Revue littéraire - Le premier livre de Jules Renard

Revue littéraire - Le premier livre de Jules Renard
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 681-692).
REVUE LITTÉRAIRE

LE PREMIER LIVRE DE JULES RENARD [1]

Un nouveau livre de Jules Renard, — son premier roman, qu’il refusait de publier et qui vient de paraître dix ans bientôt après sa mort, — éveille le souvenir de ce grand garçon dédaigneux et timide, orgueilleux et bon, l’un des parfaits écrivains de son temps. Il avait de petits yeux très vifs et qui vous dévisageaient sans pitié. Il parlait peu, comme il écrivait peu : il détestait le bavardage et, le soir, il se repentait encore de quelques riens qu’il avait dits par obligeance et pour n’avoir point à s’excuser de ne pas en dire. Il n’était pas gai ; il n’admirait pas le spectacle que lui donnait le monde. Il ne se fiait point aux idées, qui sont le facile plaisir des frivoles : il préférait la réalité, que l’on n’arrange point à sa convenance. Il aimait la nature et la littérature : il savait réunir ces deux objets de sa prédilection malaisée, consacrant sa vie et l’exquise patience de son art à mettre la nature en prose.

Il a composé une très singulière comédie en douze pages, où on le reconnaît sous le personnage d’Éloi. Ses amis, ses parents et les gens de son village lui reprochent de « faire des mots à leurs dépens. » C’est leur faute : ils sont ridicules. Un homme de cœur, indigné, l’accuse de n’aimer personne ; il s’amuse à répondre avec effronterie : « Je m’aime ! » La nature sait qu’il l’aime : « Il aime mes arbres... — Éloi : Comme ils ont maigri, cet hiver ! — Mes prairies, mes rivières... — Eloi : Je voudrais que ma main fût assez légère pour écrire sur les eaux. — Et mes brumes fragiles... — Eloi : Elles naissent le soir, vivent la nuit et meurent au matin, comme nies rêves. » La nature n’a-t-elle rien à lui pardonner ? Si ! « Pourquoi, dit-elle, remuer ma boue, mes tas de fumier ? — Ils fument par les champs comme des chevaux dételés. — Tu fouilles trop bas, tu choques Cybèle, tu scandalises Pan. — Connais pas ! » Ses répliques sont drôles et impertinentes. Ni l’homme de cœur indigné, ni le vieillard qui lutte désespérément pour la vie, et ni une dame ni même une jolie femme ne trouvent grâce devant lui. Bref, on se fâche, on le houspille et on le traite enfin d’homme de lettres. C’est une injure qu’il accepte : « Oui, homme de lettres ! Pas autre chose. Je le serai jusqu’à ma mort et puissé-je mourir de littérature. Et jamais je ne me fatigue d’en faire, et toujours j’en fais... Comme le vigneron qui trépigne dans sa cuve, ivre de soleil et de vin et sourd aux railleries des braves gens qu’il écœure !... » Des voix qui s’éloignent continuent de crier : « Homme de lettres ! Homme de lettres... de lettres !... » Et lui, demeuré seul : « Pas de faiblesse, Eloi ! tu es le plus heureux des hommes. »

C’est très bien ! Car il faut pourtant que la littérature soit défendue ; et par qui le sera-t-elle, si les écrivains ne lui accordent pas un grand amour, jaloux, fier et même un peu farouche ? Elle a des ennemis de toute sorte, les uns qui pèchent par ignorance, et les autres qui sont malins. Les politiques et les moralistes l’ont chargée de tous les crimes, et de leurs crimes : ce qu’ils lui reprochent, c’est de n’avoir pas fait leur métier. S’ils avaient mieux fait leur métier, sans doute n’auraient-ils point à réclamer aujourd’hui son aide, à la déclarer paresseuse et dangereuse quand elle ne se mêle pas de ce qui les regarde. Et puis, elle veut bien les seconder ; mais elle ne se soumettra pas à toutes leurs volontés : elle ne va pas, en travaillant avec eux, oublier ce qu’elle est d’abord, un divertissement.

Son premier roman, les Cloportes, Jules Renard le commença en 1887, à vingt-trois ans. Jusqu’alors, il n’avait écrit qu’en vers. Il interrompit au bout de quelques chapitres la composition des Cloportes ; il donna plusieurs nouvelles, qu’il réunit l’année suivante sous le titre de l’une d’elles, Crime de village. Et il recommença d’écrire les Cloportes, qu’il ne termina qu’au mois de juin 1889.

Il n’était pas content de son œuvre. Il n’était content que de l’avoir finie. Tout un roman, deux cent cinquante ou trois cents pages d’un récit continu, est une chose qui lui paraissait longue, assez fastidieuse, terriblement lourde à porter. Il ne s’est chargé ensuite que d’un roman, l’Ecornifleur : son Poil de Carotte n’est pas tout à fait un roman. Mme Vernet, dans l’Ecornifleur, a décidé que son bien-aimé homme de lettres Henri Gérard ne serait point un fainéant. Elle a de l’ambition pour lui et ne croit pas trop s’avancer en lui promettant la gloire au bout d’un roman qu’il n’y a plus qu’à écrire. Tous les matins, au lieu de l’emmener à la promenade, elle l’enferme avec de l’encre, un porte-plume et du papier qu’il faut noircir. Et Henri se désole : « Passe d’écrire une petite nouvelle ! C’est court comme une visite de jour de l’an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu’on déteste ou qu’on méprise. La nouvelle est la poignée de main banale de l’homme de lettres aux créatures de son esprit... Mais écrire un roman ! un roman complet, avec des personnages qui ne meurent pas trop vite ! Mes jeunes confrères me l’ont dit : — Tu réussis les petites machines, mais ne t’attaque jamais à une grosse affaire. Tu manques d’haleine. — J’en conviens, j’ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre l’air, de faire une saison de paresse ; et, quand je retourne à mes bonshommes, j’ai peur, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue grand’mère pendant mon absence, comme si j’allais traîner des morts sur une route qui monte. » Henri avoue quelque paresse ; et, au commencement des Bucoliques, dans le joli préambule qu’il a intitulé : « La lutte quotidienne, » Jules Renard fait un pareil aveu. Mais il travaillait tout le temps.

Cet aveu dissimule aussi un scrupule que beaucoup de romanciers auraient heureusement. Ils ne craignent pas d’allonger le récit, lorsqu’ayant dit le principal, ils se reposeraient un peu sans inconvénient pour eux et pour le lecteur. Entre les meilleurs passages de ces gros livres que fournissent à leur clientèle, cependant pressée, la plupart des romanciers, il y a de la bourre, en quelque sorte, et analogue à celle que l’on met dans une caisse où l’on emballe des objets précieux et fragiles. Jules Renard, lui, n’avait aucun courage pour entasser cette bourre. Il plaçait les objets précieux et fragiles les uns à côté des autres : ça ne faisait point un colis. Ça ne faisait point un roman : c’était trop court et tout délié.

Il écrit un jour : « Avec la vie de Mademoiselle Olympe Bardeau, on écrirait un roman de mœurs provinciales ; mais il serait monotone. Ce n’est guère varié, ce qu’elle fait : elle passe son temps à se dévouer. » Et toute l’histoire de Mademoiselle Olympe, depuis son enfance jusqu’à son âge très avancé, tient en huit pages. Pour animer le récit d’une longue vie et pour empêcher le lecteur de s’y endormir, les romanciers sont obligés de combiner une intrigue et d’inventer de grands événements. Il n’y a, dans la réalité quotidienne, absolument rien de pareil. Les intrigues et les événements de roman ne viennent pas de la réalité, mais appartiennent à un vieux fonds ou magasin d’accessoires, qui ne s’enrichit plus guère et auquel les romanciers les empruntent. C’est un usage que Jules Renard ne pouvait pas souffrir.

Il n’appréciait que la vérité. Conséquemment, on estimait qu’il avait peu d’imagination. C’est possible : au sens qu’on attribue à ce mot, certes il n’avait aucune imagination. D’ailleurs, il avait une autre espèce d’imagination ; car c’est une erreur de croire que l’on voit la vérité tout simplement : on l’imagine ou l’on invente son image de la vérité. N’aurait-il dû alors composer des romans de vérité toute neuve ? Mais oui ! Seulement, c’était un genre à créer, sans modèle et sans la ressource d’imiter le voisin, la voisine, Balzac ou George Sand. Il a peint de petits tableaux, où il a mis beaucoup de fraîche vérité avec beaucoup d’art.

Le roman des Cloportes, connu de quelques amis, allait paraître dans un journal, et puis dans un autre, dans le Roquet d’abord, et puis dans le Carillon : Jules Renard, tout compte fait, le refusa et le cacha, disait M. Alfred Vallette, « comme un péché honteux. » On remerciera M. Henri Bachelin de le publier, à présent que Jules Renard n’est plus là pour le cacher : ce roman n’est pas un péché honteux, mais une œuvre de jeunesse, imparfaite, en bien des endroits charmante et riche de la plupart des qualités qui deviendront le merveilleux talent de l’auteur. M. Bachelin trouve les quinze premiers chapitres plus maladroits que la suite ; et, ces quinze chapitres, « j’aurais pu, dit-il, les retravaillant après lui, selon, — autant qu’il m’eût été possible, — la méthode qui fut la sienne pour écrire le reste du livre, les amener au ton général... » On frémit à cette pensée. M. Bachelin ne rassure personne, quand il ajoute qu’il n’aurait eu qu’à « serrer la deuxième cheville du violon pour que le ré sonnât la quinte juste au-dessous du la que donnent les chapitres suivants. » Non, ce n’était pas l’affaire de l’éditeur, à qui l’on demandait seulement ce qu’il a donné, le texte de l’auteur. Et tout au plus aurait-il fallu corriger les fautes d’impression qui gâtent certaines pages ; écrire « la paume, » et non » la pomme de la main ; » et, quand la petite Françoise est tombée dans le foin, ne pas écrire : « Au moindre remuement des mollets, ses bras s’emplissaient d’aiguilles à tricoter, » mais bien « ses bas. » Peut-être le manuscrit n’est-il pas d’une lecture très facile ; mais, comme ces deux passages se retrouvent dans les Sourires pincés et dans la Lanterne sourde, il était facile de corriger les deux fautes. Après la mort des écrivains, les négociants font de telles réimpressions de leurs ouvrages, et avec tant de négligence, qu’il est bon de veiller du moins à la première édition. Tâchons de préserver leurs écrits : nous n’avons pas de plus délicat service à leur rendre. Épargnons-leur l’offense et le chagrin des coquilles et autres bévues, même si nous devinons que la mort les a doués de souveraine indifférence ou de sérénité.

A l’époque où Jules Renard écrivait son roman des Cloportes, la jeune littérature avait à choisir entre deux écoles, le naturalisme, un peu fatigué, mais qui n’abandonnait pas la partie, et le symbolisme qui donnait de grandes espérances : il ne les a pas toutes déçues. Quelques années plus tard, Jules Renard s’est moqué de ces deux écoles. « D’abord, Éloi documente avec rage. Ses amis le fournissent sans le savoir. Ne changez pas de chemise devant lui : vous retrouveriez votre torse et le relief exagéré de vos omoplates, huit jours après, au milieu d’un conte. Surtout ne le laissez jamais seul dans votre chambre en désordre. Il ramasse les bouts de cigares, les queues d’allumettes ; il recueille les cheveux oubliés sur l’oreiller, les poils de barbe. Ah ! une fausse dent : quelle perle ! Il examine les peignes, les brosses, la culotte pendue, la savate morte... Il fait un tas des pièces de prix transportables et les noue dans son mouchoir en disant : Tout mon bonhomme est là ; je le tiens. » Voilà le naturalisme. Éloi, devenu symboliste, cherche l’obscur et le trouve : « aveugle, il jetterait, la nuit, sur un tableau noir, les lettres retournées de mots sans suite. » Sa gentille amie pleure de ne pas le comprendre. Ému, il est sur le point de renoncer à son mystère. Mais il se ravise, avec orgueil et défi : et « il mourra avant d’oublier cette minute où il faillit, à cause de sa gentille amie, perdre tout le talent qu’il a de ne pas écrire en français. » Bonne caricature, injuste et ressemblante !

On voit très bien ce que Jules Renard ne devait pas aimer dans le naturalisme : une méthode et un système d’information, dite scientifique, hélas ! et qui n’était ni de la science ni de l’art ; une façon d’inventorier rapide et sotte ; une contrefaçon de la réalité. Ce n’est point sa manière à lui. Cependant, l’auteur des Cloportes, bien différent déjà d’un romancier naturaliste, n’a pas dès son premier essai secoué cette influence d’une littérature alors prépondérante : il y a, dans Les Cloportes, une scène de luxure, un accouchement, et avec tous les détails, un infanticide, un suicide, enfin le trantran, pour ainsi parler, de la vie naturaliste.

Et l’on voit très bien ce que Jules Renard ne devait pas aimer dans le symbolisme : le galimatias et l’obscurité. Il termine son portrait du symboliste par ces mots, « ne pas écrire en français » : voilà le péché qu’il n’a point commis et qu’il aurait eu honte de commettre. On sait, je le disais, qu’il travaillait constamment ; il ne laisse qu’un petit nombre de volumes : il travaillait à bien écrire, et suivant la leçon des maîtres incontestés, nos écrivains classiques. Ceux-ci enseignent la clarté : il l’a voulue, et toujours obtenue, difficilement s’il n’avait point à exprimer une idée très simple ; mais il eût renoncé à son idée plutôt que de la rendre mal. Comme un de ses livres allait paraître, — et c’était son chef-d’œuvre, le Vigneron dans sa vigne, — il ne comptait pas sur des milliers de lecteurs : cinq à six cents, peut-être mille, tout au plus. Il écrivait à un ami : « Mieux vaut rester entre intimes. Notez que je n’ai pas la prétention d’être incompréhensible. Fichtre non ! Je serais navré d’être obscur. Mais je ne suis clair que pour quelques-uns. » Cela, il le constate, sans orgueil et avec regret : s’il s’en console, c’est à se dire, et justement, que la faute n’est pas la sienne. L’obscurité des symbolistes a une excuse quelquefois : ces poètes avaient un idéal compliqué ; ce qu’ils tâchaient de dire était, par un malheur, ce que les mots n’ont point accoutumé de dire. Mais trop souvent ils prenaient leur parti de cette obscurité avec un entrain fâcheux ; ils n’évitaient pas tous également d’habiller de mystère le néant. Jules Renard n’est pas, dans les Cloportes, et n’a jamais été un symboliste.

Cependant, il a subi un peu l’influence de ce qui, dans le symbolisme, était recommandable, était une intelligente notion de l’art. C’est par le symbolisme ou, plus exactement, c’est par le moyen de clairs symboles, qu’il se passe des procédés naturalistes. L’on ne saurait copier avec minutie la réalité : elle échappe à notre enquête. Il ne faut pas la copier, mais la représenter : et des symboles remplacent l’impossible copie. Dans la cuisine des Cloportes, il y a une vieille horloge peinte en rouge qui laisse « voir derrière son verre sans tache, le va-et-vient de son balancier de cuivre, ses plombs, ses chaînes, tout l’intérieur de son ventre ». Ce dernier mot donne à imaginer la forme de cette machine et rend cette machine vivante. Il y a, dans la salle à manger des Cloportes, un poêle dont le tuyau passe par-dessus la tête des gens qui se chauffent, « comme un grand bras étendu ». Dans une allée de la forêt, les branches « se rejoignent et se tendent leurs feuilles comme des mains ». Une image, si l’on redoute le mot de symbole, remplace une description. Jules Renard emploie aussi des images ou des symboles pour remplacer parfois l’analyse des sentiments. Les « cloportes » de son roman, c’est une famille de villageois apathiques, de gens « calfeutrés, chez qui le sang avait cessé de couler et s’arrêtait à fleur de peau, changé en humeurs, gonflé en furoncles ». Cette apathie accable leurs esprits et leurs corps. Ils dorment longuement, ne font rien, ne parlent pas. Et voici l’une de leurs soirées. On apporte, auprès du poêle, une petite table ; on pose une lampe dessus. Mme Lérin et sa fille prennent leurs chaufferettes et vont à l’église. M. Lérin penche la tête sur son journal ; et à côté de lui son fils dort ou, s’il ne dort pas, il a bien l’air de dormir : le père et le fils ont « engagé une véritable partie de silence. » Un incident : la lampe baisse, le poêle aussi et la bouillotte ne ronronne plus. Le journal que lit M. Lérin remue ; le fils de M. Lérin se dérange pour mettre une bûche dans le poêle : « La bouillotte se réveille comme une pie babillarde ; M. Lérin remonte la lampe, soulève l’abat-jour ainsi qu’un couvercle, et un peu d’animation se mijote comme l’écume d’un pot-au-feu. » Les gens et les objets sont réunis dans une même description, qui est toute en images ou subtiles analogies.

Ce procédé symboliste, qui se voit déjà dans les Cloportes, Jules Renard l’aimera de plus en plus et y montrera une étonnante habileté. Les Histoires naturelles sont, à cet égard, son chef-d’œuvre. Quelquefois on dirait d’un jeu d’esprit, de trop d’esprit que rachète la réussite merveilleuse. Rappelez-vous la sauterelle : « Serait-ce le gendarme des insectes ? Tout le jour, elle saute et s’acharne aux trousses d’invisibles braconniers qu’elle n’attrape jamais. Les plus hautes herbes ne l’arrêtent pas. Rien ne lui fait peur, car elle a des bottes de sept lieues, un cou de taureau, le front génial, le ventre d’une carène, des ailes en celluloïd, des cornes diaboliques et un grand sabre au derrière... » Elle a les vertus d’un gendarme et elle en a les travers : elle chique : « Si je mens, poursuis-la de tes doigts, joue avec elle à quatre coins et, quand tu l’auras saisie, entre deux bonds, sur une feuille de luzerne, observe sa bouche : par ses terribles mandibules, elle sécrète une mousse noire comme du jus de tabac. » Quelquefois la plaisanterie tourne à une exquise poésie : « La nuit s’use à force de servir. Elle ne s’use pas par le haut, dans ses étoiles. Elle s’use comme une robe qui traîne à terre, entre les cailloux et les arbres... Il n’est pas un coin où ne pénètre un pan de nuit. L’épine le crève, les froids le gercent, la boue le gâte. Et chaque matin, quand la nuit remonte, des loques s’en détachent, accrochées au hasard. Ainsi naissent les chauves-souris... » Les chauves-souris sont les petits symboles frissonnants de la nuit ; l’alouette est l’allégorie de la lumière : « Je n’ai jamais vu d’alouette et je me lève inutilement avec l’aurore... Mais écoutez comme j’écoute. Entendez-vous quelque part, là-haut, piler dans une coupe d’or des morceaux de cristal ? Qui peut me dire où l’alouette chante ? Si je regarde en l’air, le soleil brûle mes yeux. Il me faut renoncer à la voir. L’alouette vit au ciel et c’est le seul oiseau du ciel qui chante jusqu’à nous. » Les Histoires naturelles les plus charmantes enferment de menus fragments de paysage et aussi de rêve.

Il y a déjà des « histoires naturelles » dans les Cloportes. Il y a l’âne ; il y a les rainettes, qui « roulent leurs r, infatigables ; » il y a les grives, les bécasses et leur long bec qui alourdit leur vol et qui pend. Il y a les araignées et la quantité variée de leurs toiles, qui « s’accrochent aux poutres, se collent aux tuiles, longent une latte et se creusent sous le poids de petites boules blanches qui sont des nids, se vallonnent comme un drap agité par des blanchisseuses ; l’une laisse pendre sa corne comme une poche perd son mouchoir, l’autre encercle dans ses dessins concentriques un oblique rayon de soleil... Une hirondelle entre, fuse, enlève la toile et l’araignée et sort, d’un trait. Cela fait comme une trouée dans une tenture. » Il y a les agneaux, le petit agneau qui vient de naître et qu’on trouve « entre les pattes de sa mère, flageolant sur ses jambes raides, tout pareil aux petits agneaux en bois découpé dont on emplit des boîtes au jour de l’an. » Ces quelques lignes, Jules Renard les a reprises et autrement écrites, dans Poil de carotte : « Chaque matin, le fermier Pajol compte deux ou trois agneaux de plus. Il les trouve égarés parmi les mères, gauches, flageolant sur leurs pattes raides ; quatre morceaux de bois d’une sculpture grossière. » Et peut-être se souvient-on d’un autre petit animal aux pattes grêles et fragiles, la gazelle du dernier Abencerage, couchée dans une corbeille, sur des feuilles de palmier : « Ses jambes fines étaient attachées et ployées sous elle, de peur qu’elles ne se fussent brisées dans les mouvements du vaisseau ; elle portait un collier de grains d’aloës... » La manière n’est pas la même, ici et là. Et laquelle préférez-vous ?... Moi aussi !... Mais, avec son collier de grains d’aloès et puis avec une plaque d’or qui joint les deux bouts du collier, — sur la plaque d’or sont gravés en arabe un nom et un talisman, — cette gazelle de Chateaubriand, si jolie, nous parait comme un peu habillée, un peu arrangée, prête à monter sur la pendule, en tout cas telle que nous ne l’avons pas rencontrée, fût-ce en nos voyages. Les agneaux de Jules Renard, vous les verrez à la bergerie, dans nos campagnes, quand il vous plaira ; et tous les animaux de Jules Renard, vous les avez vus et les reconnaissez : pourtant vous n’aviez pas remarqué leur aspect véritable, qu’il semble avoir aperçu le premier, qu’il sait vous montrer, qui vous étonne et vous amuse par sa vérité familière ensemble et pittoresque.

Plusieurs « histoires naturelles » ont passé des Cloportes aux recueils que Jules Renard donna ensuite. Et ce roman de sa jeunesse, qu’il avait refusé de publier, lui a servi comme un trésor dont il n’approuvait pas l’arrangement, dont les pièces lui paraissaient précieuses. On retrouve des pages entières ou des phrases plus ou moins longues, des mots, des images des Cloportes dans les Sourires pincés, dans l’Ecornifleur, dans Poil de carotte, dans la Lanterne sourde et jusque dans cette comédie de La bigotte qui a été jouée quelques mois avant la mort de l’auteur. Au bout de vingt ans, il n’avait pas oublié ni relégué loin de sa nouvelle pensée l’œuvre de ses vingt ans : il y allait puiser comme dans une réserve abondante. Maintes pages qu’il a ainsi transportées de l’ancien manuscrit au livre nouveau sont à peine modifiées. Plus souvent, il corrige et il abrège : il écrit de mieux en mieux ; il est plus adroit, plus sévère à lui : même, plus attentif à bien choisir les mots et à suivre exactement le précepte qu’il donnait un jour aux élèves du lycée de Nevers, « jeunes camarades » et, lui, qui présidait la distribution des prix : « Défiez-vous des mots. Les plus grands ne sont pas les moins vides. Ne vous en servez qu’après les avoir pesés. » Cette défiance est l’article premier de l’art auquel il consacrait un zèle délicat. Les mots qui ne sont pas tout pleins d’une réalité, les mots inutiles, les mots trompeurs, il les supprimait de sa phrase. Et la difficulté de composer une phrase entière, du commencement à la tin, sans mots de secours, est la difficulté qu’il entendait vaincre à chaque fois qu’il écrivait. Une phrase qui, comme on dit, se tienne et qui se tienne toute seule, qui marche et sans béquilles, une phrase parfaitement saine, valide et bien portante, ce fut la sienne et ce n’est pas celle des écrivains les plus nombreux. Il la voulait jolie, en outre, élégante : il lui voulait une beauté qui ne vînt pas de faux ornements, une beauté vraie.

Il y a, dans les Cloportes, ce petit tableau à la Breughel : « Un gamin pétrissait entre ses mains une grosse boule de neige ; la posait délicatement sur une couche bien unie, sans ornières ou marques de pas et la poussait avec prudence, d’abord de la main droite, puis de la gauche quand la droite était gobe, puis avec un pied quand la boule en valait la peine, ce qui lui permettait de mettre ses deux mains dans ses poches, puis enfin avec les pieds et les mains. » D’autres gamins viennent à la rescousse et, après un long travail et des anicroches, la grosse boule est sculptée en un bonbonne de neige qui peu à peu s’émiette et s’écoule en eau boueuse. Voici la même page dans la Lanterne sourde : « Dans la rue, un gamin pétrit une boule, la pose sur une couche unie, sans ornière ou marque de pas. et la pousse prudemment... » Beaucoup de mots ont disparu, sans laisser de trous à leur place... « Elle roule et s’enveloppe à chaque tour comme d’une feuille de ouate. Bien que gobes, les mains suffisent d’abord à la conduire par les sentiers blancs. Puis il y faut mettre le pied, les genoux, les épaules, toutes les forces. Souvent, la boule résiste, entêtée, s’écorne, se fendille. Enfin elle s’immobilise. » Quelle netteté prend la phrase et comme elle se dessine mieux !

Après les Cloportes et jusqu’à la fin de sa vie, par un effort continu que son amour de la littérature lui rendait agréable et que son dédaigneux ennui de tout le reste l’empêchait de trouver futile, Jules Renard devenait plus exact à bien écrire. Son art s’est affiné, sans perdre les qualités qu’il avait d’abord. Mais il y a, dans les Cloportes, presque toute la substance de l’œuvre qui s’est développée ensuite. Jules Renard, dès le roman de ses vingt ans, voit tristement les hommes et la vie. Ses personnages sont dénués d’intelligence et de bonté : leur niaiserie est cause de leur méchanceté. Ils ont des manies, des vices, de l’égoïsme, à faire pitié. Jules Renard ne leur accorde point sa pitié : mais il les traite rudement. On ne dirait pas que ses héros fussent les enfants de son imagination, car il n’a aucune indulgence pour eux. D’ailleurs, il les a pris dans la réalité, sans doute : il les y a choisis, du moins ; il n’a pas mis de bienveillance à les choisir. Il n’affirme pas non plus que l’humanité soit toute analogue aux échantillons qu’il en offre. Il ne le déclare pas ; et, comme il a peint des individus, vous n’avez point à formuler de maximes générales, vous n’avez point à lui prêter une philosophie !.. Cependant, cette philosophie est dans son œuvre, une philosophie morose et qui refuse toute consolation.

L’insistance avec laquelle Jules Renard, analysant lésâmes, n’y découvre que laideur est le signe d’une opinion. Si l’on dit que ce n’est pas sa faute et que les âmes ne sont pas belles, eh ! bien, les âmes sont principalement variées, mêlées du pire et du meilleur : et l’on y aperçoit ce que l’on y cherche, le pire ou le meilleur, au gré de quelque préférence.

À vrai dire, n’y a-t-il point un personnage sympathique, dans les Cloportes ? Oui, la pauvre servante Françoise, celle-là qui a des malheurs, qui est tombée dans le foin, qui s’en relève comme elle peut, qui accouche et qui jette son enfant au fond du puits. Elle est gentille, elle n’a pas de chance, il faut la plaindre. Est-ce que Jules Renard ne la plaint pas ? Il ne l’a guère épargnée : tant de calamités dont il l’accable et qui la mènent au suicide ! C’est pour la plaindre davantage ? Mais la plaint-il ?... Un jour que les petits messieurs du village font, au café, leurs parties de manille, les paysans les entourent, les écoutent, rient quand il s’agit de ces pauvres filles dont les petits messieurs parlent en libertins : « Il ne vint pas à l’idée de ces messieurs que, leurs servantes, c’étaient les filles des hommes qui écoutaient là, qui buvaient comme eux, riaient comme eux, pensaient comme eux. De leur côté, les paysans ne songeaient pas à faire observer que c’était peut-être aller un peu loin. Non : tous se comprenaient, s’entendaient fraternellement ! » Et c’est l’auteur, on le voit, qui intervient, avec colère, en faveur des pauvres servantes.

Une telle intervention de l’auteur est probablement de ces choses que bientôt Jules Renard n’aima plus dans son roman des Cloportes.

Plus tard, il a grand soin de ne jamais intervenir et de laisser les personnages qu’il invente ou qu’il peint se débrouiller sans lui. Non qu’il ne soit pas là : mais il se dissimule. Et non que l’on n’ait point à deviner le sentiment qui l’anime : du moins, il ne l’énonce pas et devinez-le.

Il aura toujours beaucoup de dureté, quelque férocité parfois, pour ces déplorables gens que l’on nomme les bourgeois, les riches, les représentants de l’autorité. Il leur sera extrêmement injuste. En même temps, il aimera les humbles ; il aimera leur simplicité mentale et morale, leur patience, leurs vertus, leurs travers et, le cas échéant, leur absurdité comique. Or, Jules Renard n’est point un philosophe ; il n’est pas du tout un idéologue. Il a le goût de la réalité : il ne compte pas les idées pour des réalités et ne compte pour rien les métaphysiques et les religions ; plutôt, il les méprise et les déteste. Il est réaliste, il est positiviste et l’est jusqu’à l’anticléricalisme le plus rigoureux ou, si je ne me trompe, le plus saugrenu. Cela ne fait point une philosophie. Cela fait, par le temps qui court, une politique. Et il y a une politique de Jules Renard, conseiller municipal, délégué cantonal et maire dans le département de la Nièvre. Ce n’est pas ce que j’étudie ; et cette politique de Jules Renard, en somme, n’a pas d’autre inconvénient littéraire que de lui avoir fait manquer ici ou là ses personnages de « curés : » il ne peint pas le curé, il en mange. Et l’on n’y peut rien. Sa peinture des villages en est moins vraie ; Balzac le lui eût reproché. Mais on a beau refuser toute philosophie et se réfugier dans la seule réalité, l’on aboutit à une philosophie, parce que la réalité en contient une et qu’il faut bien que l’on découvre dans la réalité même.

Jules Renard ne l’a point exprimée. Il l’a découverte pourtant, peu à peu, lentement. Il ne l’avait pas découverte quand il écrivait les Cloportes. Mais lisez les Bucoliques et Le vigneron dans sa vigne. C’est une philosophie de la nature et aussi de la nature humaine ; c’est une intelligente amitié pour les âmes et aussi pour les champs, pour les arbres, pour les saisons et les heures, pour les objets que leur contact avec les gens, avec leur travail et avec leur souffrance, a en quelque sorte animés ou munis d’une âme. Lisez, dans les Bucoliques, cette invocation : « Seigneur, s’il est vrai que vous seul soyez grand, ne réservez pas à ma vieillesse un château, mais faites-moi la grâce de me garder, comme dernier refuge, cette cuisine avec sa marmite toujours en l’air…, avec la lune en papier jaune qui bouche le trou du tuyau de poêle, et les coquilles d’œufs dans la cendre…, avec un chien à droite et un chat à gauche de la cheminée, tous deux vivants peut-être, et le fourneau d’où filent des étoiles de braise,… et cette demi-douzaine de fers à repasser, à genoux sur leur planche, par rang de taille, comme des religieuses qui prient, voilées de noir et les mains jointes. » Et, dans le Vigneron, lisez « Le petit bohémien. » Ce n’est que l’histoire, une histoire à peine, d’un gamin sans feu ni lieu, qui s’approche d’un troupeau, d’une maison, pour être moins seul, et qui s’approche de vous, sur la route, chemine avec vous, non comme un petit mendiant, mais comme un petit compagnon. Puis il faut se quitter pour la vie : « Il s’éloignait déjà ; mais il se retourna comme s’il avait oublié quelque chose et m’apporta sa main tendue que je serrai, sur la route déserte, d’une pression furtive… » Je me rappelle que je vantais à Jules Renard son Petit bohémien et qu’il me répondit : — N’est-ce pas ? On trouve ces petites choses à la promenade et on les rapporte chez soi comme un bol de lait qu’on a peur de renverser… (Je ne mets pas de guillemets, n’étant pas sûr de tous les mots : et l’on craint de gâter une phrase de Jules Renard.)


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Les Cloportes, roman (éditions Crès). Du même auteur : Sourires pincé, la Lanterne sourde, l’Êcornifleur, Comédies, la Bigote, Bucoliques (Ollendorff) ; Poil de Carotte, Histoires naturelles (Flammarion) ; le Vigneron dans sa vigne (Mercure de France) ; Ragotte (Fayard) ; l’Œil clair (Nouvelle revue française) ; Mots d’écrit et Causeries (Les Cahiers nivernais).