Revue littéraire - Un Roman sur la Révolution

REVUE LITTÉRAIRE

UN ROMAN SUR LA RÉVOLUTION[1]

« La folie de la Révolution fut de vouloir instituer la vertu sur la terre. Quand on veut rendre les hommes bons et sages, libres, modérés, généreux, on est amené fatalement à vouloir les tuer tous. Robespierre croyait à la vertu : il fit la Terreur. Marat croyait à la justice : il demandait deux cent mille têtes. » C’est ainsi que M. Anatole France jugeait naguère notre Révolution dans un livre où il s’appliquait à raisonner suivant les principes de M. l’abbé Jérôme Coignard. Cet abbé professait en son temps une philosophie de tous points opposée à celle que Jean-Jacques Rousseau était à la veille de nous apporter et dont la Révolution devait faire son évangile. D’après lui, si l’on se mêle de conduire les hommes, il ne faut pas perdre de vue qu’ils sont de « mauvais singes. » À cette condition seulement, on a chance de se montrer humain et bienveillant. Une politique fondée sur la croyance à la bonté originelle de nos semblables ne peut être qu’absurde et cruelle. M. l’abbé Jérôme Coignard n’avait pas vécu assez longtemps pour lire le Contrat social, ni pour voir ce qui advint quand on voulut l’appliquer à la meilleure des républiques ; mais tout, dans la complexion de ce sage, protestait contre des atrocités auxquelles il eût en outre reproché d’être si inutiles ! Car il était persuadé que ces grands changemens qui bouleversent les États et dont l’histoire tient registre ne changent finalement rien aux choses ni à l’humanité qui est incurable. « Pour ma part, je prends peu d’intérêt à ce qui se fait dans le cabinet du prince, observant que le train de la vie n’en est pas changé, qu’après les réformes les hommes sont, comme devant, égoïstes, avares, lâches et cruels, tour à tour stupides et furieux, et qu’il s’y trouve toujours un nombre à peu près égal de nouveau-nés, de mariés, de cocus et de pendus, en quoi se manifeste le bel ordre de la société. Cet ordre est stable, monsieur, et rien ne saurait le troubler, car il est fondé sur la misère et l’imbécillité humaine, et ce sont là des assises qui ne manqueront jamais. » Ces opinions étaient celles de M. Anatole France, jadis, au temps où il recueillait pour nous les propos qui s’échangeaient dans la Rôtisserie de la reine Pédauque. Il y a de cela une vingtaine d’années. Pendant ces vingt années, bien des événemens sont survenus qui ont donné à penser aux Français et auxquels M. Anatole France n’est pas resté indifférent. Il passe pour avoir reçu la révélation, un beau jour, et désormais adhéré au plus pur dogme révolutionnaire. Aussi trouvera-t-on doublement intéressant qu’il publie aujourd’hui un roman sur la Révolution, et que ce roman paraisse justement à la date où des fêtes officielles consacrent le culte de Rousseau comme culte national.

Les Dieux ont soif est un roman historique. Qui donc a dit que le roman historique est un genre faux ? Cela ne l’aurait certes pas empêché d’avoir la vie dure : depuis le temps qu’on fait des romans on en a toujours fait d’historiques, les écrivains les plus consciencieux s’y sont essayés non moins que Dumas père, et, à l’heure qu’il est, le genre est plus que jamais à la mode. Prenons toutefois l’objection pour ce qu’elle vaut. Elle signifie sans doute que le roman historique a pour essence d’unir, sans jamais réussir à les fondre, et de juxtaposer, plutôt que d’unir, deux élémens entre lesquels il y a contradiction. Le roman est fiction, l’histoire est vérité. L’un est la négation de l’autre. Telle est la tare de ce genre hybride qui tente de marier le jour et la nuit et devait plaire aux romantiques amis des contrastes et férus d’antithèse… C’est merveille comme l’objection s’évanouit, pour peu qu’on prenne les choses par un certain biais qui est celui par où les prend M. Anatole France. L’argument suppose, en effet, la croyance à la vérité de l’histoire : il tombe si l’on est persuadé de sa vanité. Cette idée, que la vérité historique nous échappe et nous dépasse, s’est maintes fois retrouvée sous la plume de M. Anatole France. Il l’exprimait un jour en se jouant dans le Crime de Sylvestre Bonnard et, dix ans après, la reprenait dans un article de doctrine consacré à un essai de M. Louis Bourdeau sur l’histoire considérée comme science positive. « Qu’est-ce que l’histoire ? L’histoire est la représentation écrite des événemens passés. Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas. C’est un fait notable. Or comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, en artiste enfin, car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques. Mais un fait est quelque chose d’extrêmement complexe. L’historien représentera-t-il les faits dans leur complexité ? Non, cela est impossible. Il les représentera dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différens de ce qu’ils furent. Quant aux rapports des faits entre eux, n’en parlons pas. » C’est nous qui en isolant certains faits, en les simplifiant et les amplifiant, leurs attribuons une valeur qu’en eux-mêmes ils ne sauraient avoir. Dans la réalité, les faits sont tous sur le même plan. La dignité de l’histoire n’est qu’une illusion, un prestige de l’éloignement, un mirage de l’ignorance où nous sommes de tant d’autres faits qui méritaient aussi bien d’être retenus.

Voulez-vous une application de cette théorie ? Aux premières pages de Les Dieux ont soif, un cortège passe, dans la lueur des torches et le cliquetis des sabres, escortant une charrette qui traîne un homme à la guillotine : c’est le premier condamné du tribunal révolutionnaire. Cependant un jeune homme, Desmahis, sans faire aucune attention à ce spectacle où s’ameutent les badauds, s’efforce de fendre la foule et de couper le cortège. Vainement quelqu’un essaie de l’arrêter. Tout à l’unique objet qui le préoccupe, il jette ces mots : « Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de modes, ses cheveux blonds sur le dos : cette maudite charrette m’en a séparé. Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont… Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était d’importance. Mais Desmahis s’était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et torches, et poursuivait la demoiselle de modes. » Le passage de la première charrette, voilà, suivant le langage ordinaire, un fait historique. Mais pour ce Desmahis qui poursuit une demoiselle de modes, ce n’est qu’un embarras dans la rue. Et, suivant la philosophie de tout le livre, il n’y a rien de plus important que de poursuivre une demoiselle de modes. Les faits ont l’importance que nous leur prêtons ; leur prétendue hiérarchie ne se règle que sur notre caprice. Qu’est-ce donc qui nous empêcherait de les faire entrer dans des combinaisons nouvelles dont le jeu amuse notre esprit ?

M. Anatole France continuait : « Et je suppose que l’historien a sous les yeux des témoignages certains, tandis qu’en réalité il n’accorde sa confiance à tel ou tel témoin que pour des raisons d’intérêt ou de sentiment. L’histoire n’est pas une science, c’est un art, et on n’y réussit que par l’imagination. » Ainsi achève de s’évanouir toute différence entre l’histoire et le roman, puisque l’historien et le romancier font pareillement œuvre d’imagination et de sentiment. Et le « roman historique » reprend cette harmonie et cette unité sans lesquelles il n’y a pas de véritable œuvre d’art. — C’est l’artiste qui nous intéresse d’abord et que nous étudierons surtout chez M. Anatole France. Mais qui ne serait curieux de savoir aussi comment il « imagine » la France révolutionnaire, et quels sont ses « sentimens » à l’endroit de ceux qui, dans ces temps troublés, firent l’époque à leur ressemblance ?

La période qu’il a choisie pour y placer son récit est celle où la Révolution devient le plus sanglante. « Les prisons regorgeaient, l’accusateur public travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif. » Cela commence avec le triomphe de Marat et finit avec la chute de Robespierre. Tout l’entre-deux est rempli par les exploits sinistres du tribunal révolutionnaire. On demandait à l’abbé Sieyès ce qu’il avait fait pendant la Terreur. Il répondait : « J’ai vécu. » Que faisait, à ces heures tragiques, l’ensemble de la population ? Comment pour elle se continuait la vie avec son retour quotidien de travaux, de plaisirs, de soucis, de joies et de menus soins ? C’est ce que nous demandons au romancier de figurer à nos yeux, s’il est vrai que, suivant une féconde définition de Brunetière, le roman ait pour objet de peindre les mœurs du plus grand nombre de personnes à chaque époque. Et c’est bien le dessein que M. Anatole France s’est proposé.

Il a eu soin de ne pas mettre en scène les acteurs principaux. Dans un roman ou dans un drame, quand Danton ou Marat, l’Empereur ou le Pape prennent la parole et saisissent cette occasion de nous confier, une fois pour toutes, ce qu’ils avaient sur le cœur, c’est la déroute de toute vraisemblance, mais c’est surtout le goût qui s’afflige. M. France ne pouvait commettre cette faute. Son Marat ou son Robespierre ne nous sont présentés qu’en passant et dans leur apparence extérieure. Voici, dans une rapide vision, l’Ami du peuple. « Précédé d’un sapeur qui faisait place au cortège, entouré d’officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de gendarmes, de hussards, s’avançait lentement, sur les têtes des citoyens, un homme au teint bilieux, le front ceint d’une couronne de chêne, le corps enveloppé d’une vieille lévite verte à collet d’hermine. Les femmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui le regard perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitude enthousiaste, il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à punir. » Ailleurs nous verrons monter à la tribune « un homme jeune, le front fuyant, le regard perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l’air froid : il était poudré à frimas et portait un habit bleu qui lui marquait la taille. » C’est Maximilien. Nous aurons aussi un Fouquier-Tinville : un magistrat, laborieux, appliqué à ses devoirs, dont l’esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Car on imagine volontiers que la justice révolutionnaire fut le défi jeté à toutes les traditions de la justice civile ou ecclésiastique en France. Le fait est que « ces magistrats de l’ordre nouveau ressemblaient d’esprit et de façons aux magistrats de l’ancien régime. Et c’en étaient : Herman avait exercé les fonctions d’avocat général au conseil d’Artois ; Fouquier était un ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardé leur caractère. » Il est juste et conforme à la réalité que, dans un roman, on rencontre, une fois ou l’autre sans plus, ces fameux personnages, — comme, dans l’ordinaire de la vie, nous autres, gens du commun, nous entrevoyons, à la faveur d’une cérémonie, d’une catastrophe, d’un gala ou d’un procès, les hommes puissans, politiques, financiers, agitateurs, agioteurs, législateurs, de qui dépend notre destinée.

Ce sera donc une humanité anonyme, ce seront des êtres créés par lui de toutes pièces, que le romancier de Les Dieux ont soif fera vivre devant nous, dans le décor d’une époque soigneusement reconstituée. Afin d’évoquer le milieu, il dispose çà et là de petits tableaux soignés, achevés, finis, dont on dirait autant d’estampes anciennes. Ce fut de tout temps un des procédés familiers à M. Anatole France que cette manière savante dont il « illustre » son propre texte. On retrouve dans Les Dieux ont soif le même art « parnassien » avec lequel naguère l’auteur de l’Étui de nacre composait tour à tour des contes dans le goût de l’enluminure du moyen âge ou selon la peinture d’un vase grec. Pour rendre l’atmosphère et les sentimens d’une société, le moindre bibelot ou le moindre objet d’art vaut mieux que tous les discours. Personne n’est plus curieux que M. Anatole France de ces futilités qui retiennent, pour qui sait voir, un peu de l’âme du passé. Comme son Jérôme Coignard fréquentait autrefois chez le libraire Blaizot à l’Image Sainte-Catherine, une partie de son nouveau roman se passe chez le citoyen Blaise, marchand d’estampes à l’Amour peintre, rue Honoré, vis-à-vis de l’Oratoire, proche des Messageries. Voici ce qu’on trouvait alors à l’étalage : « On y voyait des scènes galantes traitées avec une grâce un peu sèche par Boilly, Leçons d’amour conjugal et Douces résistances… la Promenade publique, de Debucourt, avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le Bain de Virginie, et des figures d’après l’antique. » Il est clair que pour un lecteur un peu averti, il y a là, dans ce simple coup d’œil sur une vitrine d’estampes, l’évocation d’une époque, une rencontre de goûts qui n’a été possible qu’une fois, pendant quelques semaines et équivaut à une date.

Ainsi, les curiosités de l’artiste, du fureteur, servent le romancier ou l’historien. On feuillette Les Dieux ont soif comme une précieuse collection d’estampes, comme on consulterait, par exemple, la collection De Vinck, ou comme on se promène dans les salles du musée Carnavalet. Un meilleur connaisseur vous dirait, à chaque page, quelle réminiscence d’art a voulu provoquer l’écrivain. Ce sont tantôt des estampes du Paris révolutionnaire, comme celles de Prieur, tantôt des images champêtres ou libertines dans le goût de Vincent, de Moreau le Jeune, ou de Saint-Aubin. Lisez à cet égard tout le chapitre X : le récit de la promenade à la campagne, la traversée du village en calèche, le déjeuner à l’auberge, la scène des « gages touchés, » enfin la scène du grenier entre Desmahis et la fille de ferme, forment autant de tableaux de genre sur lesquels on pourrait placer un nom d’artiste. Plus loin les scènes du Luxembourg, tout le rôle de Julie, la jolie émigrée qui se déguise en jeune seigneur habillé à l’anglaise, sont encore des tableautins touchans et presque du genre « chromo. » Mais peut-être l’exemple le plus frappant est-il celui de la fin du chapitre XI, lorsque Évariste va posséder Élodie pour la première fois. « Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux mourans, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle lui échappa et courut pousser le verrou… » Qui ne reconnaît ici la copie textuelle d’une composition de Fragonard ? Et, de fait, c’est l’estampe fameuse : le Verrou.

Dans ce Paris révolutionnaire, ainsi évoqué en images, nous assistons tour à tour à une arrestation, à une fête populaire, à une séance du tribunal, nous pénétrons dans l’intérieur d’un club ou dans les cachots d’une prison, pour aboutir uniformément à la place où fonctionne la guillotine et où mènent tous les chemins. Les personnages, qu’y a groupés l’auteur, sont à la fois des individus et des types, à la manière classique. Évariste Gamelin, peintre, élève de David, juré près le tribunal révolutionnaire, puis membre du conseil général de la Commune, est le jacobin. Maurice Brotteaux des Islettes est le ci-devant. Le Père Longuemare est le prêtre insermenté. Une certaine comtesse de Rochemaure, galante, intrigante, qui correspond avec l’étranger et tripote avec les spéculateurs, est la courtisane du grand monde, comme la fille Marthe Gorcut, dite Athénaïs, est la courtisane de bas étage. Et tous, après des aventures diverses, se retrouveront, avec quelques autres, dans la charrette qui réalise l’égalité dans les conditions et la fraternité devant la guillotine.

Deux « caractères » sont tracés avec un soin particulier, celui du jacobin et celui du ci-devant. C’est sur eux que l’auteur a concentré toute la lumière ; ce sont eux qui donnent à l’œuvre son intérêt et sa signification. Il sont d’ailleurs en parallèle suivi et en antithèse continue. Maurice Brotteaux, en qui M. Anatole France a mis toutes ses complaisances, est éminemment le « personnage sympathique. » Il est le porte-parole de l’auteur, et, comme on dit au théâtre, le « raisonneur. » Ce n’est pas à dire qu’il soit ennuyeux, bien au contraire. Un raisonneur vaut ce que vaut celui qui le fait raisonner ou déraisonner à son gré. Les raisonneurs des pièces d’Alexandre Dumas fils sont étourdissans d’esprit, de fantaisie, de verve généreuse et paradoxale. Dans la Thêodora de Sardou, ce rôle est confié à un Parisien qui a déjà toute l’ironie gouailleuse et la blague facile du boulevard. Maurice Brotteaux est un ancien traitant. Il a mené naguère, dans son hôtel fameux par ses fêtes et ses soupers fins, la vie fastueuse du financier de l’ancien régime. La Révolution lui a tout enlevé : ses offices, sa fortune, ses terres, jusqu’à son nom. Maintenant il gagne son pain à de petits métiers de rencontre. Il fait des portraits sous les portes cochères, donne des leçons de danse, fabrique des pantins pour le compte d’un marchand de jouets. A travers ces vicissitudes, il garde une âme sereine. Cette sérénité est celle du philosophe que ne sauraient troubler les contingences. Car ce vieil épicurien de mœurs l’est aussi de doctrine. La preuve en est qu’il porte sans cesse dans la poche de sa redingote puce un volume du poète Lucrèce qui mit en vers admirables, ardens et passionnés, la sèche doctrine d’Épicure.

Son rôle est de personnifier des idées chères à M. Anatole France, de les exposer dans un style d’une élégance dépouillée, et d’en prouver par son exemple les bons effets pour la conduite des hommes. Il a pu lire, lui, les écrits de Jean-Jacques, et il s’est fait sur eux une opinion qu’il exprime sans ambages : « Jean-Jacques Rousseau, qui montra quelques talens, surtout en musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer sa morale de la nature et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l’exemple de tous les crimes et de tous les vices que l’état social corrige ou dissimule. » Il est athée avec délices, comme disait de Chénier son biographe, non celui de Marie-Joseph, mais celui d’André. Cela le distingue d’Évariste, à qui Robespierre a enseigné les méfaits de l’athéisme, doctrine inventée par les aristocrates pour asservir le peuple. Il est égoïste sans vergogne et fuit le spectacle des larmes qui ne servent qu’à gâter le visage, tandis qu’Évariste donne dans le genre larmoyant. De là vient que la guillotine fasse horreur à l’un, qui n’est pas le sensible Évariste, et semble fort acceptable à l’autre, qui n’est pas le sec Brotteaux. « Je n’ai pas d’objection essentielle à faire contre la guillotine, répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seule maîtresse et ma seule institutrice, ne m’avertit en effet d’aucune manière que la vie d’un homme ait quelque prix ; elle enseigne au contraire, de toutes sortes de manières, qu’elle n’en a aucun. L’unique fin des êtres semble de devenir la pâture d’autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit naturel : en conséquence, la peine de mort est légitime, à la condition qu’on ne l’exerce ni par vertu, ni par justice, mais par nécessité ou pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j’aie des instincts pervers, car je répugne à voir couler le sang, et c’est une dépravation que toute ma philosophie n’est pas encore parvenue à corriger. — Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles. Il n’y a que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut nécessaire de l’autorité. Le peuple souverain l’abolira un jour. Robespierre l’a combattue et avec lui tous les patriotes ; la loi qui la supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous le glaive de la loi. » Telles sont les maximes de deux écoles. Tels sont les fruits de deux philosophies. Celle du vieux Brotteaux a été honnie par les morales de tous les pays, anathématisée par les religions de tous les temps : elle est la ruine de toutes les certitudes, la négation de tous les principes, le scandale de tous les honnêtes gens… et elle n’inspire que des actions généreuses, compatissantes et douces ! Brotteaux, mourant de faim, partage avec l’indigent son morceau de pain. Suspect, traqué, toujours à la veille d’être arrêté, il abrite dans son grenier le Père Longuemare, protège contre la fureur des patriotes la fille Athénaïs, que sais-je encore ? Je dirais presque qu’il exagère. Trop est trop. La perfection n’est pas de ce monde. Mais c’est toujours le défaut du « personnage sympathique » qu’il paraisse un peu convenu, arrangé et soufflé en baudruche.

Un trait l’achève de peindre, sur lequel M. Anatole France revient à maintes reprises, et avec une insistance qu’il est impossible de ne pas déplorer. L’ancien traitant qui fut jadis célèbre par ses galanteries est devenu un vieux galantin. Les glaces de l’âge le rendent inhabile aux plus douces des jouissances ; mais son esprit ne cesse de lui en suggérer les images regrettées. C’est une obsession. Ou qu’il soit, le voisinage d’un être du sexe allume dans ses yeux un regard attristé et égrillard. Dans la file qui stationne à la porte d’une boulangerie, il « jette les yeux sur la nuque de sa jolie voisine et respire avec volupté la peau moite de cette petite souillon. » Dans la charrette qui le conduit au supplice, placé à côté d’Athénaïs, il « contemple en connaisseur la gorge blanche de la jeune femme et regrette la lumière du jour. » C’est le vieux monsieur qui regrette les petites femmes. Ce trait de sénilité est un des plus déplaisans qui se puissent imaginer. Admettons qu’il y eût lieu de l’indiquer : M. Anatole France y a insisté, on ne sait pourquoi, non sans quelque lourdeur. Et le malheur est qu’il ne détonne pas dans l’ensemble du récit. On a constaté, paraît-il, que les époques les plus sombres furent aussi celles du plaisir effréné et de la volupté débridée. M. Anatole France s’est souvenu de cette particularité des mœurs : il a voulu la signaler et la souligner. Il en a mis partout. On sent qu’il s’est appliqué. Comme une fable ne saurait se terminer sans une morale, ni une ballade sans un envoi, tout chapitre ici se termine par une coucherie : c’est la règle. Chaque fois qu’Évariste vient d’envoyer à la mort de nouvelles victimes, Élodie trouve à ses caresses plus de saveur et se pâme plus voluptueusement dans ses bras. Il se peut : tous les goûts sont dans la nature. Toutefois ces scènes, dans leur impudeur voulue et leur dépravation étudiée, sont peu engageantes. Rien n’est plus froid que cet étalage de sensualité.

Mais il nous tarde d’arriver au personnage central du roman, qui en est aussi le caractère le plus étudié, le plus fouillé, et le plus solidement établi. « Évariste, ou le jacobin, » ressemble à beaucoup de jacobins dont l’histoire nous a conservé les traits. Comme David, il mêle l’art et la politique et subordonne celui-là à celle-ci. Il a commencé par traiter des scènes galantes dans la manière de Boucher et de Fragonard ; puis répudiant tout ce qui porte l’empreinte de la corruption monarchique, il s’est mis à dessiner des Libertés, des Victoires, des Hercules populaires et autres spécimens d’un art symbolique, éducateur, moralisateur et patriote. Comme Robespierre, il a été, dès son jeune âge, sensible et ami de la nature. « Quand les petits polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu t’efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur mère. » Comme d’autres, il est bon fils et vertueux amant. Il est désintéressé et supporte fièrement la pauvreté. Par quelle voie la cruauté est-elle donc entrée en lui ? Quelle pente l’a acheminé vers le rôle odieux où il a décidément versé ? Comment est-il arrivé à être le terrible pourvoyeur de la guillotine que nous voyons opérer sans relâche tout au long du récit ? La cause n’en est-elle pas qu’il fut toujours un faible d’esprit ? Concentré en soi, replié sur lui-même et comme étranger aux choses de la vie réelle, il était plus que d’autres préparé à subir l’influence des idées abstraites et le pouvoir des mots. Habitué des réunions publiques, il est devenu la proie des déclamateurs. C’est la dupe qui se fait bourreau.

Une fois sa fureur allumée, tout lui sert d’aliment. Un jour il condamne un général coupable de s’être laissé battre, et le lendemain une porteuse de pain, suspecte d’avoir tramé une conspiration tendant à ramener le Roi en portant le pain chez le client. Il met une espèce de scrupule, une coquetterie d’honnêteté, à distribuer la mort également à tous, sans souci des distinctions de naissance, de fortune et de rang. Il exerce sa magistrature comme un sacerdoce. Il se tient lui-même pour le prêtre d’une religion laïque. Peu à peu il en est venu à se faire du châtiment une idée mystique, à lui prêter une vertu, des mérites propres. « Il pense qu’on doit la peine aux criminels et que c’est leur faire tort que de les en frustrer. » Il les en comble, il les en accable. Il a, coup sur coup, à juger un ci-devant convaincu d’avoir détruit des grains pour affamer le peuple, trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France, deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes, vieillards, adolescens, maîtres et serviteurs. « Évariste opina constamment pour la mort… La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq hommes et dix-huit femmes. » Comment sa raison résisterait-elle à de telles épreuves où il la met quotidiennement ? Dès lors, on aperçoit nettement la fissure qui ira chaque jour en s’élargissant. La manie soupçonneuse l’envahit et le possède. La nuit, il croit, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave la planche aux faux assignats ; au fond de chaque boutique, des magasins regorgeant de vivres accumulés par les accapareurs. Partout des suspects et partout des traîtres. Les pantins, crue Brotteaux découpe pour l’amusement des enfans, sont suspects. La fille de joie qui fait son métier rue Fromenteau trahit la République. C’est la bêtise à la base de la cruauté.

Et sans doute Évariste ne songe qu’au bien général et à l’intérêt de la République. A l’occasion pourtant, et toujours comme d’autres, il ne se fera pas faute de mettre le terrible instrument dont il dispose au service de ses rancunes personnelles et d’en faire un moyen de vengeance privée. Il s’est logé dans la tête que le séducteur de sa maîtresse devait être un aristocrate, et qu’il le retrouverait un jour à la barre. Il n’y manque pas. Un certain Jacques Maubel, ci-devant, ayant été amené au tribunal, il se persuade que c’est son infâme rival ; et il l’envoie à la guillotine pour venger son amour humilié en même temps que la patrie offensée. Il est prêt à dénoncer sa sœur s’il apprend que celle-ci est rentrée en France, malgré la loi sur les émigrés : car la nature perd ses droits sur cet amant de la nature. Sa bonne femme de mère, obligée d’ouvrir les yeux à la réalité, prononce le mot : C’est un monstre. Ayant à juger son propre beau-frère, il ne se récuse pas, car les deux Brutus, eux non plus, ne s’étaient pas récusés quand il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif ; mais il verra, dressée devant lui, au sortir de l’horrible séance, sa sœur lui cracher au visage. Désormais possédé par une sombre démence, Evariste n’est plus un homme : c’est un maniaque, un malade torturé parle délire. « Vingt fois dans la nuit, il se réveillait en sursaut dans un sommeil plein de cauchemars… Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla brisé d’épouvante et faible comme un enfant… Ses cheveux, mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d’un voile noir : Elodie, au chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches, » — comme Electre essuyant l’écume qui souille la bouche de son frère en proie aux Furies. Évariste est complètement fou. Et il continue à siéger, à juger, à condamner, à disposer de la vie et de la mort des hommes…

Rétrécissement et déformation du cerveau, niaiserie sentimentale, humeur noire, manie du soupçon, instinct de vengeance, vanité, déséquilibre mental, folie du sang, — en deux mots : sottise et méchanceté, — telle est la psychologie du personnage. Elle nous fait irrésistiblement songer à cette « psychologie du jacobin » que Taine a tracée jadis avec tant de vigueur et qui lui a été reprochée avec tant d’âpreté. Par d’autres moyens et par d’autres procédés, le romancier aboutit aux mêmes résultats que l’historien. Les conclusions sont les mêmes. Et ce n’est pas le moins piquant de l’affaire, de voir M. Anatole France, adopté et même confisqué par les penseurs révolutionnaires, renchérir sur le jugement que Taine a porté de la Révolution.

Si j’en avais la place, et s’il s’agissait d’histoire, où d’ailleurs je suis peu compétent, j’aurais sans doute des réserves à faire. La Révolution a été ce que la montre M. Anatole France ; mais elle a été aussi autre chose. Ce fut un grand événement, quoi qu’on en pense ; il est ici diminué, réduit, étriqué : c’est petit. Et cela peut être exact, dans chaque trait et dans chaque détail : on a l’impression que dans l’ensemble, ce n’est pas équitable. On a souvent reproché à Taine d’avoir peint la France de 1793, sans souci de ce qui se passait alors en Europe : il a fait tort à la Révolution de sa diplomatie et de ses guerres ; il manque à ses livres ce qu’ont mis dans les leurs Albert Sorel et M. Chuquet. M. Anatole France a fait de même. Ajoutons que ses personnages, même les plus sympathiques, sont étrangement choisis. Le représentant de l’ancienne France, Brotteaux, n’est qu’un vieux polisson. Le prêtre, le P. Longuemare, est un imbécile. Et toutes les femmes sont des filles. La guillotine a fait d’autres victimes, plus intéressantes, plus touchantes et plus nobles… Mais nous n’avons pas ici à juger le procès au fond : il s’agit uniquement de connaître les opinions et les sentimens de M. Anatole France. Au rebours de ce qu’on aurait pu croire, il n’a guère varié, depuis vingt ans, dans son opinion sur la Révolution : Sa philosophie est restée celle de l’abbé Jérôme Coignard, qui, en bon philosophe du XVIIIe siècle et du XVIIIe siècle antérieur à Rousseau, était le moins romantique des hommes. Ce sont les romantiques qui ont inventé la poésie de l’échafaud. Ce sont eux qui ont célébré la vertu féconde du sang versé. C’est Lamartine qui dans les Girondins idéalise Robespierre après Vergniaud. C’est Michelet qui exalte en héros les grands ancêtres. A les regarder de près, comme fait M. Anatole France, ces géans étaient des hommes de taille ordinaire et d’esprit médiocre, affolés par les circonstances et par la peur.


RENE DOUMIC.

  1. Anatole France. Les Dieux ont soif, 1 vol. in-16 (Calmann-Lévy).