Revue littéraire - Un Portrait de la France

Revue littéraire - Un Portrait de la France
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 697-708).
REVUE LITTÉRAIRE

UN PORTRAIT DE LA FRANCE[1]

Il y a quelques années, M. Vidal de la Blache donnait ce « tableau géographique, » La France, où la région de Lorraine et d’Alsace est dépeinte comme les autres portions de la France. Il ajoutait à son volume une carte, et non seulement de la France, mais de la France et de l’Europe centrale, « carte pour servir à l’histoire de l’occupation du sol, » carte géologique, où les frontières politiques ne sont pas marquées. La description, dans le volume, ne s’arrêtait pas aux frontières fixées par le traité de Francfort Elle allait à Strasbourg et à Metz. L’auteur ne s’excusait pas de dépasser la limite officiellement reconnue à la France ; et il ne mettait point de forfanterie à la dépasser : il suivait tout simplement la vérité géographique. Il reprend aujourd’hui cette partie de son tableau. Son nouvel ouvrage, La France de l’Est (Lorraine et Alsace), est de la même qualité que le précédent ; mais, écrit pendant la guerre et pendant que s’accomplit le grand effort de reconstituer la France de l’Est, il porte la marque de tels jours. Il est tout frémissant d’espoir, frémissant même de certitude ; mais la tribulation ne l’a point dérangé de son caractère attentif, honnête ou, comme on dit, scientifique. « Il n’y a pas une ligne de ce livre qui ne se ressente des circonstances parmi lesquelles il a été rédigé. Comment pourrait-il en être autrement ? Il me sera permis de dire cependant que ce n’est pas une œuvre de circonstance. Au cours de mes études sur la géographie de la France… » L’auteur, en un mot, continue ; et, si la soudaineté des événemens ne l’a pas déconcerté, ne lui a pas démenti sa méthode et les résultats qu’il en avait obtenus, si la continuité de sa pensée accompagne facilement la continuité des épisodes contemporains, c’est la preuve qu’il était dans la bonne voie, dans le chemin de la vérité, naguère aperçue, et maintenant vue, car elle se dévoile et devient parfaitement claire.

La géographie avait-elle donc tout prévu, quand la politique a bien l’air de n’avoir quasi rien deviné ? Je disais que l’œuvre de M. Vidal de la Blache était de qualité scientifique : autant dire qu’elle est prudente, et se méfie de tout, et principalement se méfie d’une fausse rigueur. Nous n’avons que trop accoutumé de nous représenter la science, et toute science digne de ce nom, sous la forme d’un syllogisme ou d’un théorème. D’ailleurs, un syllogisme, si d’aplomb qu’il soit, repose sur des prémisses, qui elles-mêmes ont leur appui sur d’autres ; et les dernières nous échappent : le syllogisme nous mène avec assurance devant lui, mais il ne nous invite pas à chercher ses lointaines origines, son mystérieux départ. Et les théorèmes les mieux conduits, Henri Poincaré a montré ce qu’ils contiennent d’essentiellement douteux. En outre, le mot de Science, appliqué à des recherches qui n’ont que très peu d’analogie entre elles, fait illusion. N’est-ce pas Charles Renouvier qui, à ce propos, a donné le premier avertissement ? Il suppliait qu’on dît « les sciences, » non « la science, » chacune des sciences ayant, avec son objet particulier, ses procédés, ses moyens d’enquête, ses prétentions légitimes, ses conséquences. Mais on parle de la science comme si elle n’était pas une réunion d’études variées, comme si elle était un ensemble qui fût réel, inachevé encore, en train de se compléter, pour aboutir à un total substantiel et organique. Cette illusion n’est pas uniquement populaire. Elle a pénétré jusqu’en certains laboratoires ; elle a nui à plusieurs études, qui voulaient qu’on les traitât doucement, à leur guise, et auxquelles on a infligé d’impitoyables disciplines.

M. Vidal de la Blache est celui de nos savans qui a le plus contribué à faire de la géographie une science. Il l’a dégagée de la nomenclature et du récit de voyage. Il n’a pas inventé de l’enrichir par la géologie, la climatologie, l’économie politique et l’histoire. Avant lui, les atlas contenaient des cartes du terrain, des cartes des courans et des températures, des cartes des empires et de leurs modifications territoriales, des tableaux du commerce et des richesses nationales. Ce qu’il a inventé, c’est l’ordre qu’il a mis dans tout cela, c’est l’examen des élémens de la réalité dans leurs rapports de phénomènes et de causes, enfin c’est une méthode. Méthode et science ne font qu’un. Mais s’il n’a point appliqué à la géographie « la méthode scientifique, » il a trouvé, pour la géographie, une méthode. Et même, pour les différens problèmes de la géographie, il a soin de varier les méthodes. Et même, à tant de précautions, il ajoute la précaution par excellence, qui est de ne pas croire que ses déductions le conduisent tout droit et presque mécaniquement à la formule de l’absolu.

Dans la préface de La France de l’Est, ayant dit que ses études sur la géographie de la France l’ont informé de la contrée qui s’étend de la Meuse au Rhin, de l’Ardenne aux chaînes et aux vallées du Jura, s’il écrit que cette contrée « s’est fixée, après de nombreuses oscillations, du côté où la géographie semblait la solliciter, » il indique déjà que les lois géographiques n’imposaient pas une nécessité pareille à celle qu’on attribue aux lois de la nature et que se partagent les sciences les plus volontiers impérieuses. Il insiste : « La géographie suffit-elle à expliquer ce résultat ? » Le résultat, c’est que, tiraillée entre les pays et les influences de l’Europe centrale et de l’Europe occidentale, par la compétition de l’Allemagne et de la France, la contrée d’entre Meuse et Rhin soit allée du côté de la France. La géographie n’établit pas qu’il dût en être ainsi. Plutôt, elle y consentait ; si l’on veut, elle le désirait : elle ne l’a point exigé. D’autres motifs ont eu à intervenir. Les gens d’Alsace et de Lorraine ont senti des affinités entre eux et nous ; ils nous ont préférés à leurs voisins de l’Est pour maintes raisons de toute sorte et qui ne dérivent ni de la configuration des montagnes, ni du régime des eaux, ni de telles conditions géographiques : la contrée d’entre Meuse et Rhin se révèle comme « une personnalité régionale qui, avec pleine conscience d’elle-même, a librement apporté son adhésion » à cette grande patrie, la France. L’idée de choix et de liberté corrige ce qu’ont d’aventureux, en général, les théories scientifiques appliquées à l’histoire humaine. Ni les hommes ni l’humanité ne sont de la dynamique ou de la dialectique.

Ni les hommes, ni l’humanité ne sont hasard, non plus, et caprice. Alors, il n’y aurait presque pas à les étudier ; du moins, il n’y aurait pas à chercher leurs raisons. La réalité vivante, entre la mécanique et le hasard, obéit à des causes très nombreuses, complexes, qui parfois se contrarient, s’annihilent ou se diminuent les unes les autres et, en tout cas, ne sont jamais toutes perceptibles au patient ou à l’observateur. Le patient n’est pas uniment passif ; mais il choisit. Et l’observateur, semblablement, choisit les argumens de son commentaire. La science de la réalité vivante ne saurait se dispenser d’être un art.

Voilà, en résumé, les principes de la science que M. Vidal de la Blache a faite avec la géographie. Et son chef-d’œuvre est d’avoir peint un portrait de la France, deux fois précieux, pour la ressemblance et pour la beauté.

Les peintres de portraits, — s’ils ne sont pas, comme il arrive trop souvent, des peintres d’étoffes et de colifichets, habiles à imiter les plis et les reflets d’une riche parure, — et quelle que soit l’originalité de leur manière, Holbein est leur maître, ou bien La Tour de Saint-Quentin. Les uns, les élèves d’Holbein, assemblent dans une physionomie toute la méditation d’un être, son histoire, ses coutumes et la longueur de sa vie ; les autres, les élèves de La Tour, fixent un moment, un sourire, une moue, le rapide éclair d’un sentiment. Les uns peignent plus de passé ; les autres ne peignent que la plus récente minute. Et, comme le passé est immobile, les portraits d’Holbein ont peu de mouvement. Les portraits de La Tour n’ont guère de repos et ne laissent pas beaucoup deviner comment s’apaisent, dans une âme, ses courtes et multiples velléités. Il faut peindre à la manière de La Tour les êtres jeunes qui sont encore à s’étonner de ce qu’ils voient, de ce qui les touche et qui attrapent, à chaque instant de leur vie neuve, une surprise dont frissonnent leurs lèvres, dont rient leurs yeux ; et à la manière d’Holbein, les êtres qui ont déjà recueilli en eux-mêmes toute la merveille et le chagrin de leur durée. Il y avait, à la muraille d’une chambre, le portrait d’une dame âgée ; son fils l’avait peinte, l’ayant bien connue et bien aimée, telle qu’il la voyait depuis longtemps et telle qu’elle était devenue jour après jour, et chaque jour ayant laissé sur son visage une trace, et les traces de chaque jour s’étant jointes pour composer très lentement une image de patience et de bonté. Le visage était immobile et avait trouvé son repos. Un des artistes de ce temps les plus hardis à noter nos vivacités, nos agitations et nos folies, regardait cette image grave et, grave lui-même, dit : « C’est bien ; c’est ainsi qu’on peint le portrait de sa mère ! » C’est ainsi que M. Vidal de la Blache a peint notre mère la France : il a donné, à son portrait, de la durée.

Mais la France n’est pas vieille ; ou, étant vieille, elle est jeune aussi, admirablement jeune, remuante, éveillée. Son peintre a su la peindre en jeune, alerte et gaie. Le génie de son peintre, ce fut d’avoir les deux manières, celle de la durée et celle de l’instant, comme elle a aussi la double nature des siècles et de la perpétuelle nouveauté.

Dans le passé de la France, M. Vidal de la Blache remonte loin, très loin, jusqu’à la géologie. « On voit, à Loches, le château des Valois s’élever sur des substructions romaines, lesquelles surmontent la roche de tuffeau percée de grottes, qui ont pu être des habitations humaines… » Et sous la roche de tuffeau ?… Nous évaluons ainsi de telles profondeurs et de tels lointains que la pensée risquerait de s’y égarer, si elle n’avait, jusque dans la préhistoire, des jalons sûrs et des lieux d’étape. Il est vrai qu’il nous faut compter avec des âges pour lesquels notre vocabulaire, de même que notre rêverie, manque d’habitude. Examinant la région des Flandres, M. Vidal de la Blache reconnaît que les caractères géologiques passent de l’Artois au Boulonnais et passent du Boulonnais au Weald britannique. Ils se prolongent au-delà du détroit. Mais comment se prolongent-ils, si le détroit les coupe ? « Le détroit n’existait pas, pendant cette période… » Cette période, c’est l’époque tertiaire en son début : des mouvemens se sont produits, qui ont amené le massif primaire au voisinage de la surface, depuis l’Artois jusqu’au Hampshire. Et, le détroit, « c’est bien postérieurement qu’il s’est ouvert, » la mer ayant rompu la digue énorme qui séparait le bassin de Londres et le bassin de Paris. Et puis ce détroit, ce reste d’un écroulement, devint l’un des passages les plus fréquentés de l’univers : « Les navires y circulent en foule. Les marées y vont et viennent, et continuent d’élargir la brèche qu’elles ont ouverte. C’est peu de chose, que ce fossé de trente kilomètres : par un temps clair, on aperçoit, de Boulogne, les blanches falaises d’en face. Et cependant, de combien de séparations, politiques et morales, cette légère entaille au dessin de la terre n’a-t-elle pas été le principe !… » M. Vidal de la Blache étudie le bassin de Paris, ses rivières. Petites rivières, si sages, et qui vont leur chemin, font leur besogne si docilement qu’on les croirait filles de la civilisation. Mais, pour expliquer leur cours et l’économie de leurs eaux, l’on doit se reporter à leurs ancêtres véritables et aux courans diluviens d’où elles procèdent. Les courans diluviens et nos petites rivières ? « Les directions générales des courans diluviens ont guidé les directions de la plupart des rivières actuelles. Le centre d’attraction vers lequel ces masses d’eau se sont portées, du Nord, de l’Est et du Sud-Est, est bien encore celui vers lequel converge le réseau fluvial. Les rivières principales ont tracé indifféremment leur lit à travers les formations diverses, dures ou tendres, qu’elles rencontraient : elles sont restées fidèles à la pente géologique… » Hormis la Loire, par exemple. Celle-ci, « l’héritière des grands courans que le massif central poussa jadis vers le Nord, » s’est détournée de la voie que l’inclinaison des couches semblait lui indiquer : cela, par suite d’« accidens récens. » Pareillement, le Rhin. Vers le commencement de la période diluviale, ses eaux s’écoulaient dans la direction de l’Ouest. « Une traînée de cailloux et de graviers alpins, qu’on suit au Sud d’Altkirch et de Dannemarie, dénonce l’ancienne liaison qui se forma, aux débuts de la période actuelle, avec la vallée du Doubs. La dépression formée entre la Forêt-Noire et les Vosges s’ouvrit alors pour la première fois aux eaux sauvages des Alpes. Cependant, il fallut encore attendre, pour que la vallée eût son fleuve, que l’enfoncement progressif de son niveau eût détourné vers le Nord l’irruption des eaux rhénanes. Le Rhin prit alors sa direction définitive ; il sillonna dans le sens de la longueur cette fosse où il n’avait pénétré que tard et par effraction… » En somme, le Rhin « est un hôte récent dans la vallée qui porte son nom. »

Ces « récentes » aventures de la terre et de l’eau, qui ont ouvert entre le Boulonnais et le Hampshire un détroit, qui ont dirigé sur l’Ouest un fleuve et sur le Nord un autre fleuve, nous reportent à un passé formidable et, en quelque sorte, amènent aussi vers nous ce formidable passé. Récentes aventures, si de nos jours les marées continuent d’élargir la brèche entre le Boulonnais et le Hampshire. Récentes aventures, si les changemens physiques de la terre continuent. Dans un remarquable essai, La rivière Vincent-Pinzon, « étude sur la cartographie de la Guyane, » M. Vidal de la Blache nous met sous les yeux l’un de ces changemens. Un litige a existé jusqu’à ces dernières années, et depuis le traité d’Utrecht, entre la France et le Portugal, plus tard le Brésil, au sujet de la partie méridionale de la Guyane. Le traité fixait une limite des États à la rivière Vincent-Pinzon. Cherchez la rivière Vincent-Pinzon. Pour cela, consultez les cartes anciennes : elles ne concordent pas et concordent si peu qu’en 1900 le Conseil fédéral suisse, appelé à résoudre ce différend diplomatique, a identifié la rivière Vincent-Pinzon avec l’Oyapok du cap d’Orange, tandis que certains géographes et, par exemple, M. Vidal de la Blache, la veulent identifier avec l’Araguary. Les argumens des géographes semblent décisifs. Mais, ce qui augmente la difficulté, c’est « l’instabilité physique » de la côte, dans la région de l’Amazone. Les anciennes cartes marines placent au large de ce fleuve une zone qu’ils appellent « l’eau trouble et fangeuse, » acqua tiorbida e fangosa. Cette eau trouble et fangeuse a déposé, depuis le traité d’Utrecht jusqu’à nos jours, des atterrissemens le long de la côte : déplacemens de chenaux, formation d’îIles, éparpillement d’îIles, formation de lacs intérieurs ou de marais ont rendu la côte méconnaissable ; et, tout en se ralentissant, la modification des lieux continue. Récentes aventures, celles dont les preuves n’ont pas disparu, et dont les conséquences se déroulent près de nous, à notre avantage ou à notre détriment : celle qui, incurvant à l’Ouest le « blanc ruisseau de Loire étale, » donne à toute une portion de la France la physionomie qu’elle a ; et celle qui, brisant le lien rocheux du Boulonnais et du Hampshire, a séparé la France de l’Angleterre ou, par le chenal d’eau, les a reliées, selon les temps et les modes de navigation ; celle du Rhin qui a créé la frontière idéale de la Gaule et de la Germanie. Les accidens géologiques durent, si l’un d’eux est la raison de nos combats séculaires, de nos angoisses nouvelles et de nos deuils. La géologie préparait tout cela, organisait la destinée de nos provinces, la fertilité heureuse des unes, la vie perpétuellement menacée des autres. Et, si les mots ont l’air de manquer pour le récit des catastrophes qui ont précédé la venue des hommes sur les territoires, c’est que lesdites catastrophes sont inhumaines, ou préhumaines, tandis que les mots sont de nous. Mais elles nous concernent de telle façon qu’il sied pourtant de les raconter comme étant de nous. M. Vidal de la Blache ne craint pas d’appeler déjà le Rhin la masse d’eau qui, vers le début de la période diluviale, se ruait « par la porte dérobée de Bâle » et trouvait à se frayer passage dans la vallée ; et, quand cette masse d’eau se rue entre la Forêt-Noire et les Vosges, tout n’est pas fait : a il faut, dit-il, encore attendre, » pour que le fleuve ait son itinéraire. Attendre quoi ? Certains enfoncemens du sol. Et qui les attend ? Nous, en vérité ; nous qui n’étions pas là ; mais nous qui, des milliers d’années plus tard, vivons sous la dépendance de ces événemens.

Il y a une poésie étrange et magnifique dans les pages où l’auteur de La France et de La France de l’Est déroule les annales des âges dont nous sommes les héritiers sans y avoir eu d’ancêtres. L’héritage est là, sous nos pieds, à portée de nos-mains. Nous en profitons, nous le subissons ; et il fait toutes nos journées.

Peu à peu, dès avant nous, puis avec nous et par notre effort, s’est formée la France : elle a pâti, elle est sortie des tribulations du sol. Après tant de hasards, mérite-t-elle le nom d’un « être géographique ? » Est-elle, géographiquement, une personne, selon le mot de Michelet ? Certes, oui ! C’est la réponse qui, du cœur, nous saute aux lèvres. Sa figure nous est si familière ! Et, quand la France de l’Est fut arrachée à la France, nous avons eu le sentiment qu’une blessure se marquait à ce visage. Nos mémoires ont refusé de s’accoutumer au visage blessé de la France. Il y a dix-neuf cents ans, Strabon, décrivant notre pays, vantait « la correspondance qui s’y montre sous le rapport des fleuves et de la mer, de la mer intérieure et de l’Océan. » Les marchands, venus de partout à Marseille, voyageaient commodément chez nous et, par nos rivières et par nos vallées, allaient fort loin, d’une mer à l’autre. C’est leur opinion que Strabon reflète ; et il dit que la Gaule est composée « comme en vertu d’une prévision intelligente. » Cette courte phrase, et depuis longtemps célèbre, nous chante agréablement à l’esprit. Cependant, la structure géologique de la France n’est pas si homogène que ce soit elle qui accomplisse l’unité de la France. « Le massif central ne peut être considéré comme un noyau autour duquel se serait formé le reste de la France. De même que la France touche à deux systèmes de mer, elle participe d« deux zones différentes par leur évolution géologique. Sa structure montre à l’Ouest une empreinte d’archaïsme : elle porte, au contraire, au Sud et au Sud-Est, tous les signes de jeunesse. Ses destinées géologiques ont été liées pour une part à l’Europe centrale, pour l’autre à l’Europe méditerranéenne. » Ainsi, l’unité géologique nous manque. Et alors, l’individualité géographique de la France, il faut la chercher ailleurs, en d’autres qualités. A défaut d’unité, n’a-t-elle pas la variété ? Mais la variété est un principe de dispersion : oui, sans doute, à moins que cette variété ne soit dominée par un principe d’harmonie. Et toute la France est là : « une harmonie vivante, une harmonie dans laquelle s’atténuent les contrastes réels et profonds qui entrent dans la physionomie de la France. » Massifs anciens avec leurs terres siliceuses et froides, zones calcaires chaudes et sèches, bassins tertiaires diversement combinés se succèdent, s’arrangent et s’agencent bien. Le bassin parisien, le bassin d’Aquitaine et le bassin de la Saône alternent avec l’Ardenne, l’Armorique, le Massif central et les Vosges. Les régions se répartissent de sorte que nulle d’entre elles ne soit confinée, isolée, revêche à ses voisines. La France est le pays du voisinage. Et cette harmonie heureuse qui, avec tant de variété, réalise l’unité de la France, le sol l’a rendue possible, aisée peut-être : ce sont les habitans du sol qui l’ont achevée, qui l’ont menée à la perfection.

M. Vidal de la Blache ne sépare pas la terre et les habitans de la terre. Nous avons vu que, même dans le récit de la préhistoire, il introduit, ne fût-ce que par le présage de la destinée humaine, l’attente de l’humanité. Ensuite, l’activité humaine, soumise aux possibilités que lui offre la nature, — et soumise en effet, mais à des possibilités, non pas à des fatalités, — multiplie ses trouvailles largement efficaces. On a bien des fois posé, depuis quelques années, la question de savoir si les divisions administratives de la France ne devaient pas être modifiées ; et l’on a paru tenté de recourir à une organisation plus nettement régionaliste. Les régions, qui ne distinguent pas les provinces, mais véritablement les pays, ne sont-elles pas des réalités, et ainsi ne fourniront-elles pas un type et même une hiérarchie de divisions naturelles ? « Quelques-uns l’ont cru, » répond M. Vidal de la Blache, — dans l’introduction d’un recueil où l’on a groupé quelques essais de plusieurs auteurs, et relatives aux Divisions régionales de la France ; — « on a voulu chercher dans ces divisions naturelles et dans ces pays le principe de divisions et de subdivisions administratives. Il est dommage seulement que l’élément humain, avec son inquiétude et sa recherche perpétuelle du mieux, ne se laisse pas enfermer dans des cadres fixes. L’homme n’est pas une plante esclave du milieu où elle a pris racine. C’est un être mobile, et qui cherche dans les associations qu’il combine le moyen de subvenir à des besoins variés, dont la somme s’accroît en proportion de ses progrès mêmes. » Éludons ce problème : je ne l’ai mentionné que pour qu’on vit, dans cette réponse, l’importance que ce géographe, et géologue, attribue à l’ « élément humain. » C’est, d’ailleurs, ce qu’on voit mieux encore en lisant son Tableau géographique de la France.

Il appelle la géographie une méthode pour interpréter les paysages. Un paysage est un ensemble d’élémens différens par l’âge et l’aspect. Toutes les lignes et toutes les formes ont leur signification : les unes proviennent d’énergies anciennes et mortes ; d’autres, d’énergies moins anciennes et diminuées seulement ; d’autres, d’énergies en pleine vigueur. Ces énergies ne travaillent point isolément : les dernières du moins, n’agissent que sur le terrain façonné par les précédentes et dans les conditions que l’œuvre des précédentes leur impose. Toutes agissent pourtant ; et leur complexité est ce que démêle, avec science et avec art, ce paysagiste, le géographe. « Les formes de terrain ne sont qu’une partie du spectacle étalé sous nos yeux. La végétation et les œuvres de l’homme influent aussi, et combien ! sur la physionomie des paysages : elles ajoutent de nouvelles touches au tableau. Les cultures et les établissemens humains ne sont pas groupés au hasard. L’état du manteau végétal est révélateur de changemens qui intéressent la vie tout entière de la contrée. La tâche la plus élevée du géographe consiste à démêler l’effort incessant par lequel la nature animée cherche à s’adapter à des conditions perpétuellement sujettes à se modifier. » La nature animée, — la nature et les hommes, — voilà ce que M. Vidal de la Blache eut le souci de peindre en chacune de nos provinces, en chacun de nos pays. Sa peinture est savante et a pourtant les plus charmans attraits de la spontanéité. Je veux dire qu’il sait les causes : les ondulations des vallées et leur dessin ne l’étonnent pas. Ne l’étonnent pas, et néanmoins l’émerveillent. Ce qu’il sait ne l’empêche pas de garder une délicieuse fraîcheur de l’émoi ; et nos peintres les plus décidément impressionnistes, qui ne veulent que noter les dehors soudains et momentanés d’un site, n’ont pas aperçu de plus menus détails, plus remuans et fugitifs, ne les ont pas indiqués avec plus de vive justesse, en leur laissant leur frisson. Mais lui ne se contente pas de ces visions rapides ; et il ne se contente pas de ces fragmens épars d’une réalité dont il saisit l’ensemble, et dont il a posé fortement les bases, les soutiens, les tréfonds, et dont il fait frémir les surfaces : ainsi, bien enracinés dans le sol, frémissent les trembles.

Il montre la relation du sol et des habitans. Ceux-ci, le sol les a rendus ce qu’ils sont, laborieux ou nonchalans, selon l’effort que leur demande le sol. Et ils ont emprunté au sol de leur pays les matériaux de leurs maisons, de leurs chaumières, de leurs granges, de leurs étables, qui sont, à cause de cela, de la même couleur que le paysage. Eux aussi, les paysans, prennent la couleur des entours et prennent la forme où les incline leur besogne. Les âmes subissent de pareilles influences : les horizons larges ou étroits étendent ou ramassent leur rêverie…

Sur les plateaux limoneux de la Picardie, la charrue s’enfonce bien, ne risque pas de se heurter à des cailloux, trace facilement ses larges sillons. Sur de tels plateaux se sont prises les habitudes agricoles de la France… « Depuis plus de vingt siècles, la charrue fait pousser des moissons de blé sur ces croupes. Le chemin se creuse dans le limon aux abords des éminences qu’occupent les villages. Entre les champs nus, sillonnés de routes droites qui souvent sont des chaussées romaines, le regard est attiré çà et là, généralement au sommet des ondulations, par de larges groupes d’arbres, d’où émerge un clocher. De loin, dans la campagne désolée de l’hiver, ces agglomérations d’arbres font des taches sombres qui feraient songer aux îles d’un archipel. En été, ce sont des oasis de verdure entre les champs jaunis. C’est ainsi que s’annoncent, dans le Cambrésis, le Vermandois, le Santerre, les villages… Ces villages sont nombreux, à peine distans les uns des autres. Plusieurs ont recherché les plaques de sable argileux dont l’humidité favorise la croissance des arbres… Presque invariablement, ils se composent d’un noyau de bâtimens contigus, disposés sur le même type. C’est une agglomération de fermes, chacune avec sa cour carrée. On ne voit de la rue que la pièce principale de la ferme, la grange au mur nu, percé d’une grande porte. En face d’elle, la maison, suivie à son tour d’un verger et d’un plant où les peupliers s’élancent entre les arbres fruitiers. Le village est ainsi enveloppé d’arbres… » Tous les traits sont justes, sont vrais, sont à leur place. L’ordre est celui de la réalité ; celui de la logique, en même temps. Si l’on cherche d’où vient le charme de ce paysage, son charme vient de ce qu’en toutes ses parties il est à merveille intelligible, étant conforme à la raison. Or, montrer la réalité raisonnable, et sans l’avoir appauvrie à cette fin, montrer la réalité d’accord avec une intention de l’esprit, c’est le service que nous rend la science et le service que nous rend la poésie : une poésie naît ici de la science.

Ces villages des plateaux limoneux, dans les pays les plus fertiles, ne contiennent qu’un petit nombre d’habitans ; et le nombre diminue à mesure que le travail du sol exige moins de bras et que disparaissent plusieurs industries campagnardes : « Les maisons où résonne encore le cliquetis du métier se font rares… » Les unités agricoles subsistent, « telles que les conditions du sol les ont très anciennement fixées, dans le cadre monotone et grave des champs ondulans sous les épis : » un contemporain de Philippe-Auguste n’y serait pas dépaysé ; seulement, si l’on abandonne les campagnes !… La description se termine sur des mots inquiets.

Cette inquiétude, M. Vidal de la Blache l’a notée, d’une façon discrète et pathétique, à la fin de son étude sur La relativité des divisions régionales. Maisons délaissées, dans nos villages ; bourgs et petites villes très languissantes et qui ne s’éveillent qu’un peu, une fois la semaine, aux jours de marché ; beaucoup de vie naturelle et saine qui va se perdre dans les grandes villes : ces phénomènes sont connus. Les déplacemens de la vie se remarquent, sous le soleil, partout et ne sont aucunement des signes de décadence. Mais le changement se précipite, chez nous, de telle manière qu’il déroute les prévisions. « Notre pays est encore, surtout dans les parties qu’il expose au soleil méridional, une terre où la vie est douce et qui, grâce aux facilités du climat, prolonge des modes d’existence que condamnent plus promptement les contrées où la nature est plus rude… Mais pour combien de temps ? On voit ainsi, dans les calmes automnes, des feuilles flétries et mortes qui ne se décident pas à tomber de l’arbre : quelques jours encore, et elles auront rejoint leurs aînées ! » Cette mélancolie enveloppe, menace et, par instans, blesse la méditation de l’écrivain qui, avec tant de fine et tendre intelligence, a étudié les aspects et l’intime raison de la vie française. L’accord ancien, l’entente vitale du sol et des hommes, n’est-ce pas une vérité qui va se défaire ? Et, par suite, se déferait l’harmonie des paysages, la réalité française qui, ayant duré, semblait devoir durer. Cette mélancolie achève en doute les certitudes patiemment acquises. Cette mélancolie pourtant ne va pas jusqu’au désespoir de la pensée. Non certes ! L’écrivain qui a montré, dans le présent, l’épanouissement du passé borne son œuvre à ce qu’il a vu, mais ne borne point à ce qu’il a vu les ressources parmi lesquelles se compose l’avenir. Il y a, dit-il, dans nos montagnes, nos fleuves, nos mers et dans la totalité géographique de * la France, bien des énergies qui attendent leur tour. Cela s’épanouira ; et c’est cela qui, tendant au jour, dérange la surface d’hier et d’aujourd’hui. Mais cela même est contenu dans le sol et sera du nouveau que le passé produira. Tout vient de loin : tout vient des profondeurs ; tout vient d’un sol. Et, dans le perpétuel changement, il y a continuité s’il y a nouveauté : ce qui change ne s’anéantit pas. La continuité, c’est le sol. Ainsi l’étude des conditions géographiques donne, dans la métamorphose, la réalité permanente. D’ailleurs, cette réalité permanente n’accable point les énergies humaines : elle les appelle, au contraire, et les excite ; mais elle doit les diriger. Le sol agit sur nous, en réglant nos habitudes : et il agit sur nous, par nos volontés qu’il aguiche. Entre le sol de France et les Français l’aventure n’est pas finie. Les Français n’ont pas fini de fouiller leur sol, de l’exploiter, de le piller, de le corriger, de rendre ses mines fécondes, ses fleuves navigables, ses routes rapides. Une mélancolie qui semblait émaner du sol tourne à un évangile de confiance et d’activité.


ANDRE BEAUNIER.

  1. La France de l’Est (Lorraine, Alsace), par M. P. Vidal de la Blache (librairie Armand Colin). Du même auteur, La France, tableau géographique (librairie Hachette). Cf. La relativité des divisions régionales, dans le recueil intitulé Les divisions régionales de la France et La rivière Vincent-Pinzoni, étude sur la cartographie de la Guyane (librairie Félix Alcan).