Revue littéraire - France et Allemagne (André Beaunier)

Revue littéraire - France et Allemagne (André Beaunier)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 673-684).
REVUE LITTÉRAIRE

FRANCE ET ALLEMAGNE[1]

Un petit volume de trois cents pages qui vous résume l’histoire de France, — au moins la querelle de la France et de l’Allemagne, mais cette querelle occupe tous nos siècles, — un tel petit volume nous aguiche et nous inquiète. La quantité vivante des faits ne saurait tenir en un si court espace ; et, réduite ainsi, la somme de la gloire et des douleurs, si ample dans la réalité, ne devient-elle pas une image grêle et toute décharnée ? Au surplus, voyons le squelette, sur lequel se posent les muscles et qu’ils meuvent. Le principal est que l’auteur ne nous montre point un squelette mort, pour ainsi dire, mais à travers les muscles et dans leur jeu le squelette en activité.

Nous avons des historiens qui disent tout et, si l’on veut, qui n’ont jamais tout dit. Sur la plus menue aventure passée, ils entassent une énorme érudition, quelquefois rebutante. Et, le danger, c’est le fatras. Au bout du compte, ici comme ailleurs, tout dépend de l’ouvrier. S’il a gâché sa besogne, tant pis ; sa maladresse ne dément pas cette vérité, qu’en histoire (à mon avis) rien n’a été complètement stérile et n’est donc insignifiant. D’autres historiens choisissent parmi les faits ceux qu’ils considèrent comme les causes les plus efficaces ; ils négligent le reste et composent l’histoire selon leur vue de la réalité. Ils se trompent peut-être ; ils ne se trompent pas nécessairement. Je ne sais si M. Jacques Bainville se trompe, dans son Histoire de deux peuples, — France et Empire allemand ; — surtout, je ne sais pas où il se trompe, tant est rigoureuse et vive sa dialectique, tant il vous mène bon train par les chemins qu’il a tracés, tant il a soin de vous durant cette course, et vous répond vite quand vous montrez quelque incertitude, et devance le plus souvent vos questions, et vous amuse, et vous repose, et vous entraîne, et, bien avant que vous ne soyez las, vous a conduit où il s’était promis de vous conduire. Quel art charmant, d’une merveilleuse prestesse !

Or, il s’agit de la France. Et, lorsque ce volume s’écrivait, l’ennemi tenait nos départemens du Nord, possédait Lille, Mézières, Saint-Quentin, Laon, vingt autres de nos villes et, des vingtaines de villages. « Guillaume II célébrait son anniversaire dans une église de village français ; tous les jours, Reims ou Soissons étaient bombardées ; tous les jours, un frère, un ami tombait… » dit l’auteur dans son avant-propos. Donc il a fortement éprouvé l’angoisse de l’époque. Et je n’avais pas tort de signaler la jolie élégance de son art, cette gaieté même de l’intelligence heureuse de voir clair, le plaisir de persuader ; mais que de gravité aussi, dans le ton ! et, avec la simplicité de la franchise, une éloquence qui vous presse, vous secoue et vous somme. La rapidité, c’est l’urgence qui l’a voulue. Ce petit volume aurait été, il y a quinze mois, un pamphlet ; il est aujourd’hui un avertissement. Tardif ? — Dans un précédent ouvrage de M. Jacques Bainville, Le coup d’Agadir et la guerre d’Orient, l’on trouverait, parmi les polémiques de ces dernières années, toute la substance dont il a fait son Histoire de deux peuples. Et puis les événemens ont illuminé ce qu’il croyait apercevoir, ce qu’il voyait sans doute, ce qu’il voit mieux, ce qu’il nous invite à examiner maintenant sous un jour cru.

Sa thèse, la voici. La querelle de la France et de l’Allemagne n’est pas un accident ou une série d’accidens fortuits : elle est une nécessité historique. Il y a, dans cette querelle, une terrible tâche, pour la France : une tâche, et une façon d’agir, qui résulte, non des préférences de chacun, mais de la force des choses. Cette façon d’agir a fait ses preuves au cours des âges ; l’expérience l’a consacrée. Cette façon d’agir, la monarchie française l’a trouvée de bonne heure et l’a perpétuellement suivie, pour le salut de la France. Enfin, cette façon d’agir, on l’a méconnue, pour le malheur de la France ; et, chaque fois qu’on l’a méconnue, ce fut à l’instigation de l’opinion publique et de ses vains conseillers ou philosophes. Concluez ; et méfiez-vous, notamment, de la philosophie.

La France a d’autres voisins : l’Anglais, l’Espagnol. Entre eux et elle, des conflits ont éclaté, autant d’épisodes qui ont eu leur solution. Mais, l’Allemand, « la France a toujours dû s’en occuper” elle a toujours dû « le tenir sous sa surveillance. » Pour sa sécurité, la France a besoin de garder ses frontières naturelles ; or, « prolifique et migrateur, » l’Allemand les lui conteste. Il entend conserver ses facilités d’invasion. C’est un peuple qui ne se résout pas à demeurer chez lui ; c’est un peuple de proie. Repousser l’Allemagne, la resserrer dans ses limites, l’empêcher de nuire : voilà l’œuvre, difficile et à jamais inachevée, que la France accomplit depuis le commencement de son histoire. A de certains momens, elle paraît avoir de bons ou d’assez bons rapports avec sa détestable rivale : c’est qu’elle l’a récemment vaincue. Encore ne peut-elle se fier à ce répit que les armes heureuses lui ont procuré ; elle craint le retour des crises et tâche d’en conjurer la menace. Dur travail et, proprement, le travail français.

Sans la précaution française, la guerre eût été continuelle. Pour prévenir la guerre, nos rois, « économes du sang français, » ont pratiqué résolument cette politique : affaiblir l’Allemagne et, à cette fin, la diviser. Sous les Capétiens déjà, toute notre politique, à l’extérieur, tend à ne pas laisser se faire l’unité allemande. Le roi de France eut pour amis ces barons, ces prélats, ces républiques bourgeoises dont les ambitions diverses avaient pour effet d’entretenir l’anarchie d’outre-Rhin. La meilleure diplomatie, jusqu’au XVIIe siècle, nous épargna maintes guerres ; entre la France et l’Allemagne, avant l’avènement de Charles-Quint, il n’y eut, pour ainsi parler, que des escarmouches. On a défini le Saint-Empire « une république fédérative sous la présidence impériale. » L’Empereur ne réussissait pas à être élu sans consentir les sacrifices que ses électeurs réclamaient de sa gratitude : avant de le couronner, on le plumait. Et le principe de la cour de France, Marillac l’a formulé sous le règne de Henri II : « tenir sous main les affaires d’Allemagne en la plus grande difficulté qu’on pourra. » Dissoudre les Allemagnes, ce fut le chef-d’œuvre constant de notre politique ; et cette politique aboutit aux traités de Westphalie, que M. Jacques Bainville caractérise comme suit : « l’anarchie allemande organisée et la sécurité de la France garantie. » Après la guerre de Trente ans, il fallait mettre les Habsbourg dans l’impossibiUté d’obtenir ce que les Hohenzollern ont obtenu il y a un demi-siècle, une domination qui leur permît de constituer une Allemagne. Cela fut fait ; et l’Europe eut de longues années tranquilles. L’Europe ne se repose que si la bête germanique est matée. En se sauvant des griffes de la bête, la France en préservait l’Europe, et de tout temps comme aujourd’hui.

Comme aujourd’hui : et, en dépit des différences, que d’analogies entre les époques ! En 1620, la France était fort agitée, de même qu’à la veille de la présente guerre : une fois comme l’autre, l’Allemagne espère profiter de notre inattention. M. Jacques Bainville note que la défenestration de Prague, début de la guerre de Trente ans, ressemble à cet assassinat de Serajevo, début de la présente guerre. A deux reprises, nous sommes tirés de nos chamailleries et les affaires du dehors s’imposent à nous. Quand la révolte de Bohême eut éclaté, les princes protestans d’Allemagne qui, contre l’Empereur, se réunissaient aux Bohémiens, firent appel au roi de France, leur allié. L’empereur Ferdinand dépécha, lui, à la cour de France son Friedenbourg, lequel eut mission de représenter à Louis XIII et à Luynes : « qu’avec la révolte de l’électeur palatin, il s’agissait d’une conspiration républicaine ; que, de toutes les républiques, villes libres, aristocraties et démocraties protestantes, naissait un mouvement qui menaçait au même titre toutes les monarchies, » etc. Bref, le roi de France était prié de songer à la « solidarité des trônes : » est-ce que Guillaume II ne s’est pas adressé, hypocritement d’ailleurs, à Nicolas II en termes pareils ? Seconder les princes allemands contre l’Empereur, telle était la tradition de la politique française. Mais Louis XIII, ou Luynes plutôt, hésitait : la France ne seconda ni l’Empereur, ni les princes. Les ambassadeurs et ministres du Roi en Allemagne, mieux informés, plus avisés, ne manquèrent pas de signaler l’erreur : sous prétexte de restaurer l’unité religieuse dans l’Empire, l’Empereur, ne visait qu’à y établir l’unité politique, si périlleuse pour la France ; il fallait contre-carrer ses projets, par une aide fournie aux princes protestans, si protestans qu’ils fussent. Le manifeste des ambassadeurs est, dit M. Jacques Bainville, « un cours complet de haute diplomatie. » Et, la neutralité de Louis XIII en 1620, M. Jacques Bainville la compare à la neutralité de Napoléon III en 1866 : l’une a eu pour conséquence la guerre de Trente ans et l’autre la guerre de 1870 ; le coup de tonnerre de Sadowa, comme on dit, ne rappelle-t-il pas le coup de tonnerre de la Montagne-Blanche ?… Si l’on est tenté de trouver ces rapprochemens trop ingénieux, M. Jacques Bainville répond qu’en définitive la France n’a pas cessé d’avoir la même situation géographique, les mêmes voisinages et de faire face au même problème européen : « dans les mêmes cas, les mêmes manœuvres déterminent les mêmes conséquences. »

La faute que Louis XIII, avec Luynes, avait commise. Richelieu sut la réparer. Comment ? En retournant à la politique des Capétiens. Ses agens, à la Diète de Ratisbonne, ont reçu l’ordre de tenir sous main les affaires d’Allemagne en aussi grande difficulté qu’il se pourra. Ils font échec à l’Empereur. Richelieu, prince de l’Église, eut à secourir la ligue protestante en Allemagne ; en outre, il associa aux princes protestans de l’Empire les princes catholiques et, avec son P. Joseph, manœuvra si bien que le roi de France apparut comme le protecteur des « libertés germaniques. » Or, les libertés germaniques maintenues, c’est l’unité allemande impossible ; et c’est la liberté de l’Europe assurée.

Signés six ans après la mort de Richelieu, les traités de Westphalie consacrent la pensée de ce grand homme. L’Allemagne s’en montra fort satisfaite. La France leur dut de n’avoir à souffrir aucune invasion jusqu’en 1792 ; l’Europe leur dut une nouvelle « paix romaine, » la seule paix possible en Europe, celle qui a pour condition l’éparpillement de la Germanie, celle qu’on attend désormais. Proudhon, dans sa brochure Si les traités de 1815 ont cessé d’exister, dit : « Tant qu’il y aura pluralité de puissances plus ou moins équilibrées, le traité de Westphahe existera. Il n’y aurait qu’un moyen de l’effacer du droit public de l’Europe, ce serait de faire que l’Europe redevînt un empire unique. Charles-Quint et Napoléon y ont échoué : il est permis de dire, d’après ce double insuccès, que l’unité et la concentration politique, élevées à ce degré, sont contraires à la destinée des nations. Le traité de Westphalie, expression supérieure de la justice identifiée avec la force des choses, existe à jamais. »

Et M. Jacques Bainville : « Nous allons voir comment le peuple français, après avoir réussi, avec ses guides héréditaires et ses grands politiques, à assurer son repos et sa grandeur, a travaillé de ses propres mains à détruire ce qu’il avait fait et comment il a ramené dans le monde l’âge de fer et la barbarie en croyant régénérer le genre humain. » Quelle aventure de tragique absurdité !

Le 18 janvier 1701, Frédéric, électeur de Brandebourg, à Kœnigsberg se couronne roi. L’on put n’attacher guère d’importance alors à cet événement : ces marquis de Brandebourg étaient de médiocres seigneurs, très gueux, habitant loin. Cependant, le Prussien préludait à ses amples destinées. C’est une chose remarquable que Louis XIV en ait eu comme le pressentiment. Jusqu’à la paix d’Utrecht, durant douze années, il refusa de reconnaître la royauté que l’électeur de Brandebourg improvisait. Clément XI pareillement. « S’il n’avait tenu qu’à Rome et à la France, aux deux plus hautes autorités de la civilisation européenne, la puissance prussienne eût été étouffée au berceau, le monde n’eût pas connu le fléau prussien. » Et : « C’est un fait que le sombre avenir réservé par la Prusse au monde européen aura été entrevu par la monarchie française et par la papauté. » Restons en France : Louis XIV avait vu juste. L’évidence éclatait quarante ans plus tard, quand Frédéric II mit la main sur la Silésie. Marie-Thérèse protesta contre une première audace du brigandage prussien : « Il ne s’agit pas de l’Autriche seule ; il s’agit de tout l’Empire et de toute l’Europe. C’est l’affaire de tous les princes chrétiens de ne laisser briser impunément les liens les plus sacrés de la société humaine… » Et ainsi protesta le roi des Belges au mois d’août 1914.

Désormais, qui faut-il redouter, dans les Allemagnes ? L’Autriche ? Non : la Prusse. Et il est incontestable que la monarchie française l’a très bien compris, lorsqu’en 1656 elle opéra ce fameux « renversement des alliances, » qu’on lui a tant reproché, que M. Jacques Bainville interprète comme un acte de très judicieuse politique. Louis XV, a-t-on dit, faussait la politique traditionnelle de la France. Pas du tout ! La politique de la France ne consistait pas à combattre, quoi qu’il advînt, la maison d’Autriche, mais à empêcher l’unité allemande. Elle avait donc pour ennemi tout faiseur d’unité allemande, que ce fût la maison d’Autriche naguère ou ensuite la Prusse. La maison d’Autriche écartée, c’est à la Prusse qu’il fallait s’attaquer, et avec l’aide de l’Autriche opportunément. Qu’arriva-t-il ? L’opinion publique manqua de finesse et de souplesse. Elle ne comprit pas que le renversement des alliances était, en bonne logique, la conséquence du principe même sur lequel reposait notre constante politique. Au lieu de regarder au principe, elle ne vit que les apparences. Elle fut déconcertée ; elle était méfiante et crut qu’on l’avait trahie. Avec un prodigieux entêtement, elle continua de haïr l’Autriche et d’aimer la Prusse, après Rosbach. C’est du renversement des alliances que date l’hostilité de la nation française à l’égard de la monarchie : or, la monarchie avait eu raison de renverser les alliances.

Notre ambassadeur à Vienne reçut de Bernis d’excellentes « instructions » où il était dit : « En s’unissant étroitement à la cour de Vienne, on peut dire que le Roi a changé le système politique de l’Europe, mais on aurait tort de penser qu’il eût altéré le système politique de la France. » Le système politique de la France consistait à jouer en Europe le rôle supérieur qu’elle méritait et à diminuer « toute puissance qui tenterait de s’élever au-dessus de la sienne. » Pour « opérer de grandes choses, » le Roi s’était servi en 1733 du roi de Sardaigne et en 1741 du roi de Prusse, comme jadis le cardinal de Richelieu s’était servi de la couronne de Suède et de plusieurs princes de l’Empire. Seulement, ceux-ci, Richelieu avait pu les traiter en alliés fidéles, tandis qu’ « en rendant trop puissans les rois de Sardaigne et de Prusse, nous n’avons fait de ces deux princes que des ingrats et des rivaux. » Grande leçon : ces deux princes, on les gouvernerait dorénavant par l’espérance et la crainte. Eh bien ! n’était-ce pas la sagesse ? « En adaptant son système de politique extérieure à des conditions nouvelles, remarque M. Jacques Bainville, la monarchie française se montrait manœuvrière et novatrice. » Et l’opinion publique ? Entêtée, aveuglément conservatrice.

Pour éclairer l’opinion publique, il y aurait ses penseurs, les philosophes en qui elle avait mis sa confiance. Les rois de Prusse, alors déjà, furent des malins, qui surent mettre dans leur jeu nos philosophes. Frédéric II a enchanté Voltaire. Il suffit de lire les Mémoires de Voltaire pour voir comment le péril prussien, que Louis XIV pressentait en 1701, Voltaire ne le soupçonnait pas après Rosbach. Il était admis, une fois pour toutes, que l’Autriche était l’ennemie, et la Prusse l’amie attendrissante. Cette conviction se manifeste avec ardeur pendant les années révolutionnaires. Le Comité de Salut public déclare : « Depuis Henri IV jusqu’à 1756, les Bourbons n’ont pas commis une seule faute majeure. » Et la faute majeure, c’est le renversement des alliances, un mauvais procédé à l’égard de la Prusse ! Favier, qui n’hésite pas, dénonce « l’aberration de notre système politique de 1756 » et professe que, malgré les déloyautés de Frédéric, un « intérêt commun » liait la France et la Prusse contre les Habsbourg. Danton appelle la Prusse « notre alliée naturelle. » Barthélémy, sur le point de négocier la paix de Bâle, recevra ces instructions : « En méditant bien l’état de l’Europe, tu auras sûrement reconnu que la Prusse et la France doivent se réunir contre l’ennemi commun. » Les soldats prussiens étaient sur notre sol, quand Dumouriez proclamait à l’assemblée : « C’est Léopold qui a animé contre la France le successeur de l’immortel Frédéric ! » L’immortel Frédéric : ces deux mots indiquent la responsabilitô de Voltaire et des philosophes dans la folie générale. C’est en souvenir du roi-philosophe, ami des lumières et protecteur de l’athéisme, — à l’étranger, — qu’on aime tant la Prusse et qu’on la favorise de grand cœur niais.

Jean Jaurès, dans son Histoire socialiste, blâme assez rudement les Girondins d’avoir déclaré la guerre à l’Autriche. La monarchie agonisante fit, pendant les premiers mois de 1792, les plus grands efforts pour empêcher que cette faute fût commise. Et plus tard le Comité de Salut public met tout son orgueil à vouloir que « le premier allié de la plus puissante république du monde » — cet allié, c’est le successeur de l’immortel Frédéric — « soit le plus puissant monarque de l’Europe. » Barthélémy protestera de son mieux : « Alors, annonce-t-il, le système qui menace l’Europe des plus grands dangers se réalisera promptement, par la destruction et l’envahissement de tous les petits États. L’Europe sera plus asservie que jamais, les guerres plus terribles, tout sentiment de liberté plus comprimé. » C’était, ce Barthélémy, un diplomate véritable, formé à l’école de Vergennes : il fut déporté à la Guyane.

En somme, voici deux doctrines. L’une (et c’est la doctrine de la monarchie) considère les Allemagnes comme le réservoir de tous les malheurs, pour la France et pour l’Europe ; et le corollaire : il faut, par tous les moyens dont dispose une prudente politique, tenir les Allemagnes dans l’impossibilité de lâcher sur la France et l’Europe sa provision de malheurs. L’autre doctrine (celle des philosophes et de leurs disciples révolutionnaires) : aimer la Prusse et l’aider, afin de taquiner la maison d’Autriche et de récompenser l’immortel Frédéric en la personne de ses immortels descendans. Le succès paradoxal qu’a obtenu, dans notre malheureux pays, la seconde doctrine, on le constate en lisant Michelet. Jamais les ancêtres de Guillaume II n’ont été plus magnifiquement célébrés. C’est avec une sorte de délire affectueux que Michelet vante « le grand roi de Prusse, véritablement grand. » les « résultats moraux, immenses » de son règne ; et Michelet raffole de voir en Frédéric II l’incarnation du génie germanique. « Les Autrichiens eux-mêmes, regrettant de lui faire la guerre, dans le Prussien ressentirent l’Allemand… » Ces mots nous dégoûtent : ils ravissent Michelet… « L’admiration d’un homme rouvrit la source vive de la fraternité. Le culte du héros leur refit la Germanie. » Le bon Michelet n’est-il pas au moins choqué de ce qu’un si touchant héros se soit établi conquérant ? Non : « on sent en lui une chose très belle, c’est que, ses faits de guerre, il les a vus d’en haut ! » Et la Pologne ? Michelet concède que le partage de la Pologne est une tache, la seule, dans le règne de son héros : encore, dit M. Jacques Bainville, en rejette-t-il la faute principale sur les jésuites ; et ainsi tout s’arrange.

A mesure que la Prusse devint de plus en plus puissante et eut, en Allemagne, une suprématie plus marquée, on étendit à l’Allemagne la tendresse qu’on avait pour la Prusse. Michelet ne sait pas réprimer ses larmes d’enthousiasme, le 4 mars 1848, lorsque, devant la Madeleine, il découvre parmi les drapeaux qu’apportent les exilés de tous pays « le grand drapeau de l’Allemagne, si noble, noir, rouge et or, le saint drapeau de Luther, Kant et Fichte, Schiller, Beethoven, et à côté le charmant tricolore vert de l’Italie… » Vingt-deux ans plus tard, il s’écrie : « Quelle émotion, que de vœux pour l’unité de ces peuples ! Dieu nous donne, disions-nous, de voir une grande et puissante Allemagne, une grande et puissante Italie ! Le concile européen reste incomplet, inharmonique, sujet aux fantaisies cruelles, aux guerres impies des rois, tant que ces hauts génies de peuples n’y siègent pas dans leur majesté, n’ajoutent pas un nouvel élément de sagesse et de paix au fraternel équilibre du monde. » Et voilà Michelet, le même historien qui a flétri le renversement des alliances et qui, sur le système politique de 1756, concluait : « Dès lors, l’Autriche aura l’Allemagne : » ce même historien Michelet a souhaité de voir une « grande et puissante Allemagne ; » il l’a vue ! Mais il comptait sur la grande et puissante Allemagne pour assurer la paix et la sagesse du monde : c’est ce qu’il n’a pas vu.

L’immense erreur, d’année en année, se développe et devient, à la veille de Sadowa, triomphale. « La France est logiquement avec la Prusse, » écrit Emile de Girardin dans la Presse. Peyrat, dans l’Avenir national, devine que la Prusse veut se donner « plus d’homogénéité, » la Confédération germanique plus de force. Il ajoute : « C’est la politique de M. de Bismarck ; » et, l’opinion de M. de Bismarck, il l’approuve. Guéroult, dans l’Opinion nationale, est enchanté. La Liberté célèbre « la prédominance d’une Prusse protestante en Europe. » Le Siècle déclare : « L’unité de l’Allemagne, comme l’unité de l’Italie, c’est le triomphe de la Révolution… » (de la Révolution chérie…) Et : « Qu’on le sache bien, être pour la Prusse, c’est vouloir le triomphe de la plus juste des causes ; c’est rester fidèle au drapeau de la démocratie ! « 

On le voit, la politique se mêle de la diplomatie et de la guerre. Elle est dedans ; elle y est en plein. Richelieu, lui, ne barguignait point à faire cause commune avec les princes protestans d’Allemagne pour empêcher l’unité allemande ; les démocrates et penseurs de 1866 voient d’un bon œil l’unité allemande, qui est un succès pour leurs opinions et qui sera, pour la France, un désastre. Puis un élément nouveau s’introduit dans l’arrangement des affaires européennes, un élément de générosité. « Honte, mille fois honte à l’impertinent et lâche système qui veut proclamer l’égoïsme politique de la France ! » s’est écrié Armand Carrel. On se passionne pour “la cause des peuples. » On flétrit un système qui entravait la gentille Allemagne, le prudent système de l’ancien régime. Telle fut l’étonnante folie ; nous en subissons les conséquences, l’Europe entière avec nous.

Très concis, net, muni de toutes ses preuves, dégagé de toute inutilité, le petit volume de M. Jacques Bainville, chef-d’œuvre persuasif, nous mène (disais-je) à ses conclusions. Je crois qu’il y a, dans ses conclusions, beaucoup de vérité. Si je n’en dis pas davantage et ne le loue pas de formuler l’incontestable vérité, la stricte vérité hors de laquelle rien ne vaut, c’est qu’on éprouve, après l’avoir lu, je ne sais quel embarras émerveillé à songer que voilà, de par lui, extrêmement simples, voire simples à l’excès, les choses les plus compliquées et difficiles. Tant d’habileté vous enchante, et bientôt vous effraye. A-t-il tenu compte de tout ? S’il avait tenu compte de tout, l’un des plus formidables et angoissans problèmes de l’histoire nous apparaîtrait-il ainsi, parfaitement clair et tel que la solution se fait, en quelque sorte, d’elle-même ? Or, ce problème, on ne peut pas dire qu’avec son excellente politique la monarchie soit parvenue à le résoudre. Oui, les Capétiens ont réussi à retarder jusqu’au XVIe et jusqu’au XVIIe siècle, un grand conflit de la France et des Allemagnes. Mais ni la guerre de Trente ans n’a été évitée, ni la guerre de Sept ans ; ni la constitution d’une Allemagne, moins néfaste que la nouvelle Germanie, néfaste pourtant, n’a été supprimée. Pourquoi ? Eh bien ! le problème était plus compliqué, dans l’histoire, plus enchevêtré à d’autres qu’il ne l’est dans le petit volume de M. Jacques ainville. Et M. Jacques Bainville n’est-il pas sur le point de le reconnaître, quand il écrit à propos d’un hasard récent : « C’est un exemple qui prouve combien la politique est mouvante et qui montre l’imprudence qu’il y a à s’y croire jamais assuré de l’avenir ? »

J’entrevois d’autres objections auxquelles il me semble que l’Histoire de deux peuples n’a pas répondu par avance. Mais je ne puis donner à ces objections la rigueur saisissante qu’a, dans l’vistoire de deux peuples, la série des argumens, si précisément je lui reproche un peu cette rigueur.

La monarchie française avait raison, l’opinion publique avait tort : cela, M. Jacques BainAdlle l’a démontré. Concluons : il fallait réduire à néant l’opinion publique. La monarchie française n’a pas réduit à néant l’opinion publique. Elle est entrée en lutte avec l’opinion publique ; et elle a succombé. M. Jacques Bainville date de 1756 et du renversement des alliances la brouille du peuple et de la royauté. Or, plus tard, — et, par exemple, en 1866, —l’opinion publique était plus puissante encore : qui ne l’eût alors comptée pour rien ?… Du moins fallait-il la contenir, au lieu de l’exciter dans sa folie ? Peut-être. En tout cas, l’opinion publique, nulle au temps des premiers Capétiens, je l’accorde, était au XVIIIe siècle et est surtout à notre époque l’un des élémens du problème. Bref, il ne suffit pas d’opposer aux toquades de l’opinion publique la compétence des diplomates et de leurs maîtres : il convient d’accorder l’opinion publique et la diplomatie la meilleure. Le principe des nationalités est mauvais, s’il aboutit à favoriser le développement de la puissance germanique et sa monstrueuse tyrannie. Je veux bien qu’un Armand Carrel soit insupportable, quand il jette le discrédit sur l’ « égoïsme » auquel la France a dû sa grandeur et l’Europe sa tranquillité. L’aberration d’Armand Carrel et de ses amis, et de Michelet qui accuse d’aberration la plus sage des politiques n’est pas douteuse. Il est impossible qu’on lise sans impatience le quinzième volume de l’Histoire de France où les idées les plus fausses sont éloquemment promulguées afin de taquiner la Pompadour, et qu’on lise sans impatience ces journaux de 1866, où traîne la vieille amitié prussienne de Voltaire et des philosophes. Mais enfin, — demeurons dans la réalité authentique des faits, comme nous y invite M. Jacques Bainville, — que faire aujourd’hui sans le principe des nationalités et à l’encontre ou au mépris de ce principe ? Il faut l’interpréter, ce principe ; du moins est-U l’un des élémens du problème. Et le problème se complique ainsi, de manière à ne plus être exactement celui que M. Jacques Bainville nous a présenté, si simple, si net.

Et l’on n’en finirait pas d’embrouiller de cette façon, j’en ai peur, ce que débrouille si bien l’Histoire de deux peuples.

Cependant, M. Jacques Bainville remarque, — non sans ironie, mais avec beaucoup de justesse, — le vif retournement de l’opinion publique. Les mêmes doctrinaires, qui s’attendrissaient sur le sort d’une Allemagne éternellement contrariée, sont acharnés maintenant contre le militarisme éhonté de cette Allemagne. Ils l’expulsent hors des bénéfices qu’un peuple tire du fameux principe des nationalités.

Les blâmez-vous ? Que non pas ! Il importe que la nation qui s’est juré de violer toutes nationalités n’ait rien à revendiquer de ce qu’elle s’acharne à méconnaître : au nom même des nationalités diverses, la nation allemande sera condamnée. Il valait mieux, reprend M. Jacques Bainville, prévenir les malheurs plutôt que d’y remédier si tard. — Nous ne savions pas… — On vous le disait ! réplique M. Jacques Bainville ; Marillac vous l’avait dit, et Richelieu, et Louis XIV, et Vergennes, et Louis XVI lui-même peu de mois avant d’aller à l’échafaud, et les rois de la Restauration, Louis-Philippe enfin ! Toute l’histoire vous l’avait dit, que la Germanie n’est pas un peuple comme un autre, avec lequel on peut s’entendre et auprès duquel on vit, l’entente faite. Qu’est-elle donc, la Germanie ? La maladie de l’Europe : une maladie à soigner sans cesse, ou à traiter par la chirurgie.

L’histoire l’avait dit ; et M. Jacques Bainville a résumé avec une admirable dextérité les leçons de l’histoire.

Seulement, — et je continue d’embrouiller ce qu’il débrouillait, — l’erreur elle-même est encore un des élémens du problème historique, l’erreur inévitable et, j’allais dire, indispensable, l’erreur perpétuelle, l’erreur de tout le monde, l’erreur de l’opinion publique et l’erreur de ceux-là mêmes qui ont raison, l’erreur humaine qui est dans l’étoffe et dans la trame de l’histoire. Par momens, la somme des fautes accumulées se liquide par une guerre. La vie des hommes et des nations est soumise à un rythme de ce genre, — la dure, la terrible vie des hommes et des nations, trempée de larmes, tachée de sang, — farouche aventure, et que seul l’héroïsme, aux plus mauvais jours, dispense d’élre scandaleuse.


André Beaunier.

  1. Histoire de deux peuples, « La France et l’Empire allemand, » par Jacques Bainville. (Nouvelle librairie nationale.)