Revue littéraire - Qui était l’Astrée de Ronsard

REVUE LITTÉRAIRE

QUI ÉTAIT L’ASTRÉE DE RONSARD ?[1]

Charmante nouvelle et, toujours bienvenue, l’occasion de relire un peu Ronsard : on vient de retrouver Astrée, la vraie Astrée, la jeune femme que Ronsard aima et qu’il a célébrée sous un tel nom céleste.

C’est, pour la première fois, dans l’édition de 1578 que parut le groupe des « Sonnets et madrigals pour Astrée, » où il y a l’adorable sonnet de l’épiphanie de Vénus :

Au mois d’avril, quand l’an se renouvelle,
L’aube ne sort si belle de la mer,
Ni hors des flots la déesse d’aimer
Ne vient à Cypre en sa conque si belle,
Comme je vis la beauté que j’appelle
Mon astre saint au matin s’éveiller,
Rire le ciel, la terre s’émailler,
Et les amours voler à l’entour d’elle…

Ces vers sont dans toutes les mémoires et y font un remuement de lumière pareil au scintillement des petites vagues sous la brise.

Le premier jour que Ronsard vit son Astrée, elle lui donna « mainte dragée et mainte confiture. » Ces friandises étaient à la mode ; et la mode ne s’en perdit pas vite : au siècle suivant, Mademoiselle trouvait « assez bonne femme » l’insupportable princesse de Carignan, qui avait sans faute ses poches pleines de confitures ; « et la reine me faisait la guerre que je ne l’aimais que pour qu’elle m’en portât, sans avoir la peine d’en charger mes poches. » Ces confitures étaient, en forme de bonbons, des fruits confits. Ronsard se souvint du prélude agréablement sucré de ses amours, lorsqu’elles tournèrent à l’amertume et à l’aigreur.

Astrée qui s’appelait Françoise, il la compare à la douce framboise, fruit savoureux. De préférence, il la compare aux astres du ciel ; et, pour avoir voulu se hausser jusqu’à elle, n’est-il pas Icare dont la chute sera éternellement glorieuse ? N’est-il point aussi la nef, mal accoutrée de mât, de voile, et qui, égarée au milieu de la mer, ne doit espérer le salut que des astres, seuls maîtres de luire, sauver et conduire ? Il se joue, en ses poèmes, parmi de si plaisantes analogies.

Astrée était belle sans fard ni artifice et par l’unique volonté des dieux. Ronsard eût aimé qu’elle n’ajoutât même pas de bijoux à tant de charmes naturels et consentit au « simple habit » sans vaine parure et clinquant d’or ambitieux. Elle avait les plus beaux cheveux d’or frisé, plus beaux « que ceux que Bérénice loin de son chef envoya dans les cieux. » Un matin que la « demoiselle » d’Astrée peignait la chevelure admirable, Ronsard vit qu’au peigne restait une bribe de cet or souple ; et il rêva d’être larron, de prendre sa part de butin : la demoiselle lui ôta la bribe des doigts. Il maudit cette méchanceté.

Ronsard avait, dit-il, fait peindre à la paume de ses gants l’image d’Astrée. Il la regardait comme on examine au ciel sa destinée. Il escomptait une bonne aventure, ayant toujours son astre entre les mains. Mais l’aventure, hélas ! fut imparfaite. Astrée ne savait pas de même flamme brûler ; son cœur n’était semblable à ses paroles. Elle oubliait les jolis soins, les égards, ne baisait pas le portrait de son amant et, pour tout dire, n’aimait « qu’en idées. » Une fois, elle passa auprès de Ronsard, muette, comme indifférente, et ne s’aperçut pas qu’il était triste. Une autre fois, en habit de déesse, elle passa ; et son bel œil attirait les galants : son vrai amant n’eut rien de plus qu’un autre. Puis, après une absence de Ronsard, quand il revint, elle le reçut « d’un baiser tout glacé, » baiser tel que Diane en donne à son frère, ou tel qu’en donne une fille à sa grand’mère, « ni savoureux, ni moiteux, ni pressé. » Alors, il se fâche : « Eh quoi ! ma lèvre est-elle si amère ? » Les amours de Ronsard et d’Astrée ne durèrent qu’une saison. Quand elle ne montra plus de zèle, Ronsard passa les nuits à pleurer, sangloter et gémir ; il se sentait devenir « un sauvage animal. » Et puis, il dit à la frivole :

Comme je vins je m’en revais, maîtresse ;
Et toutefois je ne te puis haïr !…

Les Sonnets et Madrigals pour Astrée sont de 1570. Ronsard avait quarante-cinq ans. Grison depuis quelques années, il n’était pas moins paillard que naguère ; mais il allait à plus de tendresse, il commençait d’aimer Mlle de Surgères, qu’il vit d’abord en 1568, et il venait de la belle Sinope, de la blonde Genèvre et de cette Isabeau de Limeuil, si attrayante, mais trop futile. Genèvre était cabaretière au faubourg Saint-Marcel ; et Sinope, une très noble dame de la cour. Il n’oubliait pas, mais il avait l’air d’oublier la « fleur angevine de quinze ans, » Marie, le meilleur émoi de sa jeunesse.

Quelle fut donc l’Astrée qui, tout un été, interrompt le prélude si deux de l’amour d’Hélène ? C’est le problème que vient de résoudre un érudit très attentif et bien récompensé, M. Gustave Charlier.

Dans le commentaire de Marcassus, on apprend que, sous le nom d’Astrée, pris à la fable antique, Ronsard dissimula « une des plus grandes dames de la cour. » Ce n’est rien apprendre ; et l’on savait cela, de Ronsard lui-même. On savait aussi, de Ronsard, le prénom d’Astrée, qui était Françoise, et le prénom de la sœur d’Astrée, Isabeau, après avoir lu la divine Élégie du Printemps.

Claude Binet, dans sa Vie de Ronsard, nous propose une devinette : Astrée, dit-il, était « une fort belle dame de la cour, dont le nom est assez embelli par le seul déguisement d’une voyelle changée en la prochaine première. » Y êtes-vous ? Cette voyelle première est un A, et la prochaine est donc un E. C’est un E changé en A : c’est Estrée changé en Astrée. Lisons Colletet : « Une belle dame de cette ancienne et illustre famille d’Estrées, dont il voulut déguiser le nom par le changement d’une seule voyelle en une autre. » Nous y sommes ! Et il ne s’agit plus que de trouver une Françoise d’Estrées, sœur d’une Isabeau.

Un critique récent la désigne ainsi : « la belle Françoise d’Estrées, » sœur d’ « Isabeau d’Estrées. » Par malheur, on ne connaît, au XVIe siècle, nulle Isabeau d’Estrées. Il fallait en chercher une et, faute d’en trouver aucune, renoncer à l’inventer. L’un des éditeurs de Ronsard se demande si Astrée ne serait pas « une des quatre aînées de la charmante Gabrielle. » Or, parmi les quatre aînées de la charmante Gabrielle, il n’y a point une Françoise. Il y a une Françoise d’Estrées, sœur, mais sœur cadette de Gabrielle, et qui épousa le comte de Sanzay. Seulement, M. Charlier note qu’elle naquit environ six ans après que Ronsard avait publié les Sonnets et Madrigals. Tant pis pour elle !

On vient à ne plus savoir si les Binet et Colletet ne se sont pas moqués du monde. Pas du tout !… Mais vous ne lisez donc jamais les Esbats poétiques de Jacques de Fonteny, poète boiteux, l’un des derniers Confrères de la Passion, qui, en outre, fit des émaux à la manière et à l’imitation de Bernard Palissy ? L’un des sonnets de Fonteny est adressé à Mme de Sourdis :

Bien que Ronsard, le premier de la France,
Ait émaillé des fleurs de ta vertu
Son beau Printemps qui en est revêtu…

Rappelez-vous l’Élégie du Printemps, à la sœur d’Astrée…

Taisant ton nom ou tout ce qui est beau,
Disant le nom d’une unique Isabeau…

La sœur d’Astrée, dont le Printemps est jaloux, s’appelle Isabeau. Et elle est donc Mme de Sourdis. Conséquemment, l’Astrée de Ronsard est sœur d’une Mme de Sourdis. Fonteny ajoute :

C’est de ce tout dire le plus beau tout
Lorsqu’on louange une rare Babout
Où tout le ciel ses déités assemble.

Voilà le galimatias de Fonteny, et votre excuse de ne pas lire assidûment ce poète. Son galimatias pourtant est précieux. La sœur d’Astrée ne s’appelait point Isabeau d’Estrées, mais bien Isabeau Babou de la Bourdaisière ; elle épousa François d’Escoubleau de Sourdis, marquis d’Alluye. Et elle avait une sœur, Françoise Babou de la Bourdaisière, qui épousa Antoine d’Estrées, marquis de Cœuvres. Voilà certainement l’Astrée de Ronsard. Elle n’était pas de la famille d’Estrées par sa naissance, mais par son mariage. Et elle n’était point une sœur aînée ou cadette de la charmante Gabrielle, mais bien sa mère.

Les Babou de la Bourdaisière, Tourangeaux, avaient débuté par être riches, soit qu’un Babou, et qui n’était encore que Babou, eût épousé une veuve rendue opulente par la trouvaille d’un trésor ou qu’il eût été commis de Jacques Cœur. Puis un Babou épousa une belle Marie Gaudin, dame de la Bourdaisière, qui fut complaisante à François Ier. Désormais, les Babou de la Bourdaisière donneront à la France des personnages éminents, un grand maître de l’artillerie, un prélat qui sut réunir la diplomatie et la piété. Jean Babou épousa Françoise Robertet. Il en eut quatre fils et sept filles parmi lesquelles Françoise et Isabeau furent Mmes d’Estrées et de Sourdis. Les sept demoiselles Babou de la Bourdaisière, Saint-Simon dit qu’on les appelait, en leur temps, les sept péchés capitaux. Une pourtant amadouait la sévérité des censeurs ; M. Charlier cite de petits vers où un méchant poète dit que la Gabrielle du roi Henri est

Comme fut sa mère jadis,
Et les cousines et les tantes,
Hormis Madame de Sourdis.

Un autre poète vante la chaste loyauté, le maintien débonnaire et le pudique regard de cette Isabeau, sœur d’Astrée. Ronsard ne vante que sa beauté ; il la compare au Printemps, qui n’est point une saison chaste. Plus tard, le vieux chancelier Hurault de Cheverny s’éprit de la belle Isabeau, devenue pareille à l’automne. Et l’on raconte que M. de Sourdis, les ayant surpris dans l’intimité, « les réprimanda de ce qu’ils n’avaient pas fermé la porte. » On raconte aussi que Mme Isabeau guidait sa nièce Gabrielle et, par ses complaisances, fit la fortune de son ménage : son mari obtint le gouvernement de Chartres, et son fils le chapeau de cardinal. Mais, auprès d’Astrée, Isabeau est une sainte.

Il était dit que le masque allait tomber du visage d’Astrée. La découverte de M. Charlier n’est que d’hier. Mais, en 1914 déjà, Françoise Babou de la Bourdaisière, dame d’Estrées, après des siècles de silence et d’oubli, se manifeste dans un livre de M. Pierre de Vaissière consacré à la famille d’Alègre. M. Pierre de Vaissière ne soupçonnait pas que cette Françoise fût Astrée ; mais il l’avait rencontrée auprès du marquis d’Alègre et maîtresse de ce marquis.

Elle avait épousé en 1559 Antoine d’Estrées, bientôt grand maître de l’artillerie. Elle eut, pour l’un de ses premiers amants, un jeune Randan, qu’elle mit « très bas ; » et puis le très attrayant Louis Béranger, seigneur du Gua. M. du Gua était ami de Brantôme et de Ronsard et favori du duc d’Anjou autrefois, maintenant favori du roi. Or, Marguerite de Valois, détestant Mme d’Estrées, la désignait ainsi : « Voici la bien-aimée du capitaine ! » Elle ne disait pas : la bien-aimée ; elle avait un rude langage. Mme d’Estrées, jouant sur les mots, répondait : « Il vaut mieux l’être du capitaine, en somme, que du général ! » Mais, le 31 octobre 1575, environ cinq ans après que Ronsard écrivait les Sonnets et madrigals pour Astrée, M. du Gua fut tué par M. de Vitteaux, comme il était au lit et qu’un valet, dit le maréchal de Bassompierre, lui « faisait les ongles des pieds. » Le Roi commanda, pour son favori, des funérailles magnifiques et bientôt l’oublia. M. de Vitteaux était un assassin fieffé. Huit ans plus tard, en 1583, Yves d’Alègre, fils de l’une des victimes de cet assassin, l’appela en duel et promptement le tua. Mme d’Estrées fut bien contente. Le vengeur de M. du Gua s’était retiré au faubourg Saint-Germain. Mme d’Estrées sut l’y trouver. Elle arriva, le soir, « vaine de joie » et la rancune satisfaite. M. d’Alègre était jeune de vingt ans à peine passés. Mme d’Estrées lui apportait, en remerciement, une bague de prix, et mille écus dans une bourse, et lui offrait, pourvu qu’il ne fût pas un dédaigneux, le galant cadeau de sa beauté. M. d’Alègre ne voulut ni de la bague, ni de la bourse, ni des mille écus ; mais l’autre cadeau, il l’accepta, et dans l’heure même.

Astrée tombe du ciel où Ronsard l’avait placée ; elle tombe dans les bras de M. d’Alègre et y demeure.

Elle a quitté son mari une fois pour toutes. Or, elle est venue à M. d’Alègre par amitié persévérante qu’elle accordait au souvenir de M. du Gua : c’est une espèce de fidélité qui tourne mal et qui l’a conduite à être infidèle. Mais il arriva que M. d’Alègre lui plut, premièrement comme vengeur de M. du Gua, et bientôt pour lui-même. Le vengeur se substitua au vengé ; l’idée de la vengeance disparut et fut remplacée par le seul et nouvel amour. Cette aventure sentimentale, qui semble compliquée, est atrocement simple ; et, quand on essaye d’analyser de tels émois, il ne faut pas oublier que le cœur a du primesaut.

M. d’Alègre ne resta pas fort longtemps à Paris et gagna l’Auvergne, où il avait des propriétés et où Astrée l’accompagna. C’était à l’époque des troubles. Il choisit de prendre le parti du roi. La ville d’Issoire passait pour « la plus belle ville de guerre de toute l’Auvergne, » à cause de l’« assiette, » Issoire étant sise « en une grande plaine très fertile et abondante, » et à cause de l’ « artifice » qui est « d’un large fossé plein d’eau et d’un grand terrain dedans la ville. » M. d’Alègre, avec une troupe résolue, s’empara d’Issoire, perdit cette place importante et la prit derechef, au nom du roi qui, en 1590, l’en nomma gouverneur. Astrée sera reine à Issoire.

Il était difficile, en ce temps-là, de rien gouverner ; et les Issoriens ne s’accordaient pas entre eux plus que les autres Français. M. d’Alègre aussi manqua de souveraine habileté. On l’accusa de « trop se familiariser avec les gens du commun et de rejeter l’amitié et la confiance des gens de bien. » La plèbe l’avait accueilli ; et il s’appuyait sur la plèbe. L’un des consuls, nommé Espagnon, ne l’avait point accueilli : et il le fit exécuter sans jugement. Les exécuteurs préparaient le supplice ; et lui, par la fenêtre ouverte, il regardait. La femme du consul accourut, en chemise, et cria : « Miséricorde, monseigneur, miséricorde ! » Il ferma la fenêtre ; et voilà tout. La plèbe lui eût pardonné ses rigueurs. Mais il fut impitoyable dans sa façon de lever les tailles et multiplia les contributions extraordinaires, disant à qui le trouvait imprudent que « son revenu et les appointements que le Roi lui passait » ne suffisaient pas à un gouverneur. Il comptait bien : la plèbe l’accusa de compter fort. Il réunit contre sa personne une population qui n’avait d’unanimité qu’en haine de lui.

L’on savait que tout cet argent qu’il réclamait donnait grand luxe à lui sans doute et à sa belle Astrée. Celle-ci coûtait plus cher, ayant auprès d’elle ses deux filles Diane et Julienne. Et l’on disait que M. d’Alègre se prodiguait pour les deux filles et leur mère.

Astrée manqua de souveraine habileté. Elle fut insolente. Sa hauteur lui valut de fâcheux ennemis. Elle obtint de son amant qu’il promulguât des édits somptuaires et fît revivre une ordonnance très surannée qui interdisait aux bourgeoises les robes de soie. Cependant elle se parait d’étoffes rares, de joyaux précieux : voire, ses Heures « portaient cinq diamants aux couvertures. » Cette folle avait oublié les conseils que lui donnait Ronsard autrefois, de se tenir au « simple habit, » de n’être belle que de ses charmes et attraits de nature :

De quoi te sert mainte agate gravée,
Maint beau rubis, maint riche diamant ?
Ta beauté seule est ton seul ornement,
Beauté qu’Amour en son sein a couvée.

Cache ta perle en l’Orient trouvée.
Tes grâces soient tes bagues seulement ;
De tes joyaux en toi parfaitement
Est la splendeur et la force éprouvée…

Elle avait oublié Ronsard ou bien se disait qu’au bout de vingt ans il convient de renchérir sur la naturelle beauté.

M. d’Alègre sentit l’inconvénient d’être impopulaire ; il tâcha de se tirer d’ennui par de « belles entreprises : » et la gloire vaut l’amitié. Mais « tous ses desseins lui tournèrent à contrepoil. » Ses tentatives pour s’emparer de Riom, de Sauxillanges, de Saint-Germain-Lombron n’aboutirent qu’à lui coûter du monde. Il risquait bien sa vie et bravement ; il perdait beaucoup de soldats, qui étaient enfants d’Issoire et dont les parents grossirent le nombre des mécontents. Il devint un despote malheureux. Les embarras d’argent lui rendirent l’existence incommode et le caractère farouche. Il voulait tuer son homme d’affaires, les jours de pénurie. Une fois, les bouchers et divers marchands qui n’avaient pas été payés se réunirent et vinrent demander leur dû à Mme d’Estrées : elle les fit « maltraiter et battre. » Ils allèrent se plaindre aux messieurs d’Aulterroche, naguère amis et partisans de M. d’Alègre et désormais acharnés contre lui, depuis que M. d’Alègre, étant de méchante humeur, avait jeté son épée vers l’un d’eux.

Bref, un soir du mois de juin 1592, les frères d’Aulterroche, l’un d’eux consul de la ville d’Issoire, un boucher dit le Grand Besant, un chapelier du nom de Christophe de Crest et quelques autres gaillards en colère firent une assemblée dans la cave de Gilbert Liron, parent des messieurs d’Aulterroche. L’on but et l’on résolut de sauver les bons citoyens de la ville d’Issoire. Comment faire ? Gilbert Liron prit la parole et dit que le seul moyen qu’il aperçût n’était que tuer M. d’Alègre. D’ailleurs, il avait « préparé un pétard ; » voulait-on le suivre ? on le suivit incontinent.

Les conjurés trouvèrent ouverte une porte qui leur permit d’aller à la maison du gouverneur. Ils grimpèrent à une échelle et furent dans une galerie sur laquelle donnait la porte de la chambre principale. Gilbert Liron allumait son pétard, pour enfoncer la porte. Alors, Astrée se réveilla et dit : « J’entends du bruit ; c’est quelque troupe mal décidée. » M. d’Alègre répondit : « Madame, ce n’est rien ! » Cependant, il se leva. Il entassa devant la porte escabelles, tables, coffres et tous objets qu’il eut sous la main. Nonobstant ces précautions, le pétard fit son brutal effet ; la porte s’abattit. M. d’Alègre fut blessé au bras. Il ne perdit point courage. Il commanda vivement qu’Astrée se retirât dans la chambre des filles et, tirant de sous le traversin de son lit une pertuisane, il commença de faire bonne défense. Les assaillants se précipitèrent : M. d’Alègre fut « couché à terre d’un coup de dague ». Les créanciers, pour rentrer dans leur dû, pillèrent bagues, joyaux et vaisselle d’argent.

Astrée aux cheveux d’or frisé, l’Astre divin, s’était réfugiée « au bouge des servantes » et cachée dans une ruelle. Le Grand Besant l’y découvrit, à peine vêtue. Elle le supplia : « Hélas ! monsieur, dit-elle d’une tremblante voix, voulez-vous tuer les dames aussi ? » Le Grand Besant, qui n’était pas en train de galanterie, répondit impoliment : « Oui, nous voulons tuer le chien et la chienne ! » Il lui donna « un coup de couteau dans la mamelle. » Les forcenés jetèrent par les fenêtres les deux cadavres, celui de M. d’Alègre et celui d’Astrée ; ensuite, ils les jetèrent dans un puits. Et ils s’en allèrent, précédés de valets qui portaient des lanternes. Le bruit du pétard avait été entendu. Les gens survinrent, demandant ce qu’il y avait. On leur dit : « Ce n’est rien, mes bons amis, retirez-vous et vous couchez ; le chien et la chienne sont morts. » Soit que ces braves gens fussent épouvantés ou qu’ils fussent contents, ils firent comme on leur disait de faire et ne bougèrent pas.

A quelque temps de là, Gilbert Liron se pavanait, une épée dorée au côté. Quelqu’un lui demanda : « Liron, d’où te vient si belle épée ? — Monsieur, l’homme et l’épée sont à votre service. » Et, gracieux, Liron tire l’épée du fourreau, la présente au curieux, lequel reprend : « L’avais-tu pas chez M. d’Alègre ? C’est l’épée d’un traître ! » Et il en perce Liron, sans plus de procès. Les autres conjurés furent pareillement tués ou pendus.

Quand mourut Astrée d’une si tragique manière, il y avait sept ans que Ronsard était mort. Son triste sort n’a pas été plaint comme avait été sa beauté chantée. La princesse de Conti, à qui l’on attribue l’Histoire des amours d’Henri IV, enterre ainsi la dame d’Estrées : « Comme elle avait assez mal vécu, il était juste qu’elle reçût quelque punition de ses crimes. » C’est transformer en justiciers, un peu plus vite qu’il ne faudrait, des meurtriers.

Et les siècles passèrent ; on ne songea plus à la dame d’Estrées, on ne sut pas qu’elle avait été Astrée durant une saison de sa jeunesse. M. Charlier lui a rendu ses titres à la compassion des lettrés et à leur souvenir un peu mêlé d’inquiétude, un peu mêlé d’horreur et d’amitié. M. Pierre de Vaissière a publié le portrait de la dame d’Estrées qu’il ne savait pas qui avait été Astrée. C’est un crayon, gardé à la Bibliothèque nationale et du genre de ceux que l’on range parmi l’école de Clouet. Le visage est beau, sans doute. Les cheveux d’or frisé ne se voient guère, à cause de la coiffe rigide, et laissent un front large et haut, très dénudé selon la mode. Les yeux ont beaucoup de vivacité, moins de douceur. Le nez est droit et long : la bouche a quelque chose de terrible, une extrême minceur de la lèvre d’en haut et une finesse de dessin qui est dure : il n’y a pas du tout d’ombre aux commissures et l’on n’imagine pas que cette bouche ait pu sourire. Astrée était, semble-t-il, plus belle que charmante.

M. Charlier se demande si Ronsard l’a vraiment aimée. Claude Binet compte les Sonnets et madrigals pour Astrée au nombre des poèmes que forgeait Ronsard « sur le commandement des Grands. » Voilà ce que M. Charlier n’admet pas, non plus que M. Laumonier, savant éditeur de Binet. S’il en était ainsi, remarquent ces deux érudits, il faudrait qu’au moment de publier les Sonnets et madrigals, en 1578, Ronsard eût pris pour lui les soupirs et déclarations qu’il avait mis primitivement dans la bouche d’un autre » et qu’il eût alors « substitué son nom à celui de l’amant qu’il faisait parler d’abord. » Cela n’est pas probable, je l’avoue ; et même on peut écarter cette hypothèse tout de go. Mais, à mon avis, la question de savoir si Ronsard a vraiment aimé Astrée ne doit pas être posée, ou transposée, de cette façon rigoureuse. M. Laumonier dit que Ronsard écrivit les Sonnets et madrigals « pour son propre compte ; » et j’y consens, pourvu qu’on entende par-là que, dès 1570, Ronsard écrivait cette épitaphe destinée à son sépulcre :

Ronsard, voulant aux astres s’élever,
Fut foudroyé par une belle Astrée.

Le « Ronsard » du premier vers ne remplace pas un « du Gua, » je l’accorde. Ronsard, dit M. Charlier, n’exprime pas les sentiments d’autrui, mais au juste les siens. Conclurons-nous qu’il a vraiment aimé Astrée ? Si l’on chicane sur le sens que je prête à ce mot d’aimer, c’est à savoir s’il a aimé Astrée comme on sent bien qu’il a aimé Marie ou Hélène. Et je ne crois pas qu’on réponde oui sans nulle hésitation.

Ce qu’ont pu dire à ce propos un Claude Binet, un Marcassus ou un Colletet n’importe guère. Mais lisez les Sonnets pour Marie ou Hélène ; et dites si vous y sentez le vrai amour : assurément, vous le sentez. Après cela, lisez les Sonnets et madrigals pour Astrée : « les vers de Ronsard, dit M. Charlier, ont un accent personnel qui ne peut guère tromper. » Voilà ce dont je n’ai pas l’impression.

Les Sonnets et madrigals sont beaux, sont divertissants et, pour la plupart, me font l’effet d’un jeu subtil. Le plus amoureux est un que j’ai cité, le sonnet du baiser « tout glacé » qu’il a reçu de sa maitresse à son retour, baiser de Diane à son frère ou de fillette à sa grand’mère. Mais ce sonnet, si chaleureux pour accuser tant de froideur, appartient à un groupe de cinq poèmes que Ronsard a publiés, en même temps que les Sonnets et madrigals, dans l’édition de 1578, et alors sous le titre d’ « Amours diverses. » Premièrement donc, ces cinq poèmes et, parmi eux, le-Sonnet du baiser, n’appartiennent pas à la série des Sonnets et madrigals pour Astrée. Il est vrai que, dans l’édition de 1584, les cinq poèmes, d’abord intitulés « Amours diverses, » figurent sous la rubrique de « Supplément aux Sonnets et madrigals pour Astrée ; » mais il me semble que ce n’est là qu’un procédé de classement. Si je le crois, c’est que nul des cinq poèmes ne contient un seul vers où l’on remarque un seul trait qui, ailleurs et dans les poèmes certainement composés pour Astrée, caractérise cette dame, ni la comparaison d’elle et des astres, ni les métaphores tirées du ciel réel ou fabuleux, empruntées à la mer et aux voyages que les constellations guident, ni le nom de Françoise et l’analogie de la framboise. Ou je me trompe, ou ces poèmes n’étaient pas pour Astrée d’abord.

Je ne crois même pas que tous les poèmes rangés dès 1578 sous le titre de Sonnets et Madrigals pour Astrée aient été d’abord, — tous, — destinés à elle. Ainsi, le premier Madrigal ne convient pas à la même personne qui, le premier jour qu’on l’a rencontrée, vous a donné dragées et confitures, qu’on loue de ne se point farder, qu’on engage à ne se point parer de joyaux inutiles :

J’aime et jamais je ne vis ce que j’aime…
L’œil peut faillir, l’oreille fait de même ;
Mais nul des sens mon amour n’a fait naître.
Je n’ai ni vu, ni ouï, ni touché :
Ce qui m’offense à mes yeux est caché…

Le poète se demande si nos esprits ne se connaissent point aux cieux avant de revêtir les corps d’ici-bas et ne gardent pas, dans les corps, le même sentiment qu’au ciel ils avaient eu ; ou bien il se demande s’il n’est point fol et se console à se dire qu’ « aimer en l’air une chose inconnue » vaut mieux pourtant que n’aimer rien, comme Ixion « qui pour Junon embrassait une nue » Ce Madrigal convient-il à une personne que M. Charlier définit en ces termes : « Sa réputation et celle de sa famille autorisaient déjà l’audace du poète ; sa grâce provocante a dû faire le reste ? » En vérité, je ne le crois pas Mais, en 1578, Mme d’Estrées ne se rappelait pas que Ronsard lui eût adressé tels Sonnets et tels Madrigaux : Ronsard a fait son édition de manière jolie plus que fidèle exactement.

Si l’on réduit aux poèmes que Ronsard a très évidemment écrits pour Astrée le témoignage de son amour, il est difficile d’y apercevoir cet « accent personnel » que signale M. Charlier, cette passion qu’il devine et qui fait qu’il place la dame d’Estrées entre Marie de Bourgueil et Mlle de Surgères.

En 1570, la dame d’Estrées appartenait à M. du Gua et, en définitive, l’aimait assez bien pour que, huit ans plus tard, elle eût gardé rancune vive de sa mort. Et Ronsard, à cette époque, était déjà très occupé de Mlle de Surgères. Catherine de Médicis l’avait engagé, dit M. de Nolhac dans la jolie étude qu’il a consacrée au Dernier amour de Ronsard, — et les conseils de la reine étaient un commandement, — à choisir pour maîtresse et pur objet de ses poétiques ferveurs « la plus sage et en même temps la plus spirituelle de ses filles d’honneur, » Hélène, que Brantôme appelle la docte de la cour. Et Ronsard a chanté Mlle de Surgères ; il l’a célébrée, avant de l’aimer. Il l’a aimée ensuite. Avant qu’il ne l’aimât tout de bon, la renommée de cette jeune fille florit par les tendres poèmes de Ronsard.

Il est possible que Ronsard ait célébré la dame d’Estrées comme d’abord Hélène de Surgères. Et ce que dit Claude Binet, que Ronsard a chanté plus d’une belle en ses poèmes « sur le commandement des Grands, » peut-être faut-il l’interpréter selon ce que nous savons qu’il a fait, pour Hélène de Surgères, sur le conseil de la reine. Les dames étaient jalouses de la gloire que cette jeune fille devait aux poèmes de Ronsard. Il est possible que M. du Gua, si amoureux de la dame d’Estrées, si désireux de lui complaire, ait prié le poète de la chanter comme il chantait Mlle de Surgères. Mais il ne le priait pas pour cela de feindre que ce fût M. du Gua l’auteur de ces poèmes et M. du Gua non plus qui, dans ces poèmes, prît la parole. Voilà comment la dame d’Estrées, l’amante de M. du Gua, serait devenue l’Astrée de Ronsard.

L’escadron volant des filles d’honneur de la reine et les dames de la cour enseignaient aux rudes cavaliers de ce temps la politesse, la courtoisie, l’art de l’honnête amour, l’art de réduire à quelque discipline ou à quelque douceur le dangereux amour. Catherine de Médicis le savait à merveille et le voulait.

Semblablement, si l’on remarque le contraste qu’il y a, et qui est vif, entre la poésie exquise des Sonnets et Madrigals et la sauvagerie que révèle, dans les mœurs d’alors, l’histoire de Françoise Babou de la Bourdaisière dame d’Estrées, l’on devine que la poésie de Ronsard, comme toute notre littérature au cours de notre histoire, accomplissait une belle besogne, et difficile : elle donnait à rechercher un idéal de vie moins farouche et tâchait de civiliser les terribles cœurs des hommes et des femmes.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Un amour de Ronsard, Astrée, par Gustave Charlier, — extrait de la Revue du seizième siècle, — (librairie Champion). Cf. Une Famille, Les d’Alègre par Pierre de Vaissière (Émile-Paul) ; — Pierre de Ronsard, par Henri Longnon (Champion) ; — Le dernier amour de Ronsard, par Pierre de Nolhac (Dorbon).