Revue littéraire - Un Groupe

Revue littéraire - Un Groupe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 205-216).
REVUE LITTÉRAIRE

UN GROUPE[1]

Dans l’extraordinaire désordre et dans l’abondance éparpillée de la littérature contemporaine, voici pourtant un groupe, et qui mérite d’être signalé.

D’ailleurs, il n’est pas le seul. On en trouverait d’autres ; et même on en trouverait plus, sans doute, que ne le voudraient les écrivains qu’on y rangerait, car il est peu de jeunes écrivains — et de vieux, si je ne me trompe, — de qui l’on ne pût dire ce que disait, d’un peintre vaniteux, un peintre dénué de clémence :

— Il ne fait rien : il cherche sa personnalité !

L’anarchie est plus apparente que réelle. Réelle, ce serait trop beau : nous aurions autant d’écrivains originaux que d’écrivains. Admirons principalement une grande individualité littéraire, qui a fait acte de désinvolture et qui s’épanouit toute seule ; mais dédaignons la singularité fausse. Que de talens sont dévoués à eux-mêmes et ne valent pas tout ce dévouement ! S’ils se dévouaient à une idée, l’idée en vaudrait peut-être la peine. L’abnégation volontaire suppose la connaissance de soi ; et elle est un principe de force. Autour d’une idée, pour veiller sur elle, pour la soigner et pour favoriser son meilleur éploiement, on n’est pas trop de plusieurs. Ainsi, les groupes littéraires sont honorables et intelligens qui, au désordre stérile et rabâcheur, substituent l’effort concerté.

Le groupe que j’annonçais, quatre volumes tout récens le caractérisent : l’Enfant chargé de chaînes, par M. François Mauriac ; L’homme de désir, par M. Robert Vallery-Radot ; L’appel des armes, par M. Ernest Psichari ; et Les hasards de la guerre, par M. Jean Variot. Quatre volumes, dont je voudrais indiquer les analogies, et aussi les différences (car l’entente n’implique pas le sacrifice de chacun) et, plutôt que les analogies, l’accord.

Comment définir ces écrivains ? Je les appellerai des idéologues réalistes ; et je compte sur le rapprochement de ces deux mots, qui ne semblent pas destinés l’un à l’autre, pour marquer ce qu’il y a, résolument, de paradoxal dans leur doctrine. Ils sont des réalistes ; mais aussi la réalité ne leur suffit pas : et ils s’en échappent, pour aller quelquefois jusqu’au mysticisme. Ils sont des idéologues ; mais aussi la libre métaphysique leur est insupportable : et ils ramènent à la réalité une capricieuse rêverie. Ils sont des positivistes, en quelque manière ; et ils sont des doctrinaires, en quelque sorte. N’est-ce pas à peu près cela qu’on nomme à présent le pragmatisme ? Du reste, je n’oserais pas leur attribuer un système philosophique parfaitement lié : ces écrivains sont assez divers et, au surplus, ils n’ont pas un programme commun dont ils aient élaboré ensemble et partagé entre eux les articles ; puis ces écrivains sont jeunes et l’on aperçoit leurs tendances plutôt qu’on ne voit toutes leurs conclusions. Mais, leurs tendances, tâchons de les démêler.

Ne sont-ils pas conservateurs ? Ils le sont, et dignement : leur zèle se dépense à conserver ce que la plupart des novateurs se promettent de détruire ou prétendent qui est détruit. Réactionnaires ? Oui ; et, même s’ils refusent ce titre, je le leur décerne : ils réagissent contre leurs devanciers. La littérature à laquelle leurs devanciers montraient le plus d’attachement, c’était (en résumé) une littérature analytique et critique. Ils sont une jeunesse qui, au bout de l’analyse de plus en plus délicate et au bout de la critique de plus en plus audacieuse, a éprouvé un malaise de l’âme et de l’esprit, un malaise auquel ne remédiait pas le nihilisme ou le badinage. Je le comprends ! Peut-être avions-nous mené à son terme et comme à son achèvement notre charmant désespoir : qu’auraient-ils ajouté aux jeux malins de notre incertitude ? et, dans le champ de la plus élégante et subtile plaisanterie, que leur laissions-nous à glaner ? Puis, il faut, pour aimer un chagrin, l’avoir inventé ou croire qu’on l’invente : ils ont craint de ressasser le nôtre, sans plaisir. Et puis, notre littérature délicieuse qui se tenait. ou peu s’en faut, à l’écart de toute activité, qui avait l’air de s’amuser tout simplement, innocemment, n’a-t-elle pas, ces derniers temps, été convaincue de plusieurs responsabilités ? Dans l’ordre de la vie morale et sociale, on découvre ce qu’elle a démoli, sans rien bâtir. Je l’ai dit et je le répète : ses responsabilités, on les exagère. Et qui les exagère ? Ceux qui n’ont pas fait leur devoir de conservation : les politiques. Si les politiques n’avaient pas manqué à leur devoir, cette littérature qu’ils accusent si bien était au moins anodine. Mais il est vrai que survient une jeunesse ardente, prompte, et à laquelle ses devanciers ne lèguent pas une demeure en bon état et habitable pour elle. Comme il n’y a nulle apparence que les politiques sortent de leur nonchalance ou renoncent à leurs manigances de néant, cette jeunesse se met à la besogne : et elle rebâtit sa maison, qui est la maison française.

Elle va vite ; et elle va un peu trop vite, à mon gré. C’est aussi bien qu’elle est pressée ! Et nous le lui reprocherons, mais non sans trouver dans notre faute son excuse. Plusieurs de ces jeunes écrivains risquent de ne point nous toucher, à cause de leur sagesse, disons, précoce ou voire prématurée. Est-ce un trait de notre vieille corruption, de notre perversité ? les saints nous émeuvent surtout s’ils ont péché, s’ils se repentent de torts par lesquels nous leur ressemblions, saint Augustin docteur converti, saint François d’Assise qui mena dans les vallées d’Ombrie une allégresse profane avant de les consacrer par sa gaieté pieuse. Ces jeunes hommes si tôt sages et qui n’ont pas eu le temps de commettre leurs délits dans l’action ni dans la pensée, nous allons à chaque instant leur demander d’où ils se convertissent, de quoi ils se repentent. Mais que répliquerons-nous, s’ils nous répondent qu’ils se convertissent de nos erreurs et qu’ils se repentent de nous ?...

En examinant les générations successives d’un peuple, il ne faut pas omettre leur continuité. Chacune d’elles ne contient pas toute une histoire ; chacune d’elles ne déroule pas toute une dialectique. Elles ont dans les précédentes ce dont elles profitent et ce qu’elles expient, leurs prémisses ; elles ajoutent des corollaires, où il y a leur fantaisie et aussi les exigences du syllogisme antérieur. L’étonnante génération qui maintenant incline vers le soir, on ne la comprend pas du tout, si l’on ne songe qu’elle dérive d’une guerre où elle n’a point combattu et où ses pères ont subi le malheur des armes. La nouvelle génération a laquelle appartient le groupe dont je parle, elle succède à nous qui avons été des vaincus sans reproche et sans autre revanche que celle de l’art, de la science et du goût : triomphe joli ou, plutôt, défaite ornée joliment. Quelques jeunes gens se dépêchent de racheter leur péché originel, commis par nous. Leur rapidité nous surprend : mais aussi nous nous attardions,

Le héros de M. Ernest Psichari, dans L’appel des armes, un capitaine, a conscience de représenter « une grande force du passé, » — l’armée ; — il ajoute : « la seule, avec l’Église, qui reste vierge, non souillée, non décolorée par l’impureté nouvelle. » Et, plusieurs fois, il reprend la comparaison de ces deux forces. Même il relève, comme significative, la formule des gaillards à qui font peur ensemble, et qui l’avouent, « le sabre et le goupillon. » Eh ! bien, oui : Ense et cruce, dit l’Écriture.

On a bouleversé, dans notre pays, depuis un siècle et, avec plus d’acharnement, depuis un quart de siècle, à peu près tout. Et plusieurs choses ont cédé, qu’on aurait crues plus résistantes. Notre jeunesse a le sentiment d’être née dans des ruines. Elle regarde autour d’elle et, parmi les décombres, elle voit deux édifices, deux seulement, qui n’ont pas bougé, l’église et l’armée. Ne les a-t-on pas attaquées ? Si ; avec plus de violence que tout le reste. Mais on n’est pas venu à bout d’elles. On n’a pas fini de les tourmenter : les voici, après les épreuves, pareilles.

Il y a, dans la nouvelle génération française, — et dans le groupe que j’étudie, — un trait qui la distingue des générations précédentes elle ne peut pas souffrir l’incertitude. Nous l’avons soufferte, assez facilement ; le scepticisme ne nous attristait pas beaucoup. Mais notre scepticisme est aujourd’hui bien démodé. La nouvelle génération française réclame un dogmatisme avec autant de zèle que nous en mettions à ne pas conclure précipitamment et, mon Dieu, à ne pas conclure.

Le philosophe Kant, de Kœnigsberg, avait démontré que toutes les affirmations humaines, touchant l’existence de Dieu, la vie future et les sanctions d’outre-tombe, touchant aussi n’importe quoi, ne valaient rien. Et il examinait toutes les démonstrations ontologiques, cosmologiques, physico-théologiques : il les détraquait ; puis il prouvait que toutes autres démonstrations possibles seraient de même qualité. C’est l’œuvre de la raison pure : elle avait dévasté l’univers intelligible Mais, brave homme (dit Henri Heine), le philosophe Kant vit que pleurait et, de chagrin, laissait tomber son parapluie le vieux Lampe, serviteur fidèle, et qui l’accompagnait à la promenade. Emmanuel Kant songea : « Il faut que le vieux Lampe ait un Dieu, sans quoi point de bonheur pour le pauvre homme ; or, l’homme doit être heureux en ce monde. C’est ce que dit la raison pratique. » Et, substituant la raison pratique à la raison pure, Emmanuel Kant restaura tout ce qu’il avait saccagé. Cette anecdote, qu’a si drôlement inventée Henri Heine, est la caricature du Kantisme : une caricature, mais ressemblante-Pour me tenir à mon propos, nous avons eu, en France, des années dangereuses de raison pure, des années auxquelles succède un hardi mouvement de raison pratique. Au temps de la raison pure, l’impératif catégorique avait un peu l’air de sentimentale et molle complaisance qu’Henri Heine lui attribue. Ce temps est passé : nos jeunes gens considèrent sans doute les prouesses de la raison pure comme un futile et criminel exercice de sophistique industrieuse ; et ils sont touchés de l’impératif catégorique.

J’ai cité Kant, à leur sujet. Ce n’est pas qu’ils aient grandement subi l’influence de ce philosophe. Mais le Kantisme, avec ses deux momens, l’un de destruction et l’autre de soudaine édification, symbolise à mon gré cette époque-ci et les deux générations qui l’occupent, l’une qui s’en va et l’autre qui arrive.

Leur philosophe, c’est Pascal. Ils l’ont lu, médité, compris. M. Mauriac, M. Vallery-Radot, M. Psichari le citent plusieurs fois, et justement. M. Variot cite Descartes, comme « grand organisateur. » Pour Descartes, le doute est méthodique, — un procédé de démonstration, — et il est provisoire, de même qu’en dépit des moqueries d’Henri Heine, la raison pure d’Emmanuel Kant, pour Emmanuel Kant, est provisoire et prépare méthodiquement l’intervention de la raison pratique. Et c’est un impératif catégorique que pose, lui aussi, Pascal quand il écrit : » Vous êtes embarqué... Il faut choisir... Naturellement, cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c’est ce que je crains. — Et pourquoi ? qu’avez-vous à perdre ? » Ces lignes pourraient servir d’épigraphe à chacun des quatre volumes que je signale ; et elles résument la philosophie, plus ou moins nette, mais vive, de ces écrivains qui, dans le doute où ils étaient abandonnés par leurs maîtres, « parient » pour l’Église et « parient » pour l’armée. Ils sont pascaliens, comme leurs prédécesseurs étaient voltairiens : car tels semblent être les deux courans entre lesquels pouvait hésiter la pensée française contemporaine. Que donne, en fait de littérature, cette importante renaissance pascalienne ?


M. François Mauriac avait publié deux petits volumes de vers, Les mains jointes et L’adieu à l’adolescence. Avec beaucoup de goût, de simplicité, de grâce, il notait l’émoi, les souvenirs, les ferveurs, l’inquiétude d’un enfant pieux, élevé selon le bon usage, et qui est à l’abri des plus terribles malheurs, non de toute mélancolie, et qui rêve dans les limites où on le garde, et qui souffre, mais qui n’exagère, ni pour lui ni pour les autres, sa douleur. Poèmes délicats, frissonnans de brise matinale et colorés de fraîche lumière. Le soin minutieux avec lequel l’auteur de ces poèmes ne dépassait point sa vérité, on le retrouve dans cet Enfant chargé de chaînes, un roman très peu romanesque et où l’enfant des poèmes, devenu un jeune homme, raconte sa première expérience de la vie. Il a de précieuses velléités : il voudrait agir et consacrer au bien son activité généreuse. Auprès de lui, ses camarades sont dévoués à une œuvre de propagande catholique. Il se joint à eux. Mais il est chargé de chaînes, qui entravent son allure d’apôtre. Et, ces chaînes, ce sont les concupiscences de la littérature et de l’art. On ne s’en délivre point aisément, car on les aime. Ces jeunes gens, à qui leurs devanciers n’ont pas laissé une discipline, leurs devanciers leur ont laissé sur l’âme et sur l’esprit ces chaînes, moins lourdes que nombreuses et embarrassantes. Le sujet du roman, c’est l’effort que fait l’enfant pour se dégager. Si, en fin de compte, il ne se dégage pas absolument, l’effort implique déjà la délivrance, — et « tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé. » Voilà la signification religieuse de ce livre, tout pénétré de sentiment chrétien. Et c’est un livre charmant, joliment écrit, avec poésie, avec une sincérité ornée de quelque ironie : ironie et sincérité vont ensemble, parfois ; et l’ironie qu’on applique à soi-même est une forme ingénieuse de la pénitence. L’ironie qu’on applique à son voisin, si l’on n’est pas pharisien du tout, c’est une autre sorte de pénitence, car mon voisin me ressemble. Et, dans cet Enfant chargé de chaînes, il y a plusieurs voisins traités avec le discernement le plus avisé ; il y a notamment un Jérôme Servet, type de démocrate chrétien, conquérant d’âmes et agitateur de consciences, chargé de chaînes, lui aussi, chargé des chaînes de l’orgueil, et qui promulgue en bulletins de hautaine victoire l’évangile de l’humilité charitable. Étrange garçon !… Il traite ses collaborateurs comme Napoléon ses généraux. Puis, ce Napoléon tout à coup s’attendrit sur lui-même, devient un rédempteur attentif à lui-même et, sur le point de quitter ses apôtres, leur dit. « Mes petits enfans, il convient que, même éloigné, je sois présent au fond de chacun de vos cœurs. Mes petits enfans, vous m’êtes fidèles, je le sais, mais pas tous… » Et il emprunte le langage du Christ, avec une bizarre effronterie. S’en aperçoit-il ? Évidemment, oui, et ne fût-ce qu’au plaisir qu’il en éprouve. Ses fidèles, non, tant il les tient sous son prestige ; ses fidèles, non, hors l’un d’eux, l’enfant chargé de chaînes, qui connaît et les chaînes qu’il porte et les chaînes d’autrui. Ce personnage de Jérôme Servet me paraît être l’un des plus fins portraits qu’aient tracés à la perfection nos romanciers d’à présent, et avec quelle aisance, quelle sûreté habile, quelle malice, émue pourtant !

Jérôme tombe à genoux et prie. Tout son orgueil est dans sa prière ; son orgueil et sa foi ; et puis son angoisse. Il joue un rôle ; et il sait qu’il le joue, mais il le joue de tout son cœur. Un tel maître, pour des disciples de vingt ans ! Son angoisse héroïque devient, chez eux, tous les scrupules. M. Mauriac les a très nettement présentés, ces tourmens de l’âme religieuse ; et il les a, dans son Jean-Paul chargé de chaînes, mêlés aux troubles de l’adolescence. Sa peinture est d’un artiste pieux, certes, et adroit.

L’auteur de l’Enfant chargé de chaînes nous a menés aux abords de l’église, sur le parvis où l’on cause avant d’aller à la messe ; et l’on traîne un peu. Mais on tient à la main son paroissien ; puis les cloches sonnent et vous appellent. Vous êtes sur le point d’entrer. C’est ici que l’auteur de l’Enfant chargé de chaînes nous abandonne. L’auteur de l’Homme du désir nous mène jusque dans l’église.

Dès la première page du livre, nous sommes avertis : ce n’est pas un livre pour les libertins. Las des « physiologies du roman contemporain, » M. Robert Vallery-Radot rêva d’une œuvre où fût chanté « l’amour véritable. » Quel amour ? « L’amour dont parle Dante, qui meut les sphères et les âmes ; » l’amour qui animait Pascal, la nuit qu’il écrivait : « Certitude. Certitude, sentiment. Joie. Paix ; » l’amour qui exalte les saints, « dont nous sommes les participans très indignes ; » enfin, l’amour de Dieu. Noble résolution, et qui est déjà l’honneur d’un écrivain : remplacer par de tels sujets, d’une si haute dignité, d’un si sublime intérêt, les petites histoires folâtres et mesquines dont les romanciers se contentent vulgairement. Le héros du livre est un prêtre, et qui raconte comment il a renoncé à tous ses désirs pour n’être plus qu’un vicaire dans une paroisse de faubourg. A-t-il renoncé à tous ses désirs ? Non. Il les a épurés, il les a transformés et glorifiés dans leur total substantiel, qui est l’amour divin ; il leur a donné toute la possession à laquelle les désirs ne savent pas qu’ils prétendent et qui seule les satisfait, la possession de Dieu.

Magnifique aventure ! Le livre est beau. Pourrait-il ne pas l’être, avec cette qualité de pensée, avec la fière audace de l’écrivain qui n’a pas redouté le poids d’une telle pensée et qui la porte sans défaillance ? Mais, je le lui reproche : il n’est que beau. Il ne me touche guère. Le héros de cette confession, — ai-je tort ? — je ne sens point qu’il ait passé par des péripéties où mon libertinage (peut-être) l’eût accompagné. Dès le commencement de sa route, il était, au prix de moi, parfait ; et il avait, en partant, une avance que je n’ai pas su rattraper. Ensuite, je ne le voyais que loin et mes yeux l’ont perdu. Le voyageur mystérieux que deux hommes avaient rencontré sur le chemin d’Emmaüs prit leur allure de pauvres hommes pour qu’ils pussent le suivre.

Mais, l’intention de M. Vallery-Radot, je la devine. Il ne voulait pas que son héros se fit prêtre par désespoir, après mille malheurs humains et poignans ; il voulait que ce dénouement fût, de progrès en progrès, le triomphe de la joie et de la certitude, et fût l’œuvre de la grâce. Or, est-il rien de plus exactement sublime que l’œuvre de la grâce ?... Seulement, le héros, aux mains de Dieu, m’échappe. Ses mystiques prières vont de lui à Dieu, sans moi. Il songe à une jeune fille qu’il a aimée, et il écrit : « Maintenant que me voici dépouillé du monde, je vis pour toi, ma prière attentive te suit et te garde ; toutes mes souffrances te sont comptées ; je te possède par ce que j’ai de plus pur, par delà les ombres périssables, par delà la mort. » Jacqueline Pascal, ayant pris le voile, écrivait : « Dieu sait que j’aime plus ma sœur, sans comparaison, que je ne faisais lorsque nous étions toutes deux du monde, quoiqu’il me semblât en ce temps que l’on ne pouvait rien ajouter à l’affection que j’avais pour elle. » Eh bien ! cette terrible fille, vouée à Dieu si passionnément, n’a-t-elle pas, dans la phrase, plus d’indulgence et plus d’émoi tremblant que le saint de M. Vallery- Radot ? Je l’aime ; et, lui, je ne parviens qu’à l’admirer.

« Délivrons-nous de l’art même, si l’art nous doit cacher Dieu ! » s’écrie l’homme de désir : mais il écrit un roman. Et je sais bien qu’un roman n’est pas un objet dont la forme soit arrêtée à jamais. — Alors, dira l’auteur de ce livre, mettons que ce n’est point un roman. — Qu’est-ce donc ?... Et, en d’autres termes, il me semble que M. Vallery-Radot n’a point trouvé, pour sa pensée nouvelle, une nouvelle forme littéraire ; il emploie une forme ancienne et qu’un usage imprévu désorganise. Il a son inspiration, qui le place très haut parmi nos écrivains ; mais il n’a pas encore son esthétique : et il lui reste d’inventer son art.


C’est la tentation des penseurs : enchantés de la doctrine, ils dédaignent facilement la frivolité de la littérature. Ont-ils peur, eux aussi, de préférer à ce qui est chanté la voix qui chante ? En l’honneur de Dieu, ou de leur idée, ils dépouillent les beautés de l’art : que ne consacrent-ils plutôt à Dieu, à leur idée, toutes beautés imaginables, voire quelque virtuosité, ainsi que faisaient les peintres anciens ? C’est le précieux, modeste et ravissant hommage d’un artiste : il donne ce qu’il a et, comme le baladin de Notre-Dame, il exécute pour elle ses meilleurs tours.

Quelques écrivains religieux préfèrent à l’hommage le sacrifice ; et ils appauvrissent exprès leur manière : ainsi, dans La brebis égarée, le grand poète Francis Jammes. Il m’est impossible de les approuver. Et quelquefois les écrivains les plus vaillamment démonstratifs ne manquent pas d’aller jusqu’à l’extrême négligence. M. Ernest Psichari, par exemple, a beaucoup de mauvaises pages, à peines écrites. Je l’en veux blâmer et, avec lui, tant de conservateurs qui écrivent mal. Un conservateur qui, en écrivant mal, affirme l’amitié qu’il a pour les traditions françaises, omet la tradition précisément que les écrivains sont chargés de défendre, celle du bon style français ; il omet son premier devoir d’écrivain. D’autres devoirs, plus grandioses, le tentent : et, son humble devoir à lui, qui le fera ?…

Mais, à côté des mauvaises pages, — molles, embrouillées, ou empêtrées, ou accablées, — que d’excellentes pages, dans l’Appel des armes ! On dirait alors que, d’un brouillard, sort et s’élance une clarté. Mieux, on dirait que, dans le petit jour, un escadron las et qui pataugeait avec difficulté entend ses trompettes et part : il a son entrain, son alacrité. Il galope ; autour de lui, l’atmosphère est pure et saine.

« Lorsque l’auteur de ce récit fit ses premières armes au service de la France, il. lui sembla qu’il commençait une vie nouvelle : » et c’est le bienfait de cette vie nouvelle que M. Ernest Psichari offre à qui le voudra. Ense et cruce : il offre le bienfait de l’épée. M. Vallery-Radot nous mène à l’église : il nous mène à l’armée. À la vraie armée ! Il note que l’armée a, comme l’Église, ses modernistes : or, « le modernisme est la grande épreuve de l’Église ; c’est aussi l’épreuve de l’armée. » Les modernistes de l’armée considèrent, les malheureux, que tout évolue et que l’armée est dans l’alternative « de mourir ou d’acquérir le sens des réalités modernes. » Ils vous feraient une armée humanitaire, philosophe et pacifiste. Et qu’est-ce qu’une telle armée ? À proprement parler, ce n’est rien. À ces fades niaiseries opposons la prière franche et vive qu’adresse à Dieu, dans l’église de Cherbourg, le soldat Vincent : « Faites que je sois fort et que je tue beaucoup d’ennemis… »

Le soldat Vincent, fils d’un instituteur qui ne peut voir un uniforme sans entrer dans le délire où sont les vaches devant un morceau de drap rouge, hésitait et, parmi les séductions diverses des théories, ne savait plus où poser sa prédilection. Et il était éperdu, comme l’est un jeune homme de ce temps. Le capitaine Nangès l’a sauvé, par son exemple, par son ascendant, par ce qu’a de persuasif le spectacle d’une existence analogue sans cesse aux principes dont elle se réclame. Nangès n’est pas un héros extraordinaire ; et il n’a point de génie. Mais, ce qu’il est, il l’est absolument : et il est officier. Il l’est comme on ne peut pas l’être davantage. Il l’est avec l’assurance qu’il a raison de l’être. Il a conscience d’appartenir à une équipe de gens — l’armée — qui ont une tâche en ce monde. Leur tâche : fabriquer de l’histoire. Or, à notre époque riche d’historiens, on ne fait plus d’histoire ; on en écrit, on n’en fait plus. C’est là, remarque Nangès, « un des signes les plus étonnans de notre barbarie. » Alors, les soldats ? Ils sont prêts, pour le jour où l’histoire recommencera. Et puis ils sont tout équipés, afin qu’il y ait des soldats. Il le faut : et cet impératif catégorique sur lequel repose l’affirmation de l’Église, nous le retrouvons pour l’affirmation de l’armée.

A la caserne, à la manœuvre et à la guerre d’Afrique, Nangès nous apparaît comme un être qui accomplit une besogne incontestable et dont l’efficacité n’est soumise à nulle hésitation ni à nulle chicane : regardez-le !... Ainsi l’armée, de même que l’Église, ouvre un refuge de tranquillisant dogmatisme à des âmes que le doute idéologique empoisonnait.

Le roman, d’un bout à l’autre, est salubre : on s’y porte bien et, à le lire, on sent que vous fouette un air tonique, que vous excite une allégresse de santé. Le roman, vers la fin, prend une véritable grandeur. Dans le sud marocain, Nangès, après des escarmouches et des combats, rencontre un officier. Il le voit, comme dans un mirage ; et il se nomme : — Capitaine Nangès, de l’artillerie coloniale. — Lieutenant Timoléon d’Arc, répond la vision. Oui, l’ami du comte de Vigny... Et l’on se souvient du donjon de Vincennes, de la grandeur et de la servitude militaires. Nangès, comme Timoléon d’Arc et le comte de Vigny, a éprouvé « la grande tristesse de l’armée. » Mais, dit à Nangès Timoléon d’Arc, « vous connaissez, vous autres, des grandeurs nouvelles ; vous avez dans le cœur la haine, c’est ce qui nous manquait. Depuis quarante ans... Le comte de Vigny l’a bien dit : nous ne pensions qu’à cette grande ombre qui nous dominait ; au lieu que vous, vous attendez quelqu’un... » Et Nangès : « Ce que l’armée a été pour vous, monsieur, elle l’est aujourd’hui pour beaucoup de Français. Où trouver, se disaient-ils, une raison d’être ? où trouver une règle, une loi ? où trouver, dans le désordre de la cité, un temple encore debout ?.. »

Cette pensée, à laquelle M. Ernest Psichari a dédié l’Appel des armes, M. Jean Variot lui a dédié Les hasards de la guerre, un chef-d’œuvre.

Andréas Hermann Ulrich..., né à Strasbourg vers 1880, fut un enfant triste, farouche et qui cachait sous un masque impassible une tendre sensibilité. Orphelin, élevé par sa grand’mère, il a deux oncles, un ancien officier de marine et un ancien officier de l’armée, deux surprenans bonshommes qui premièrement se ruinent et enfin le laissent sans argent, — qu’importe ? — sans maison et sans aucune attache dans la vie. Il essaye l’existence comme il peut. L’une de ses tentatives serait d’acquérir, en travaillant, une somme qui lui permît de racheter sa maison : dans la maison où ses pères ont vécu et sont morts, il continuerait leur coutume. Mais, travailler ? chez qui, où ? il ne trouve sa place nulle part. L’autre tentative serait, faute d’une famille, de s’en faire une dans l’humanité ancienne : il en assumerait le rêve et le souvenir qu’attestent les livres, les tableaux, les champs de batailles illustres. Devant les tableaux, il a conscience de n’être pas un artiste : « J’ai battu en retraite, comme nous disons. » Il sait ce qu’il est ; et il n’admet en lui que ce qui est de lui, car il cherche à composer l’authentique réalité de sa personne. Les livres ? Il y a Montlucle brave et ce qu’il a dit, en 1554, défendant Sienne contre le condottiere Medici, marquis de Marignan : « Il faut crever plutôt, ou reconquérir ce que vous avez perdu ! » Ne le sait-il pas, lui Français d’Alsace et orphelin dépouillé du sol et des murs qui lui appartenaient : il le sait mieux, à la lumière d’une parole décisive. Mais, reconquérir ? Il faut ne pas être seul ; il faut entrer dans une armée. Andréas lit la Théorie de la grande guerre, par K. de Clausewitz, général prussien ; et la science de la guerre lui apparaît comme la plus belle et forte, « celle qui est commandée par la raison même de la nature humaine, la lutte. » Il visite les champs de bataille : Wagram, Austerlitz, Esslingen, la Bérésina. Il en ressent la mélancolie glorieuse et l’enivrante majesté ; puis, éveillant la mémoire des morts, il voit les alignemens humains, les foules disciplinées, cette géométrie calculée et vivante, la décision multiple et, dans la masse qu’une volonté soulève, l’initiative obéissante de chacun. Désormais, il connaît son devoir pareil à son désir : être un soldat dans une armée. Un pays a besoin d’une « caste exemplaire ; » et c’est, dans une démocratie, le rôle de l’armée. Ou bien le rôle de l’Église. Mais, de nature, on est ou prêtre ou soldat ; Andréas, soldat. Seulement, il n’a plus l’âge d’un soldat de chez nous. Donc, il lui reste de refaire sa vie parmi les « aventuriers militaires : » il s’engage dans la Légion. A la bataille, en Afrique, il sera blessé mortellement. Du lit où il souffre en attendant l’agonie, à l’hôpital de Casablanca, il écrit : « J’ai été bien heureux pendant les derniers temps de ma vie ! »

Pour dégager le dessein du livre, je l’ai réduit à ses idées. L’on n’en voit plus que le squelette. Mais qu’on veuille en imaginer les idées remuantes et charnues. Admirable récit : chacun des épisodes y est un geste dans la continuité d’une action logique et dramatique. Des péripéties variées et qui se développent avec régularité, sans que rien y soit adventice, de sorte que c’est la substance même du sujet qui se nourrit et qui s’épanouit. Un ordre vivant : et l’auteur a procédé selon sa doctrine morale ; la composition du livre est l’emblème, l’exemple et la preuve de son éthique.

Que de scènes traitées avec la plus forte maîtrise ! Et le pittoresque le plus intelligent, qui nous dépayse et ainsi nous amuse, et qui ne nous déconcerte pas. L’auteur sait nous accoutumer sans retard à des singularités d’âmes et de mœurs qui, nous ayant divertis, engagent notre confiance et ainsi notre intérêt. Il arrive, dans l’originalité surprenante, à l’évidente vérité, qui est le don principal du conteur.

Les sentimens sont délicats et mâles. Le plus moderne émoi revêt ici un caractère cornélien. Que d’énergie dans la douleur et de noblesse dans le pathétique ! Andréas, si réel, et individuel avec une si fière désinvolture, s’agrandit jusqu’au plus magnifique symbole et le plus concluant. Ce garçon qui n’a rien fait de mal, qui pâlit d’avoir été abandonné par ses morts et de n’avoir pas deviné ce que ses morts lui devaient dire, et qui, cherchant sa discipline, arrive à cette extrémité hautaine de se mettre à son rang parmi les soldats de fortune, cet aventurier qui réclame une rude contrainte, et fût-elle arbitraire, incarne tout le malheur de son temps, le désespoir et la dignité, la grande angoisse et décision d’une jeunesse qui a pris au sérieux, qui a pris au tragique les dévastations où flânent encore et vieillissent curieusement quelques joueurs de flûte, les derniers peut-être.


ANDRE BEAUNIER.

  1. François Mauriac, L’Enfant chargé de chaînes (Grasset, éditeur) ; — Robert Vallery-Radot, L’Homme de désir (Plon) ; — Ernest Psichari, L’Appel des armes (Oudin) ; — Jean Voriot, Les Hasards de la guerre (Crès).