Revue littéraire - Rémy de Gourmont

Revue littéraire - Rémy de Gourmont
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 206-217).
REVUE LITTÉRAIRE

RÉMY DE GOURMONT

C’était un homme très singulier : par l’étendue de son intelligence, déjà ; et puis, par un mélange de qualités rares à notre époque et de défauts un peu moins rares, mais un tel mélange ne se trouve guère. Ses qualités sont d’un véritable érudit, d’un merveilleux artiste et d’un philosophe, au moins d’un penseur ; et, ses défauts ou quelques-uns de ses défauts, certains ignorans, ou primaires, les ont aussi. Son œuvre, qui est immense, réunit à de parfaites beautés divers inconvéniens très désagréables. A chaque instant, il vous apparaît comme un grand esprit, et qui a des petitesses. On n’ose pas le juger : on l’admire et il vous fâche ; il vous amuse et vous irrite ; il vous enchante et vous déplaît. En somme, jamais il ne vous laisse indifférent : j’avais raison, voilà un écrivain très singulier.

Peut-être au surplus n’offense-t-il aucunement tels de ses lecteurs et, parmi eux, les amis fidèles des Encyclopédistes. Il a été, en notre temps, une sorte d’Encyclopédiste et comme un camarade un peu attardé, mais bien rajeuni, de d’Alembert ou Diderot. Je crois qu’il se serait entendu avec ces philosophes le mieux du monde, sinon sur tous les points, en tout cas sur le principal ; et, quant au reste, il se fût engagé très volontiers dans des querelles attrayantes. Il avait leur curiosité, leur extrême facilité de compétence, leur honnête désir de tout savoir et de comprendre tout, leur aptitude à y réussir, leur zèle infatigable et, en principe, leur scepticisme, en réalité le même entrain qu’eux à conclure, enfin l’air du doute et l’habitude d’affirmer : ou de nier, mais peu importe. Il avait leur perpétuel émoi du cerveau, leur digne amour des faits et des idées, leur volonté de conformer celles-ci à ceux-là. Il avait leur méthode ; et il avait aussi leur désordre : quand on aime passionnément les faits et les idées, on ne renonce point à ceux ou à celles qui n’entrent pas dans la combinaison la plus logique et, si rationaliste qu’on soit, on a des complaisances de fantaisie. Il avait, de même qu’eux, cette noblesse de l’esprit que donne l’étude continuelle, cette fierté de l’âme que donnent le désintéressement à l’égard de toute mesquinerie et le souci coutumier des problèmes les plus estimables ; et il avait, de même qu’eux, un étonnant libertinage de l’imagination, pour tout dire un drôle de goût de l’obscénité, qui semble contraster avec tant de sagesse et qui en est le divertissement bizarre. Ajoutons leur athéisme, et leur impertinence d’athéisme, et leur manie du badinage anticlérical. Avec tout cela, de la poésie, les plus charmantes finesses du sentiment, de la bonhomie, de la grâce et une souveraine limpidité de la pensée.

Il a écrit sur toutes choses, anciennes ou récentes, sur la philosophie, l’histoire et la science, sur la théologie et la littérature, et sur l’art, et sur les mœurs, et sur les gens, sur le détail et sur la totalité de ce qui existe ou n’existe pas, sur les anecdotes et les rapports qu’elles entretiennent avec l’infini. « Nous sommes entourés de questions, nous vivons dans une forêt de questions ; où que nous jetions les yeux, une question se dresse ! » dit-il ; et voilà son bonheur, c’est qu’il y ait tant de questions que l’on soit certain de n’en pas manquer. Il ne les ménage pas. Il est au milieu d’elles comme un faune dans la forêt fabuleuse : il les a toutes caressées ; il les abandonne et il leur revient, plus amical, frivole assez pour les aimer toutes, fidèle à toutes. Les six tomes de ses Epilogues, les cinq tomes de ses Promenades littéraires, les trois tomes de ses Promenades philosophiques et encore quelque dix volumes de critique ou d’essais variés[1] composent ou entassent un magnifique trésor des connaissances les plus dignes d’occuper une tête moderne. Or, sur tant de questions extraordinairement diverses, Rémy de Gourmont n’apporte pas seulement une chronique et, je veux dire, un ingénieux et léger commentaire, mais une opinion sérieuse et qui tient compte des opinions antérieures, les discute, les écarte ou les admet, ne les remplace qu’à bon escient. Il n’improvise pas : il a travaillé. Il prétend, — et il « avoue, » oui, avec un peu de coquetterie, — qu’il n’a guère jamais écrit sur un sujet qu’il n’en fit, en même temps, la découverte : « discourir sur ce que l’on sait trop bien, quel ennui ! » Sans doute ! et mettons qu’il travaille en même temps qu’il « épilogue : » mais il travaille. Toute occasion lui est bonne : après maintes occasions, il fut généralement informé. Ses découvertes le ravissent ; mais, chacune des plus récentes, il la case dans une série ancienne. Ainsi, ses découvertes ne sont pas ces Amériques que de moindres sa vans ou lettrés annoncent avec un ridicule enthousiasme de nouveauté. Il sait où en est la recherche et continue.

Il a lu tous les philosophes, depuis les Grecs et depuis les Éléates jusqu’aux « absurdes » métaphysiciens d’Allemagne. Il n’a pas négligé les Scolastiques et, dans notre moyen âge, il a distingué plusieurs hérétiques qui, pour le satisfaire, avaient leur impiété supposée, au moins leur désobéissance et leur façon de risquer, sous les symboles de la foi, l’audace de leurs hypothèses. Il estime et traite comme un ami Celse qui, à l’époque des Antonins, réfuta le christianisme ; et il pardonne bien des méfaits d’orthodoxie à Origène qui, pour réfuter Celse, dut citer les meilleurs passages du Discours véritable : sans Origène, l’hérétique serait perdu. Il méprise Voltaire qui parle de Bacon « d’après des causeries de taverne » et qui ne l’avait pas lu ; car Voltaire nous renvoie « au livre » de Bacon, tout de même que si Bacon n’avait écrit qu’un livre. Lui, Rémy de Gourmont, n’a pas redouté de lire le latin de cet Anglais, vu qu’il est futile de se fier à la traduction de La Salle, toute pleine d’arrangement. Il a cherché dix ans et n’a été content qu’après avoir trouvé à Rome, dans une vente, la Philosophia naturalis de Roger-Joseph Boscovich, natif de Raguse et qui mourut à Milan l’année 1787, jésuite il est vrai, mais un de ces jésuites « fort libres » qu’il n’a point envie de dénigrer. Tous les systèmes, il les a examinés et appréciés, de telle sorte qu’un système qui survient, tout frissonnant de jeune hardiesse, ne le prend pas au dépourvu : il vous le range parmi les autres, parmi les vieilles tentatives de l’inutile dialectique.

Il est au courant de la science, et de son histoire, et de ses vœux. Quand M. Péladan cite Léonard de Vinci comme le précurseur de Copernic, Galilée, Kepler, Harvey, Lavoisier, Pascal, Huygens, Haller, qui encore ? — non, répond doucement Rémy de Gourmont. Léonard dit que le soleil ne se meut pas ; mais Cicéron, Diogène Laërce et Plutarque le disaient aussi. Léonard dit que le sang se meut dans le corps humain ; mais « il ne devance pas Harvey, pas même Césalpin, pas même Colombo ou Servet : il transcrit Galien, » voilà tout. Quand M. Le Dantec se désole ainsi : « c’est pour moi une grande douleur de voir méconnaître le transformisme au moment où je croyais qu’il avait conquis le mondo, » Rémy de Gourmont, qui a suivi toutes les tribulations du transformisme, sait ce que vaut ce chagrin et console M. Le Dantec. Quand M. René Quinton publie L’eau de mer, milieu organique, il y a là une authentique nouveauté que Rémy de Gourmont saisit tout de go. Voire, il n’a pas attendu le volume et, dès les premières communications de ce savant, célèbre depuis lors, à l’Académie des sciences, il courait après le savant, se faisait expliquer l’invention, la révélait avec autant de claire exactitude que d’allégresse et de son côté, sur les données de la permanence physique et physiologique, il établissait une loi de « constance intellectuelle, » qui semble contredire le transformisme général, mais ne le contredit pas, et qui associe aux caractères de mutabilité le principe de l’invariabilité essentielle, et qui pourrait fournir à l’histoire de la pensée humaine, pareille et enrichie, une règle ou une méthode.

Cette règle ou cette méthode, avant même d’en avoir rédigé la formule, ne l’a-t-il pas appliquée, dans ses études, si nombreuses et attentives, dont notre littérature est l’objet ? n’a-t-il pas montré la diversité des œuvres et, au cours de six siècles féconds, la durée du génie français qui, sans se dénaturer, multiplie ses prouesses ? Il lui fallait, pour cette belle exhibition, connaître tous nos écrivains et les connaître, comme il dit, « d’original. » Cette obligation ne le gêne pas ; et il a tout lu : pour peu qu’on ait seulement parcouru tels ou tels plus fameux historiens de notre littérature, on voit que l’auteur des Promenades littéraires est, parmi eux, un monstre. Le moyen âge lui est familier : les poèmes du moyen âge et aussi la langue du moyen âge, comme à un philologue. Il a eu, pour ses travaux, l’assentiment de Gaston Paris, « dont nous sommes tous les disciples ; » et il s’en fait honneur, à bon droit. Les problèmes de l’étymologie, de la phonétique et de la sémantique ne lui sont pas étrangers. Si M. Paul Meyer, incontestable philologue, propose à l’Académie une réforme de l’orthographe dont les articles dérivent du passé même de la langue, Rémy de Gourmont le chicane heureusement. On écrira désormais gajure, au lieu de gageure ; pourquoi ? Pour maintenir la prononciation, qui autrement se perdra : ainsi, au XVIIe siècle, si l’on en croit M. Paul Meyer, on prononçait bonhur et malhur ; l’Académie oublia de supprimer la lettre inutile, et nous disons bonheur et malheur. On disait bonhur et malhur ? Rémy de Gourmont se récrie : c’est qu’il n’ignore pas, lui, le XVIIe siècle plus que le moyen âge. Mais voyez Richelet ! Richelet : heureux, « prononcez üreux ; » malheur : « prononcez maleur. » Voyez Ménage : « Quoiqu’on die heur, bonheur et malheur, il faut dire hureux, bienhureux, malhureux. » Voyez Hindret, ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène : « Quant à bonheur, ce serait parler en badaut que de dire bonur, comme quantité de gens disent à Paris. » Lisez Richelet, lisez Ménage, lisez Hindret, lisez tout ; et vous aurez moins de fougue à réclamer de ces réformes qui « balafreraient » l’auguste français. A propos des innovations que nos poètes ont essayées, vers la fin du dernier siècle, dans la métrique de leurs vers, Rémy de Gourmont traite la question de l’e muet que d’aucuns élident devant les consonnes tout aussi gaiement que devant les voyelles : lui ne va pas conclure sans se référer à l’usage ancien des poètes ; il consultera et Ronsard et Desportes et Malherbe, et aussi les grammairiens d’autrefois, et aussi les linguistes d’à présent. Puis il nous conseillera de nous en tenir à notre jugement d’oreille : l’oreille d’un lettré, dix siècles de poésie française lui ont donné ses habitudes, sa préférence et peut-être le désir de quelque nouveauté. M. Joseph Bédier publie son admirable Roman de Tristan et Iseut ; Rémy de Gourmont, romaniste méticuleux, sait y démêler le travail exquis de l’arrangeur, y trouver les divers élémens de la légende, y souhaiter en tel endroit une version plutôt qu’une autre. Il a écrit, sur Guillaume de Machaut, poète du XIVe siècle, un chapitre charmant de justesse ; et l’amie du poète, Péronne d’Unchair, dame d’Armentières, « mon cœur, ma sœur, ma douce amour, » il l’a très joliment éveillée de l’oubli et amenée à la demi-lumière des héroïnes amoureuses, poétesses qui n’ont point écrit leurs vers et les ont inspirés seulement. Ses portraits de Théophile, de Saint-Amant, de Cyrano de Bergerac, de Chamfort, de Rivarol, de Restif, de Maurice de Guérin, de Gérard de Nerval, et de Verlaine, de Moréas, de Mallarmé font une galerie où Sainte-Beuve eût passé des heures précieuses.

J’insiste un peu sur tant d’érudition, — mot lugubre ; — mais nulle érudition n’est moins triste et, à la vérité, n’est plus gaie. Les érudits sont ennuyeux, s’ils n’en finissent pas de remuer leurs doigts las dans la cendre ; mais Rémy de Gourmont, dans la cendre, cherche les étincelles de la vie. Ce qui est mort, il le néglige après avoir séparé beaucoup de vie de ce qui parait mort. Sa patience nous avertit d’aimer les bribes de la réalité plus que toutes les fausses images, nulles, n’étant pas mortes, étant ce qui jamais n’a existé. Il ressemble, disais-je, aux philosophes de l’Encyclopédie ; mais il est le contemporain d’une science extrêmement rigoureuse, très sûre de ses procédés, un peu entichée de ses disciplines : « le temps des belles ignorances est passé, » remarque-t-il. Et son originalité, qui prouve la puissance de son esprit, ce fut d’être cet Encyclopédiste parmi les savans très difficiles, d’être l’un d’eux, et non le moins fervent, mais le moins jaloux : il ne gardait pas pour lui les subtils plaisirs de la pensée.


Mais où va-t-il, si bien muni de littérature, de science et de philosophie ? Nous apercevons le philosophe et demandons le système. Ah ! craignons de lui attribuer un système : il eût dédaigné le mot, refusé cette prison pour ses idées. Les grands amateurs d’idées n’ont pas de système ; et les viveurs en activité font sagement de rester célibataires. Un système l’aurait gêné : il ne s’abstenait pas de se contredire, si deux idées mal accordées le tentaient. Cependant il a, sinon sa doctrine, au moins ses prédilections. Nous les verrons apparaître bientôt, et assez nettes. Premièrement, regardons-le qui se procure des idées : et il choisira.

Il considère que toutes les opinions qui ont cours ici-bas, sous le nom de préjugés, de dogmes ou de certitudes, sont l’œuvre de ce mécanisme intellectuel souvent décrit, l’association des idées. Or, les idées se réunissent logiquement. Mais il n’est rien de plus capricieux ou complaisant que la logique, avec son air d’austérité, avec sa réelle facilité. Bref, les idées se sont réunies par hasard, ou à peu près ; et puis le temps a consacré l’aventure de leur union. Ce qu’on appelle opinion, croyance et même, à force d’orgueil, vérité, Rémy de Gourmont le qualifie de lieu commun, de banalité universellement répandue. La vérité, cette vérité-là, c’est, pour l’homme, « son bâton de voyage à travers la vie ; » c’est encore « le pain de sa besace et le vin de sa gourde. » L’homme a soin de ne pas trébucher, de ne pas mourir de faim ou de soif : conséquemment, il garde avec acharnement sa provision d’idées réunies par hasard et de longtemps. L’homme ordinaire, le simple voyageur de la vie : mais le philosophe ? Le philosophe, lui, fait de la dissociation d’idées. Autant dire que la philosophie a pour but de réviser les opinions courantes et que son stratagème le meilleur est l’analyse. Évidemment ! Mais il y a, dans le projet de Rémy de Gourmont, quelque chose de plus et autre chose, et qu’on discernera par des exemples de la besogne à laquelle il se livre assidûment. Voici trois exemples de ses dissociations d’idées ; je les emprunte à chacune de ses trois études favorites, qui sont et la littérature, et la science, et plus généralement la philosophie.

C’est une opinion courante que le XVIIe siècle français a été une époque de raison souveraine, de bel ordre et d’honnête tranquillité ; en d’autres termes, et de par une vieille association d’idées, classique horriblement et l’œuvre de nos pédagogues bien pensans, nous avons accoutumé de joindre au souvenir de ce siècle une notion de tranquillité, d’ordre et de raison. Les jeunes gens sortent du collège, « persuadés que la littérature de cette époque fut rédigée par une académie honorable de beaux esprits que présidait Boileau. » Dissocions !… « Ce furent des temps riches, excessifs, fougueux et libertins. La tragédie de Racine, comme une fleur violente et douce, surgit naturellement de ce sol tourmenté et arrosé d’orages. Les poisons de théâtre faisaient frissonner des femmes qui venaient d’en serrer de réels dans un coffret, sous des lettres de leur amant. Les mœurs sont d’une belle liberté : on ne connaît que le tout ou rien, la vie des passions ou la vie de renoncement. L’hypocrisie est rare, étant inutile. La Rochefoucauld et Pascal ont établi pour jamais le scepticisme moral ; et Descartes, le scepticisme métaphysique. Molière est athée ; La Fontaine est païen : l’incrédulité et l’indifférence se partagent les esprits… » Holà ! et Bossuet, Bourdaloue ?… Bourdaloue et Bossuet, ne les oublions pas, nous allons les considérer comme des « missionnaires, » et qui ont fort à faire dans une société à laquelle Pascal et Descartes ont enseigné ou enseignent l’incrédulité morale et métaphysique, Molière l’athéisme, La Fontaine le paganisme et, Racine, la passion jusques au meurtre ; des missionnaires : et ceux qui évangélisent les sauvages, dans les pays étranges, ne sont pas plus occupés. Voilà, par dissociation d’idées, un XVIIe siècle, un Grand siècle quasi anarchique.

C’est une opinion courante et c’est une banalité qui n’avait pas eu de contradicteurs, que la fourmi, l’abeille et le castor sont des animaux très laborieux, adroits et estimables, inférieurs cependant à l’homme. Nous avons accoutumé de distinguer l’intelligence et l’instinct : ce n’est point ici que Rémy de Gourmont proteste. Mais nous avons accoutumé d’honorer plus l’intelligence que l’instinct. Bref, nous associons à l’intelligence, et à l’intelligence humaine, l’idée d’une suprématie. Lisez Descartes et apprenez qu’il ne compte pour rien les perceptions ou pensées qui ne sont pas illuminées des clartés de la consciente. Eh bien, dissocions ! Est-il évident que l’intelligence soit « le produit normal du cerveau, » qu’elle n’en soit pas une maladie, une manie ancienne ? Peu importe d’ailleurs : « une tare qui se transmet de générations en générations finit par perdre son caractère pathologique ; elle fait partie intégrante et normale de l’organisme. » Bien ! Mais « on peut aussi concevoir l’intelligence comme une forme initiale de l’instinct. L’intelligence humaine serait destinée à se cristalliser en instinct, comme cela est advenu pour l’intelligence des autres espèces animales. La conscience disparaîtrait, laissant toute liberté à l’acte inconscient nécessairement parfait dans les limites de sa fin. L’homme conscient est un écolier qui se révélera maître le jour où il sera devenu une machine délicate, mais sûre, comme le castor, ou comme l’abeille. » Ainsi, l’intelligence serait, — « serait, » dit Rémy de Gourmont d’abord ; « est, » dit-il bientôt, — le premier bégaiement de l’instinct, son germe hésitant, l’esquisse ou le brouillon de la merveille machinale.

Passons de la science à la philosophie ; du reste, ce passage, Rémy de Gourmont le nierait, n’admettant pas la différence de la science et de la philosophie : laissons cela. Les philosophes, et avec eux les gens de rien, sont unanimes à considérer l’intelligence comme une faculté créatrice : elle imagine, elle argumente et elle invente. Elle ne tire pas du néant les élémens de ses dialectiques, les matériaux de ses constructions ; mais elle construit. L’architecte ne produit pas la pierre, ni le bois, ni le fer ; il emploie le fer, le bois, la pierre, et il bâtit, et il est l’auteur du monument. L’intelligence, qui élabore les données des sens, qui les dispose et qui, par la déduction, l’induction, l’intuition même, ajoute à ces données, l’intelligence bâtit et est l’auteur des monumens idéologiques. Nous avons accoutumé d’associer l’intelligence et l’idée de création. Vanité, orgueil, fatuité ! Dissocions, de grâce : « L’intelligence est un instrument excellent de négation ; il est temps de l’utiliser et de cesser de vouloir élever des palais avec des pioches et des torches. » Et voilà l’antique folie humaine dénoncée : l’intelligence ne crée pas ; elle détruit. Ne vous étonnez plus de voir tant de systèmes et de croyances joncher l’histoire : l’intelligence, qui avait l’air de les bâtir, obéissait aux velléités profondes de sa nature et ne faisait que des décombres.

Dans ces trois exemples, — et l’on en citerait plusieurs dizaines de ce genre, — Rémy de Gourmont semble avoir pris tout simplement le contre-pied de l’opinion courante. Et ne cherche-t-il pas le paradoxe ? Non : il a flétri le paradoxe comme « l’exercice le plus méprisable, » en toute sincérité, même naïvement. Il ne cherche pas le paradoxe, qu’il déteste. Que cherche-t il ? Je n’ose dire : la vérité. Cependant, oui, la vérité ! Mais il la cherche sans espoir.

Le XVIIe siècle n’est pas une époque d’anarchisme. D’autre part, le XVIIe siècle n’est pas coite époque de morne soumission que des professeurs émérites et, aujourd’hui, de jeunes doctrinaires se plaisent à nous représenter. L’instinct n’est pas la fleur accomplie de l’intelligence. D’autre part, une psychologie un peu niaise a établi de ridicules hiérarchies entre les facultés de l’âme, installé parmi les fonctions du cerveau le régime des castes et faussé tout l’aspect de la machine mentale. L’intelligence n’est pas uniquement pioche et torche, outil d’incendie et de démolition. D’autre part, on aurait tort de méconnaître les vertus et l’efficacité de son opération critique. En somme, il y a de la vérité dans la thèse et l’antithèse.

Rémy de Gourmont, qui formule l’antithèse, serait un faiseur de paradoxes, oui, s’il ne veillait à ce que l’antithèse contînt de la vérité, le plus de vérité possible. Or, chacun des traits qu’il assemble pour dessiner son XVIIe siècle turbulent, il l’appuierait de preuves, au moins de justes remarques ; et pareillement il a des faits, de qualité scientifique, pour illustrer sa théorie de l’instinct ; des faits, de qualité philosophique, pour illustrer sa théorie de l’intelligence meurtrière.

Il ne cherche pas la vérité : nous avons vu qu’il la dédaigne, quand il donne le nom de la vérité à ces mensonges qui servent de bâton pour la route et de pain pour la besace et de vin pour la gourde aux plus médiocres voyageurs de ce bas monde. Et il écrivait : « Il est aussi absurde de chercher la vérité — et de la trouver, — quand on a atteint l’âge de raison, que de mettre ses souliers dans la cheminée la nuit de Noël ! » Ne l’impatientez pas là-dessus : il vous dira qu’il quête le « non-vrai. » Il ne cherche pas la vérité, mais il cherche de la vérité. Ce n’est pas la même chose ; et, en quelque façon, ne serait-ce pas le contraire ? Les amans de la vérité croient qu’elle existe ; Rémy de Gourmont ne croit pas à elle et, ces menus fragmens de vérité qu’il recueille, j’ai tort de les appeler des fragmens : il ne conçoit pas que leur assemblage puisse être complet, puisse composer la vérité. Ce ne sont pas des fragmens, ce ne sont pas des morceaux de la vérité : ce sont des jugemens qui en valent bien d’autres. Mais, répliquons-nous, il y a le détail de la réalité, il y a (comme on dit) les faits : et votre patience de philologue, de naturaliste, d’anecdotier, ne la dépensez-vous pas à collectionner des faits, vous qui êtes si content le jour que vous apprenez comment les langues romanes modifient le c initial devant une voyelle, comment les fourmis cheminent et ne font pas de différence pénible entre un plan vertical ou horizontal, et comment M. des Réaux jugeait la belle Mme de Monlbazon ?… Les faits ?… « Les faits ont une très grande valeur, mais passagère. Ceux qui sont vrais aujourd’hui seront faux demain, parce que leur exactitude est en rapport, non pas avec une réalité immuable, mais avec une réalité mobile et changeante : » et, cette réalité mobile et changeante, c’est nous, ce n’est que nous. Il y a la science ? « Si quelque chose représente ici-bas le rêve, c’est la science ! » Enfin qu’y a-t-il ? Le doute. Il y a de regarder « l’envers et l’endroit » des objets, et de ne pas savoir comment les placer, et de savoir qu’ils n’ont ni endroit ni envers. Il y a de fuir, plus que la peste, « l’horrible manie de la certitude, » manie des Ames contrefaites ; il y a de ne pas conclure et, quand on s’arrête d’épiloguer, de savoir qu’on est las et qu’on n’est point arrivé ; il y a de se garder contre toutes contagions affirmatives et de ne point s’écarter hors des voies « saines et honnêtes » du scepticisme.

Rémy de Gourmont n’a pas du tout peur d’aller à l’extrémité du scepticisme, et au-delà. Or, le très éloquent Royer-Collard a dit une grande sottise, quand il a prétendu qu’on ne fait point au scepticisme sa part : toute la vie humaine, et la science, et les croyances, et l’activité quotidienne de tout homme font au scepticisme sa part et lui imposent des limites. Mais lui, Rémy de Gourmont, voilà précisément ce qu’il refuse ; il ne veut pas faire au scepticisme sa part : il le lâche en pleine liberté, il l’engage à tout dévaster. Du moins, il y prétend : et il n’y parvient pas. Royer-Collard se trompe ; et le scepticisme n’a pas une extraordinaire puissance d’expansion : plutôt, il m’étonne par sa timidité. Il ne va pas loin, si loin qu’il aille. A peine s’est-il aventuré, une tremblante inquiétude le prend, comme s’il redoutait de se perdre par les routes illimitées : et il se retourne, assez penaud, même s’il fait le fanfaron, vers son vieux compagnon plus énergique, le dogmatisme. Aussi n’avons-nous pas de vrais sceptiques et, même en la personne de Rémy de Gourmont, n’avons-nous pas le sceptique parfait qu’il a désiré d’être. A dix ans de distance, réimprimant son traité de L’idéalisme, il informe son lecteur de ses nouvelles préférences dans les idées et avoue qu’il espère avoir, depuis dix ans, « grandi en sagesse et en scepticisme : » ce pléonasme l’amuse. Il appelle la vie « un jeu sans enjeu. » Il pose comme suit la « seule méthode digne d’un esprit qui se veut libre : traiter tous les sujets comme si on les rencontrait pour la première fois, n’accepter aucune opinion toute faite, dissocier les idées et les actes, nôtre dupe d’aucune construction, la mettre aussitôt en morceaux. » Il ajoute : « n’avoir aucune croyance : » redondance ! Et il est dogmatique.

Il le serait déjà par cette rude affirmation de son scepticisme. Et il l’est, pour ainsi parler, tout comme un autre : par ses conclusions, car il conclut ; par ses préjugés, car il juge, et l’on ne juge que prématurément ; par ses habitudes d’esprit, et c’est là que tout dogmatisme a son berceau, son refuge ou son très sûr logement. Sceptique ? Il croit à la science ; il a beau la décrier ou la célébrer comme un rêve, il compte sur elle et même il attend d’elle, avec un peu trop d’ingénuité, ce que jamais elle ne lui donnera, une philosophie. Sceptique ? Il ne croit pas à la métaphysique, et même il en fait bon marché, un peu vivement ; mais il croit à la physique, et ce n’est pas moins périlleux. Sceptique ? Il ne croit pas à la réalité du monde extérieur : l’idéalisme berkeleyen l’a séduit, comme une ravissante dissociation d’idées ; mais il est matérialiste néanmoins, car la physique parait ainsi plus commode et, l’apparence phénoménale, on peut la désigner sous le nom de matière, quand on sait ce que parler veut dire. Voilà des croyances. Il n’en faut pas tant pour dénigrer les croyances d’autrui : dont Rémy de Gourmont ne se prive pas. Et il n’en faut pas tant pour se priver de comprendre, en dépit d’une intelligence admirable, ce qui n’est pas le dogme qu’on a choisi : le catholicisme, par exemple, et Pascal dont le tout ne consiste pas à prêcher le scepticisme moral, et Descartes dont le tout ne consiste pas à prêcher le scepticisme métaphysique, etc., et les « curés !… » Ce malin sceptique a fait à son scepticisme la part plus petite qu’il ne s’en est avisé. Tels sont ses torts, et les torts d’un Encyclopédiste : camarade de Diderot.


Notons encore, pour achever la définition de cet Encyclopédiste, qu’il a été le contemporain, l’ami, l’un des maîtres d’une littérature que Diderot n’eût point aimée : le Symbolisme. Rémy de Gourmont fut, il y a un quart de siècle, un de ces jeunes gens qui eurent l’ambition d’instaurer une esthétique toute neuve. On les a vilipendés ; et leurs livres, parmi lesquels il y a quelques chefs-d’œuvre, sont l’offrande la plus jolie que l’art le plus pur ait sans doute reçue en ces années-là. Plus tard, et quand il sembla que l’école se démodait, Rémy de Gourmont lui demeura fidèle : « La marque symboliste est noble, écrivait-il, et je tiens beaucoup, pour ma part, à la porter visible et même impertinente. » Comment le symbolisme s’accorde-t-il avec le matérialisme et le positivisme que Rémy de Gourmont n’a pas moins affichés ? Eh bien ! le positivisme n’est pas l’ennemi de la mysticité ; quant au matérialisme de notre auteur, j’ai dit que Berkeley en eût accepté, sinon les conclusions, les prémisses. Et quel amateur d’idées, — c’est pourtant là l’essentiel d’un Rémy de Gourmont, — ne prise les symboles, miroirs clairs et obscurs de toutes les idées, de celles que favorise la lumière et de celles qui ne souffrent que la pénombre ? Ses poèmes ne sont pas ce que j’aime beaucoup dans son œuvre : il les a écrits, semble-t-il, pour essayer ses théories, et il les présente un peu comme des échantillons d’une prosodie nouvelle ; et puis il a cherché des harmonies très difficiles et qu’il ne trouvait pas toujours. Ses romans, qui pour la plupart réalisent des emblèmes d’idées, sont beaux et, quelquefois, délicieux, par la finesse, la rapidité ingénieuse, la poésie, la gaieté spirituelle, et quelquefois, à mon gré, entachés de cynisme et de perversité surannée. De lourdes impiétés gâtent, si je ne me trompe, Une nuit au Luxembourg, qui est pourtant une adorable rêverie renanienne ; de fortes sensualités gâtent peut-être aussi Le Songe d’une femme, qui serait un charmant volume de fantaisie voluptueuse ; et mille inutilités de physiologie me gâtent Un cœur virginal, cœur cependant joli, drôle et qu’on aime. Un roman de Rémy de Gourmont, Sixtine, porte en sous-titre ces mots : « roman de la vie cérébrale ; » sous-titre que tous mériteraient fût-ce un peu trop. Mais ce cerveau a des ardeurs qui le mènent à la polissonnerie aussi bien qu’à l’idéologie. Tous sont amusans et ont le vif agrément de cet homme « doué de plusieurs âmes de rechange » et si magnifiquement épris de toutes ses âmes qu’il en oublia d’être morose, comme le persuadaient de l’être ses doutes sempiternels, aspects divers d’un même nihilisme.

Survint la guerre. Interrompu dans ses jeux subtils, Rémy de Gourmont donna ce livre tout simple et tragique, Pendant l’orage. Brusque réveil d’un amateur d’idées : l’artiste n’est plus qu’un bon Français pareil à tous les autres. Il ne dissocie pas de la métaphysique générale l’idée de patrie. Il préfère à tout absolu, et même à toute contingence, la délivrance du sol français et la reprise de l’Alsace ; un Romain Rolland lui fait pitié.

La littérature qui naîtra des conjonctures nouvelles, nous ne la devinons pas. L’œuvre de Rémy de Gourmont, littérature d’hier, est digne de souvenir. Je n’en ai pas dissimulé les tares ; mais le péché que Saint Hilaire de Poitiers condamne au treizième chapitre de son Traité des Psaumesv Rémy de Gourmont ne l’a point commis, le péché de mauvais style.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Ces volumes, et presque toute l’œuvre de Rémy de Gourmont, à la librairie du Mercure de France ; ajoutons Pendant l’orage, volume tout récemment publié par l’éditeur Edouard Champion, au profit de l’œuvre « du vêtement du prisonnier de guerre. »