Revue littéraire - Conteurs nouveaux

Revue littéraire - Conteurs nouveaux
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 202-213).
REVUE LITTÉRAIRE

CONTEURS NOUVEAUX [1]

Nous avons d’habiles conteurs, qui ont retrouvé l’art du récit rapide et attrayant par lui-même. Ce n’est pas un art tout neuf, mais le premier effort de la littérature en tous pays. Ce n’est pas non plus l’art où nos meilleurs écrivains étaient récemment le plus adroits. Certains romanciers manquaient de vivacité. Ce qui les retardait valait, du reste, quelquefois, que le lecteur fût patient : c’était, pour ainsi dire, la pensée. Ils voulaient que le roman ne servît point au seul divertissement des personnes frivoles et traitât les plus hautes questions de morale, de philosophie, de sociologie, de religion, de médecine, enfin les problèmes qu’en d’autres temps on laisse à la compétence des spécialistes. Ce n’est pas une ambition médiocre ; et tels de ces romans, qui sont à peine des romans, sont de beaux livres en tout cas. Le réalisme aussi eut pour effet de rendre le roman plus grave. Si l’on emprunte à la réalité les éléments d’un récit plaisant, tout va bien ; et si l’on a joliment fait son choix dans la réalité, c’est à merveille. Mais, si l’on a résolu de peindre la réalité avec une exactitude méticuleuse, on n’en finit pas ; si l’on copie, d’une manière scientifique, tout le détail, il faut un lecteur qui ait du loisir. Par les soins du réalisme, le roman tournait à l’histoire, ou à l’histoire naturelle ; et tournait à ressembler aux études les plus attristantes ; et tournait mal, avec les plus dignes intentions. Demandez à un savant, à un philosophe, à un réformateur de conter vite et pour votre simple amusement : il a d’autres idées en tête et ne va point en faire grâce à votre enfantillage. « Si Peau d’Ane m’était conté... » Pour votre plaisir extrême, ne vous adressez point à lui.

Adressez-vous à des conteurs qui ne méprisent ni la réalité ni les idées, — certes ! ou bien nous les mépriserions, ces conteurs, — mais qui ne sont ni des réalistes ni des penseurs, au sens le moins gai de ces deux mots accablants. Il me semble que vous aimerez particulièrement M. Frédéric Boutet, l’auteur de Victor et ses amis, de Celles qui les attendent et de Douze aventures sentimentales ; M. Henri Duvernois, l’auteur de quatorze volumes imparfaits et d’une sorte de chef-d’œuvre, Edgar ; et M. André Maurois, de qui l’on ne connaît que deux volumes et qui est un véritable écrivain.

Cette énumération, qui a l’air un peu d’un palmarès, n’en est pas un. Mais il y a beaucoup de confusion dans la jeune littérature, comme ailleurs, en ce moment. Il est prématuré d’y chercher et de croire qu’on y découvrira les tendances bien nettes qui seraient le résultat de la guerre, de la commotion que la guerre a produite et de l’expérience qu’elle a instituée. On peut être sûr ou, du moins, il n’est pas déraisonnable de prévoir — et cela revient au même — que cinq années d’épreuve et la victoire modifieront notre littérature : ces changements ne se font pas du jour au lendemain. Sous l’Empire, le poète principal fut Millevoye. Est-ce à dire que l’immense révolution, puis l’épopée impériale n’ont eu aucune influence sur la poésie française ? Non ! et il y eut le romantisme, mais plus tard. Dans la confusion présente, on ne saurait avec prudence noter que l’apparition de quelques talents épars : et nous verrons ce qu’ils deviennent, le chemin qu’ils prennent et, s’ils se réunissent un jour, comment se fait leur réunion. Parmi les livres nouveaux, ceux que voici ont différents mérites, l’attrait le plus divers et cette analogie seulement du récit le plus agréable.

Un soldat, qui descend de la gare Montparnasse, regarde une boutique peinte en vert, pleine de pots de fleurs et de fleurs dans des vases. Il y a du soleil ; la boutique est « un coin de printemps prématuré et charmant. » Est-ce qu’il a envie d’acheter un bouquet, le soldat ? La fleuriste le lui demande. Non ; il est horticulteur de son métier ; donc, il aime les fleurs, voilà tout. Cependant, il ajoute : « Est-ce que c’est vous qui êtes Mme Francine Maret ? » Oui ; mais pourquoi ? C’est qu’il avait un camarade qui s’appelait Maret. « Ah ! » dit la jeune femme. Elle a tressailli ; elle invite à entrer le soldat, qui s’appelle Antoine Lavaud. La petite boutique, sombre et fraîche, sent la terre et les fleurs. Ils causent. L’ami d’Antoine, c’était un Adrien Maret, beau garçon, brun. « Est-ce que vous le connaissez ? — Il y a longtemps que vous l’avez vu ? » Cela fait plus de questions que de réponses ; et il y a plus de silences que de paroles. Enfin, la jeune femme lance : « Je ne connais pas celui dont vous parlez. Si c’est ça que vous voulez savoir, vous le savez ! » Elle arrange du mimosa, où tremblent ses doigts. Le soldat s’en va. Il revient au bout de quelques jours : « Excusez si je vous dérange ; mais l’autre jour, je crois que je vous ai fâchée... » Ce n’était pas son intention ; pour en douter, il ne faudrait pas voir son air doux et placide. Eh ! bien, oui, cet Adrien Maret, la jeune femme l’avoue et le crierait, fut son mari et l’a quittée avant la guerre ; il l’a laissée avec trois enfants, à la rue, sans le sou. Maintenant, c’est fini : « c’est pour ça que je vous ai dit, l’autre jour, que je ne le connaissais pas... » Antoine s’en doutait un peu, et ne le cache pas ; s’il en sait davantage, il ne le dit pas encore : « Dites-moi, demande-t-elle brusquement, auriez-vous fait ça, vous, de lâcher votre femme et vos enfants ? — Pour sûr que non ! Mais, voyez-vous, moi, je n’ai personne... » Et ces mots-là sont tristes et drôles : leur tristesse ne touche qu’Antoine ; et leur drôlerie ne touche ni la jeune femme, ni Antoine. Les jours suivants, il revient, s’assied un peu, balaye le carreau, change l’eau des fleurs, parle de l’horticulture, de la guerre, du temps qu’on y a pour songer, pour se repentir ! il parle du repentir et du pardon : mais la causerie n’avance pas. Une après-midi enfin, sitôt arrivé, il déclare, très posément : « Je suis un menteur... » Au moins n’a-t-il pas dit toute la vérité, qui est que son camarade a été blessé, le même jour que lui, amené au même hôpital ; mais blessé beaucoup plus que lui... « Mort ? Il est mort ? Et je ne l’ai pas revu ! » Non, il n’est pas mort ; il a été très abîmé, il fait aujourd’hui sa première sortie, et le voici : où donc ? à la porte, qui attend... Elle n’écoutait plus. Elle s’élance ; elle étreint le méchant homme, si vieilli et si changé, qui se repent et qui sanglote. « Le soldat, sans qu’on y prit garde, s’en alla... » Il était content d’avoir réussi sa bonne œuvre ; « mais soudain il éprouva une âpre détresse et il comprit que, dans cette petite boutique fraîche et sombre, sentant la terre et les fleurs, il avait passé des heures plus douces qu’aucune autre de sa vie, auprès de cette jeune femme qu’il ne pourrait jamais oublier et qui en aimait un autre qu’il lui avait ramené. » C’est l’une des Douze aventures sentimentales de M. Frédéric Boutet. Je ne sais si le résumé en a gardé le charme doux et pénétrant, la simplicité, le naturel et, vraiment, l’âme.

Une autre aventure sentimentale est d’un soldat qui retourne au front et qui rencontre, dans le train, parmi tant de voyageurs, une jeune fille. La jeune fille est une orpheline, qui va gagner sa vie en province comme institutrice. Tous deux ont du chagrin, le chagrin de la solitude, échangent quelques mots qui bientôt seraient de la compassion, déjà de l’amitié. Mais, à l’embranchement, il faut que le soldat change de train, se dépêche, ramasse vite ses paquets. Il est troublé, maladroit ; et il trébuche. Il n’a pas dit au revoir, ni adieu. Le train qui emporte la jeune fille part ; et lui, n’a demandé ni le nom, ni le pays, rien. Il regarde un souvenir s’en aller.

Dans un parc, ou bien aux champs, ou bien à la ville, se retrouvent et se séparent des époux, des amants, des fiancés. Les séparations et les retours ont leur mélancolie ; les séparations laissent parfois plus d’espérance que les retours n’en reconnaissent. Il y a de la souffrance qui va et vient, qui le long des chemins augmente ou s’atténue et surtout change au point de n’être pas longtemps la même. Il y a de pauvres gens qui ne sont pas tout prêts à recevoir leur joie ou leur douleur ; les uns, pour accueillir l’une ou l’autre, font des cérémonies. Les paroles n’ont presque pas de signification parfois et ne sont là que pour remplacer à tout hasard celles qu’on cherche, ou bien ne sont là que pour donner à la voix l’occasion d’être plus plus éloquente. Il faut que ce qui n’est pas dit se devine : on le devine ; M. Frédéric Boutet l’a voulu et son art est délicieux en de telles réussites. Ses personnages, qu’il a pris un peu partout, dans le peuple ou dans le monde, et ces deux catégories ne sont pas toute l’humanité ou ne distinguent pas les êtres comme les distinguent leurs âmes, paraissent et, sans retard, vous les voyez, vous les entendez amicalement. Ses paysages, en quelques lignes et quelques touches de couleur, se révèlent à votre imagination, j’allais dire, à votre souvenir, tant ils vous sont vite familiers. C’est la campagne, et l’heure, et l’éclairage, et l’atmosphère pesante ou légère, l’odeur ; c’est Paris, les quartiers de Paris, toutes ces villes de province connues sous le nom de Paris. Et l’anecdote se déroule sans hâte et si promptement pourtant que l’attention n’a point à flâner. Ce qui permet cette promptitude, c’est que les personnages sont arrivés tout munis de leur destinée, et non de leur fatalité, mais de leur caractère et de leur passé qui prépare le dénouement. Les contes de M. Frédéric Boutet ressemblent à la vie.

Dans la vie, les drames sont courts. Ce qui est long, c’est la machination que trament les hasards ; et c’est la formation lente, au jour le jour, des âmes qui seront patientes et actives ; et c’est la conséquence indéfinie des événements. Les péripéties d’une existence, même agitée, tiennent en une page et, à revivre, tiendraient en peu de jours. Mais la substance de la vie est la durée ; aucune image de la vie n’est véridique, où l’on ne perçoit pas la durée. M. Frédéric Boutet sait enfermer la durée dans ses récits les plus courts : ses personnages, ses paysages, ses anecdotes sont les épisodes, les fragments ou les moments d’une continuité qu’il vous a rendue sensible.

Son petit héros, Victor, est un gamin de douze à quatorze ans, si menu et mince que vous lui donneriez dix ans à peine. Un vieux veston d’homme lui fait comme un pardessus ; il a les mains dans les poches d’un pantalon déchiré ; son visage pointu se perd sous la casquette qui enfonce. Le long de l’avenue du Maine, il chemine, rencontre une petite fille et lui annonce qu’il n’a pas de temps à perdre : il fait des courses pour un menuisier, porte les filets à provisions des dames qui, du marché Quinet, vont au Métro ; il chante, l’après-midi, aux terrasses des boulevards. En somme, il se débrouille. Son père est mort, sa mère ne gagne pas lourd ; il a ses deux petites sœurs qui grandissent et « leur faut tout le temps des choses : » en outre, il a « son poilu, » son filleul de guerre. Il ne le connaît pas. Ce poilu de Victor, c’est un soldat qui a écrit pour annoncer la mort d’un autre : et l’autre demeurait dans la maison de Victor, qui lui envoyait du chocolat, des cigarettes. L’autre s’appelait Valot : celui-ci, Dorel « Et alors, dame, puisque j’avais plus Valot, j’ai pris Dorel pour le remplacer... » Mais une automobile s’arrête devant la maison de Victor. Il en descend un sergent, la joue barrée d’une cicatrice, et rasé de frais, « pincé dans un uniforme d’une élégance parfaite ; et chaque détail de sa tenue annonçait la richesse. » C’est Dorel, et qui demande Victor… « Victor fit un bond. Il pâlit et rougit, ahuri, consterné, affreusement gêné devant ce soldat si différent de celui à qui il croyait faire ses humbles envois. » Dorel regardait avec émoi la petite face maigre, les vêtements déchirés, la rue, la maison pauvre. « C’est à vous l’auto ? » demande soudain Victor. Oui ; ou bien, c’est à M. Dorel le père. « C’est vrai que vous l’avez fumé, le tabac ? » cria Victor, les larmes aux yeux. Mais oui ! « Alors, vous voulez bien que je vous en envoie encore ? dit Victor, rouge de joie. — J’y compte bien, répondit le jeune homme avec conviction. Ce sera toujours celui que j’aimerai le mieux... » Dorel a murmuré d’abord : « Si j’avais su... » et la pauvreté de son bienfaiteur lui a donné des scrupules ; mais il a vite senti que Victor était riche de générosité.

M. Frédéric Boutet prête à la plupart de ses personnages une sensibilité, une tendresse de cœur et une délicatesse ravissantes. Si l’on dit que ce n’est pas là peindre toute la vérité, c’est peindre quelque vérité cependant. Et la peinture de l’humanité abominable, on l’a faite avec entrain : du reste, si l’abominable peinture était exacte, il y a longtemps que l’humanité aurait disparu de ce monde, anéantie par elle-même. M. Frédéric Boutet vient du réalisme, comme en témoigne son recueil intitulé La lanterne rouge ; il s’est essayé aussi dans un genre qui est le contraire du réalisme : il a tenté l’extravagance, comme le prouvent, sans gaieté, son Homme sauvage et son Julius Pingouin. Désormais, il aime davantage une vérité qu’il a choisie à son goût. Ses personnages sont tels que vous rencontrerez leurs pareils, si vous les cherchez avec amitié. Ils ont des âmes : cela étonne, si l’on n’a point accoutumé de voir au delà des visages et même au delà des physionomies. Quand ils semblent un peu meilleurs qu’on ne s’attendait à les trouver, M. Boutet ne les a pas dénaturés : mais à leur peinture on dirait qu’il ajoute un conseil ; et c’est charmant.

M. Henri Duvernois également vient du réalisme. Son Faubourg Montmartre et son Roseau de fer sont des romans où montre son adresse un élève d’Emile Zola et des Goncourt. A-t-il renoncé à cette manière ? D’ailleurs, il ne s’agit pas de renoncer à tout réalisme : et certes il ne s’agit pas de renoncer à la réalité, mais de savoir que l’art est maître, et non esclave, de la réalité. Dans ses contes, M. Henri Duvernois se donne beaucoup plus de liberté. Principalement, il s’amuse. Il a une drôlerie, quelquefois un peu grosse, plus rarement un peu vulgaire, et souvent excellente. Il ne craint pas d’être cocasse et fait de fortes caricatures. Ses bonshommes et bonnes femmes ont de la parenté avec Bouvard et avec Pécuchet, grande famille et si nombreuse ! L’influence de Flaubert sur la littérature d’hier et d’aujourd’hui est immense, et par Bouvard et Pécuchet surtout. Mais le nouveau roman de M. Henri Duvernois, son Edgar, indique l’émancipation de cet écrivain, qui se dégage de l’ancien réalisme et ne va plus à la caricature : il s’évade par les chemins de la fantaisie.

Il s’éloigne du réalisme, et non de la réalité. Sa fantaisie n’est point une folie, mais une vue de la réalité. Son héros se console d’un chagrin réel en se disant : « Nulle raison de pleurer : les réalités sont provisoires. » Son héros est un écrivain, Gabriel Chévetain, qui par certains côtés ressemblerait un peu aux personnages de la Vie de bohème et — c’est, en apparence, compliqué — d’une autre vie de bohème où l’auteur des Moralités légendaires, Jules Laforgue, aurait passé. « Quand vous plaisantez, il y a quelque chose qui tremble dans votre voix, » dit à Gabriel une gentille femme qu’il étonne sans le vouloir. Cette gentille femme, une petite Marie et qui est modiste, a lu ses livres et, pendant qu’elle est son amie, les juge avec indulgence : « Oui, c’est bien toi : ça rit pointu ; c’est brave gosse, au fond, mais on n’y comprend pas grand’chose. » Quand elle ne l’aimera plus guère, elle dira : « J’ai lu ce qu’il écrit : ça n’incite ni à rire ni à pleurer. Je ne suis pas instruite, mais j’ai du goût, je sais où une phrase émouvante serait agréable... » Cette petite Marie n’est pas sotte. Elle veut sa phrase émouvante : et Gabriel la lui refuse. Elle, qui fait des chapeaux, sait les chapeaux qui se vendent, les chapeaux qui plaisent parce qu’ils sont beaux. Lui, ne sait pas faire un livre comme on en demande. Elle essaye de l’instruire : « Soyons sérieux une minute, lui dit-elle. Écoute : tu choisis l’idée qui se porte et tu la chiffonnes avec goût. » Elle conclut, d’un mot : « Voilà ! » Mais voilà justement ce qu’il n’admet pas. A toutes ses remontrances, il ne répond rien d’abord ; et l’on dirait qu’il songe. Elle insiste et n’obtient que cette réponse qui la déconcerte : « Non, vous ne m’enlèverez pas ma gaieté ! » Mais il n’est point question de cela : ne le comprend-il pas ? « Non, vous aurez beau vous y mettre à tous, vous n’y réussirez point. C’est une affaire entendue : vous ne m’enlèverez pas ma gaieté. » Ce qu’il appelle sa gaieté est une façon de rire à travers ses larmes.

Si la petite Marie se figure qu’il n’entend rien à la philosophie réaliste qu’elle lui propose, elle a tort. Un jour qu’il a pris de bonnes résolutions, écoutez-le : « Un de mes camarades du collège s’était fabriqué une sorte de flageolet. Il se mettait dans un coin de la cour et il exécutait des airs de sa composition. Les autres avaient beau lui demander de jouer la Mère Grégoire, il refusait. On le tenait pour un idiot et on le détestait. — Et on avait raison ! » s’écrie la petite Marie. « Moi, je vais jouer la Mère Grégoire ! » s’écrie à son tour Gabriel. Et il est de bonne foi ; mais il se trompe : il continuera de jouer, sur sa petite flûte, la chanson qui le distrait de son déplaisir.

Il a fait vœu de fantaisie, en littérature, et puis dans la vie quotidienne. En littérature, « cela permet de donner aux sentiments et aux événements leur valeur exacte, sans exagération romanesque. » Il déteste ce qu’on appelle roman, c’est-à-dire une aventure où les gens sont trop actifs, nerveux, sanguins, où ils aiment, tuent, se ruinent, « grouillent comme des fourmis. » C’est fatigant, remarque-t-il, et ce n’est pas vrai : « En réalité, les gens sont lymphatiques, ma chère, et paresseux. Ils ne pensent à rien, ils ne font rien ; il ne leur arrive rien. Il vous est arrivé quelque chose à vous ? » On lui répond que oui ; mais il réplique : « Non ! » du ton d’un homme qui le sait mieux que vous. Contre les romans, il invoque le témoignage de la vérité. Mais la fantaisie, alors, est-ce que la vérité ne va pas la contrarier davantage ?... Il aime la vérité ; sa fantaisie n’est pas du tout la négation de la vérité : son rêve serait de « chanter la vérité, sur un petit air de flûte. » Et voilà son idée de la littérature : où la petite Marie a des objections. Dans la vie comme dans la littérature, il plaisante. Il se demande, un jour de mélancolie, s’il ne faut pas décidément « choisir entre vivre la vie ou la décrire. » Ce doute, un moment, le désole. Mais il a depuis longtemps et à jamais pris son parti de ne pas choisir et de vivre la vie telle qu’il aime à la décrire, en badinant. « Je ne suis qu’un pauvre amateur ! songe-t-il. J’ai la pudeur de mon imagination et je répugne à conter certaines histoires pataudes comme de gros bêtas de mensonges... » Il a aussi la pudeur de son émoi dans la vie, une pudeur sentimentale qui l’empêche de rire et de pleurer selon l’usage, et non pas comme le cœur lui en dit, et qui l’empêche de jouer, à la satisfaction générale, la comédie habituelle. C’est le souci d’être sincère qui le convainc de refuser à la petite Marie la « phrase émouvante » qu’elle réclame ; et c’est l’amour de la vérité qui le convainc de préférer la fantaisie à l’universel mensonge.

La fantaisie est-elle donc la vérité ? Du moins, elle taquine et défait le mensonge. Elle est une espèce d’ingénuité du cœur et de l’esprit, une fraîcheur de l’âme ; elle nous remet, devant la nature et devant la vie, en état de simplicité accueillante. Le monde est vieux : soyez-y jeunes, comme aux premiers jours du monde ! C’est le conseil que donne aux Grecs, dans le Timée, un prêtre de la vieille Egypte parlant au jeune Solon ; et il ajoute ce compliment : « Vous serez toujours des enfants, vous les Grecs ! » Seulement, si le monde est si vieux, il en faut craindre la contagion : c’est pour cela que la jeune fantaisie mène contre lui une incessante polémique et n’est pas vraie naïvement ou ne l’est pas avec sérénité.

Le héros de M. Henri Duvernois ressemble un peu au jeune Hamlet, prince de Danemark, en plusieurs occasions moins tragiques, non moins touchantes. Mais il n’est pas un fils de roi. Et son palais d’Elseneur est une chambre des plus étroites, sous les combles d’une maison parisienne, auprès du square Montholon, dans un paysage où « des arbres attendrissants s’obstinent à vivre parmi les autobus et les courtiers en pierres fines de la rue La Fayette. » Il ressemble aussi à ce Fantasio de Musset qui voudrait être « ce monsieur qui passe, » être en Chine, être ailleurs, et n’être pas lui-même et ne plus entendre les gens échanger des idées pareilles, différentes de leurs idées qu’ils arrivent à ne plus connaître, et qui, sentant son cœur « plein de sève et de jeunesse, » danse et glorifie sa déraison. Spark son ami le prend pour un fol ; Gabriel n’épargne point à son amie cette incertitude. Mais Fantasio et Spark sont de jeunes hommes qui n’ont pas de « profession, » qui n’ont pas besoin d’en avoir une : la fantaisie leur est facile. Gabriel se débat, devrait se débattre, avec toutes les difficultés de l’existence, étant pauvre, étant chargé de famille, en quelque sorte, et prompt à multiplier ses devoirs comme il serait porté à les omettre, s’il n’était bon comme il est distrait.

Le démêlé de Gabriel et de la vie, dans le roman de M. Duvernois, a une grâce jolie et pathétique. Ce roman de la fantaisie se déroule dans la réalité bien observée et si justement peinte qu’on l’a vue et qu’on la revoit. C’est le contact, non le contraste, mais l’intime réunion de cette fantaisie un peu délirante et de la réalité si vraie, qui a tant de poésie étrange et alarmante. Aux alentours de Gabriel et de sa petite Marie, une Mimi Pinson qui saura se tirer d’affaire, il y a le train de l’humanité ordinaire : il y a des négociants qui ne sont pas si malins, des prôneurs de sagesse et des positivistes résolus qui ont leur toquade ou leur absurdité ; il y a une cousine Thérèse adorable et qui prouve qu’on aurait tort de sacrifier à la poésie la raison, car elle a toute poésie avec sa raison fine et brave ; il y a une maman que Gabriel renonce à définir autrement, un jour que tous ses parents lui sont un sujet de sourire, ne fût-ce qu’avec amitié. Elle est « maman, » n’est que cela, et l’est d’une manière délicieuse. Elle écrit à son fils un peu comme au Paysan perverti, sa mère intelligente et douce, dans le roman de Restif. Elle lui écrit : « Pénètre-toi de cette vérité : aimer quelqu’un, c’est ne réclamer de lui que sa présence et n’en attendre que lui-même, sans plus. Ménage-toi. Tu as des devoirs : tu remplaces auprès de toi ta mère absente. Je te supplie d’être égoïste. » Il l’entend bien. Quoiqu’elle soit raisonnable autant qu’il ne l’est pas, il tient d’elle ; et il a reçu d’elle tout le meilleur de sa pensée, la tendresse et l’humble vertu de bonhomie, l’art de dire et en le croyant : « La vérité est dans l’indulgence. Le vrai riche est celui qui a beaucoup d’excuses à donner aux autres et qui ne se hâte pas de les accabler. » L’invention de ce personnage et de son aventure falote et si émouvante aura été l’un des présents les plus rares et précieux de la jeune littérature à notre littérature éternellement jeune.

C’était la mode, il n’y a pas longtemps, d’imiter en écrivant le procédé, la philosophie aussi, des peintres impressionnistes ; philosophie et procédé analytiques, pour ainsi dire : on semble considérer que la réalité soit éparpillée et l’on n’espère en donner l’image que par la juxtaposition très habile de touches vives, non point fondues, mais déliées comme l’est peut-être le détail infini de la nature. Autrefois, on cherchait plutôt à peindre un ensemble, et, au lieu de l’analyse, on aimait la synthèse ; au lieu d’éparpiller le détail, on le soumettait à l’unité de l’objet : l’art était de grouper fortement la variété la plus nombreuse dans un dessin de lignes simples et expressives. M. André Maurois préfère l’usage ancien, qui est sans doute le meilleur, et le pratique avec une aisance parfaite. Il a supprimé les mots, les faits et les idées inutiles : on ne l’a pas vu les supprimer ; on voit seulement qu’il serait impossible de rien ôter de ce qui reste. Il a réuni tous les éléments indispensables de la pensée et de la phrase et les a resserrés de telle façon que tout bavardage est aboli, que l’hésitation même a disparu. Il va très vite et va tout droit à ce qui est le principal : ce qui n’est pas le principal s’y trouve joint, et l’on ne sait comment. C’est la manière de nos grands conteurs ; et la manière de Ni ange ni bêle serait assez bien celle de Manon Lescaut.

Le petit roman de M. André Maurois prélude ainsi : « Au temps où le roi Louis-Philippe régnait sur les Français, M. Bertrand d’Ouville, rentier et archéologue abbevillois, revenant un matin d’Amiens en diligence, se trouva seul dans la voiture avec un jeune homme grave et barbu, dont le chapeau en tronc de cône et le gilet à la Robespierre proclamaient assez naïvement les opinions républicaines. — Excusez-moi, monsieur, dit le vieillard dès qu’ils eurent franchi le pavé bruyant des faubourgs... » Des Grieux, dans Manon Lescaut, prépare, au petit jour, son départ avec la jeune femme ; la chaise les attend : « C’était le temps où les portes de la ville devaient être ouvertes... » L’ouverture des portes ici et le pavé des faubourgs là sont de brèves indications, si justes qu’elles suffisent à marquer tout ce qu’on a besoin de savoir pour imaginer ce qui n’est pas dit... M. Bertrand d’Ouville demande au jeune homme s’il ne serait pas le nouvel ingénieur de l’arrondissement d’Abbeville. Le jeune homme répond qu’il est ce nouvel ingénieur et se nomme : — Philippe Viniès. « Vous paraissez très jeune, reprit le vieillard, croisant lentement ses jambes maigres ; vous venez sans doute de sortir de l’École ? » Oui : Abbeville est son premier poste. Et la causerie s’engage. M. André Maurois la dirige ; il veut qu’elle nous amuse et nous renseigne sur les deux interlocuteurs ; il veut qu’elle soit nécessaire et naturelle : c’est où il réussit le mieux du monde. Philippe Viniès, avec beaucoup de politesse, a une juvénilité d’opinions qui l’incite à se faire connaître pour ce qu’il est, pour un garçon très avancé. Il est content et fier de ses doctrines ; il a de l’amertume, en outre, comme en ont les doctrinaires qui redoutent d’avoir « peu d’amis » et au fond n’en désirent pas davantage. M. Bertrand d’Ouville ne lui promet pas, dans Abbeville, une attrayante société républicaine : cette bonne cité n’entend rien aux révolutions et, quand Paris et la province étaient révolutionnaires, elle a négligé de guillotiner personne ; pour satisfaire l’envoyé de la Convention, jadis, elle a emprisonné deux nobles et un prêtre, qu’elle a remis en liberté dès le départ de ce gaillard, et voilà tout ce qu’elle a pu accorder à la fureur qui venait de Paris. « Vous admirez cette tiédeur, monsieur ? dit Philippe Viniès avec quelque âpreté. » M. Bertrand d’Ouville, sans admirer cette tiédeur, se plaît dans une ville nonchalante.

Les convictions pétulantes de ce jeune homme et la sagesse désabusée du vieillard ont, dans le roman, l’occasion de se rencontrer. M. Bertrand d’Ouville n’est pas du tout un réactionnaire ; mais il souhaite et prie qu’on ne lui bouleverse pas à chaque instant l’ordre de choses où l’ont placé les hasards et où il a ses habitudes que ses parents lui ont données. Philippe Viniès ne saurait passer devant une usine sans invectiver contre le régime et la propriété. « Mon Dieu, répond le vieillard, il est bien certain que la propriété devra se transformer. Ce n’est pas un droit sacré, mais ce n’est pas un crime. » Et Philippe Viniès, tout chargé de haine sociale, ne lui paraît pas informé : « Vous semblez considérer notre civilisation comme un ténébreux complot de riches et de tyrans pour dérober aux peuples je ne sais quelles richesses naturelles. Non, c’est une solution qui, avec tous ses défauts, a été adoptée par les hommes après des siècles de tâtonnement. » Que la vérité, si bien dite, est jolie !

Pour avoir si bien compris M. Bertrand d’Ouville, et c’est-à-dire un homme qui a le juste sentiment de ne pas inaugurer l’univers, le goût de vivre à la suite des âges intelligents et laborieux, la bonne idée de profiter de leur expérience et d’aimer leur bel héritage, M. André Maurois a compris et il a peint, dans Les silences du colonel Bramble, l’Angleterre, nation la plus fidèle à son passé, la plus attentive à ne gaspiller ni les vertus, ni les méthodes, ni les coutumes dont l’acquisition lui a coûté cher, lui a coûté l’effort de toute son histoire. Sous la forme d’un récit familier, qui s’interrompt, qui recommence, et qui donne à rire, à songer, qui a l’air d’une moquerie amicale et n’en est pas une, et qui est sérieux avec une gaieté exquise, le petit livre des Silences pourrait s’appeler : les Anglais comme ils sont, comme ils se moquent d’être et comme ils savent bien qu’ils auraient tort de ne pas être, pour leur bonheur et pour l’enseignement du genre humain. « Ne trouvez-vous pas, dit à un Français le major Parker, que l’intelligence soit estimée chez vous au-dessus de sa valeur réelle ?... Vous voudriez voir Eton respecter les forts en thème ? Nous n’allons pas au collège pour nous instruire, mais pour nous imprégner des préjugés de notre classe, sans lesquels nous serions dangereux et malheureux. Nous sommes stupides... — Quelle coquetterie, major ! dit le Français. — Nous sommes stupides, répéta avec vigueur le major ; c’est une bien grande force. Quand nous nous trouvons en danger, nous ne nous en apercevons pas, parce que nous réfléchissons peu : cela fait que nous restons calmes et que nous en sortons presque toujours à notre honneur. — Toujours ! rectifia le colonel Bramble. » C’était au début de la guerre : le Français, qui avait causé avec le major Parker et le colonel Bramble, ne douta pas que cette guerre ne finît bien.

Ils ne sont ni anges ni bêtes. Il ne faut être ni ange ni bête : lequel serait, en ce bas-monde, le plus imprudent ? Viniès, qui n’est pas sot « se bâtit un univers de petits systèmes rigides et voudrait que la nature se soumît aux lois de M. Viniès ; » il croit aussi que la nature est angélique : et c’est là qu’il se trompe. La sagesse de Bertrand d’Ouville, une sagesse qui n’est point morose, corrige cette erreur effroyable. Dans un roman d’une lecture attrayante, où l’on voit de belles jeunes filles, un tendre amour, un mariage, où l’on va goûter chez M. de Lamartine et chanter la Marseillaise à l’hôtel de ville en février 1848, M. Maurois propose les moralités les plus opportunes. Je ne crois pas que les conteurs aient mieux à faire ; et d’écrire très bien, comme fait M. Maurois.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Victor et ses amis, Celles qui les attendent, Douze aventures sentimentales, par Frédéric Boutet (Flammarion) ; du même auteur, La lanterne rouge (l’Edition), L’homme sauvage et Julius Pingouin (Juven), etc. — Edgar, par Henri Duvernois (Flammarion) ; du même auteur, Faubourg Montmartre, Le roseau de fer (même librairie) ; Fifinoiseau, Le chien qui parle (Fayard), etc. — Les silences du colonel Bramble et Ni ange, ni bête, par André Maurois (Grasset).