Revue littéraire - Une nouvelle vie de Sainte Claire

Revue littéraire - Une nouvelle vie de Sainte Claire
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE NOUVELLE VIE DE SAINTE CLAIRE[1]

Thomas de Celano, qui a écrit la vie de saint François, a écrit également la vie de sainte Claire. Celle-ci, du moins, il ne l’a peut-être que rédigée, utilisant les mémoires de l’évêque de Spolète Barthélémy, de frère Ange et de frère Léon. Avec le testament de sainte Claire, avec ses lettres et la bulle de sa canonisation, c’est le document principal sur l’abbesse et qui se disait la servante des Pauvres dames. L’on trouvera aussi beaucoup d’anecdotes précieuses dans les Fioretti ; et on les trouvera particulièrement jolies dans la traduction qu’a donnée M. André Pératé en un langage imité de saint François de Sales. Mais, il y a quelque vingt ans, M. l’abbé Cozza Luzzi a découvert à la Bibliothèque florentine un manuscrit des premières années du xvr9 siècle et qui contient la vie de sainte Claire par Thomas de Celano, mise en italien et, comme l’explique le traducteur, augmentée assez largement. Ce traducteur, on n’en sait pas le nom. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il a de bonnes intentions. Il a choisi, pour son ouvrage, la « langue vulgaire,  » afin que « les dévotes et bien-aimées filles de Madame Sainte Claire » le pussent lire : Thomas de Celano écrivait en latin. L’avantage de Celano, c’est qu’il était le contemporain de sainte Claire, plus jeune qu’elle de six années environ. Il l’a connue. Il a recueilli le témoignage vivant. Ce qu’il n’a pas dit et qu’on lit dans le récit du XVIe siècle ne mérite probablement pas la même confiance. Pourtant l’anonyme du XVIe siècle n’a pas l’air d’inventer ce qu’il raconte. Il a sans doute une certaine coquetterie de style ; mais, pour les faits, il a consulté les chroniques de l’ordre des Mineurs et les pièces fournies au procès de canonisation. Mme Madeleine Havard de la Montagne vient de traduire, avec une simplicité gracieuse, la vie italienne de sainte Claire.

Vaut-il mieux dire la légende de sainte Claire ? Comme on voudra. Le volume de Mme Havard de la Montagne est précédé de trois lettres, du ministre général de l’ordre des Franciscains, du ministre général de l’ordre des Capucins et du maître général de l’ordre des Frères-Prêcheurs. Aucun de ces trois religieux n’atteste la rigoureuse vérité de tout le récit. Voire, le R. P. Venance de Lisle-en-Rigault, ministre général de l’ordre des Capucins, écrit : « Peut-être quelque savant, en les examinant à la loupe, — ces petites fleurs de sainte Claire, — protestera-t-il bien haut que, dans le nombre, il s’en trouve d’artificielles, que certains récits manquent de base historique… » Le R. P. Venance ne souhaite pas de réfuter le savant méticuleux. Il est possible que les miracles de sainte Claire semblent fabuleux à diverses personnes qui réservent à la Science une crédulité souvent mise à de rudes épreuves. Ces miracles sont déjà dans la vie rédigée par Thomas de Celano, pour la plupart. Ils ont été recueillis avec autant de précaution qu’il se pouvait et, en tout cas, notés avec bonne foi. Messire Barthélémy, évêque de Spolète, avait reçu du Pape Innocent IV la mission d’aller, dès après la mort de Madame Claire, au monastère de Saint-Damien, prendre toutes informations et faire, comme on dit maintenant, une enquête. Il était accompagné de messire Léonard, archidiacre de Spolète, de messire Jacques, archiprêtre de Trevi, des saints frères Léon et Ange de Rieti, compagnons de saint François, — frère Ange qui ne quittait jamais le petit pauvre d’Assise, et frère Léon qui, dans la confrérie, avait le surnom de la Brebis de Dieu ; — il emmenait encore un notaire, sire Martin, qui devait consigner les témoignages. Ces dignes hommes interrogèrent les Pauvres dames et attribuèrent plus d’importance aux réponses que firent « quelques sœurs âgées et de vertu constante. » Thomas de Celano et l’arrangeur du XVIe siècle ont très bonnement laissé dans la narration les traces de l’enquête menée par l’évêque de Spolète et ses collaborateurs. Un jour que Madame Claire était malade, un prêtre lui apporta la sainte communion. Et alors, l’une des sœurs, nommée Françoise, vit sur la tête de l’abbesse une grande lumière ; et l’hostie avait l’apparence d’un petit enfant très beau… L’évêque de Spolète écouta ce que sœur Françoise relatait : mais il lui demanda si une autre sœur avait pareillement vu ce prodige. Elle répondit qu’elle n’en savait rien. Le notaire Martin consigna cette vision de sœur Françoise et que sœur Françoise était unique témoin. Une autre fois, — ce fut le jour des calendes de mai, de quelle année ? — sœur Françoise vit de nouveau le petit enfant très beau, sur la poitrine de Madame Claire et sut que c’était l’enfant Jésus ; et, sur la tête de la sainte, elle vit deux ailes, plus brillantes que le soleil, qui se levaient et s’abaissaient, couvrant, lorsqu’elles s’abaissaient, la sainte tout entière. L’évêque de Spolète pria sœur Françoise de lui vouloir dire si d’autres sœurs avaient contemplé cette grande merveille : « Elle répondit que non et qu’elle-même n’en avait jamais parlé à personne… » Elle en parlait tardivement « pour la gloire de Dieu et de sa sainte mère Claire qu’elle aimait tant… » L’évêque de Spolète n’eut pas à douter de l’amour que gardait sœur Françoise à la mémoire de Madame Claire. Au monastère de Saint-Damien, Madame Claire faisait venir de pieux et touchans prédicateurs. Un jour, ce fut frère Philippe d’Antria et Thomas de Celano dit qu’il était doué d’une céleste éloquence. Tandis qu’il parlait, sœur Agnès d’Assise, — mais il y a deux Pauvres dames de ce nom ; l’une était la sœur de Madame Claire, un peu plus jeune, entra au monastère peu de jours après elle, mourut peu de semaines après elle : et c’est de l’autre qu’il s’agit, — sœur Agnès vit auprès de Madame Claire un jeune enfant d’une extraordinaire beauté. Vite, elle se mit en oraison, suppliant Dieu de ne permettre pas qu’elle fût induite en illusion par le Malin : car elle avait cru reconnaître en ce jeune enfant le divin enfant Jésus. Alors, elle entendit ces paroles : « Je suis au milieu de vous. » Elle comprit que Dieu était au milieu des Pauvres dames, lorsque celles-ci étaient parfaitement ferventes et attentives à la prédication. L’évêque de Spolète pria sœur Agnès de se rappeler toutes les circonstances du miracle, et les dates précisément. Elle répondit que c’était dans la semaine du temps pascal, et quand on chante Ego sum pastor bonus. Si l’on s’étonne que sœur Agnès n’eût point écrit, dès le jour même, un tel souvenir, eh ! bien, non. Très probablement sœur Agnès ne savait pas écrire. Madame Claire, abbesse des Pauvres dames, et qui était de grande famille, ne le savait pas davantage. Quand elle fut à l’heure de rédiger son testament, elle dut le dicter à l’une de ses filles en religion qui, par hasard, était « instruite des lettres. » Sœur Agnès ne put dire l’année : elle se souvint seulement que le chant d’Ego sum pastor bonus embellit encore la journée du miracle. Puis l’évêque de Spolète lui demanda si aucune autre sœur n’avait vu le jeune enfant ; elle répondit : « Une sœur m’a dit : Je sais que tu as vu quelque chose… Je me suis tue, et elle ne m’a plus rien dit ; peut-être elle aussi l’avait-elle vu… »

J’aime beaucoup ces passages, qui montrent, comme je disais, la bonne foi du narrateur et la bonne foi des enquêteurs. Ils n’affirment pas ce dont ils n’ont pas la certitude ; ils ne repoussent pas non plus ce qu’ils ne savent pas qui n’est pas vrai. Et, si l’on dit que les sœurs Agnès ou Françoise n’étaient que visionnaires et rêveuses, c’est bientôt dit. Au cas où l’on tiendrait à leur refuser créance, le fait de leur illusion, si c’en est une, ajoute au personnage de sainte Claire un caractère qui mérite qu’on l’étudie. Elle avait un prestige singulier, ne semblait pas une créature, pareille à toutes les créatures ; et elle était de telle sorte qu’il fallait la croire en commerce avec Dieu. Mais, en tout cela, il n’y a très évidemment nulle imposture, et de personne. Les ennemis de ces légendes saintes supposent l’imposture avec trop de facilité. Ces prétendus positivistes, et munis (à les entendre) des méthodes scientifiques, se débarrassent promptement de ce qui les pourrait gêner. S’ils prenaient la peine de regarder avec loyauté ou ne fût-ce qu’avec bonhomie, qui est une vertu de l’esprit et du cœur, ces miracles du cœur, ils verraient que personne assurément n’y a menti et que même beaucoup de vérité s’y révèle, environnée d’incertitude, comme toute vérité.

Au surplus, dans la légende de sainte Claire, — et aussi dans la plupart de ces légendes, — les miracles ne sont pas l’essentiel et ne sont pas indispensables. Les enquêteurs pontificaux, chargés de relever les preuves merveilleuses de la sainteté de Madame Claire, le disent très nettement. Les miracles, remarquent-ils, prouvent « que les œuvres de la vie ont été bonnes et parfaites. » Mais, quoi ! Saint Jean-Baptiste n’a fait aucun miracle qui soit connu ; et cependant on ne va pas lui disputer la sainteté ni le considérer, parmi les saints, comme le dernier : « La vie de Madame sainte Claire suffirait à établir sa sainteté. » Si néanmoins l’évêque de Spolète confie au notaire Martin le soin de coucher par écrit les visions des sœurs Françoise et Agnès et les autres témoignages de l’efficacité surnaturelle de la sainte, c’est que « le peuple a plus grande foi et dévotion aux saints du ciel quand il voit les miracles que Dieu accomplit par eux. » C’est le contraire aujourd’hui, paraît-il ? La vie de Madame Sainte Claire suffit à enchanter les imaginations et à les mener vers de bonnes rêveries.

Elle était née à la fin du XIIe siècle, une douzaine d’années après saint François, dans une très noble famille. Son père s’appelait Favorino de Scifi et comptait huit chevaliers parmi ses ancêtres. Sa mère, Mme Ortulana, n’était pas de souche moins illustre. Et les Scifi avaient de grandes richesses. La petite Claire eut, dans la maison de ses parens, la vie heureuse et une abondante oisiveté : car on lui enseigna peut-être à lire, non pas à écrire. Mais elle apprit l’art de filer, de tisser, de broder. Plus tard, au monastère de Saint-Damien, pendant une longue maladie, elle tissa, au nombre de cinquante paires, les linges très fins sur lesquels doit reposer l’hostie consacrée ; elle les fit envelopper de soie couleur de pourpre et d’amarante et, par les frères, distribuer aux églises pauvres des alentours. Elle broda aussi, pour saint François, une aube qui est précieusement conservée aujourd’hui par les Clarisses d’Assise et qui est un ouvrage très beau. Mme Ortulana, sa mère, était une pieuse dame. Et ce nom d’Ortulana, qui revient quasiment à Jardinière, le chroniqueur franciscain joue avec : il vante la Jardinière, pour la belle plante qu’elle a donnée au jardin du Seigneur. Mme Ortulana eut le désir de visiter les lieux saints ; elle en obtint licence de messire Favorino et, « bien accompagnée, elle se mit en route. » Elle vit le Saint-Sépulcre ; et, à son retour, elle accomplit un pèlerinage à l’oratoire de saint Michel archange, à l’église des Saints-Apôtres et aux divers sanctuaires de Rome. La petite enfant qui serait sainte Claire grandit dans une maison qui réunissait l’opulence et la piété. Elle n’en aima que la piété. Elle était encore toute petite et elle n’avait pas encore de chapelet, qu’elle inventa de compter ses patenôtres en déplaçant des séries de menus cailloux. Et elle était un peu plus grande, mais elle n’avait que douze ans, lorsque ses parens la voulurent marier. Elle refusa, non seulement le parti qu’on lui offrait, mais elle refusa tout mariage et pour jamais. Ses parens la questionnaient : « elle leur exposa la caducité et la vanité de ce misérable monde… » Hélas ! et elle n’a que douze ans : déjà le monde n’a plus rien pour la séduire !… On dira que cette époque du XIIIe siècle commençant n’était pas douce en Italie. Thomas de Celano, dans le prologue de sa Vie de sainte Claire, écrit : « En la décrépitude qui accablait ce monde si vieux… » Il y a longtemps que l’humanité se lamente sur la vieillesse du monde : la même plainte se trouve dans le Timée : c’est un prêtre d’Egypte qui la formule et qui souhaite qu’un déluge efface le vieux monde afin que cesse un tel ennui et que sous le soleil fleurisse une vie imprévue. Le désespoir est une maladie ancienne et perpétuelle ici-bas. Il ne faut point accuser du dépit de la jeune Claire le malheur de son époque. Son époque était analogue à d’autres, et analogue à presque toutes les autres, mêlée de calamités et de plaisirs, bouleversée par des guerres féroces, animée de vitalité magnifique : et la barbarie apparaissait fréquemment sous les dehors de la civilisation brillante. La poésie, venue de Provence, chantait dans la vallée d’Ombrie ; et quelquefois les « Sarrazins » de l’empereur schismatique Frédéric II arrivaient, « brûlaient et démolissaient villes, forteresses et châteaux, coupaient les arbres, rasaient les vignes et les jardins, prenaient hommes, femmes et enfans pour les tuer et les mener en prison. » C’est une époque analogue à toutes les autres. En d’autres temps, plus anciens ou plus récens, la petite Claire Scifi aurait eu même occasion de dénoncer « la caducité et la vanité de ce misérable monde. » Elle n’a, du reste, aucun chagrin particulier : car elle est une enfant jolie, aimée… Nous avons une telle passion de ne pas croire aux terribles conclusions des pessimistes que nous cherchons dans leur aventure les motifs de leur mélancolie. Nous plaignons Leopardi avec un zèle empressé : pauvre garçon ! toujours malade ! et les femmes ne l’aimaient pas ! comment alors n’eût-il pas inventé la doctrine de l’ infelicità ? Il se défend : « C’est par un effet de la lâcheté des hommes, si attachés à ne se pas laisser démentir les mérites de l’existence, qu’on a prétendu traiter mes opinions philosophiques comme le résultat de mes souffrances… » Mais, dans la jeune destinée de Claire Scifi, l’on chercherait en vain les causes de la tristesse et l’argument de ce dédain qu’elle a pour les mérites de l’existence.

Elle entendit saint François. Mais ce n’est pas de saint François qu’elle apprit à mépriser le monde. Elle le méprisait déjà. Elle entendit saint François un matin de carême, en l’année 1210 et quand elle n’était pas loin d’avoir seize ans. Mme Ortulana l’avait, ainsi que sa sœur Agnès, emmenée à l’église. Et elle eut le cœur ému délicieusement de la suavité avec laquelle saint François prononçait le nom de Jésus. Après cela, elle ne rêva que de revoir le Père séraphique, de l’entretenir et de prendre ses leçons. Elle ne s’en ouvrit pas à Mme Ortulana, qui était dévote, mais dans le monde. Elle trouva, pour préparer sa rencontre avec le Père séraphique, une « bonne et discrète personne » qui s’appelait Madonna Buona di Gualfuccio. Et elle raconta vivement à saint François qu’elle avait résolu « d’abandonner le monde et de servir Dieu dans la chasteté, en accomplissant toutes choses selon le bon plaisir divin. » Aussitôt, saint François s’égaye. Il était occupé de récolter à Dieu beaucoup dames : et voici qu’une âme se présentait, docile, pour être conduite à Dieu ; et il devina probablement que cette âme-ci était d’un prix singulier. Donc, il s’égaye ; et il plaisante ; et il s’écrie : « Non ! Je ne te crois pas ! » Et pourquoi ? C’est qu’il se méfie de ces caprices qu’ont les jeunes filles… « Je ne te crois pas !… » Et nous imaginons le sourire qui dut être à ses lèvres, le même qui est dans tous ses propos, dans toute son histoire… « Je ne te crois pas !… Et pourtant, si tu veux que j’aie foi en tes paroles, tu feras ce que je vais te dire… » C’est une épreuve. Juste précaution ! Mais l’épreuve est bien marquée de son génie très volontiers un peu extravagant qui réunit à de grandes sévérités une sorte de badinage : « Tu te revêtiras d’un sac et tu iras par toute la ville en mendiant ton pain !… » Claire Scifi rentra chez elle. Et elle s’habilla d’un sac ; elle mit sur son visage un voile blanc, sortit à la dérobée et s’en alla par la cité, comme l’avait commandé saint François, mendiant son pain. Les gens d’Assise étaient accoutumés à la voir très noblement parée. Ils ne la reconnurent pas. Saint François la reconnut ; et il sut que cette jeune fille avait de l’audace et de l’obéissance.

Pendant quelques mois, saint François et Claire se virent assez souvent. Les parens de Claire ne le savaient pas. Madonna Buona di Gualfuccio lui servait de chaperon. D’ailleurs, les rencontres étaient courtes et n’étaient pas si secrètes qu’on pût en murmurer ou en concevoir de malins soupçons. Claire sortait de ces entretiens pleine d’allégresse, plus décidée à « répudier la beauté du monde. » Les vanités et les plaisirs du monde, elle les juge « immondices et boue. » Elle maudit et maudira « la contagieuse infection » du siècle. Et ces mots, qu’elle choisit les plus répugnans et insultans, elle les dit et les répète avec obstination. Jamais la pauvre vie humaine n’a été plus ardemment vilipendée ; et jamais l’arrangement que l’infortunée humanité a composé pour son séjour involontaire sur la terre, plus violemment jeté aux ordures, que par cette heureuse jeune fille. Voilà le pessimisme de sainte Claire. Et c’est le pessimisme de saint François.

Mais ce n’est point un pessimisme. On chercherait en vain, disais-je, dans la destinée de Claire Scifi, les causes de la tristesse : on chercherait en vain la tristesse de sainte Claire. Quand nous allons lui demander pitié pour la vie humaine, songeant que nous n’avons pas autre chose : « Et la vie éternelle ?  » réplique-t-elle. Sainte Claire, et dès son enfance et jusqu’à sa mort, n’est aucunement triste : elle vit dans l’espérance et la certitude absolue de la vie éternelle. Et vous l’appelez une mystique ? Elle a aussi fait un calcul et vous répond de son intelligente économie. Elle écrit à Ermentrude, sa très chère sœur : « Très chère, il est court, notre travail ici-bas ; mais la récompense est éternelle ! » En somme, elle est chrétienne. Mais, pour entendre la manière si ardente et si gaie de son christianisme, il faut apercevoir qu’elle a été l’une de ces âmes qui subissent terriblement les alarmes de la durée. Je ne crois pas que rien caractérise mieux les âmes que leur sentiment de la durée : les unes qui, là-dessus, n’ont pas d’exigence et qui se contentent de la brièveté ; les autres qui tolèrent très bien l’ennui ; et quelques-unes qui s’amusent de la brièveté, baguenaudent parmi les instans et goûtent la décevante poésie du plaisir éphémère ; et quelques autres, plus avides, qui réclament l’éternité, plus vivantes peut-être et qui pensent mourir avec tout ce qui meurt. Toute petite, et à douze ans, ce n’est pas tant la vilenie du monde que Claire Scifi déplore, mais (dit-elle) sa caducité.

Le dimanche des Palmes de l’année 1212, elle avait dix-huit ans bientôt. Avec Mme Ortulana et ses sœurs, elle assista aux offices. Le Pape Innocent III, dit la légende, — et ce fut peut-être seulement l’évêque d’Assise — donnait les rameaux. Claire, au lieu de s’approcher, demeurait à sa place : et il fallut que l’évêque ou le Pape descendît les marches de l’autel et vînt à elle, lui donnât le rameau ; en outre, il la bénit. Pourquoi ne bouge-t-elle pas ? Timidité, dit la légende ; et humilité. Principalement, elle est troublée ; elle est comme interdite. Saint François lui a promis de l’enlever au monde, le lendemain dès l’aube, et de la consacrer. Le jour passe, et les premières heures de la nuit. Et elle va quitter la maison paternelle. Une de ses suivantes l’accompagne, à la fidélité de qui elle se fie. Elle ne sortira point par la grande porte : elle se sauve en cachette. Mais la petite porte est fermée par de grosses pierres, que ses forces ne suffiraient pas à remuer. Elle s’agenouille et fait oraison. Dieu lui augmente ses forces ou bien rend les pierres moins lourdes : elle les écarte sans difficulté. Elle se dépêche, à travers les rues d’Assise endormie. Elle arrive à la Portiuncule, où l’attendent avec beaucoup d’émoi saint François et les pauvres frères mineurs ses compagnons tous priant pour qu’elle pût accomplir son dessein. Quand elle entra dans l’humble chapelle, ce fut « très grande liesse. » Les frères chantèrent les hymnes de remerciement ; et cette église, « tant à cause des nombreuses lumières que du chant très pieux, semblait vraiment un paradis où ne subsistait plus rien de la terre. » Saint François mena la jeune fille à l’autel. Et elle était parée de ses plus riches atours : saint François l’avait ordonné ainsi. Et elle était extrêmement belle. Or, sans doute, la beauté n’est rien ; la beauté est, parmi les faux biens de ce monde, le plus tôt périssable. Et cependant, Thomas de Celano n’omet pas de dire que Claire était ravissante ; il le dit plusieurs fois. Il y a, dans l’église inférieure d’Assise, une fresque de Simone Martini, où l’on suppose qu’est le portrait de sainte Claire, où l’on n’est pas sûr qu’elle y soit ressemblante. Un long visage, et d’un charme étrange. Des yeux longs et minces ; une bouche petite et qui ne sourit pas ; un air de souveraineté nonchalante ; une beauté qui n’est pas attentive à elle-même et, séduisante, se dédaigne. Thomas de Celano veut qu’on sache que sainte Claire était jolie ; et saint François voulut qu’elle vînt renoncer au monde parée de ses plus riches atours. Ce n’est pas qu’à leur gré le sacrifice consenti à Dieu soit ainsi beaucoup plus considérable et digne de la récompense éternelle : entre les vanités de ce monde, ils ne font pas de telles différences ; et pourtant nulle austérité ne les convainc de ne compter pour rien du tout, absolument pour rien, la beauté d’un visage et même d’une robe. Cette condescendance à nos vanités est charitable et courtoise. Claire Scifi, amenée à l’autel, « se dépouilla de ses parures ; » et elle « rejeta les ornemens du monde. » Elle reçut l’habit religieux « et, autant dire, les insignes de la pénitence. » Elle quittait « l’obscurité de Babylone, pour entrer dans la sainte cité de Jérusalem. » Et elle avait une physionomie « joyeuse et angélique. » Saint François coupa les lourdes tresses de ses cheveux ; il la ceignit d’une grosse corde ; et il lui posa sur la tête un voile blanc, puis un voile noir : et il reçut ses vœux d’obéissance, de pauvreté, de chasteté, de perpétuelle clôture ; et il lui dit : « Si tu observes ces engagemens, je te promets Jésus-Christ pour époux et la gloire dans la vie éternelle. » Madame Claire fut conduite au monastère des religieuses noires de Saint-Benoît. Bientôt, en l’église Sainte-Marie-des-Anges de la Portiuncule, où avait commencé l’ordre des Frères Mineurs, elle fonda l’ordre des Pauvres dames.

Les deux ordres, celui de saint François et celui de sainte Claire, sont liés étroitement. La même pensée les anime tous deux : la pensée de saint François ; comme aussi la pensée de saint François anime sainte Claire, qui est un peu l’âme féminine de saint François. Sainte Claire, toute sa vie, a senti sa vie très simple par la seule pratique d’une vertu qu’elle appelait « l’imitation de notre père saint François. » Elle le consultait, aux jours de quelque difficulté. Mais lui aussi la consultait. Une fois, si fort que fût son entrain, — les plus vaillans ont de ces langueurs, — il crut qu’il n’était pas sûr de ce que réclamait de lui le service divin : Dieu attendait-il que son serviteur François parcourût le monde en prêchant son amour et sa loi ; ou bien se contenterait-il que son serviteur François, en un lieu solitaire, lui offrît ses prières épanouies ? La question, posée ainsi, trahit quelque lassitude et le désir de ne plus bouger. Saint François douta un instant de son œuvre et de lui. Il envoya frère Masseo demander à Madame Claire son avis et, d’un mot, « le bon plaisir de Dieu. » Le bon plaisir de Dieu était que saint François recommençât de prêcher par le monde, afin de sauver des âmes : sainte Claire le dit à frère Masseo, qui le dit à saint François, qui partit sauver des âmes. Mais enfin, le plus généralement, c’est de saint François que vient toute l’initiative. L’histoire de sainte Claire est à l’histoire de saint François comme la lune est au soleil. La lumière est donnée par saint François à sainte Claire ; néanmoins, il y a ainsi une seconde lumière, plus petite, plus douce encore, pénétrante et qui éclaire d’autres parties de la réalité mystérieuse.

Les deux légendes voisinent. Certains miracles de sainte Claire ont de la ressemblance avec certains miracles de saint François. L’un et l’autre ont de singulières intelligences avec le ciel et avec toute la création. L’un et l’autre parlent aux animaux ; et les animaux les comprennent, leur sont dévoués et attentifs. Une petite chatte écoute sainte Claire et lui obéit comme à saint François ses frères les oiseaux. Comme saint François mit à la raison le loup d’Agobbio, sainte Claire très souvent fit honte à des loups qui avaient d’abominables projets et les rendit plus innocens que des agneaux. Et, quand Madame sainte Claire envoyait d’aventure une tourière hors du couvent, elle lui commandait de louer le Seigneur à chaque fois qu’il y aurait au bord de la route des arbres fleuris. C’est un commandement digne de saint François. Elle avait pour saint François une amitié sainte et permise ; une amitié naturelle aussi et fervente avec grâce. Pendant longtemps, elle fut tourmentée de ce désir : elle voulait prendre l’un de ses repas en compagnie du saint, qui refusait, et sans doute afin de se priver d’un égal plaisir, et qui ne céda que sur le reproche qu’on lui adressa d’être excessivement sévère. Quand saint François reçut les stigmates, il ne le dit à personne ; mais il en fit la confidence très secrète à sainte Claire : elle s’occupa de lui coudre des chaussures commodes à ses pieds blessés. Et, quand il fut à la veille de mourir, sainte Claire et ses filles se désolèrent à l’idée de ne plus le voir. Il leur manda qu’elles le reverraient avant qu’elles ne fussent mortes. Et, quand il fut mort, les frères qui portaient son corps de Sainte-Marie-des-Anges vers Assise n’avaient point à passer par le couvent des Pauvres dames. Ils firent ce détour malgré eux et comme à l’instigation d’une volonté supérieure à eux, « pour que la parole de saint François s’accomplit,  » et pour qu’ici-bas sainte Claire eût dit adieu, eût dit à saint François au revoir. Toutes les Pauvres dames pleuraient, orphelines et d’un tel père. Sainte Claire « ne pouvait se détacher du corps et des stigmates. » Elle pleura comme une autre femme. Et les stigmates autrefois, tout miraculeux qu’ils fussent, elle avait tâché de les guérir à saint François. Au monastère de sainte Claire, on garde une compresse qu’elle appliqua sur les douloureuses plaies.

Elle vécut vingt-sept années encore après que saint François fût mort et conserva son enseignement qui d’abord était de pauvreté. La règle de pauvreté est le principe de sa morale et, comme le stratagème du salut, son grand amour. Elle écrit à la fille du roi de Bohême : « Le royaume des deux n’est promis qu’aux seuls pauvres. Impossible de servir Dieu et l’argent : ou bien nous aimons l’un et nous haïssons l’autre ; ou bien nous servons l’un et nous méprisons l’autre… » Elle qui est si douce et docile, et si humble et si naturellement portée à croire qu’elle se trompe si l’on n’approuve pas son idée, elle a lutté avec ardeur contre le pape Grégoire IX au sujet de la pauvreté. Le Pape, n’ayant pas vu sans inquiétude la sévérité des Clarisses, en avertit bénignement l’abbesse et la pria de relâcher tant de rigueur. L’évêque d’Ostie, protecteur de l’ordre des Pauvres dames, joignit aux remontrances du Pape les siennes. Tous deux conjurèrent l’abbesse d’accepter quelques propriétés qu’ils donneraient à l’ordre, vu la difficulté de vivre en ces temps-là sans rien posséder. L’abbesse refusa. Et le Pape lui dit alors : « Si c’est à cause de ton vœu de pauvreté parfaite que tu refuses, nous te relèverons de ton vœu… » L’abbesse répondit, avec autant de résolution que d’humilité : « Saint Père, je ne crains pas pour mon vœu ; et je sais bien que vous pouvez m’en relever. De mes péchés, je vous prie, absolvez-moi, père très saint. Mais je ne désire en aucune façon de ne pas suivre les traces de mon Seigneur ! » Elle eut, comme saint François, l’amour insigne de la pauvreté. Tard dans sa vie, elle se souvenait du jour qu’ayant renoncé à toute richesse et à toute possession des choses de la terre, elle avait commencé de « courir plus légère sur les pas de Jésus-Christ. » Elle a recherché, durant sa vie entière, toutes les mortifications, jeûné, porté le cilice et, de mille manières, tourmenté son corps innocent. Elle a supporté la souffrance et l’a convoitée. Or, habituellement, « les maladies mettent la tristesse et l’amertume dans l’âme ; Claire, il semblait que la souffrance du corps augmentât ses félicités spirituelles. » Et, au fort de l’affliction charnelle, son visage était joyeux. Par la pauvreté, par les mortifications, elle tend à l’allégresse. Conséquemment, si elle s’aperçoit que ses filles ne sont pas gaies, elle a soin de les consoler. La nuit, fût-ce l’hiver et par les grands froids, elle se levait, parcourait la chambre des sœurs endormies ; elle recouvrait doucement celles qui n’étaient point assez couvertes. Si l’une était languissante ou débile, elle atténuait pour celle-là les austérités de la règle, de façon que toutes pussent « demeurer contentes. » Un pareil souci du contentement, de la gaieté même, dans le dénuement, la misère du corps, c’est la marque franciscaine. Sainte Claire après saint François, auprès de saint François, a inventé, pratiqué, ce détachement de l’âme heureuse de son détachement. Un jour, quand elle fut au point de mourir, on l’entendit murmurer : « Va en toute paix ; tu as un bon guide pour te montrer le chemin ; pars sans crainte… » On lui demanda à qui elle parlait ; et elle répondit : « J’ai parlé à mon âme. » Et elle a dit à ses filles les Pauvres dames, dans son testament : « Aimez vos âmes. »

Le R. P. Binet, jésuite, que Pascal a si fort maltraité, je crois, injustement, fit un panégyrique de sainte Claire ; et, comme il avait, avec une piété accomplie, un grand bon sens et une excellente drôlerie oratoire, il ajouta : « Je vous défends très expressément d’imiter cette vierge sainte ; c’est assez pour vous de l’admirer ! » Mais il n’est pas à craindre que le monde finisse par l’universelle imitation de sainte Claire. Et les saints ne risquent pas de perdre le monde par l’excès de la perfection qu’ils proposent. Ils le sauveraient plutôt, par leur exemple un peu suivi. Et sainte Claire, en aucun temps, n’est dangereuse et n’est inopportune, qui rappelle aux vivans qu’ils ont une âme ; qui les invite à supporter l’inévitable souffrance, à la tourner peut-être en bienfait ; et qui oppose un idéal de pauvreté à l’énorme « Enrichissez-vous » qui est la honte et la calamité de nos époques.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Sainte Claire d’Assise, sa vie et ses miracles, racontés par Thomas de Celano et complétés par des récits tirés des Chroniques de l’ordre des Mineurs et du Procès de canonisation ; traduit d’après un manuscrit italien du XVIe siècle, avec une introduction et des notes, par Madeleine Havard de la Montagne (Perrin, éditeur).