Revue musicale - 14 avril 1912

Revue musicale - 14 avril 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 923-934).
REVUE MUSICALE


THEÂTRE DE L’OPERA-COMIQUE : La Lépreuse, drame lyrique en trois actes ; paroles de M. Henry Bataille, musique de M. Sylvio Lazzari. — CONCERTS COLONNE : Saint François d’Assise, oratorio ; poème de M. Gabriel Nigond, musique de M. Gabriel Pierné. — THEATRE DE L’OPERA : Le Cobzar, drame lyrique en deux actes ; paroles de Mlle Vacaresco et de M. Paul Milliet ; musique de Mme Gabrielle Ferrari.


La question sanitaire prend de l’importance dans le moderne répertoire du théâtre qu’on appelle toujours Opéra-Comique et qui ne l’est plus, depuis longtemps, que de nom. Dans Bérénice, il ne s’agissait guère — et encore, en passant, — que d’une indisposition. Mais les choses ont empiré. La lèpre au moyen âge, en Bretagne ; sa transmissibilité, par l’hérédité ou par le contact ; son traitement, atroce, ou son extinction, par l’isolement et la réclusion perpétuelle ; deux cas déclarés et un autre qui ne peut manquer de se produire ; des malades, et derrière eux, ou plutôt au-dessus d’eux, dominant tout le drame de son ombre funeste, la maladie elle-même, voilà le sujet, les personnages et l’héroïne de l’œuvre de MM. Henry Bataille et Sylvio Lazzari.

Premier acte. La cour d’une ferme, le matin. Des laveuses battent leur linge, en causant de la lèpre, des lépreux et des lépreuses. Parmi celles-ci, les plus renommées, et redoutées, sont la vieille Tilli, qui passe aussi pour sorcière, et sa fille, la belle Aliette, laquelle s’est donné pour mission, pour double mission, d’amour et de mort, de séduire et de contaminer toute la jeunesse de l’endroit. On ne compte plus ses victimes. Pour le moment, elle a jeté son dévolu sur le doux Ervoanik. le fils de Matelinn, le rude fermier, et de la fermière Maria. Ervoanik a résolu d’épouser Aliette, car il l’aime, ne soupçonnant en elle rien d’impur. Épouvantés, ses père et mère ont beau l’avertir, le maudire même, il ne veut rien croire ni rien entendre. Aliette survient et Matelinn, après avoir dit son fait à la jeune lépreuse, n’en commet pas moins l’imprudence de laisser son fils avec elle. Voilà des parens plutôt inconsidérés. Ervoanik interroge Aliette, elle nie, et les amoureux s’en vont bras dessus bras dessous, en pèlerinage de fiançailles, au pardon du village voisin.

Ils s’arrêtent (et c’est le second acte), dans la chaumière de la vieille Tilli, lépreuse douairière. Celle-ci, abandonnant les jeunes gens à sa fille, s’est réservé les enfans, qu’elle empoisonne en leur distribuant de pernicieuses friandises. Une haine infernale anime cette mégère contre tout le genre humain. Dans le nouvel amoureux d’Aliette, Tilli voit avec allégresse une victime de plus. Mais la chose, pour cette fois, n’ira pas toute seule. Et c’est ici que se découvre, — imparfaitement, — le caractère d’Aliette. Elle aime Ervoanik et veut l’épouser. Elle l’aime avec passion, avec frénésie, mais avec pureté ; non pour le perdre, mais pour le servir et se dévouer à lui, pour être sa compagne enfin, sans être sa femme. « Quand nous serons mariés, je lui avouerai la vérité, et la vérité ne lui paraîtra plus terrible ; la vérité, nous l’oublierons petit à petit. Je serai sa mère à vingt ans. Je l’embrasserai de loin, dans l’air, tout autour. Et le temps passera toujours, toujours. » Vous trouverez ici d’abord un rappel du vieux thème romantique, le rachat de la pécheresse par l’amour ; ensuite, un calcul, plutôt douteux, de probabilités ou de chances, un mélange enfin, assez confus ou mal débrouillé, de sentimens contraires. Cependant la vieille donneuse de lèpre ne saurait s’accommoder d’un dénouement aussi bénin. Par de mensongers propos elle excite l’orgueil ou la vanité d’Ervoanik, surtout la jalousie et même la fureur d’Aliette. Alors celle-ci, brusquement changée, — un peu brusquement, — présente aux lèvres altérées du jeune homme un gobelet qu’elle vient de toucher et d’infecter de ses lèvres.

Troisième acte. L’effet de la libation ne s’est pas fait attendre. Ervoanik est atteint de la lèpre à son tour. Gémissant, au milieu de ses parens et de ses voisins en pleurs, il attend l’horrible sort que, suivant la légende, ou l’histoire, le moyen âge infligeait à ses pareils. Aux sons des cloches, au chant de l’office des trépassés, les prêtres, les religieux viennent en procession chercher le mort vivant pour le conduire à la maison blanche et solitaire qui sera sa prison et son tombeau. Mais vous avez déjà deviné qu’Aliette ne saurait manquer de reparaître ; elle reparaît en effet, prend Ervoanik par la main et va s’enfermer avec lui, pour toujours.

Il est assez obscur, ce personnage d’Aliette. Avec des côtés odieux, il en a de quasi mystiques. Et la pièce elle-même est inégale : par où j’entends du moins que les personnages, les lépreux, y sont inégalement traités. On comprend mal qu’Ervoanik, lépreux de la veille et non déclaré encore, soit l’objet, et si tôt, de telles rigueurs, alors que deux lépreuses connues et reconnues, Aliette et sa mère, peuvent se livrer impunément à leur funeste propagande. Enfin autour de ce sujet flotte une atmosphère pestilentielle qu’on ne respire pas toujours sans quelque répugnance. Mais par momens il arrive aussi qu’au dégoût physique se mêle un sentiment, qui le corrige et le relève, d’horreur mystérieuse et presque sacrée.

Sur cet insalubre poème, le musicien a fait une musique saine, je veux dire bien constituée, ou conformée, ou construite, et par là toute contraire à telle autre musique, invertébrée et amorphe, qui ne se tient ni ne se soutient, et que trop de musiciens nous servent aujourd’hui. L’œuvre est de nature wagnérienne, soumise par conséquent au principe du leitmotif. Et nous constations l’autre jour, parlant de Bérénice, que ce système commence à nous peser. Félicitons-nous au moins d’en rencontrer ici plus et mieux que l’armature extérieure ou le mécanisme seulement. Dans la musique de M. Lazzari, les idées ont cet avantage inestimable et vraiment primordial, qu’elles existent. Non pas que les thèmes populaires bretons rappelés et traités par endroits aient paru des mieux choisis. Sur place, ou dans certains recueils même (tel celui de Bourgault-Ducoudray), on en eût trouvé de plus originaux. Mais l’imagination personnelle de M. Lazzari, son imagination mélodique, est loin d’être stérile ou banale. Plusieurs « motifs » de la Lépreuse encore une fois possèdent une vie, une réalité propre. En un mot, ils sont. Alors même que peu de chose les constitue, ce peu suffit à leur être. Si l’on recherchait dans Bérénice tel motif par nous cité, comme celui de Mucien, le raisonneur militaire, et qu’on le comparât avec le motif du fermier Matelinn, le père d’Ervoanik, on verrait aussitôt de quel côté, dans laquelle des deux formes sonores, analogues autant qu’inégales, se trouve le plus de sens, de caractère et d’autorité. Le « thème de la lèpre » ne consiste exactement qu’en quatre notes, et dont les trois premières, — sachez-le, si vous êtes curieux de ces choses, — dont les trois premières n’en sont qu’une, la tonique, répétée en un triolet qui monte et porte, ou frappe, sur la dominante. A vrai dire il ne fallait pas davantage à Beethoven. Rappelez-vous l’attaque de la symphonie en ut mineur (sol, sol, sol, mi). Que dis-je ? Beethoven se contentait de moins encore. Il tirait toute chose de rien, ou de presque rien. Un soir du mois passé, nous écoutions le septième quatuor, admirablement joué par M. Lucien Capet et ses compagnons. Et dès les premières mesures du scherzo, certaine question d’Henri Heine nous revenait à la mémoire : « Madame, » demandait-il en riant, à son ordinaire, « avez-vous l’idée d’une idée ? » Ce que peut être une idée musicale, et de Beethoven, là encore, une seule note, répétée un certain nombre de fois, suivant un certain rythme, suffit à nous l’apprendre, ou à nous le rappeler.

Ainsi les principaux motifs de la Lépreuse ont d’abord une valeur spécifique, une signification personnelle. Si plus tard il est assez rare qu’ils se développent, il arrive au contraire, et souvent, qu’ils se transforment, qu’ils se mêlent, qu’ils se combinent, soit pour se fortifier les uns les autres, soit, — et l’alternative dépend des situations, des péripéties dramatiques, — pour se contredire et se combattre. On citerait, au cours de l’ouvrage, maint exemple de cette alliance heureuse, étroite, où l’effet individuel s’accroît d’un effet en quelque sorte réciproque, où l’intérêt, qui provenait d’un élément unique, résulte du concours ou du conflit des élémens.

Ce n’est pas tout, et l’œuvre de M. Lazzari, wagnérienne par l’esprit, lest encore çà et là par la lettre, je veux dire par un rappel précis, par le furtif passage d’un souvenir ou d’un écho sonore. Au premier acte, les bruits de la campagne qui s’éveille ressemblent aux w murmures de la forêt » et, sous le toit d’ardoises de la ferme bretonne, on croirait que l’oiseau de Siegfried a niché. Quelques instans après, sur les premières paroles d’Ervoanik, sur le salut filial du jeune homme à ses parens, il nous parut qu’une trompette (si nous avons bonne mémoire) jetait comme un reflet brillant, héroïque, du thème de l’épée, de la Walkyrie.

La partition de la Lépreuse offre encore d’autres signes de santé. Par exemple, l’équilibre y est à peu près stable entre le chant et l’orchestre, entre les mots et les sons, autant d’élémens que nos contemporains se plaisent à dissocier. Il arrive mainte fois ici que l’intonation, que la note convienne à la parole, et lui ressemble, et l’exprime, que la voix chante et qu’en même temps elle parle, respectant ainsi les droits de la musique et ceux de la déclamation. Le second acte en particulier se recommande par une qualité, qui, dans l’ordre musical même, n’est pas à dédaigner ; la ponctuation. Vous le savez, rien n’est rare en musique aujourd’hui comme les points, les points de suspension, d’arrêt, de repos ; les points indiquant, imposant, pour quelques secondes au moins, la rupture de la soi-disant mélodie, et soi-disant infinie, qui sans relâche et sans pitié nous emporte. « Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages... «  Après le poète d’autrefois, le musicien de notre siècle pourrait se plaindre de la sorte. Il trouvera du moins dans le second acte de la Lépreuse où « jeter l’ancre » un moment, où se prendre, se reprendre et respirer. Le silence, voyez-vous, n’est peut-être pas un élément de la musique moins essentiel que le son. Il n’en est pas de plus négligé. Félicitons M. Lazzari d’avoir compris que, sous un nom modeste, la ponctuation, fût-ce en musique, n’est pas seulement affaire de grammaire, mais d’ordonnance et de composition.

Aussi bien, dans le second acte et dans le premier (le troisième traîne et se traîne en de monotones doléances), le rapport est généralement juste entre la musique de théâtre et la pure musique. L’action ne craint pas de céder la place à des épisodes, à des effusions de lyrisme où le sentiment se donne carrière. Le sentiment, c’est là qu’il faut toujours, en musique, arriver ou revenir. C’est là que toujours nous attendons un musicien et que le musicien de la Lépreuse, en plus d’un passage, n’a pas trompé notre éternelle attente. Sa musique, à mainte reprise, est émue et nous émeut ; on la qualifierait volontiers de sympathique, s’il était possible de rendre à ce mot affadi sa force primitive et sa profonde signification. La vie, une vie passionnée, anime telle ou telle scène, et d’abord le premier acte presque tout entier, jusqu’à la sonnerie finale, et banale aussi, des cloches. Le carillon, soit dit en passant, est l’un des effets, avec l’orage et quelques autres encore, dont il faut désormais se défier, sinon s’abstenir. Mais le reste de l’acte, encore une fois, est vivant et pathétique. On citerait, dans le rôle d’Ervoanik, dans celui d’Aliette, des accens, des éclats de jeunesse et d’amour, sincères chez lui toujours, et, chez elle, mêlés, — oh ! vaguement, et c’est fort bien ainsi — de je ne sais quelle dureté cachée et comme de présages funestes. On dit, familièrement, de certaines œuvres : « Il y a là des coins. » Et ce n’est pas beaucoup dire. Mais quand il y a davantage et que les grands espaces ne sont pas vides, j’aime qu’entre « les endroits forts, » pour parler avec le président de Brosses, les coins mêmes ne soient pas dépourvus d’intérêt, d’agrément, quelquefois de mystère. On trouve tout cela dans certains « coins » de la Lépreuse, que la lecture surtout fait découvrir. Une phrase, un mot, un accord de l’orchestre, une inflexion de la voix suffit à créer, çà et là, non pas un « milieu, » mais au contraire un entourage, une atmosphère tout imprégnée de sensibilité et d’émotion. « Écoutez, Matelinn. » dit au fermier sa femme, qui s’inquiète, « écoutez, ne m’effrayez plus, car je sens trop qu’il y aura de la douleur ici, s’il y en a quelque part au monde. » Mais que faisons-nous, sinon céder, comme d’habitude, à l’éternelle duperie de la critique musicale ! Nous citons des paroles, et ce qu’il faudrait, et ce qu’hélas ! il est impossible de transcrire, ce sont des rythmes, ce sont des harmonies, quatre ou cinq mesures à peine, où la musique a su renfermer, dans un de ces raccourcis où elle excelle, l’infini d’un sentiment et d’un cœur. Mais cette musique encore une fois ne se borne pas à des raccourcis : elle s’étend, quand il le faut, et se dilate. Ni dans le premier ni dans le second acte, les détails ne hachent l’ensemble ni ne l’émiettent. Le second acte surtout, loin de s’éparpiller, se concentre. Dramatique et musical en même temps, il l’est tout entier ; il l’est avec force, avec ampleur, avec une certaine tendresse aussi. Non : chez Aliette du moins, avec une tendresse incertaine, avec une passion mêlée d’amour et par momens presque de haine. Le personnage, nous le disions tout à l’heure, est assez obscur en paroles, en action même ; la musique l’éclaire, et par les sons il nous est plus intelligible, surtout plus sensible que par les mots. La musique néanmoins se garde bien de le dépouiller de son mystère sombre. Au contraire, elle fait celui-ci plus étrange et plus profond. Elle accroît, elle développe l’idée, le sentiment, que renferme le poème, et que la musique seule a le don de répandre en quelque sorte à l’infini, d’une puissance fatale et d’une vague horreur. Dans le taudis de la vieille, dans l’atmosphère où flottent des atomes de mort, l’impure amante berce d’une cantilène sinistre Ervoanik endormi. Et sa berceuse nous en rappelle une autre, non plus amoureuse, mais quasi paternelle : celle du Méphistophélès de Berlioz, ainsi penché sur le sommeil de celui qu’il va perdre, et qu’il enveloppe, qu’il couve en quelque sorte d’un regard et d’un chant également chargés de funeste tendresse. Il n’appartient pas à tous les musiciens de provoquer, non par la musique même, laquelle n’a rien de commun avec celle de Berlioz, mais par le sentiment, et cela vaut mieux, une aussi flatteuse réminiscence.

L’interprétation de la Lépreuse est bonne, M. Beyle a, dans le rôle d’Ervoanik, un air de jeunesse et de naïveté, de mysticisme dolent et, lorsqu’il le faut, exalté, qui sied au personnage. M. Vieuille (Matelinn le fermier) est sûrement l’une de nos basses les plus autorisées et les plus autoritaires. La vieille lépreuse, c’est Mme Delna, qui n’a rien épargné pour se faire horrible à voir. Mme Carré tout au contraire, en lépreuse jeune, enchanta même nos regards. Quand elle parut à la fin, gracieuse, élégante, claire de visage et sombre de vêtement, en son costume, en son capuchon, j’allais écrire en son domino noir, chacun se dit tout bas avec Molière : « Peste ! voilà une malade qui n’est pas tant dégoûtante. »


Il n’est pas certain que M. Gabriel Pierné suit un musicien de théâtre. Mais assurément, dans son dernier oratorio comme dans les précédens, il vient de se montrer un pur, un délicat, un délicieux musicien.

Peu de sujets ont plus de charme, et de tout genre, que la vie et la figure de saint François d’Assise. M. Gabriel Nigond s’est contenté de choisir dans les Fioretti quelques épisodes, les plus connus, et de les traduire en un langage poétique, où l’on trouverait seulement à reprendre quelques traits de mièvrerie et de préciosité. Le poète a disposé les tableaux dans l’ordre suivant : un prologue (la jeunesse de François et ses fiançailles avec la Pauvreté) ; deux parties ensuite, comprenant chacune trois scènes : la rencontre du Lépreux (encore un lépreux !) le colloque de frère François avec sœur Claire et la prédication aux oiseaux ; les stigmates, le cantique du soleil et la mort.

Un des caractères principaux de l’admirable histoire du Poverello, c’est, qu’à la fois humaine et divine, sublime et familière, elle se partage entre le surnaturel et la nature. L’un et l’autre s’y mêlent et s’y fondent ensemble. Et ce n’est pas non plus le moindre mérite, ni le moins sensible tout d’abord, de M. Gabriel Pierné, que d’avoir su réaliser et soutenir, d’un bout à l’autre de son ouvrage, cet accord harmonieux. Vous connaissez la devise, et la démarche, des mystiques : « Ab exterioribus ad interiora, des choses extérieures vers les choses intérieures. « Il convient peut-être de la suivre aujourd’hui, et, pour analyser une œuvre tout imprégnée de mysticisme, d’aller du dehors au dedans.

Le dehors, les dehors enveloppent, sans l’étouffer jamais, l’œuvre entière. Elle baigne ici dans la lumière de midi, là, dans l’ombre du soir. La cloche du couvent y répond à la clochette des troupeaux et les oiseaux, comme bien vous pensez, y font leur plus joli ramage. Dès le début, quand se sont éloignés les jeunes fous que François, pour la première fois, a refusé de suivre, la paix, la grâce du paysage attendrit l’âme rêveuse du fils de Bernadone. Elle l’emplit même d’une telle joie et de si ravissantes délices, qu’avec une ferveur pathétique il supplie le Seigneur de lui en épargner au moins le trouble et l’amollissante ivresse. Pour l’évoquer, ce paysage, il suffit de quelques accords, de la mélopée errante d’un chalumeau, d’un thème religieux (le thème caractéristique de François), qui s’y mêle, d’abord faible, esquissé plutôt que formel, à peine conscient et non encore maître de soi. Rien de plus. Je me trompe : quelque chose de plus et d’étrangement expressif : çà et là des intervalles, et comme des vides silencieux.

Avant la scène du lépreux, paysage encore ; paysage que viendra bientôt assombrir et comme souiller l’apparition du malheureux, qu’une musique sinistre accompagne ; mais, d’abord, paysage riant et dont un chœur, vaguement grégorien, fait pieuse aussi la printanière douceur. Paysage toujours, la prédication aux oiseaux. Oiseaux-enfans, enfans-oiseaux, le musicien de la Croisade des enfans et des Enfans à Bethléem ne pouvait choisir ici d’autres interprètes. Il leur a fait chanter, en chœur, une chanson mélodiquement simple, naïve même, chanson d’oiseaux ou d’écoliers. Mais, pour trois ou quatre volatiles solistes, la grive, le rouge-gorge et jusqu’au roitelet, il a réservé quelques phrases moins faciles, plaisantes par la difficulté même, et très pittoresques, où l’on dirait que les notes voltigent, sautillent, et tantôt se pelotonnent et tantôt se hérissent. A travers ce concert des voix et des ailes, il va sans dire que le symphoniste ingénieux a semé les traits brillans, les couleurs vives et les rythmes spirituels, de sorte que çà et là, dans le babil des oisillons d’Assise, on croirait presque surprendre, espiègle et familier sans irrévérence, le rire de nos moineaux parisiens.

Parmi les élémens de la poésie et de la joie franciscaine, il n’en est pas, on le sait, de plus fécond et de plus glorieux que « notre frère le soleil. » Il figure ici dans le cantique fameux auquel il a donné son nom. M. Pierné l’a traité, ce cantique, sous une forme et dans un style original. Il en aurait pu faire une ode classique, à strophes régulières, variées seulement selon les puissances, ou les grâces, de la nature, que la poésie énumère et célèbre tour à tour. Le musicien a cru meilleure une coupe différente, et plus libre : une série d’apostrophes ou d’acclamations, jetées à pleine voix, à voix seule, auxquelles, plutôt que de les accompagner, l’orchestre, sur un mode analogue, répond. Et ce mode est beau d’enthousiasme, de lyrisme éperdu. Il donne à ces pages l’allure d’une sorte de vocero, d’une improvisation populaire, très religieuse et quasi liturgique même, grâce à l’effet tout grégorien de la vocalise et de la « jubilation. »

Le soleil, honoré seulement dans ces pages, rayonne lui-même en certaines autres, brillantes et brûlantes de lui. C’est au commencement de la scène des oiseaux. Entre Assise et Pérouse, à l’heure de midi, frère François et frère Léon cheminent. Quant à la musique, elle ne commence pas ; mais plutôt elle éclate. Elle jaillit en gammes aussi rapides que vigoureuses, en traits qui pleuvent de toutes parts, aigus, étincelans. Ils descendent, se jouent, se brisent et remontent, les rayons sonores, comme font les rayons de lumière. Mais ces gammes, ces traits, n’ont pas moins d’intensité que de vitesse. Fortement rythmés, ils s’appuient solidement sur leurs notes extrêmes et s’y arrêtent, ne fût-ce qu’un instant. Cet arrêt, cet appui leur donne l’aplomb, et ce rythme leur donne la carrure. Ainsi tout est décrit, tout est exprimé, les flèches légères, la pesée accablante, et nous avons, dans ce prélude d’orchestre, la courte, mais puissante symphonie, sinon d’un jour, au moins d’une heure d’été.

Ab exterioribus ad interiora. L’occasion est bonne ici de passer des choses aux âmes. Succombant à la fatigue, l’un des deux pèlerins maudit, avec bonhomie, le soleil ; avec reconnaissance, l’autre le salue. Frère Léon ne voit que l’incommodité ; frère François, que la splendeur. La musique a noté finement cette nuance. Mais dans le cœur de François, et sans cesse, la musique a su pénétrer plus avant. C’est là qu’il faut la suivre, afin de la goûter mieux encore. C’est là, plutôt que sur les sommets orageux de l’Alverne, où, pour figurer le miracle des stigmates, elle s’est enflée et travaillée en vain. Parmi les différens tableaux de l’ouvrage, il en est un, celui-là, que le musicien a manqué. Peut-être la musique même était-elle incapable de le réussir. « Qu’un silence sacré, dirait Carlyle, enveloppe cette matière sacrée. » Les auteurs sans doute avaient compté sur cette scène grandiose. — ou qui devait l’être, — pour sauver de la monotonie un sujet trop uniformément tempéré. Elle a produit plutôt un effet, — non moins fâcheux, s’il ne l’est davantage, — de disproportion et de disparate. Elle ne domine que matériellement, sans les écraser, par bonheur, d’autres scènes, que fait vraiment exquises une discrète, mais profonde, mais attendrissante spiritualité. Celle-ci revêt, imprègne le personnage de François tout entier. L’esprit franciscain, l’esprit de simplicité, d’humilité, de charité, lui dicte ses moindres répliques, inspire chaque mot, chaque note qui tombe de ses lèvres, à tous les instans de sa vie et jusqu’à l’heure de sa mort. Le dialogue avec le lépreux, l’homélie aux oiseaux, abonde en traits de ce genre, qui, s’ajoutant les uns aux autres, composent insensiblement une figure achevée. Deux épisodes surtout : les fiançailles avec la Pauvreté et le colloque avec sainte Claire, sont les pages maîtresses de l’ouvrage. Oh ! sans doute leur maîtrise est douce, un peu cachée ; mais il faut plaindre ceux qui n’en sauraient pas reconnaître, goûter la secrète et presque silencieuse douceur, douceur mystérieuse aussi, douceur mystique, et que deux notes, pas une de plus, peuvent suffire à répandre autour de nous, en nous. Sur le nom, trois fois redit, de François, la Pauvreté ne pose en effet que deux notes, mais si graves, si faibles, si tristes ! Et quelles plaintives harmonies, quelles pâles sonorités viennent les éteindre et comme les exténuer encore ! Oui, deux notes, sur deux syllabes, et, dans l’appel d’un nom, c’est la vocation d’une âme. Le discours de la Pauvreté, qui vient ensuite, est admirable de détresse. Lent, très lent à dessein, à travers un chromatisme déchirant, parmi des syncopes haletantes, des soupirs et des sanglots, il se traîne, il s’abaisse, toujours plus humble, jusqu’à la chute finale sur les sons les plus bas, les plus sombres de la voix. « Dispetta ed oscura, méprisée et obscure, » la voilà bien, telle que l’a vue Dante, la veuve de Jésus, la fiancée de François. Tout ici, jusqu’au mode, jusqu’aux intonations, tout nous donne l’impression du dépouillement et de la nudité. Par une de ces étranges contradictions, que la musique a le secret de résoudre, les harmonies sont riches et le sentiment est celui de la misère. La douleur est intense, quelquefois assez près d’être atroce, et cela sans jamais rien perdre d’une sainte et quasi divine majesté.

Mais le chef-d’œuvre de l’œuvre, dans le même esprit toujours, esprit de finesse, encore plus fin s’il est possible, et plus pur, nous paraît être l’entretien du saint et de la sainte. A l’écouter, à le lire, à le relire encore, on ne se souvient pas seulement d’un François et d’une Claire, mais d’un Benoît et d’une Scolastique, d’un Giovanni Colombini et d’une Paola Foresia. On croit revoir, avec Assise et Saint Damien, Subiaco, Santa Bouda, retraites charmantes ou sauvages, consacrées par ces pieux rendez-vous et ces visitations mystiques, dont une page de M. Pierné restera pour nous désormais l’évocation sonore. La scène était délicate à traiter : il y fallait de la poésie, de la sensibilité et, sans aucun élan passionné, des accens d’émotion furtive. Rien n’y manque et rien n’y est de trop. Tout y est rendu, tout y est respecté, tout y attendrit. La grâce, la beauté, l’expression n’est que dans les lignes, celles de l’orchestre et celles de la voix : deux ou trois au plus, et qui ne font que s’effleurer ; parfois même une seule, mais dont la plus légère inflexion, le moindre détour prend alors une singulière valeur. Avec cela, cette musique déclame ou, — pour user d’un terme plus modeste et qui lui sied mieux. — elle parle, elle « dit, » aussi délicatement qu’elle chante. Ici partout un mot, une note, mis en leur place, ont le même pouvoir. Par la sobriété, par l’économie des moyens, un art tel que celui-là pourvoit à notre plaisir avec une supériorité, avec une intensité où tel autre, par la profusion, ne saurait atteindre. Quelqu’un l’a dit un jour : pour qu’il y ait de la musique, et beaucoup, il n’est pas besoin de beaucoup de sons. La musique de M. Pierné le démontre une fois encore. Au surplus, pour être simple, pour être claire, elle n’en est pas moins profonde, quelquefois même puissante. Mais, entendons-nous bien, d’une puissance tout intérieure, spirituelle, où la matière, volontairement épargnée, a peu de part. La scène des stigmates fait le plus de bruit ; la scène avec sainte Claire, toute en demi-teinte, et d’autres qui lui ressemblent, font le plus de bien. C’est un beau thème que le thème de saint François, exposé pour la première fois, avant l’apparition de la Pauvreté, dans sa plénitude sonore. Il consiste alors en une longue, une ample phrase d’orchestre, bien ordonnée, bien distribuée en périodes paisibles, à moins que, tout au contraire et à dessein, quelque soupir, à la fois tendre et chaste, n’en vienne, je ne dis pas troubler, mais animer la paix, et l’émouvoir. Plus loin, de place en place, il reparaîtra, le thème mystique. Alors, au gré des circonstances, que ce soit le colloque avec sainte Claire, ou la prédication aux petits oiseaux, alors il se fera moins grave et même familier, alors surtout il s’amincira jusqu’à n’être plus, au lieu de toutes les voix de l’orchestre, qu’une seule de ces voix, et la moindre ; au lieu d’un flot, d’un courant, un filet de mélodie. Ainsi réduit de volume, il ne perd cependant rien de sa poésie pénétrante et de sa grandeur.

En somme, et puisqu’il faut toujours conclure, il nous plairait d’achever l’analyse et l’éloge du Saint François de M. Gabriel Pierné par cette strophe du cantique franciscain : « Soyez loué. Seigneur, pour la musique de notre frère Gabriel : elle est modeste, chaste et précieuse comme notre sœur l’eau. »


Un « cobzar » est, parait-il, en Roumanie et en roumain, un chanteur populaire, une sorte de rapsode errant. Le cobzar va par monts et par vaux, l’été surtout, et ses chants, qu’il accompagne sur la « cobza » (guitare ou mandoline roumaine), portent bonheur à la moisson. Or donc là-bas, au temps de la récolte, vint à passer un beau cobzar, dont Stan était le nom. Et nous avons compris, ou cru comprendre, — les paroles, en musique, ne s’entendent pas toujours très bien, — qu’il n’y passait point pour la première fois. Jadis il y avait distingué la belle Jana, devenue, après son départ, la femme de Pradea l’aubergiste. Entre Stan et Jana le revoir a vite ranimé l’amour. Et tous les deux fuiraient ensemble, si la maîtresse actuelle de Stan, une bohémienne, ne s’opposait à leur fuite. Sans balancer, le cobzar poignarde la jalouse. Mais le mari survient et fait un beau tapage. On accourt, on saisit le meurtrier, et pour n’être point séparée de lui, fût-ce au bagne, au fond des salines souterraines, Jana plante bravement à son tour un couteau dans le des conjugal.

Mlle Vacaresco publia jadis, en français, un recueil des « chansons du cobzar, » devenu, paraît-il, introuvable. Un de nos confrères en a dernièrement rappelé quelques-unes qui ne sont pas sans beauté. Le poème de l’Opéra ne vaut pas la poésie de ces ballades. Il est rapide, violent, et la musique ressemble au poème. Après l’avoir entendue, le soir de la répétition générale, un de nos voisins nous exposa pourtant ses raisons de l’aimer. Il y trouvait un véritable sentiment dramatique, de la grandeur, et de la puissance dans la symphonie, ou du moins dans l’orchestre, autant que dans les voix. L’instrumentation ne lui paraissait pas non plus manquer d’originalité. Mais surtout il goûtait, en cette œuvre exotique, une couleur, une saveur locale, orientale à demi et partout répandue. Il n’avait peut-être pas tort. Et parce que, sur les trois auteurs du Cobzar, deux appartiennent à ce sexe qu’on ne saurait frapper, ne fût-ce qu’avec une fleur ; parce que toutes les deux sont étrangères, hôtesses de la France et ses amies, les lois de la galanterie et celles de l’hospitalité nous interdisent également de discuter l’opinion de notre interlocuteur.


CAMILLE BELLAIGUE.