’Étoile du Nord et le Pardon de Ploërmel sont là pour démontrer qu’il confine également à l’Académie impériale. Je veux bien accepter vos opéras, dont le plus grand mérite est de pouvoir se passer de musique, à la condition qu’à votre tour vous ne viendrez pas me chicaner sur la symphonie ; j’emploie le mot à dessein, car la musique de M. Victor Massé a par instans tout le pittoresque d’un tableau. Ceux qui reprochent à cet ouvrage sa couleur sombre n’ont pour se réjouir les yeux qu’à regarder à l’orchestre, si varié de teintes, si curieusement travaillé sans cesser d’être ému. L’épisode de la noce traversant la scène au moment où Fior d’Aliza tombe inanimée, un souffle de chanson sur ses lèvres, est un morceau traité en coloriste, et qui, pour l’entrain villageois, la disposition des groupes et des contrastes, rappelle les meilleures toiles de Knaus. L’auteur des Noces de Jeannette se retrouve là tout entier ; mais ce qui vaut encore mieux que le pittoresque et la musique imitative la plus réussie, c’est un chant large, pathétique, inspiré : la phrase que propose le frère Ilario en manière d’invocation au châtaignier, et qui, reprise ensuite par toutes les voix, termine ce superbe quintette par une péroraison digne de son exorde. La saltarelle du troisième acte produit l’effet que tout le monde avait prévu aux répétitions. Un pareil rhythme et la vocalisation fulminante d’une Caroline Duprez, c’est irrésistible.

Au reste, Mme Vandenheuvel apporte dans tout le rôle les rares qualités qui la distinguent. Comme la plupart des grandes musiciennes au théâtre, elle a le sentiment parfait du caractère qu’elle représente, et suffit à la situation sans jamais en dépasser la mesure. La cantatrice, chez elle, crée la comédienne, comme on pourrait presque dire qu’elle crée la voix. L’art a de ces ressources admirables. Vous entendez à chaque instant le vulgaire s’écrier : Il n’y a plus de sopranos, il ne se fait plus de ténors. — Ce ne sont point les belles voix qui manquent aux artistes, mais les artistes qui manquent aux belles voix. Qu’est-ce qu’une belle voix sans le style ? Soyez musicienne d’abord, et tout le reste vous viendra par surcroît ; voyez Pauline Viardot, Caroline Duprez. Lorsque Meyerbeer songea à lui confier l’Étoile du Nord, il semblait que sous le puissant fardeau de cette musique une organisation si délicate, si fragile, infailliblement dût succomber. Meyerbeer laissa dire, et cette fois encore l’événement donna raison à son instinct. M. Victor Massé, qui sait à son tour ce que vaut cette force du style et de la volonté, a suivi l’exemple du maître, et bien lui en a pris, car ce rôle, musical à outrance, écrasant, ne pouvait avoir d’autre interprète. Ce que nous l’avons vue jadis dans l’Étoile du Nord, Caroline Duprez l’est aujourd’hui dans Fior d’Aliza. On dirait une réduction, au point de vue de l’heure présente, du Fidelio de Beethoven. — M. Achard joue et chante avec un sentiment exquis la partie de Geronimo, l’amant plaintif et déplorable de Fior d’Aliza. C’est là du moins un ténor dont on peut parler, une voix aimable et charmante qui, tout en restant dans les conditions du genre, sait se prêter, lorsqu’il convient, à la grande expression musicale. Impossible de mieux enlever la belle phrase avec Fior d’Aliza, qui se détache en majeur des masses vocales dans le quatuor des bûcherons, de montrer dans l’air du quatrième acte plus de goût, de nuance, de chaleur dramatique. Du reste l’ensemble de l’exécution est parfait. On y sent quelque chose de plus que l’émulation ordinaire. La confraternité parmi les artistes n’est pas toujours un mot si vain. Tout le monde à l’Opéra-Comique souhaitait, voulait un succès éclatant pour l’auteur des Saisons, de Galathée, des Noces de Jeannette, une sorte de mise en lumière définitive de son nom encore trop effacé. Toutes les sympathies étaient dans son jeu, c’était beaucoup sans doute ; mais ce n’était point assez pour lui faire gagner la partie, s’il n’eût très galamment payé de sa personne et composé cette partition de Fior d’Aliza qui le place au premier rang des jeunes maîtres.


F. DE LAGENEVAIS.