Revue littéraire - Les tribulations d’Homère

Revue littéraire - Les tribulations d’Homère
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

LES TRIBULATIONS D’HOMÈRE [1]

Un jour, dans les premières années de l’avant-dernier siècle, Homère a bien failli l’échapper belle.

La scène se passe dans la maison de M. Charpentier, place du Chevalier du Guet, un peu de temps après le décès de ce savant homme, qui fut mené aux Cordeliers le 5 mai 1702. M. Charpentier laissait en mourant son héritage à l’un de ses neveux. Or, un jour, M. l’abbé Boscheron, l’auteur des Nouvelles littéraires et l’ami du défunt, se présente au logis de la place dite du Chevalier du Guet. Et aussitôt, que voit-il ? Le neveu de M. Charpentier, plus un ami du neveu, étaient assis l’un et l’autre devant un grand feu. Chacun d’eux avait auprès de soi un grand sac tout plein de manuscrits et de lettres que les écrivains les plus illustres adressaient naguère à M. Charpentier. Tous deux étaient gris au point qu’ils ne purent se lever de leurs fauteuils à l’entrée de M. l’abbé Boscheron. Ce qui leur restait de force, ils l’employaient à plonger la main dans les sacs et à en tirer des papiers qu’ils jetaient au feu par poignées. « J’arrivai justement, dit M. l’abbé Boscheron, dans le temps que nos braves s’excitaient à qui irait le plus vite dans cette belle expédition... » Ils bégayaient, d’une voix avinée : « Allons ! encore une petite pincée de ces beaux esprits ! » Autant de précieux feuillets, qui brûlaient d’une flamme claire. M. l’abbé Boscheron n’était point un homme timide ou maladroit. Mais il prit les deux sacs, les enferma dans un coffre, dont il sut cacher la clef. Les deux ivrognes se fâchaient : il sut les apaiser et leur promit de leur rendre les sacs dès que serait vidée encore une bouteille. On ne fait pas taire un ivrogne, mais on le fait boire, facilement. Cette dernière bouteille acheva les terribles gaillards, les endormit. M. l’abbé Boscheron se retira, non sans avoir commandé à la servante de veiller sur eux. Il revint, le lendemain de bonne heure, et trouva le neveu de M. Charpentier plus raisonnable : même, il put lui acheter, contre l’acquit d’une dette ancienne, les papiers de M. Charpentier qui n’avaient pas été jetés au feu. Quand il fut à les examiner, il y trouva, en manuscrit, des Conjectures académiques de l’abbé d’Aubignac. Et l’on sait que les Conjectures académiques de l’abbé d’Aubignac, inédites alors, sont le premier ouvrage où il soit prétendu qu’Homère n’a point existé. Que M. l’abbé Boscheron fût arrivé cinq minutes plus tard place du Chevalier du Guet : et Homère était sauvé ; deux ivrognes, étourdiment respectueux d’une si auguste mémoire, anéantissaient l’impiété, sans le savoir.

Mais Wolf ? Il y aurait toujours le très fameux Frédéric-Auguste Wolf. Et nous avons accoutumé d’attribuer à ce garçon la thèse d’un Homère qui n’eût point existé. L’on cite le nom de l’abbé d’Aubignac, et l’on mentionne évasivement ses Conjectures, qu’on n’a plus soin de lire ; et l’on s’étend, avec une complaisance infinie, sur les Prolégomènes de Wolf, qu’on lit un peu. Sainte-Beuve lui-même, qui croit à Homère et à l’unité des poèmes homériques, c’est Wolf uniquement qu’il réfute : il ne s’arrête pas à « des boutades de gens d’esprit sans autorité, comme l’abbé d’Aubignac. » S’il admet que Wolf ait chez nous un précurseur, ce sera d’Ansse de Villoison, qu’il appelle un « puits de science » et un « moulin à paroles, » gros homme et gras et qui montrait son intempérance dans le boire et le manger non moins que dans l’érudition. Sainte-Beuve ajoute : « Qu’on mette en regard ce profil de Villoison avec la figure de Wolf, le maître éminent, le grand professeur, dont chaque parole porte et pénètre... » Semblablement, lisez la plupart des récens volumes qui traitent de la question homérique : vous y verrez les critiques épiloguer sur Wolf et les « continuateurs de Wolf, » et négliger notre vieil abbé d’Aubignac. Injustice, et dont Homère ne bénéficie pas ! Mais Homère eût bénéficié de cette ivrognerie à laquelle succombait le neveu de M. Charpentier, si M. l’abbé Boscheron ne fût arrivé soudain. Car, sans les Conjectures de l’abbé d’Aubignac, Frédéric-Auguste Wolf n’eût point écrit ses Prolégomènes. Le maître éminent. le grand professeur est un plagiaire impudent. Voilà ce que vient de prouver M. Victor Bérard, dans un essai qui est un chef-d’œuvre de sûre dialectique : Un mensonge de la science allemande, Les Prolégomènes de Frédéric-Auguste Wolf.

En son latin, que traduit M. Bérard, Wolf écrit : « Je n’établis pas cette discussion pour persuader ceux que la seule réalité n’aura pas convaincus ; je ne désire moi-même qu’être convaincu par de plus fins esprits, en cas d’erreur ou de mauvaise méthode… Quand j’aurai compris que mes idées ne sont pas admises des érudits, qu’elles sont renversées par des argumens de poids et rationnels, je serai le premier à les rétracter. Car en ces lettres (profanes)… » Ou : en fait de littérature… « la recherche de la vérité ne doit s’effrayer de rien qui puisse être contre l’opinion commune ; et, quand l’histoire se tait ou bégaie, chacun doit souffrir de bonne grâce d’être vaincu par des esprits plus vifs et plus adroits à mieux interpréter les obscurités de la tradition et les incertitudes des faits transmis. Sur cette première époque des origines homériques, nous n’avons que de si faibles lueurs ! » Voilà ce que Wolf écrivait en 1795. Et d’Aubignac : « Nous n’avons aucune tradition qui nous ait apporté l’histoire (de ce poète) d’écrivain en écrivain, depuis le temps de la guerre qui se lit en ses vers jusques au nôtre… Le silence d’un si long cours d’années a tout abîmé dans un oubli général, ou, du moins, il est resté si peu de chose qu’on ne peut en avoir aucun témoignage assuré. Chacun peut, dans cette question, penser ce qu’il voudra et mettre hardiment au jour ce qu’il pensera. J’aurais grand tort de me fâcher si quelqu’un me contredisait, puisque j’ose bien contredire tous les autres ; et qui me montrera la vérité que je n’aurai pas connue m’accordera une faveur dont je le remercierai quand il l’aura fait de bonne grâce… » L’analogie de ces deux passages est manifeste ; et, si l’on observe qu’ici l’auteur des Conjectures n’avait rien dit de si important que le larcin fût abominable, sans doute : néanmoins, il est évident que Wolf écrit sous la dictée d’un souvenir assez proche. Il met d’Aubignac en latin de professeur allemand. Plus d’une fois, M. Bérard, qui le cite en latin, note qu’il ne saurait le traduire sans reprendre les mots des Conjectures. Et les idées de Wolf, ce sont les idées de d’Aubignac. Sans les Conjectures, pas de Prolégomènes !

On répondra que la science n’est pas l’œuvre d’un seul érudit. L’abbé d’Aubignac avait commencé la besogne, et Wolf la continue. Au surplus, Wolf ne se cache pas d’avoir lu son devancier : « Je l’ai lu et relu, » déclare-t-il. Avec profit, certes ! Mais, s’il profite de sa lecture, le malin veille à déconsidérer sa victime. Il présente ainsi l’abbé d’Aubignac : « Notre homme niait l’existence d’Homère et soutenait que l’Iliade et l’Odyssée n’étaient que deux recueils, deux corps de chants séparés, tragédies, chansons diverses de mendians, de bateleurs, de carrefours, à la manière des chansons du Pont-Neuf... » Ces derniers mots sont en français dans le texte latin de Wolf... « Et le reste à l’avenant ! et, dans la préface, cette déclaration de l’auteur, qu’il n’avait tiré aucun profit des lettres grecques ! Que l’on juge du reste ! ce n’est que songes et folies, somnia et deliramenta ! » En d’autres termes, notre compatriote, ce Francogallus dérisoire, est un fou. Après cela, qui s’aviserait de confondre l’opinion de l’érudit professeur Wolf avec les délires de ce Français ? et qui même s’aviserait de lire ce Français délirant ? Personne. En définitive, le professeur Wolf, très astucieux, est parvenu à ses fins. Il avait si bien dénigré notre d’Aubignac et les Conjectures que les critiques cessèrent de lire les Conjectures, ne lurent que les Prolégomènes et annoncèrent que Wolf était un prodigieux inventeur. Un prodigieux menteur, plutôt. S’ils avaient lu Wolf et d’Aubignac, ils auraient vu ce que M. Victor Bérard a découvert : l’imposture de Wolf. Les contemporains de l’imposteur, lisant les Conjectures avant que Wolf les eût dégoûtés d’un pareil effort, s’aperçurent de quelque chose. En 1796, d’Ansse de Villoison, que Wolf louait comme l’héritier des Estienne, des Saumaise et des Casaubon, écrivait à Sainte-Croix : « M. Wolf est un savant du premier mérite ; mais il est atteint de la maladie du siècle, de la fureur d’innover. Cependant, comme il est presque impossible de trouver maintenant une erreur nouvelle, il n’a fait que ressusciter celle de l’abbé d’Aubignac... » Tout au plus d’Ansse de Villoison veut-il accorder que Wolf a enrichi d’une vaste érudition l’erreur de l’abbé d’Aubignac. Et le philologue italien Cesarotti, le traducteur d’Homère et d’Ossian, qui avait reçu de Wolf les Prolégomènes, l’en remercie comme ceci : « L’hérésie de d’Aubignac, dont vous vous êtes emparé ; Aubignacii hacresim quam tuam fecisti... » C’est par une « argumentation plus rigoureuse » que Wolf, au dire obligeant de Cesarotti, a transformé en système de Wolf le système de d’Aubignac. Mais Cesarotti, fût-ce avec politesse, note l’annexion. La politesse n’empêcha point Wolf d’être furieux : neuf ans plus tard, il abominait encore « ces gens qui l’accusaient d’avoir repris à son compte les inepties démodées de quelques Français. » Alexis Pierron, bon éditeur de l’Illiade, offre au lecteur ce commentaire : « Ces Français : l’abbé d’Aubignac, Perrault, La Motte, etc. hommes d’esprit, mais absolument dénués de science et de raison. Wolf, qui a traité son sujet en savant consommé, ne veut pas être confondu avec des gens qui parlent de ce qu’ils n’ont pas même pris la peine d’étudier. » M. Victor Bérard se demande si Alexis Pierron, d’autre part, avait pris la peine d’étudier, ou seulement de feuilleter les Conjectures de l’abbé d’Aubignac. Et lisez les Conjectures, lisez les Prolégomènes, — ce n’est pas un travail immense ; — et lisez Sainte-Beuve, pour votre récompense : dans les Portraits contemporains, un article de 1843, sur Homère ; et, dans les Nouveaux lundis, un article de 1865, sur l’Histoire grecque de George Grote. Vous aurez, je crois, la certitude que Sainte-Beuve, si curieux pourtant, n’avait pas lu d’Aubignac. Tant avait réussi le coup de Wolf !...

Les inepties de d’Aubignac ? Reportons-nous au texte de Wolf. Il accuse l’abbé de considérer l’Iliade et l’Odyssée comme des recueils de chansons telles qu’en débitent par les rues les mendians et bateleurs : « à la manière des chansons du Pont-Neuf. » Ces mots, en français dans le latin de Wolf, ont l’air d’une citation. Mais d’Aubignac ne dit rien de ce genre. Puis Wolf accuse d’Aubignac d’avouer, dans sa préface, « n’avoir jamais tiré le moindre profit de l’étude des lettres grecques. » La phrase n’est pas claire ? Et Wolf la préférait ainsi. Telle que la voilà, elle vous invite à mépriser le futile Français qui épilogue sur Homère et confesse qu’il ne connaît rien à la littérature grecque. Cherchons, dans les Conjectures, l’aveu méprisable de ce Français. Dans la préface des Conjectures ? Il n’y a point de préface aux Conjectures. Mais, au commencement des Conjectures, d’Aubignac dit que, pour juger les poèmes d’Homère, il évitera de louer les beautés du langage : « Nous en ignorons toutes les grâces, nous n’en savons pas les délicatesses... Nous ne savons point au vrai comment les Grecs prononçaient leurs lettres... comment ils récitaient leurs vers, car ils avaient encore des syllabes longues et brèves, et ils avaient encore des accens qui changeaient la manière de prononcer... Ceux donc qui estiment la langue grecque, la regardent dans leur imagination. Ces amateurs du grec se font une idole d’une illusion qui leur plaît pour l’avoir acquise avec beaucoup de peine. Pour moi, je n’ai point trouvé dans cette langue ce que j’y cherchais et je ne puis comprendre ce que les autres y ont trouvé... » Conséquemment, d’Aubignac, dans son examen des poèmes homériques, ne fera pas état de la langue, de ses beautés « sensibles, » de son harmonie, de ses qualités musicales. Il a tort ? Du moins, cette réserve, ou cette honnête précaution, n’est-elle point absurde. Et, en tout cas, ce que dit l’auteur des Conjectures n’est pas du tout l’ « ineptie » que l’auteur des Prolégomènes lui attribue. Il y a là, de la part de Wolf, un mauvais procédé, un procédé que M. Victor Bérard qualifie justement : « falsification de textes et faux proprement dits. » Ces mots sont rudes ; Wolf les a mérités. Si, d’ailleurs, on craint que M. Victor Bérard — — Francogallus irrité — passe sur Wolf une colère où la philologie n’est pas le principal, on se trompe. En 1912, un philologue suisse et l’homme qui alors « connaissait le mieux l’histoire d’Homère durant les temps modernes, » M. Ceorg Finsler, publiait en allemand, à Leipzig et Berlin, son Homère dans les temps modernes depuis Dante jusques à Gœthe. Or, les deux propositions que Wolf a citées comme étant de l’abbé d’Aubignac, l’une relative aux chansons du Pont-Neuf et la seconde relative à l’étude des lettres grecques, M. Georg Finsler a eu la conscience de les chercher dans les Conjectures. Il dit de l’une : « Voilà une phrase que je ne puis pas retrouver dans d’Aubignac ; » et de la seconde : « La phrase citée dans les Prolégomènes n’est pas dans les Conjectures : » ces deux phrases qui servent à démontrer que le Français d’Aubignac était un fol ! Faux proprement dits, falsification de textes : c’est bien le nom qu’il faut donner à ce travail de l’éminent professeur boche.


Wolf a effrontément pillé notre abbé d’Aubignac ; et, pour qu’on ne vît pas la fraude, il s’est efforcé de supprimer sa victime. Le très fameux système de Wolf, c’est le système de l’abbé d’Aubignac.

Mais, au bout de cette réclamation, sommes-nous extrêmement fiers de revendiquer pour un savant de chez nous la négation d’Homère ? Il me semble que nous serions tentés de renoncer à un tel honneur, en voyant ce qu’est devenue, pendant le siècle dernier, l’idée de l’abbé d’Aubignac et de Wolf. Dans son charmant volume, savant et clair. Pour mieux connaître Homère, Michel Bréal résume les opinions que les « continuateurs de Wolf » ont énoncées, développées avec entrain. Les uns et les autres admettent comme dogme premier la non-existence d’Homère. C’est la thèse de l’abbé d’Aubignac : « La principale difficulté, qui sera le fondement de ce discours et dont l’éclaircissement servira de règle à tout le reste, est de savoir s’il y eut autrefois un homme particulier nommé Homère, vivant parmi les Grecs anciens, qui ait composé les poésies que nous avons sous son nom, car j’ai bien de la peine à me le persuader. » Alors, faute d’un Homère pour les composer, comment les poèmes homériques sont-ils venus au jour ? Lisons là-dessus les continuateurs de Wolf et de l’abbé d’Aubignac. Frédéric Schlegel : « Ce n’est pas une œuvre qui ait été conçue et exécutée ; elle a pris naissance, elle a grandi naturellement. » Toute seule ? Mais oui. Et l’on perd son temps, si l’on objecte à ce Schlegel que cette façon de naître n’est pas « naturelle » du tout. Michel Bréal entend les différens mots de la phrase ; mais il note que, « dans l’ensemble, la pensée est difficile à saisir. » Jacob Grimm, à son tour : « La véritable épopée est celle qui se compose elle-même ; elle ne doit être écrite par aucun poète... » Et voilà ! L’épopée homérique, après l’anéantissement d’Homère, a pu sembler comme un peu orpheline. Orpheline ? Sans père ! Et Jacob Grimm assure que ce n’est point un accident qui soit arrivé à l’Iliade et à l’Odyssée : l’épopée doit être sans père. C’est la règle du jeu : un poète ? plus d’épopée. Et il ajoute : « L’épopée grecque est une production organique. » Le philosophe Steinthal redouble d’énergie : « Elle est dynamique. » Exactement, qu’est-ce que ça veut dire ? « L’allemand, répond Michel Bréal, se prête merveilleusement à ces formules qui, en leur obscurité, ont quelque chose d’impérieux... » Nous ne saurons pas, en français, ce qu’ont voulu dire, en leur allemand, les Schlegel, les Jacob Grimm et les Steinthal. Michel Bréal essaye de traduire leur jargon métaphysique et devine que, pour eux, l’épopée a en elle-même « sa force de développement. » Mais on reste, devant cette affirmation, très malheureux, fort incertain, tout dépourvu de clairvoyance. Les continuateurs de Wolf et de l’abbé d’Aubignac ont remplacé Homère par une société anonyme. Ensuite, la société anonyme eut à leurs yeux l’inconvénient de multiplier les auteurs de l’Odyssée et de l’Iliade : refuser un Homère et puis en agréer plusieurs, quelle aventure ! Ils refusèrent tous les Homères et voulurent que l’Odyssée et l’Illiade fussent nées toutes seules, eussent grandi toutes seules, en vertu de lois organiques ou dynamiques. Bref ils aboutirent à maintes folies périlleuses, peu amusantes.

Notre abbé d’Aubignac, allons-nous lui imputer ces folies ? Et est-il responsable du tour que son hérésie a pris depuis sa mort ?

François Hédelin, qui plus tard fut abbé d’Aubignac, était un homme que ses contemporains ne méprisaient pas. Son biographe, M. Charles Arnaud, cite en faveur de cet écrivain méconnu les plus honorables témoignages. Corneille l’estimait pour ses doctrines littéraires ; Boileau le trouvait « fort habile ; » Racine le lisait et annotait sa Pratique du théâtre ; Dacier voyait en lui le successeur d’Aristote ; Perrault l’appelait « l’homme du monde qui a le goût le plus fin et le plus délicat pour toutes choses ; » Tallemant des Réaux écrivait : « Il en sait plus que personne ; » et Donneau de Visé, sur le point de le combattre, se disait « un petit David attaquant Goliath. » Il n’était assurément ni sot ni dénué de littérature. Les Conjectures prouvent assez qu’il possédait, mieux qu’un lettré ordinaire, les grands et les petits auteurs de l’antiquité. Pour accomplir les devoirs de son état, il a prononcé des sermons qui, dit-on, lui auraient valu la renommée d’un orateur sacré, si d’autres soins ne l’avaient requis. Mais n fut précepteur et devint l’homme d’affaires du jeune duc de Fronsac, fils du maréchal de Brézé, neveu du cardinal de Richelieu. Et Richelieu le fit travailler pour la scène. Et, quand son élève, le duc de Fronsac, reçut le titre de grand amiral, Hédelin « travailla dans les affaires de la mer » et prit part à des « négociations politiques importantes. » C’était, dit Chapelain, « un esprit tout de feu qui se jetait à tout. » Vers l’année 1654, il eut l’idée, peut-être saugrenue, de fonder une académie des Belles-Lettres, et dont les membres se réunissaient le premier jour de chaque mois pour examiner les ouvrages d’éloquence et de poésie ; une académie véritable, pour laquelle Hédelin demanda la protection de Sa Majesté. A l’appui de sa requête, il présentait dix-huit argumens, qu’il serait un peu long d’énumérer. Les belles-lettres, disait-il, sont en péril : c’est la faute de nos « doctes maîtres, » qui sont chargés d’instruire le public et ne l’instruisent pas à merveille. Ils s’attachent opiniâtrement aux maximes que les anciens ont laissées dans leurs écrits, se persuadent qu’ils tiennent ainsi la vérité universelle et refusent de rien chercher au delà. Ils condamnent ce qui ne s’accorde point à l’opinion dès longtemps reçue : et, du moment qu’une proposition leur est nouvelle, ils la rejettent. Une trouvaille, ils la détestent et lui préfèrent une erreur un peu vieille ; les plus démonstratives « expériences » ne les touchent pas. D’Aubignac, on le voit, se pose en vif ennemi de la routine, que d’autres nomment tradition. C’est au nom des « nouveautés » qu’il se dresse : et il se présente au Roi lui-même, qui eut soin de ne pas l’écouter, comme le réformateur indispensable. Dès l’enfance, il montra — le goût de la révolte, serait trop dire, — au moins le goût de l’originalité, une désinvolture assez coquette. Il raconte plus tard qu’à peine avait-il onze ans et commençait-il d’entendre le latin, son plaisir fut d’éconduire ces « petits pédagogues triobolaires » qui enseignent aux garçons les principes des langues mortes. Il décida que les livres lui suffisaient et se mit tout seul, délibérément, à la lecture des auteurs. Il apprit tout seul le grec et l’italien, la rhétorique, la poésie, la cosmographie, la géographie, l’histoire, le droit et la théologie ; « et je défie tout homme vivant au monde de se vanter m’avoir jamais rien enseigné comme maître, ni de dire que j’aie jamais étudié une heure dans aucun collège de la terre : et, si je ne suis pas riche, je n’ai rien emprunté des autres !… » Et il assure qu’il observe les lois de la modestie et de la sincérité, en se déclarant, comme saint Augustin jadis, autodidacte. Jeune homme, il fut à Nemours le personnage intéressant d’une société précieuse, pour laquelle il composa des poèmes éperdument allégoriques, à la mode parisienne. Pendant la Fronde, il eut ses amitiés parmi les turbulens, prononça (dit M. Charles Arnaud) l’oraison funèbre de la marquise de Meignelay, tante du cardinal de Retz, l’oraison funèbre du maréchal de Rantzau, qui sortait de la prison royale, l’oraison funèbre de la princesse de Condé ; puis, quand le coadjuteur devint le cardinal de Retz, il le harangua solennellement et le félicita d’avoir su « confondre la mauvaise joie de ses ennemis. » Ce d’Aubignac, c’est un frondeur. Habile, du reste, et qui a le talent subtil de ne jamais se compromettre qu’à moitié. Il ne va point au scandale ; mais il étonne volontiers son prochain.

Voilà son caractère. Ses Conjectures, il les a écrites pour son Académie des Belles-Lettres, pour cette Académie des nouveautés et qui réagit contre la routine. Ce n’est pas un ouvrage de pédant. Et il a dit, dans une de ses Dissertations, la quatrième « en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille intitulée Œdipe : » « J’ai pris un genre d’écrire plus convenable à l’entretien des cours et aux conversations des alcôves qu’aux disputes des doctes. » L’abbé Boscheron, qui l’a bien connu, raconte qu’il parlait de ses Conjectures comme d’un « jeu d’esprit » et, en quelque façon, comme d’une gageure : soutenir « qu’Homère n’était pas un bon poète » et que ce médiocre poète n’a point existé, cette prouesse l’aguicha. Et il plaisante, lorsqu’il se déclare athée du dieu Homère et prétend ne se rendre, pour cela, « suspect d’être mal affectionné à la couronne, ni de mal penser de la religion, » refuse la sévérité des lois et les anathèmes de l’Église, annonce qu’il n’aura point à se défendre contre « les orages de la Cour et les foudres du Vatican. » Ses bravades souriantes l’amusent ; il ne cache pas qu’il se divertit. Voyez comme il entend les « matières d’érudition : » louange, dit-il, « à tous ceux qui cultivent les sciences et les belles-lettres, de rechercher quelque ; agréables curiosités et de les communiquer aux autres avec plaisir ! » Il va déprécier le plus grand nom de la poésie antique ; on l’accusera de « malignité : » mais il répond que tout simplement il offre les résultats d’une « recherche honnête et curieuse. » Le bon apôtre ! « Je prétends écrire seulement pour me décharger l’esprit des difficultés qui me font de la peine... » Le gracieux patelinage, aux fins de préparer joliment l’impertinence.

Qu’il y ait, dans le propos de ce bonhomme, une partie de gageure, et de quelle sorte, un passage des Conjectures l’indique. Il vient de citer Montaigne, lequel « tient qu’il n’y a point de vision si bourrue et si éloignée de la vérité, que l’on ne puisse faire venir à son sens, de biais ou de droit fil. » Et moi, dit-il à peu près, sans me vanter, je ne suis malhabile en tels exploits : « J’ai donné quelquefois l’interprétation des enchantemens d’Amadis, avec tant de convenance qu’il était vraisemblable que l’auteur les avait imaginés ainsi... J’ai une fois expliqué sur-le-champ la seconde églogue de Virgile, touchant l’amour de Coridon envers le bel Alexis, comme Une description de la passion d’un curieux qui désire connaître le Soleil, à l’exemple d’Endymion amoureux de la Lune. Et j’ai des témoins qu’un jour, dans une conversation imprévue, je fis un corps entier de philosophie d’amour, en quatre parties selon l’ordre de nos écoles, avec un rapport si juste et si surprenant qu’il eût fallu peu de travail pour en achever un ouvrage d’importance ! « Il a écrit les Conjectures afin de pouvoir dire : — Et j’ai des lecteurs qui savent qu’en trois cents pages de dialectique industrieuse je prouve, s’il vous plaît, qu’Homère était un mauvais poète et qui n’a point existé !...

La plaisanterie, dans les Conjectures académiques de l’abbé d’Aubignac ? Mais Usez les Conjectures : « Achille pleure amèrement pour la perte de sa belle mignonne, qu’il avait rendue sans résistance ; et Thétis vient du fond de la mer, pour le consoler, et monte au ciel solliciter Jupiter en faveur de son fils : par malheur, les dieux étaient allés en Ethiopie faire débauche... Jupiter a de bonnes intentions pour ce héros ; mais il n’ose en parler devant sa femme Junon, tant il craignait cette diablesse de divinité féminine... Pallas n’est qu’une friponne qui trompe Mars ; et Mars est un grand sot de se laisser tromper... Mars, le dieu de la guerre, quand il est blessé par Diomède, que fait-il ? Vous pensez qu’il va se venger sur Diomède, lui donner cent coups, l’égorger, l’assommer, l’écraser ? Il se contente de crier bien haut, monte en carrosse paisiblement et va dans les cieux se plaindre à Jupiter son père ; et, pour parler plus sérieusement, il montre son bobo à son bon papa afin qu’il souffle dessus pour en apaiser la douleur. En vérité, Mars le dieu des braves est un grand coquin et bien patient... Junon nettoie elle-même toutes les ordures de son corps avec de l’ambroisie : pauvre et misérable déesse, de n’avoir pas une femme de chambre pour la servir !... Junon met les chevaux au chariot pour conduire Minerve et lui servir de charton : voilà des déesses bien gueuses, de n’avoir pas un palefrenier !... Ce qui m’étonne encore dans la vie des héros de l’Iliade, c’est de voir Achille faire la cuisine et Patrocle lui servir de premier garçon : ils mettent la broche au feu, ils fricassent, ils font les sauces !... » Et que penser de Jupiter, quand Junon s’est parée de la ceinture de Vénus ? Il « se trouve soudainement épris d’un dérèglement indigne de sa qualité, qu’on n’approuverait pas en des personnes les plus débauchées. » Contemporain de Scarron, notre d’Aubignac s’amuse aux dépens des héros et des dieux. Pourtant, les Conjectures ne sont pas une œuvre burlesque : on y remarque beaucoup d’idées fines, quelques idées justes et, très souvent, la plus adroite invention critique. Les Conjectures sont le charmant badinage d’un lettre, mais un badinage.


M. Victor Bérard dénonce et prouve indiscutablement le mensonge de Wolf. « Les Prolégomènes, dit-il, sont une série d’imitations ou de plagiats, dissimulés par de véritables faux. » Wolf a copié d’Aubignac et l’a fait passer pour un fou. Il a copié d’Ansse de Villoison, Mérian, et s’est donné pour avoir découvert ce qu’il empruntait, ce qu’il volait à ces érudits. Voilà du travail allemand, du travail made in Germany, camelote et contrefaçon. « Je voudrais, conclut M. Victor Bérard, que chacun de nos érudits nous donnât son opinion motivée sur la valeur réelle de l’érudition allemande, sur ses procédés, ses découvertes et, particulièrement, ses relations avec les autres peuples et avec nous. Il est peu de nos spécialistes qui ne pourraient faire, dans les sujets qui leur sont le plus familiers et sur les plus bruyantes renommées de l’Allemagne, ce que je viens d’essayer pour Wolf et ses fameux Prolégomènes. » Ces lignes, d’un savant tel que M. Victor Bérard, et dont l’autorité n’est pas contestée, condamnent terriblement l’industrie érudite de ces Boches.

A ce jugement de M. Victor Bérard, qui révèle, dans la science allemande, l’insigne mauvaise foi et le même instinct de pillage que la « race de proie » possède et utilise en toute son activité, je crois qu’il faut ajouter, comme un autre caractère de la dite science allemande, la nigauderie. Et c’est pourquoi j’insiste sur le badinage des Conjectures. Le professeur Wolf n’a pas du tout vu que les si plaisantes Conjectures de l’abbé d’Aubignac fussent un « jeu d’esprit ; » les continuateurs de Wolf ne l’ont pas vu davantage. Ils ont pris pour argent comptant les aventureux paradoxes d’un lettré qui s’amuse, et qui d’ailleurs mêle à ses facéties des vérités, et qui n’aime son jeu hardi que par ce mélange de la fantaisie et de l’étude. Ils ont épilogué lourdement sur la non-existence d’Homère ; et sur l’Iliade et l’Odyssée qui naissent un beau jour, on ne sait comment, par un phénomène de génération spontanée ; et sur l’épopée organique ou dynamique. Ils ont transformé en formidable doctrine l’aimable essai de d’Aubignac. Toute l’immense et absurde pédanterie dont l’Odyssée et l’Iliade sont accablées aujourd’hui dérivent de Wolf et dérivent de l’énorme contresens que l’auteur des Prolégomènes a fait sottement sur les Conjectures. D’Aubignac ne prévoyait pas cet horrible succès de son petit volume, sans doute. Mais il raconte l’histoire d’un « docte Allemand » qui, ayant lu le roman d’un Français, l’Orphise Chrisante, l’interpréta comme un symbole de la pierre philosophale, vint en France exprès pour en conférer avec l’auteur « et le surprit fort des belles imaginations qu’il avait conçues, auxquelles l’auteur n’avait jamais pensé. » Aux enfers, Wolf et ses continuateurs surprennent ainsi l’abbé d’Aubignac et, certainement, le désolent.

Le plus triste et ridicule, c’est que l’idée de l’abbé d’Aubignac, longtemps dédaignée en France, y fut accueillie avec enthousiasme, quand elle y revint marquée de l’estampille allemande : telle était, naguère, notre jobarderie. Il y a peu d’années encore, Homère était pis que mort : il n’avait point vécu. L’on s’éloigne heureusement de ces folies. Le volume de Michel Bréal, Pour mieux connaître Homère, a fait rentrer « dans l’ordre normal des productions humaines » les poèmes homériques. Les ouvrages de M. Victor Bérard, Les Phéniciens et l’Odyssée, et de M. Philippe Champault, Phéniciens et Grecs en Italie d’après l’Odyssée, rendent à Homère sa réalité, son individualité. Nous retournons à la pensée de Fénelon : « Qui s’imaginera que l’Iliade, ce poème si parfait, n’ait jamais été composée par un effort du génie d’un grand poète ? » Ὅμηρος ἀνέστη, Homère est enfin ressuscité !…

André Beaunier.
  1. Un mensonge de la science allemande, Les Prolégomènes à Homère de Fr. Aug. Wolf, par Victor Bérard (Colin). Cf. du même auteur, Les Phéniciens et l’Odyssée, deux volumes (Colin, 1902-1903) ; — Les théories dramatiques au XVIIe siècle, étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac, par Charles Arnaud (Picard, 1888) ; — Pour mieux connaître Homère, par Michel Bréal (Hachette, 1906) ; —Phéniciens et Grecs en Italie d’après l’Odyssée, par Philippe Champault ; Leroux, 1906).