Revue littéraire - De Montaigne à Vauvenargues

Revue littéraire - De Montaigne à Vauvenargues
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 216-227).
REVUE LITTÉRAIRE

DE MONTAIGNE A VAUVENARGUES[1]

A la page 1654 de son numéro du 27 mars 1915, le Journal officiel (devenu, à présent, l’une des plus belles lectures qu’il y ait, plus belle que Plutarque : on y trouve en quantité les vies et morts sublimes des hommes obscurs), a publié cette « inscription au tableau de concours pour la Légion d’honneur : — « Merlant (Joachim), capitaine à titre temporaire au 173e régiment d’infanterie. Commandant d’une ligne dont quelques tranchées avaient été enlevées par une attaque soudaine et violente de l’ennemi, et blessé grièvement à l’épaule, a tenu, avant d’aller se faire panser, à commander et à diriger une contre-attaque dont le résultat a été de reprendre toutes les tranchées perdues. » Ajoutons que maintenant le capitaine Joachim Merlant, l’épaule broyée, est à l’hôpital de Verdun, et que c’est là qu’un général vint lui épingler sur son vêtement de lit sa récompense.

Cette anecdote de courage et de constance, où la douleur est si simplement maîtrisée, où le devoir est si noblement dépassé ; cette anecdote, l’une de celles que l’héroïsme de nos soldats et de leurs chefs multiplie et qui se confondent dans la prodigalité de la vertu française, a encore plus de prix, il me semble, et se détermine d’une façon particulièrement exemplaire si l’on sait que le héros, capitaine à la guerre et, hors la guerre, professeur de littérature à l’Université de Montpellier, donna l’an passé, peu de semaines avant de rejoindre son régiment, ce livre de délicate et subtile analyse, De Montaigne à Vauvenargues. Montaigne eût recueilli son exploit, pour s’en étonner avec modestie et pour démontrer que la souffrance « n’est pas toujours à fuir ; » et Vauvenargues l’eût approuvé avec envie, jeune homme ambitieux et que tourmenta le regret de n’avoir pas accompli un acte digne de son rêve. De Montaigne à Vauvenargues, c’est un siècle et demi de vie et de pensée françaises, et l’époque où s’élaborait en perfection le génie de la France. Chapitre après chapitre, dans le volume de Joachim Merlant, nous suivons ce lent, ce fécond travail qui anciennement nous composa notre âme ; et, la dernière page tournée, nous aimons à noter, sur le feuillet de garde, que l’auteur, ayant suivi d’étape en étape le chemin de l’âme française, est parti pour la guerre et y fut un héros. Cette note fait la conclusion du livre. Elle veut dire qu’au témoignage implicite et superbement clair d’un lettré qui, de nos grands écrivains, a nourri sa méditation perpétuelle, notre « culture » est productrice d’énergie, fleurit et s’épanouit bien. Le zèle guerrier d’un Joachim Merlant, beau en lui-même, a encore cette beauté de mettre le sceau à une œuvre ; il la consacre. Et, comme cette œuvre est tout occupée de notre littérature française, c’est (pour ainsi parler) notre littérature française qui s’en trouve consacrée, ses leçons morales glorifiées. Ce qu’un Joachim Merlant doit à nos maîtres de jadis et à leur efficacité durable, pour la formation de son intelligence et de sa volonté pareilles, il le leur a rendu, par le certificat si poignant que leur donnent son sang répandu sans regret et sa souffrance heureuse.

Nos ennemis sont énormément fiers de leur Kultur. Du moins en étaient-ils fiers par avance. Je ne sais s’ils le seront après l’épreuve de cette guerre. Je sais que nous ne leur jalousons pas leur fierté. D’ailleurs, ne les dénigrons pas à plaisir ; et qu’il y ait eu chez eux du dévouement, de l’abnégation forte, ne le nions pas : notre suprématie n’en éclate que mieux. Mais si, dans cette guerre, nous cherchons l’influence de la Kultur, nous la découvrons en orgueil, jusqu’à la mégalomanie ; en cruauté, jusqu’à la barbarie ; en frénésie entichée. Les maîtres de la pensée allemande, si nous démêlons leur ouvrage dans cette aventureront organisé une fatuité allemande qui ne doute pas du succès et qui, partant, risque d’égarer les courages, qui ne marchande pas sur les moyens et autorise toute vilenie pour réaliser, les fins d’un orgueil morbide. Notre « culture » est d’une autre sorte, plus modeste, nuancée, tempérée de scrupules, ornée de sagesse. Nos ennemis la méprisaient et la disaient conseillère de nonchalance : eh bien ! ils ont vu ses fidèles prompts à servir et hardiment résolus.

Pour attester la qualité vaillante de notre « culture, » il y a la foule de nos soldats, qui dépendent d’elle, et parmi eux, au premier rang, le grand nombre de leurs professeurs et instituteurs : ceux-ci, par milliers et tous également revenus des erreurs d’autrefois, tous bons enfans de la patrie ; et, par dizaines, ces normaliens, gens retirés, gens de la cité des livres, soudain sortis de leur retraite, officiers pour la plupart, si bien au feu, si crânes, sachant mourir. La liste de leurs morts est longue. Et l’on rend hommage à eux tous en louant, comme l’un d’eux, le capitaine Joachim Merlant.


Il est bien l’un d’eux et, à leur guise, pendant les jours de la paix, enfermé dans l’étude. A Montpellier, ville tranquille et ancienne, aux demeures nobles et parées de belle ferronnerie, ville méridionale et dont la gaieté admet une certaine austérité que ses traditions illustres et savantes lui confèrent, ville qui de Rabelais garde pieusement la robe de docteur, il enseigne, non seulement la littérature, mais le culte des bonnes lettres. Il a ses élèves, ses cours, sa besogne et sa rêverie. Il découvre, dans les bibliothèques, les éditions rares et les précieux volumes. Il est content, le matin qu’il a trouvé l’exemplaire le plus charmant du recueil où Guillaume du Vair met à portée de l’âme française l’éthique des stoïciens. Le volume est de 1607, chez Abel L’Angelier, au premier pilier de la Grand’Salle du Palais ; et un dessin d’une grâce exquise encadre le titre : on y voit des oiseaux, des fruits et des fleurs en guirlandes. Or, au milieu de la gravure, une main, non d’artiste, mais d’amoureux, ajouta quelques traits de plume assez adroits pour que, sans peine, on distingue deux cœurs environnés de flammes et traversés d’une flèche, puis sous l’emblème cette devise énigmatique : Ardens Immortels au regard d’amyes… Il est facile de déchiffrer les mots, non leur signification secrète. « Ce livre fut-il le lien de deux âmes ; n’atteste-t-il pas une dévotion stoïcienne, une spiritualité stoïcienne ?… » Et les ardens mortels qui l’ont lu, sous le règne d’Henri IV, comment arrangeaient-ils leur vie, comment réunissaient-ils, et par quels tours d’une dialectique ingénieuse, leur amour qui flambe et la vertu stoïcienne ? Ensuite, ils sont morts ; et toutes antinomies se résolvent là.

Entre nos écrivains, M. Joachim Merlant préfère ceux qui ont accordé à la solitude, au silence et à la réflexion le plus de soin, le plus de temps et qui, à leur époque et plus tard, n’ont pas fait beaucoup de bruit. Senancour l’a tenté, le singulier Senancour, triste et intelligent, et qui eut la maladresse de ne tirer de son intelligence aucun plaisir ; mais il aimait mieux sa tristesse. Il passa, le fol Senancour, son existence à raffiner sur sa douleur et à maudire la destinée, qui au surplus ne l’épargnait pas. Ce fut à cause d’une jeune fille dont il s’éprit et qu’il eut l’ennui de ne point épouser. Seulement, cette déception d’amour, il la compliqua et la tourmenta d’idéologie afin d’accuser, au-delà de tous les hasards, la substance universelle de la vie et l’essence de l’être. Et il divertissait ainsi sa malchance. Il inventa une mélancolie philosophique et poétique vers le moment où le merveilleux chagrin de Chateaubriand commençait d’alarmer les imaginations. Il n’avait pas lu René. Mais René prenait un large essor, quand Obermann se rencognait dans l’ombre. C’est Chateaubriand qui eut toute la gloire du chagrin ; puis l’allégresse de Chateaubriand, — quelle allégresse du génie ! — emporta la mélancolie de René. Lui Senancour est, par son malheur, en juste harmonie avec son invention. La destinée lui épargna cette discordance qu’il y a (et qui est si drôle) entre le désespoir de René et l’entrain de Chateaubriand ou bien entre le suicide du jeune Werther et les aubaines de M. le conseiller Goethe. Mais songea-t-il à estimer cette onéreuse convenance de son art et de son infortune ?… Il a laissé indifférente la renommée ; il séduit et amuse un esprit obligeant, qui aura pitié de lui, l’aimera et lui saura gré d’avoir écrit, 6ur la lune et la violette, la douce automne et le silence des nuits vaporeuses, de jolies phrases démodées.

Senancour, à qui M. Joachim Merlant décerne une prédilection très attentive, appartient à une série ou, plutôt, à une famille d’écrivains, de romanciers qui, de Rousseau à Fromentin, ont illustré un genre assez bizarre, périlleux et très joli, le « roman personnel : » genre qui paraît simple et presque un peu naïf, l’auteur ne faisant rien que raconter son histoire. Il semble qu’il y ait là une spontanéité naturelle,.et comme le premier effort de la velléité littéraire. On ne serait pas surpris que les littératures, en général, eussent préludé ainsi. Mais, en fait, non. La littérature est, en ses débuts, impersonnelle. Ce n’est que tardivement que l’écrivain se permet de prendre, pour objet de son art, lui-même : lui-même et ses souvenirs. Il a fallu, avant cela, deux modifications, l’une esthétique et, l’autre, morale. Esthétique : il a fallu que la notion de l’art devint telle, si choyée et privilégiée, que l’art tout seul et de par ses prérogatives suffit à rehausser l’aveu d’une modeste aventure, l’humble vérité sans le surcroît de parures Imaginatives. Et, dans l’évolution morale, il a fallu que le moi prît une importance, un intérêt légitime, capable de justifier les bontés que l’art lui témoigne. Ce double phénomène, esthétique et moral, était accompli, au XVIIIe siècle, quand le roman personnel se dégagea de la fiction littéraire ; et, depuis lors, les circonstances l’ont favorisé, l’ont mené peut-être jusqu’à trop d’exubérance. Le mémorialiste n’a-t-il pas encore plus d’audace que le romancier qui raconte son histoire ? On le dirait : dans le roman, le moi se dissimule ; et il s’exhibe, dans les mémoires. Du reste, les mémoires ont pullulé, quand le roman personnel fut à la mode. Mais enfin, les mémoires sont, habituellement, ceux du prochain plus que de nous, même si le prochain n’y est pas ménagé, comme il arrive : et les bribes de réalité que nous avons attrapées, toutes fraîches, durant la promenade de la vie, nous les mettons à sécher entre les feuillets du registre. En somme, il n’y a pas là autant d’amour-propre que d’amitié pour nos fragiles entourages. Dans le roman personnel, tout n’est que toi ; et tu fais de toi un thème poétique. Ce n’est pas simple du tout ; et plutôt, il y aurait là quelque perversité : le signe d’une intrépide confiance accordée à soi-même, la coquetterie de Narcisse qui sourit à son image. Et, d’autre part, penché vers lui, le romancier n’est pas toujours satisfait : plusieurs romans personnels sont des actes de repentir et, quelquefois, d’humilité. Ce genre littéraire, si varié, peu défini, va de l’outrecuidance à la confidence timide, hésite entre l’impertinence et l’excuse et a souvent, avec des ridicules, un charme d’intimité. Que de nuances ! et dignes de la curiosité d’un moraliste. Dès son premier ouvrage, Le roman personnel de Rousseau à Fromentin (sa thèse pour le doctorat), tel nous apparaît M. Joachim Merlant : le moraliste le plus curieux de la sensibilité littéraire. Ce qu’il examine, c’est le moi et ses mouvemens, ses impulsions, ses pudeurs, ses comédies, ses vives sincérités, ses costumes pour aller dans le monde, ses lassitudes et son abandon dans la retraite. Il a, pour le moi et pour ses manigances délurées ou ingénues, beaucoup d’obligeance ; et non plus il n’est point sa dupe : il débrouille très finement les roueries des plus malins littérateurs et d’un Benjamin Constant. Félicitons-le aussi de ne pas sacrifier la littérature à la morale et de n’oublier jamais que romans et poèmes ne sont pas uniquement des documens à l’usage des historiens et des philosophes.

C’est le même problème de morale et de littérature qu’il a repris, avec une maturité de pensée plus évidente, et plus loin dans le passé, au cœur même de notre histoire littéraire, quand il a préparé son livre plus récent, De Montaigne à Vauvenarques. Il a mis en sous-titre ; « essais sur la vie intérieure et la culture du moi. » En d’autres termes, il étudie les tribulations du moi depuis la Renaissance jusqu’à ce moment du XVIIIe siècle où est né, par la désinvolture du moi, le roman personnel. Et voilà quelque trois cents années de tentative égoïste dûment regardées, jugées et peintes.

Le moi, en Montaigne, a son meilleur ami, peut-être. Montaigne écrit cependant : « Qui ne vit aulcunement à autruy, ne vit guères à soy. » Ainsi Montaigne nous engage à n’être point égoïstes : mais il emprunte à l’égoïsme bien entendu son argument. Et il nous avertit de ne pas nous effrayer lorsque nous sommes généreux : « J’ay pu me donner à aultruy, ans m’oster à moy. » Se donner à autrui, c’est dans l’amitié, c’est aussi dans l’activité. Or, l’amitié ne nous ôte pas à nous-mêmes : elle nous augmente et elle nous étend ; l’amitié de La Boétie ne diminuait pas Montaigne. L’activité serait plus facilement dangereuse : elle nous gaspille. Encore, tout en se méfiant, faut-il n’aboutir pas à l’incurie. Un empereur, son empire le dispute à lui-même. Eh bien ! il n’a qu’à établir son jugement « au-dessus de son empire » et, son empire, le considérer « comme accident étranger ; » alors, il saura « jouir de soy à part. » C’est ce qu’a fait Montaigne en sa mairie : « Le maire, et Montaigne, ont toujours esté deux, d’une séparation bien claire… » Chateaubriand, lorsqu’il sera ambassadeur, regrettera de « consacrer une petite case de sa cervelle » à de médiocres affaires, aux déprédations que les pêcheurs de Jersey commettent sur les bancs d’huîtres de Granville ; et il détestera de rencontrer dans sa mémoire, s’il y fouille, les noms de MM. Usquin, Coppinger, Deliège et Piffre. C’est qu’il n’a pas réussi à séparer (suivant Montaigne) l’ambassadeur et Chateaubriand. Mais ni Chateaubriand ni Montaigne ne sont des hommes d’action. L’homme d’action préfère à lui-même son acte. Laissons Chateaubriand ; Montaigne préfère Montaigne. Plus exactement, il préfère au gaspillage de l’activité les délices de la vie intérieure. Il vivait en un siècle terriblement agité, où l’on dirait que tout le monde avait perdu l’art et le goût de se tenir coi, où un chacun dépensait une fougue inutile avec fureur, et où la vie était « extérieure » comme jamais : comme, peut-être, de nos jours. Montaigne rentre chez lui et nous convainc de rentrer chez nous, de cultiver notre jardin mental : et c’est le mot, notre jardin. Voilà Montaigne. Il nous enchante ; et il enchante notre auteur. Mais aussi notre auteur ne lui épargne pas toutes critiques. M. Joachim Merlant trouve admirable, dans Montaigne, « la vie intérieure de l’intelligence » et ajoute ; « Il lui a manqué un certain oubli de soi, un certain degré de chaleur morale, une certaine ferveur d’émotion, que seul l’apprentissage de la douleur, le consentement à la douleur auraient pu lui donner… » Tout cela, en effet, n’est pas de Montaigne : et voire, tout cela est si étranger à Montaigne que le langage, pour le réclamer, ne prend pas le tour de Montaigne et semble du style nouveau. M. Joachim Merlant, certes, s’en aperçoit ; s’il n’a point évité cette disparate, il l’a sentie ; je crois qu’il l’a voulue et que, par elle, il indique le caractère de sa méthode, laquelle n’est pas tout uniment historique, mais (je le disais) morale. S’il traite Montaigne comme l’un des maîtres de la vie intérieure, il ne se borne pas à figurer en lui un remarquable échantillon de l’homme de la Renaissance, et qui subit l’influence de son époque, réagit contre elle et, dans un ensemble vivant, constitue son personnage : il a des comptes à lui demander. Une méthode absolument historique à ce résultat de reléguer dans le passé, de les y confiner, de les y emprisonner, les écrivains et penseurs d’autrefois. S’ils durent, s’ils ne sont pas des morts ensevelis, amenons-les à nous et, avec toutes les précautions de la politesse, entretenons leur familiarité, continuons la causerie. Ils y consentent : les plus grands y consentent le mieux.

Du reste, les reproches qu’il faut adresser à Montaigne, nous ne les inventons pas. Il a été secoué. Son ennemi, ce fut l’ennemi du moi ; ce fut Pascal. Et Pascal, le soin de la justesse historique ne le gêne pas. Ce qu’il va chercher dans Montaigne, c’est la doctrine et c’est le moi. Or, depuis Montaigne jusqu’à ce dur janséniste, le moi, que Montaigne émancipait et instruisait, profita de ses libertés, les embellit.

A la fin du XVIe siècle, il y a une diffusion très singulière d’idées antiques et païennes dans la pensée française : idées stoïciennes et idées platoniciennes. Au chapitre de M. Joachim Merlant, joignons, pour connaître bien cet épisode, le savant ouvrage de Mlle Léontine Zanta, La renaissance du stoïcisme au XVIe siècle, où Juste Lipse et Guillaume du Vair sont à l’honneur. Nous avons eu des stoïciens sous le règne d’Henri IV. Guillaume du Vair enseigne que l’homme est le maître de son âme. Il déclare que, « si nous voulons avoir du bien, il faut que nous le donnions à nous-mêmes. » Il écrit : « La nature a mis le magasin en notre esprit ; portons-y la main de notre volonté, et nous en prendrons telle part que nous voudrons… » Il affirme que nos passions, de qui notre destinée dépend, sont esclaves de notre volonté. Il accorde à la volonté la prépondérance ; il confie au moi le gouvernement de lui-même. Le stoïcisme libère le moi et lui décerne l’autonomie : il le dompte ? plutôt, il le charge de se dompter. Et le platonisme lui fait une beauté. M. Joachim Merlant n’a pas tort, à mon avis, de rattacher aux idées platoniciennes qui ont eu la vogue vers la fin de la Renaissance le grand souci de vivre en beauté que révèlent les précieuses, que révèle aussi le roman de l’Astrée et que révèle toute la coquetterie du siècle. Honoré d’Urfé a écrit des Épîtres stoïciennes, dont il a dédié le troisième livre à Marguerite de Navarre ; et, à cette Marguerite, Antoine d’Urfé, le frère d’Honoré, adressait en 1592 une épître platonicienne, De la beauté qu’acquiert l’esprit par les sciences. L’antiquité a beaucoup d’influence alors, et non pas seulement sur l’art et la littérature, mais sur les âmes. L’antiquité : le paganisme. Et cela nous étonne, de voir une société chrétienne si docile aux leçons des païens : leçons d’orgueil et de volupté spirituelle. Cela nous étonne : nous sommes un peu pharisiens. C’est, au contraire, une jolie chose, l’accord où ont vécu ensemble, durant le XVIIe siècle, la pensée païenne et la chrétienne. Et cet accord, plus tard, qui l’a défait, défaisant ainsi l’une des grâces de l’âme française ? l’impiété. Doctrine d’orgueil, le stoïcisme ne choque pas les chrétiens, avant l’époque de l’impiété. Le ménage Dacier, en 1691, traduit les Pensées de Marc-Aurèle et annonce : « Notre unique dessein a été de faire de ce livre un livre de piété. » Nous séparons avec trop de violence, peut-être, ce qui se rapproche sans nul scandale. Le stoïcien Guillaume du Vair est fidèle à ses croyances religieuses : il n’invoque pas un dieu philosophique, mais Dieu ; et il remercie Notre-Seigneur qui, par ses heureuses paroles, « suggère en un moment tout ce que les veilles de tant d’années ont pu acquérir de plus beau aux esprits des plus sçavans philosophes. » Et il aperçoit donc une évidente analogie entre la sagesse des philosophes et la vérité de la foi. Semblablement, M. Strowski a signalé (dans son Saint François de Sales) une bien ravissante analogie entre les dires de saint François, touchant l’amour divin, et les théories de l’amour que présente la mondaine Astrée d’Honoré d’Urfé. Adamas, dans l’Astrée, dit à Céladon : « Toute beauté procède de cette souveraine bonté que nous appelons Bien. Le soleil que nous voyons éclaire l’eau, l’air et la terre d’un même rayon. Le soleil éternel embellit ainsi tous les êtres. La clarté divine brille plus en l’entendement angélique que dans l’âme raisonnable, et dans l’âme raisonnable que dans la matière… » Et toute beauté est un rayonnement de Dieu. Et la spiritualité amoureuse tient des propos mystiques. Et Honoré d’Urfé eut pour ami ce Favre qui fut l’ami intime de saint François. Et, dans son Esprit de saint François de Sales, Camus célèbre l’Astrée, « entre les romans et livres d’amour, l’un des plus honnestes et des plus chastes qui se voyent ; la mémoire m’en est douce comme l’épanchement d’un parfum… » Et nous sommes (j’avais raison) des pharisiens qui ne comprennent rien à l’âme d’il y a trois siècles à peine, notre âme d’hier, si nous distinguons rudement l’une de l’autre l’Astrée et 'l’Introduction à la vie dévote.

Saint François de Sales professe que chaque âme « est comme un grand royaume qui, pour se conserver, a ses lois et ses maximes différentes. » Et il a dit que l’inquiétude était « le plus grand mal qui arrive en l’âme, excepté le péché. » Guillaume du Vair, pareillement, condamne la tristesse, qu’il appelle « rouille et moisissure » de l’esprit, et qui fait mine d’être « pie et religieuse, » et qui n’est que « tromperie. » Saint François de Sales ne veut pas que le zèle religieux nous induise en l’excès du remords. Soyons marris de nos fautes ; mais n’allons pas jusqu’à « une déplaisance aigre et chagrine, despiteuse et cholère. » Il ne veut pas qu’à l’égard de nos âmes, si imparfaites et qui cherchent la perfection, nous agissions avec violence : « Mettez votre esprit en repos et tranquillité, faites rasseoir votre jugement et votre volonté, et [puis, tout bellement et doucement, pourchassez l’issue de votre désir, prenant par ordre les moyens qui seront convenables, je ne veux pas dire négligemment, mais sans empressement, trouble et inquiétude ; autrement, au lieu d’avoir l’effect de votre désir, vous garderez tout et vous embarras serez plus fort… » Montaigne aurait aimé ces lignes de saint François : il entendait lui-même se manier avec plus de douceur adroite que de sévérité revêche. Montaigne aurait aimé saint François, qui l’eut « repris. » mais non « d’une trongne trop impérieusement magistrale : » et c’est toute la condition que pose Montaigne à qui vient lui offrir quelque vérité ou réprimande.

Il y a plaisir à trouver en bonne intelligence Montaigne, les stoïques et platoniciens, Guillaume du Vair, saint François de Sales et Honoré d’Urfé. Leurs contrariétés, que nous n’omettons pas non plus, ont donné à notre littérature et à notre pensée française la plus agréable variété : leur facile réunion met de l’harmonie dans cette variété. Comme aucun d’eux n’a eu la « trongne magistrale, » les idées qui nous viennent d’eux se rassemblent aisément et ne nous font pas des âmes bouleversées. La continuité que, sans artifices, M. Joachim Merlant découvre dans la littérature morale qui va de Montaigne à Vauvenargues montre que l’âme française eut, en sa florissante jeunesse, le plus beau développement, logique et naturel. De même qu’un arbre sain lance de divers côtés ses rameaux, — et chacun d’eux obéit à la puissance de la sève, à la qualité de l’essence ; et tous composent l’arbre : la libre fantaisie de chacun d’eux est fidèle au dessin général, — ainsi le moi, au XVIe siècle, pousse allègrement ses tentatives. Montaigne, Guillaume du Vair, saint François de Sales et Honoré d’Urfé demandent à la méditation l’embellissement de l’âme. Il ne s’agit guère, pour ces moralistes, que de « culture intérieure. » Voici Corneille : et alors, la beauté de l’âme, c’est l’activité. Le moi ne se confine plus ; mais il se jette dans la mêlée des passions, il organise des combats et y réclame le rôle principal, la suprématie, la domination. Voici, avec les héros de la Fronde et, mettons, avec Paul de Gondi cardinal de Retz, le « moi glorieux, » le moi qui fait d’élégantes folies, le moi qui splendidement tourne mal. Un Paul de Gondi cardinal de Retz a bel et bien supprimé toutes les contraintes ; et il se trémousse. Il s’amuse. Il n’est pas un homme d’État, mais un chef de parti : n’est-il pas, quelquefois, un émeutier ? A-t-il une morale ? Non ; mais il obéit à des maximes d’entrain, de gaieté, d’effronterie, de fourberie et puis d’honneur. Il n’a pas de vertu : il a, comme on disait dans le désordre italien de la Renaissance, de la virtù. Le moi se donne du bon temps. Pascal le châtie. Et le gouvernement du Roi, qui maintient l’ordre dans l’Etat, calme le remuement des consciences. Il ne leur inflige point un esclavage : il leur laisse, et même il leur assure, la suffisante et l’innocente liberté qui permet aux plus vives singularités de se produire. Un La Fontaine, un Méré, un Saint-Evremond réalisent des chefs-d’œuvre d’originalité, dans leur vie, et ajoutent à l’art de vivre des recettes. D’ailleurs, ils ne vont point à l’extravagance. Ils ont, pour les retenir, du goût ; leur goût les avertit de ne dépasser point la mesure : et ils honorent la raison. La raison vaut qu’on se lie à elle, pour empêcher les égaremens de l’esprit et les égaremens du cœur. C’est à elle que Mme de La Fayette livre le cœur troublé de la princesse de Clèves : nos passions s’épuisent à nous martyriser ; la raison les émousse. Et l’œuvre de la raison, si utile, n’est pas un jeu, n’est pas un divertissement. Mme de La Fayette n’évite pas toute mélancolie : elle nous offre seulement une sagesse. Il y a de l’abnégation dans la sagesse.

Il me semble que toutes les idées du siècle, toutes les nuances d’idées, et tous les sentimens, toutes les tentatives ingénieuses pour comprendre et aussi toutes les finesses de l’émoi, se retrouvent en Fénelon, qui les achève et, souvent, les détériore. Il y a, dans ce clair et subtil génie, des mélanges extraordinaires : il y a en lui du Précieux et du Glorieux ; il y a en lui du Pascal ; et il y a en lui de l’incompréhensible. Ce qu’il invente, c’est, en quelque sorte, une dialectique de l’ineffable… Et Vauvenargues, si malheureux, ce qu’il invente, c’est la sérénité philosophique. Marmontel l’a vu souffrir et mourir, dans une petite chambre, à l’hôtel du Paon, et plus tard disait : « On n’osait pas être malheureux auprès de lui… » La vue d’un animal blessé, d’un cerf qu’on poursuit dans les bois, d’un arbre qui penche et qui traîne ses rameaux dans la poussière, d’un vieux bâtiment qui s’abîme, d’une fleur qui pâlit, d’un pétale qui tombe, lui plongeaient l’esprit « dans une rêverie attendrissante ; » mais il savait résister contre la tentation des larmes et, sans se guinder, il affirmait la beauté de la vie.


Je vais trop vite et ne puis m’arrêter à tous ces reposoirs de la pensée que nos écrivains des beaux siècles ont bâtis et ornés de leur rêverie. M. Joachim Merlant s’y attarde ; il y fait oraison.

Que d’autres, avant lui ! Et, après lui, que d’autres encore suivront ce même chemin, de Montaigne à Vauvenargues !… Nous avons là nos origines. Ces grands hommes, que nous appelons nos Classiques, sont véritablement nos pères. Ils sont aussi (comme, des Latins et des Grecs, disait Montaigne) nos bons amis du temps passé. Nous leur devons, mieux que la vie, notre idée de la vie. Et Montaigne disait : « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait ; » leurs livres nous ont faits. Nous ressemblons à leurs livres. Cependant, ils ne nous astreignent pas. Leur discipline est clémente : ils nous laissent nous échapper. Même alors, il est et il doit être visible, à notre allure, que nous venons d’eux. Puis, nous revenons à eux ; nous les consultons.

Est-il des problèmes que nous n’ayons à leur soumettre ? M. Joachim Merlant n’a pas craint de leur poser des questions nouvelles. Sur « la vie intérieure et la culture du moi, » il a interrogé Corneille. Nouvelles questions ? Nouveaux, surtout, les mots. Et Corneille a répondu. Il est vrai que les mots sont des signes de réalité ; le vocabulaire nouveau indique une réalité nouvelle. Mais la réalité change plutôt en ses apparences que dans son tréfonds. Nos bons amis du temps passé ne sont pas dupes des apparences. Ils nous reconnaissent ; et ils reconnaissent notre souci, le leur. Ainsi, leur conseil continue, ou de nous diriger, ou bien de nous aider.

Ils sont charmans et d’aimable accueil. Aucun d’eux n’a une mine rébarbative et une grimace de docteur. Que de bonhomie, dans leur compagnie admirable ! C’est un Stoïque (et les Stoïques ont de la fierté) ce Guillaume du Vair qui présente son livre en ces termes : « Quant à ce peu qui est du mien, qui n’est quasi que la disposition et les paroles, je vous le présente comme Apelle et Polyclète faisaient leurs tableaux et images, le pinceau et le ciseau encore à la main, prêt à réformer tout ce qu’un plus délié jugement y trouvera à redire. » Ils ont tous cette aménité souriante et cette politesse. Seul est impérieux et violent Pascal ; il nous malmène et il nous tarabuste. Mais ce n’est pas lui : c’est Dieu ! Il ne veut être, lui, qu’un homme qui s’est mis à genoux et a prié Dieu de soumettre à l’évidence nous et lui. Entre Pascal et tous les autres, il y a un abîme ; et saint François de Sales, si je ne me trompe, s’entretient plus commodément avec Montaigne ou Honoré d’Urfé qu’avec le Solitaire, lequel n’a de commerce qu’avec Dieu. Comme il nous objurgue pourtant, Pascal ! Donc, il nous aime. Il nous aime en Dieu ; les autres, dans le monde. Et voilà nos amis du temps passé, bons amis et perpétuels amis, soit pour vivre, soit pour le dernier acte de mourir.

Je me souviens qu’aux premiers jours de la guerre, un paysan qui partait regardait par la fenêtre du wagon la campagne, les champs, les vergers fleuris de soleil, les collines gracieuses et disait : « Ça vaut la peine de se battre pour tout ça !… » Et aussi pour ceci qui est l’âme de la France, son âme digne de son visage ! Alors on a vu animés d’une ardeur égale, pour la défense du double héritage, ceux qui avaient à garder le sol, ceux qui avaient à garder la pensée, soldats soudains et soldats pareils, ce paysan que je n’ai pas revu et ce lettré issu de la lignée qui va de Montaigne à Vauvenargues.


ANDRE BEAUNIER.

  1. De Montaigne à Vauvenargues, « essais sur la vie intérieure et la culture du moi, » par Joachim Merlant. — Du même auteur, Le roman personnel de Rousseau à Fromentin (Hachette) ; Bibliographie des œuvres de Sénancour (Hachette) et Sénancour, poète, penseur religieux et publiciste (Fischbacher).