Revue littéraire - Anatole France

Revue littéraire - Anatole France
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 924-934).
REVUE LITTÉRAIRE

M. ANATOLE FRANCE

Lorsque l’historien des origines du christianisme, au terme d’une carrière vouée à la science, s’avisa de découvrir la vanité de toutes choses, il souhaita de trouver pour sa pensée flottante une forme qui en exprimât les nuances infinies. Il ne dédaignait plus le suffrage des esprits superficiels, et rêvait, avec un plaisir presque sensuel, de voir ses livres aux mains élégantes des patriciennes. Il s’efforça d’être frivole. Il n’y réussit pas complètement. Un pli différent était pris et depuis trop longtemps. L’érudit avait trop accoutumé de conduire son esprit d’après des méthodes sévères ; il était trop familier avec les subtilités de l’exégèse et de la philosophie scolastique ; il avait trop vécu autour du Pentateuque ou dans le XIVe siècle ; il avait trop peu vécu dans le monde ; les femmes ne recherchent pas beaucoup les vieux hébraïsans. Il y a bien de la grâce dans ces dialogues, dans ces drames de fantaisie, dans ces fictions légères qu’Ernest Renan jetait sur ses idées comme un voile brillant. Encore y voit-on la fantaisie se perdre dans des brouillards indécis, et il arrive que la fiction ne s’anime pas. Ces livres d’une perversité séduisante où Renan eût aimé à écrire la bible de la moderne incrédulité, un autre que lui les a faits. Il n’y fallait pas moins de pénétration morale que d’habileté dans la traduction plastique. Ce sont les qualités mêmes de M. Anatole France, qui en possède d’autres par surcroît, nul écrivain parmi ceux de sa génération n’ayant reçu en plus grand nombre des dons plus heureux. Engagé, au temps de ses débuts, dans les rangs des parnassiens, il était artiste et poète comme eux et leurs vers n’ont pas un coloris plus varié ni une harmonie plus cadencée que sa prose. Sans être un philosophe de profession il a dit, sur l’énigme du monde et de la vie, de ces mots qui retentissent au fond des âmes. Incliné par sa nature à la méditation, il excelle aussi bien à inventer des fables ingénieuses. Romancier, il donne à ses récits une portée que n’ont pas souvent les créations de la fantaisie. S’il a touché en quelques endroits à la perfection, ç’a été comme en se jouant ; il semble que son talent ignore le travail et que les plus grands artifices n’y soient que l’effet de la nonchalance. Esprit ondoyant, fertile en contradictions et en détours, la surprise la plus imprévue qu’il nous ménageât, afin de nous dérouter, c’était encore son étonnante fidélité à lui-même. Tandis que d’ordinaire l’enveloppe artificielle du doute laisse apercevoir quelque fissure qui s’élargit sous le choc des faits ou sous la poussée du sentiment, il a fait et il a tenu cette gageure d’être sceptique sans défaillances. Sa mobilité ne l’a pas entraîné hors du cercle une fois tracé. Il a suivi un développement logique, rien qu’en s’abandonnant à son humeur. A la veille du jour où M. Anatole France va prendre séance dans une compagnie qui lui garantit la certitude de l’immortalité, s’asseoir dans le fauteuil qu’un ingénieur occupait avant lui, prononcer une harangue d’apparat sous la coupole où l’ironie de M. de Montyon l’appellera quelque jour à couronner la vertu, le critique ne saurait avoir de tâche plus agréable que d’imaginer le « roman » de cet esprit curieux et de rechercher à travers les livres de l’écrivain les « aventures » de son âme capricieuse.

Les écrivains d’aujourd’hui nous parlent volontiers d’eux-mêmes ; l’époque de leur vie où leur souvenir s’attarde le plus complaisamment, c’est leur enfance. Ils ajoutent au recueil des Jeunes enfans célèbres, autant de chapitres dont ils sont les petits héros. On a coutume de les en blâmer et de mettre sur le compte de l’amour-propre l’abondance de ces épanchemens intimes. Que nous veulent ces puérilités ? Mais il est plus facile de se moquer que de comprendre. L’enfance contient déjà les lignes de la vie, et ce qui met entre les hommes une démarcation profonde, c’est que beaucoup parmi eux n’ont pas eu d’enfance. Ce n’est pas tout à fait leur faute : la fleur s’est étiolée dans une atmosphère qui ne lui était pas propice ; il lui faut tant de soins si délicats ! Malheur à ces enfans qui n’ont pas joué ! La raideur de leur allure les dénoncera plus tard ; les mouvemens de leur esprit seront sans liberté et sans grâce ; ils ignoreront le prix des choses inutiles. Le monde infini des rêves leur est à jamais fermé. Car l’imagination et la fantaisie ne s’éveillent que dans la fraîcheur des impressions. Les enfans, étonnés par la nouveauté des spectacles que leur offre notre vieil univers, s’en font des idées déraisonnables et charmantes. Nul obstacle ne contrarie leur faculté créatrice, et c’est pour eux que l’impossible n’existe pas. Ce sont de grands magiciens. Ils évoquent pour leur amusement des êtres aimables et disposent à souhait de la nature. Nous savons par le témoignage d’un « ami » de M. France comment la sollicitude la plus tendre entoura et prolongea les années de son enfance pieuse. Son âme fut bercée par les harmonies de notre religion si douce aux petits. Les images d’une Bible ancienne venaient à l’appui des récits qu’on lui en faisait, et une arche de Noé qu’il avait parmi ses jouets lui était une preuve de la vérité des Écritures. Puis c’était la vie des saints, la légende des bienheureux, toute une frondaison miraculeuse. On lui contait aussi des histoires où il y avait des géans et des fées, des ondines et des nains, des salamandres se mouvant dans les flammes, des licornes au fond de forêts mystérieuses, et des princesses endormies dans des palais enchantés. Les récits pieux et les contes de fées voisinaient dans son esprit. Les légendes édifiantes et les autres se brouillaient un peu dans sa mémoire. Mais il ne cherchait pas à faire la différence, car il les trouvait toutes pareillement merveilleuses et agréables.

De cette vision du monde à celle que contiennent les livres qu’on étudie dans les collèges, il n’y a pas de transition brusque ; ici encore l’esprit se meut dans un cercle d’imaginations délicieuses. Ceux qui disent qu’on met les enfans à la torture et qu’on déforme leur esprit à leur enseigner le grec et le latin, en vérité, c’est qu’ils ont une âme de barbare ou de pharmacien. « Pour former un esprit, rien ne vaut l’étude des deux antiquités d’après les méthodes des vieux humanistes français. » C’est sur le sol fortuné de la Grèce, au pied de ses collines mesurées, dans la transparence de son air lumineux qu’est apparue soudain la Beauté : un reflet en est venu jusqu’à nous. Un peuple de divinités radieuses a pris possession des montagnes et des bois, de la profondeur des eaux, de la profondeur des cieux. Des symboles féconds et souples ont exprimé la joie de vivre : la douleur elle-même n’a exhalé que des plaintes harmonieuses. On a connu la jouissance de contempler la pureté des lignes, l’agrément qui réside dans les discours variés et dans les paroles subtiles. Les Romains furent d’esprit plus lourd. Et il est bien vrai que nous prononçons leur langue d’une façon ridicule. Telle est pourtant la richesse d’imagination plastique des races latines que leurs œuvres, défigurées et mal comprises, ont encore la vertu d’éveiller des rêves sublimes ! Il suffisait d’une phrase de Tite-Live débitée par un pédagogue médiocre pour évoquer de prestigieux mirages devant l’écolier que fut M. France. « Chaque fois que de sa voix grave de vieux sermonnaire M. Chotard prononçait lentement cette phrase : « Les débris de l’armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de la nuit, » je voyais passer en silence, à la clarté de la lune, dans la campagne nue, sur une voie bordée de tombeaux, des visages livides, souillés de sang et de poussière, des casques bossues, des cuirasses ternies et faussées, des glaives rompus. Et cette vision à demi voilée qui s’effaçait lentement était si grave, si morne et si fière, que mon cœur en bondissait de douleur et d’admiration dans ma poitrine. » L’éloquence de Cicéron n’est plus pour nous qu’un bruit de paroles où nous ne trouvons presque plus de sens ; mais ces paroles nous plaisent encore par leur arrangement. Tout a changé depuis le temps des anciens ; leurs croyances sont mortes et les intérêts qui les passionnaient ne nous touchent plus. Mais vidées de leur contenu réel, les formes qu’ils ont inventées subsistent et leur perfection les a préservées de la ruine. L’esprit qui les a une fois accueillies reste hanté de syllabes magiques et de décors éblouissans.

Quand il commença l’apprentissage de la vie, et qu’il fut mis, au sortir des livres, en présence du monde réel, il advint que M. France avait perdu la foi. Comment cela était-il arrivé ? Très simplement, par un travail obscur et lent. Il ne faut pas chercher toujours des raisons précises et on a tort de vouloir tout expliquer. Il n’y avait eu ni brusque secousse, ni déchirement douloureux ; c’avait été moins une chute qu’un glissement vers une incrédulité complète et très douce. Ce qu’on appelait jadis les « affres » du doute n’est plus guère aujourd’hui qu’une métaphore sans emploi : il faut croire encore pour être torturé par la difficulté de croire. Mais justement parce que ce mince livret du Catéchisme contient la réponse à toutes les questions, c’est l’édifice tout entier qui s’écroule d’un même coup. Il faut rebâtir le monde sur nouveaux frais. Il faut se forger de toutes pièces un système. Cela exige un effort dont se déclarent aussitôt incapables les âmes gagnées à la paresse voluptueuse des songes. Elles en sont quittes pour s’excuser sur l’inanité des conceptions systématiques. « Les théories ne sont créées et mises au monde que pour souffrir, des faits qu’on y met, être disloquées dans leurs membres, enfler et finalement crever comme des ballons. » Il est vrai, et il faut reconnaître qu’un système n’a pas de valeur en soi ; mais il vaut comme moyen ; il sert à rendre l’observation possible. Cela est considérable. « Je n’ai jamais été un véritable observateur, avoue M. France avec franchise et résignation ; car il faut à l’observation un système qui la dirige, et je n’ai point de système. L’observateur conduit sa vue ; le spectateur se laisse prendre par les yeux. Je suis un spectateur et je conserverai, je crois, toute ma vie, cette ingénuité des badauds de grande ville que tout amuse et qui gardent dans l’âge de l’ambition la curiosité désintéressée des petits enfans. » La vie est donc pour lui un spectacle auquel il assiste, ou plutôt c’est une série de représentations qui se succèdent sans s’amener, dépourvues de lien comme de signification, et dont il faut aimer chacune pour elle-même. Il s’interdit toute vue d’ensemble, content de saisir çà et là quelque saillie ou clarté des choses et d’en jouir. A quoi bon se gâter son plaisir ? Dans le désordre où elles apparaissent, se détachant à mesure sur le fond sombre de l’inconnu, les scènes de la vie sont toutes curieuses, imprévues, bizarres et charmantes. C’est un décor mobile qui change et se renouvelle sans cesse, qui nous plaît par ses aspects variés et ses mille couleurs. C’est un jeu de phénomènes, une comédie d’apparences, vaine fantasmagorie à laquelle nous pouvons nous prêter ou nous refuser suivant le caprice de notre humeur : elle n’est faite que pour notre amusement.

Cette manière d’envisager le train du monde a toute sorte d’avantages et elle est très propre à tenir l’esprit dans une allégresse légère. Car c’est à voir l’enchaînement des faits, à suivre dans son impitoyable logique la Liaison des effets et des causes, qu’on prend conscience de la nécessité et qu’on en sent peser le joug trop lourd. C’est à dépasser l’apparence et à pénétrer dans le fond des choses qu’on y découvre des abîmes de tristesse. C’est parce qu’on se tient soi-même pour un des acteurs engagés dans la pièce qu’on se sent touché par tous les épisodes du grand drame humain et qu’on entend pleurer en soi l’universelle misère. On échappe à tous ces inconvéniens pourvu qu’on ait atteint aux extrêmes limites du détachement. Toutes choses vous deviennent extérieures, n’ayant avec vous pas plus de lien qu’elles n’en ont entre elles. On est en dehors de tous les êtres. On suit leur manège d’un œil amusé, comme celui des ombres qui se profilent sur le transparent. On éprouve pour eux, au lieu de cette sympathie réelle qui étreint les cœurs, l’émotion sans profondeur que donne la pure fiction. A la sensibilité humaine se substitue cette sensibilité artistique qui nous fait vibrer à toutes les impressions et ne nous laisse souffrir d’aucune. On est sans colère, sans passion et sans haine. On éprouve une grande facilité à vivre et une heureuse tolérance. On est impartial, comme il arrive chaque fois qu’on n’est pas soi-même en cause. On a l’indulgence, fruit du désintéressement. L’ironie peut naître alors, récompense d’un esprit vraiment supérieur et parvenu à se considérer lui-même par le dehors, l’ironie avisée qui nous aide à n’être dupe de personne et à nous défier de nous, l’ironie bienveillante qui nous enseigne à nous moquer des méchans et des sots au lieu de les haïr, l’ironie, gaieté de la sagesse et sourire de l’âme apaisée.

Dans le Paris de la rive gauche, dans les vieux quartiers pleins de la vie d’autrefois, de la rue Guénégaud à la rue du Bac, les étalages des libraires, des antiquaires et des marchands d’estampes « étalent à profusion les plus belles formes de l’art et les plus curieux témoignages du passé. Chaque vitrine est dans sa grâce bizarre et son pêle-mêle amusant une séduction pour les yeux et pour l’esprit ». Du quai Malaquais au quai Voltaire s’alignent Les boutiques des bouquinistes. Les livres qui sont entassés là y sont venus par des rencontres imprévues, au hasard des décès et des ventes. Livres de toute provenance et de toute nature, réunis sans méthode et voisinant sans ordre, ils n’ont pas tous même valeur. Ceux-ci n’ont de prix que par leur reliure qui est ancienne, présentant sur le plat quelque couronne ducale ; ceux-là par une suite de gravures qu’on ne trouverait pas ailleurs dans le même « état ». Ceux-ci ont moisi dans quelque château de province, d’autres ont passé par beaucoup de mains, éveillé dans beaucoup d’esprits des images différentes. Bibles protestantes et missels romains, in-folio des théologiens, pamphlets des athées, livres de tous les philosophes et de tous les poètes, livres frivoles et livres graves, c’est là qu’ils viennent tous aboutir, monumens dépareillés de la pensée humaine. Le cerveau de M. Anatole France est pareil à une de ces boutiques de bouquiniste. Le maître du logis y promène sa flânerie occupée. Il ouvre le livre qui est à portée de sa main et passe au suivant. Il n’en ferme aucun sans y avoir fait son profit. C’est une anecdote des plus réjouissantes, une historiette qui ressuscite des personnages disparus, un tableau qui évoque les mœurs de jadis, une remarque autour de laquelle il se plaît à réfléchir et à rêver. Il se prête avec docilité à toutes les suggestions et s’applaudit de toutes les trouvailles. C’est ainsi que des idées, des images, des contes, des curiosités d’histoire et de morale, s’emmagasinent dans son esprit. Il n’aura qu’à y puiser, le moment venu, et de la variété des connaissances, de la diversité des formes, de la fantaisie des rapprochemens inattendus, un charme se dégagera auquel nous ne songerons guère à résister.

Cependant de tant d’idées entre-choquées et de la rencontre de tant de visions contraires une philosophie se formait et se déposait peu à peu dans l’esprit de M. France. Il n’a fait à travers ses livres qu’en multiplier les formules et en diversifier l’expression. Ce sont les mille fenêtres par où le Doute se penche sur le fleuve de l’éternelle illusion. Car nous avons beau faire, nous n’atteignons pas au-delà de l’apparence des choses. « Les pyramides de Memphis semblent au lever de l’aurore des cônes de lumière rose. Elles apparaissent au coucher du soleil sur le ciel embrasé, comme de noirs triangles. Mais qui pénétrera leur intime substance ?… » Nous nous donnons beaucoup de peine afin d’étreindre le réel, il nous échappe sans cesse et ne laisse dans nos bras abusés que des formes décevantes. Rien n’est en soi honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni mauvais. Il n’y a ni santé, ni maladie : il n’y a que des états différens des organes. C’est l’opinion qui donne les qualités aux choses ; tout dépend de l’opinion et l’opinion est variable. Nous faisons entre le vrai et le faux une distinction illusoire. Le mensonge est une parcelle de la vérité. « Des devises diversement colorées sont attachées à une roue. Il y en a de rouges, de vertes, de bleues, de jaunes. La roue tourne et les devises en se mélangeant cessent d’être distinctes. Et quand la roue devient si agile à tourner que l’œil ne pouvant apercevoir le mouvement la juge inerte, les moindres cercles s’évanouissent et la roue paraît toute blanche. La vérité est faite de toutes les vérités contraires en même façon que de toutes les couleurs est composé le blanc. » Le bien et le mal n’ont pas plus de réalité. On parle du devoir sans trop s’entendre, et il arrive qu’on veuille faire son devoir, mais non pas qu’on découvre où est le devoir, car nos actes ont des origines et des conséquences lointaines, et nul ne sait ce qu’il fait. La morale diffère dans tous les pays et ne reste nulle part dix ans la même. C’est pourquoi le sage ne se détermine que d’après la coutume et l’usage. Au reste, quelle folie de croire que Dieu qui nous a créés s’étonne et s’irrite de nous voir agissant selon la nature qu’il nous a donnée ! Nous nous élevons contre la corruption, sans songer qu’elle seule donne une raison d’être à la morale, de même que la violence nécessite la loi. Mais quel inextricable tissu d’erreurs et de préjugés !

Il n’est pas jusqu’aux plaintes dont nous fatiguons les airs comme d’une vaine litanie qui ne témoignent de notre incapacité de juger et n’accusent l’incertitude de toutes nos opinions. Nous en voulons à la destinée d’avoir fait fondre sur la pauvre humanité l’essaim des douleurs. Nous sommes en proie à la souffrance, au malheur, à l’abandon, au désespoir et à la mort. Hélas ! et nous ne voyons pas que nous sommes redevables à cette misère elle-même de ce qu’il y a de meilleur en ce monde et qui charme les heures brèves de la vie, de la pauvreté est né le désir, de la cruauté des choses vient leur splendeur, de l’imbécillité de la raison résulte le tourment de la pensée, orgueil et noblesse des hommes. C’est la mort qui nous fait goûter la vie, et nous lui devons l’amour. Nous sommes injustes pour le mal et nous voulons ignorer le rôle bienfaisant qu’il joue dans les affaires humaines. Le diable est un artiste merveilleux, maître des élégances et des voluptés. Mais tandis que la reconnaissance devrait incliner tous les fronts devant lui, nous l’honorons en cachette, et nous élevons des autels à son rival maladroit ! Qu’importe après tout, et qu’est-ce dans l’âge immémorial de la terre que l’accident passager de la vie humaine ? Nous sommes moins que rien, moins que le grain et la balle agités dans le van mystique. Nos pensées elles-mêmes, pareilles aux flots qu’on voit se soulever et s’abaisser dans la mer, n’ont ni commencement ni fin. Rien ne commence et rien ne s’achève, mais tout s’écoule et tout passe… Certes, cette philosophie n’est pas nouvelle, et M. Anatole France n’a pas la prétention de l’avoir inventée. Il n’a pas ajouté un argument au vieux pyrrhonisme. C’est toujours le même jeu des contradictions et le même avantage tiré contre la raison de la diversité des coutumes. Mais c’est qu’en effet les conceptions générales qu’on se fait de la vie ne sont pas en nombre illimité. Tout a été dit ; il n’est que de le redire sous une forme nouvelle. L’originalité de M. France est d’avoir trouvé dans les grâces fluides de son style une forme appropriée à la doctrine de l’universel écoulement. En outre il a su exprimer par d’ingénieux symboles divers aspects, traduire les étapes successives du scepticisme.

Il se présente d’abord, sous l’air le plus gracieux et le plus riant, accompagné de tendresse, de douceur et de pitié. M. Sylvestre Bonnard dans son âme charmante de vieil enfant a gardé, 1e trésor intact d’une incorrigible candeur. Il a su mettre dans sa vie une chimère innocente qui lui a rendu courtes les heures, l’a préservé contre les tentations dangereuses et lui a épargné de connaître l’amertume des déceptions et la torture des regrets. Chacun de nous fait à sa manière le rêve de la vie ; le bon érudit a donné pour cadre paisible à son rêve cette cité des livres que garde Hamilcar, prince somnolent. Il veut achever avant de mourir l’histoire des abbés de Saint-Germain-des-Prés. Il ne s’abuse pas sur la valeur de son œuvre, et la devine aussi ridicule qu’un tableau chronologique des amans d’Hélène, aussi inutile que la collection des boîtes d’allumettes du prince Trépof. Mais il lui est reconnaissant pour l’aide qu’elle lui a prêtée pendant le voyage. N’ayant rien su de la vie et ne s’étant pas mêlé à la société des hommes, il est resté indulgent et bon. Des sentimens délicats fleurissent son âme naïve. Sur ses lèvres voltigent des paroles élégantes et nombreuses.

Il fallait toute la délicatesse du pinceau de M. France, toute la finesse de son ironie pour échapper à la niaiserie qui est recueil du genre humoristique et sentimental. Un poète, amant de la conception païenne de la vie, pouvait seul composer les harmonieux tableaux de Thaïs. Naguère, au temps où il écrivait les Noces corinthiennes, il avait déjà dénoncé l’œuvre funeste du christianisme qui est venu troubler la paix du monde, détruire la joie de vivre, et ternir la splendeur des choses sur lesquelles rayonnait la beauté. Thaïs est la même que les Grecs avaient célébrée dans Argos sous le nom d’Hélène et dont les vieillards troyens respectaient la toute-puissance. Elle préside au banquet d’Alexandrie ; et parce que le souffle de Thaïs est sur les convives réunis autour d’elle, tout ce qu’ils disent est amour, beauté, vérité. L’impiété charmante prête sa grâce à leurs discours. Ils expriment aisément la splendeur humaine. Mais l’implacable Iaveh ne s’est pas résigné à la défaite. L’ennemi de la science et de la beauté médite une revanche. C’est lui qui inspire au moine Paphnuce sa folie d’ascétisme et de destruction. Paphnuce jette sur le bûcher toutes les merveilles des arts et jusqu’à la statue d’Eros. Il entraîne Thaïs. La mort de Thaïs lui révélera son erreur ; pour avoir contrarié la nature et voulu faire l’ange, il sera puni dans sa chair et dans son âme, et sa colère s’exhalera en d’épouvantables blasphèmes.

Que l’auteur de tant livres où la hardiesse de la pensée s’enveloppe de formes gracieuses et déliées, soit devenu le romancier cynique de la Rôtisserie de la reine Pédauque, c’est ce qui témoigne de la prodigieuse souplesse du talent de M. Anatole France. Celui qui tout à l’heure dans ces pages si brillantes du « Banquet » nous faisait rêver de Protagoras et d’Alcibiade nous transporte dans le monde de Gil Blas, de Candide et de Jacques le fataliste. Son héros, l’abbé Jérôme Coignard, ivrogne et libertin, paillard et trichant au jeu, voleur, homicide, jovial et disert, d’ailleurs abondant en propos pleins d’onction et qui fera une fin édifiante, est une figure, ou, si l’on préfère, c’est une trogne peinte en pleine pâte, haute en couleur et qui s’enlève en un vigoureux relief. On ne saurait trop admirer comme l’écrivain a modifié sa manière et prodigué des touches heurtées et violentes qu’on ne s’attendait pas à trouver sur sa palette. L’ironie spirituelle et fuyante s’est faite agressive, âpre et même grossière. « Ce lieu m’est inconnu. Néanmoins je ne crains pas d’affirmer par analogie que les gens qui vivent là, nos semblables, sont égoïstes, lâches, perfides, gourmands, libidineux. Autrement ils ne seraient point des hommes… L’Écriture par suite des traitemens que lui ont infligés les théologiens, est devenue un manuel d’erreur, une bibliothèque d’absurdités, un magasin de niaiseries, un cabinet de mensonges, une galerie de sottises, un lycée d’ignorances, un musée d’inepties et le garde-meuble enfin de la bêtise et de la méchanceté humaines. » Nous sommes loin des insinuations déguisées et des jolies perfidies de style. L’incrédulité devient systématique et raide. C’est qu’en effet ceux qui ont fait partie de l’Église s’en montrent par la suite les ennemis les plus violens. Ils trouvent dans le blasphème des jouissances, qui leur sont particulières. Ils s’épanchent en plaisanteries cléricales qui n’ont de saveur que dans les sacristies et qui nous choquent sans nous divertir. Telles les railleries de l’abbé Coignard sur les miracles, sur les preuves de l’existence de Dieu, et autres impertinences du plus haut goût — et du plus mauvais. Fidèle à la tradition qui pendant deux siècles mêla le libertinage des mœurs avec le libertinage de la pensée, M. Anatole France a multiplié dans son roman les épisodes incongrus et les gravelures. On n’imagine pas de tâche plus difficile pour un lettré délicat ; le succès de l’entreprise complète le plus heureusement du monde la physionomie de l’écrivain.

C’est ainsi que dans les trois ouvrages les plus significatifs qu’il ait écrits jusqu’à ce jour nous voyons à mesure grandir le talent de M. Anatole France et sa pensée se dégageant des mièvreries du début, rejetant sa parure poétique, se livrer enfin avec une franchise hardie et une sorte d’intrépidité loyale. Le Lys rouge n’a pas diminué sa réputation. Et quoique l’aventure banale d’un adultère mondain fût peut-être indigne de son talent, il suffirait d’une figure telle que celle du bohème Choulette pour que le livre ne fût pas méprisable. Mais à notre avis, son mérite est ailleurs : il est dans ces conversations sinueuses qui serpentent à travers tous les sujets, effleurent l’histoire, les beaux-arts, la morale, vont d’un paradoxe à un lieu commun, d’un portrait de Napoléon à un croquis de Florence ou de Ravenne, poussant à la perfection cet art de traiter sérieusement les choses frivoles et de prêter aux idées sérieuses l’attrait de la frivolité. Aussi bien ces conversations que M. Anatole Fiance introduit dans ses récits sont encore les meilleures parties de ses livres. C’est là qu’il excelle. Tantôt élégantes, tantôt triviales ou quintessenciées, le tour et l’accent en varient suivant les personnages qu’elles mettent aux prises. Ces personnages vivent ; les idées s’animent en passant par leur bouche et perdent la froideur de l’abstraction. Il n’y a pas dans notre littérature de modèles plus achevés d’une causerie libre, abondante et ornée, égayée par la fantaisie, fertile en propos d’une grâce ailée.


« … Or ce jour-là, comme nous étions attablés, M. l’abbé Coignard et moi, sous la treille du Petit Bacchus : « Ce que j’aime en vous, dis-je, mon bon maître, c’est l’agrément de votre parler suave et l’art que vous avez de donner à votre pensée la parure du beau langage. — Jacques, reprit M. l’abbé Coignard, c’est que j’ai été mis de bonne heure aux lettres anciennes. Il faut avoir fréquenté les Muses Elles nous enseignent des secrets qu’on n’apprend pas dans la compagnie de Catherine la dentellière. — Un génie étrange est en vous. Rien de ce qui importe dans la vie ne vous est inconnu et vous vous exprimez sur tous les sujets avec une liberté que les autres personnes n’ont pas. Vous êtes tout à fait débarrassé des préjugés et vous ne vous en laissez imposer ni par l’opinion du monde ni par les convenances. — Cela tient à mon état, Tournebroche, mon fils. L’Église étant placée au-dessus de la société, ceux qui ont l’honneur de lui appartenir ne sont pas obligés de s’arrêter aux timidités devant lesquelles les bourgeois reculent. Ils n’ont pas à ménager le siècle : il suffit qu’ils n’offensent pas les dogmes de notre sainte religion. — Je vous entends, monsieur Coignard, et il est beau de pouvoir s’affranchir des règles communes. Votre bonhomie me remplit d’aise ; elle me met en sécurité ; vous n’êtes pas de ces gens dont on se garde et auxquels on évite de livrer toute son âme. Je vous confierai des scrupules qui me sont venus. Car je vous connais pour modeste en dépit de votre grand mérite, et vous-même, vous vous donnez pour indulgent et charitable. Or je sais bien que vous prenez les hommes en pitié ; mais ce n’est pas tout à fait la même chose que d’avoir pitié des hommes. Votre continuel persiflage m’inquiète, et il m’est arrivé de le trouver moins spirituel que je n’aurais voulu. C’est un malheur, monsieur Coignard, que votre bouche, si bien faite pour être fendue d’un large rire, grimace parfois. Vous vous moquez de toutes choses pareillement, et il ne me semble pas qu’elles soient toutes pareillement risibles. Il y en a qui nous tiennent trop chèrement au cœur et je ne vous approuve pas d’avoir porté sur elles une main trop peu délicate. Il y en a qui ont fait couler de vraies larmes, et si j’avais comme vous assez d’esprit pour douter de tout, il me resterait une dernière certitude : c’est celle de la souffrance des hommes. Ils sont assaillis de mille maux, et les plaies de leur âme, comme les plaies du corps, offrent souvent un aspect curieux ; pourtant, au lieu de s’en égayer, ne serait-il pas mieux d’en ressentir quelque émotion ? Il est trop vrai qu’on ne guérit pas la souffrance, mais on la soulage ou du moins on l’endort. Les hommes se trompent et commettent des erreurs monstrueuses ; parmi ces erreurs il en est de sincères, il en est de nobles, il en est devant lesquelles l’ironie doit désarmer. L’humanité pleine de bonne volonté et de patience s’efforce vers un idéal qui lui échappe sans cesse ; il y a dans son effort, même inutile, bien de la vaillance ; je ne saurais louer ceux qui la découragent ; c’est un cas où tout leur esprit me semble assez misérable. Vous tenez la vie pour une mauvaise plaisanterie ; la vie n’est en soi ni plaisante ni sérieuse ; mais il y a des gens qui la prennent au sérieux et leur part est la meilleure ; les autres ont prouvé seulement que leur science est stérile ; leur habileté ne dépasse pas celle de ce jongleur dont vous m’avez conté la plaisante histoire… » Je ne sais quel démon m’avait délié la langue. Je m’étonnais moi-même d’avoir parlé si longtemps et je n’étais pas éloigné d’en tirer quelque vanité. Que ne gagne-t-on pas à fréquenter les personnes bien disantes ? M. l’abbé Coignard resta un instant silencieux, contre sa coutume ; puis, ayant bu un grand coup de vin : « Paix, dit-il, Jacques Tournebroche, vous vous haussez à des conceptions qui ne conviennent pas du tout à votre entendement dont les limites sont étroites. Vos propos trahissent l’épaisseur de votre esprit. Vous êtes un sot, et il m’apparaît que j’eusse mieux fait de ne pas vous tirer de la rôtisserie de votre bonhomme de père. C’est grand dommage d’ouïr les gens disserter en des matières où ils ne sont pas compétens. Mais peut-être avez-vous lu quelque part ces beaux raisonnemens : je devine qu’ils sortent des feuilles de quelque Fréron… » Pour la première fois, M. Jérôme Coignard ne me parlait pas avec sa mansuétude ordinaire. Cette dureté ne provenait que de la tristesse où mon ingratitude l’avait plongé. Je le compris aussitôt. Et j’eus du remords d’avoir offensé un si bon maître… »


RENE DOUMIC.