Revue littéraire - 30 novembre 1920

REVUE LITTÉRAIRE

PETITES HISTOIRES DE PÉDAGOGIE SENTIMENTALE[1]

Dans notre ancienne littérature, et jusqu’à l’Emile, on ne voit pas beaucoup d’enfants ; l’on en voit si peu, on les voit si mal, qu’il est difficile de se représenter la vie enfantine au XVIIe siècle et même, en dépit de l’Emile, au siècle suivant. Je ne crois pas du tout que les enfants fussent moins aimés autrefois ; mais, qu’ils fussent aimés d’une autre façon, moins sentimentale et moins attentivement curieuse, on le dirait. Que Mme de Sévigné ait adoré sa fille, on le sait bien : toujours est-il que, si l’on connaît à merveille Mme de Grignan, l’on ne connaît pas beaucoup la petite Marguerite-Françoise de Sévigné. Mme de La Fayette, qui a rencontré le jeune Charles de Sévigné à Versailles, écrit à son amie : « J’ai vu votre fils, il est joli. » Cette courte phrase est du genre de celles qu’on cite pour démontrer que le sentiment de la nature ne manquait pas aux délicats écrivains classiques. Sans doute nos bons amis du temps passé ne furent-ils pas indifférents aux délices de la campagne, ni à la gentillesse de l’enfance et de l’adolescence ; mais ils n’avaient pas inventé de transformer en poésie, et lyrique, et bientôt éperdument lyrique, le spectacle des champs et des horizons, ni l’hésitation de l’âge qui prélude. La philosophie alors régnante ne les engageait pas à une telle entreprise. Cette philosophie sépare nettement les deux substances de l’étendue, ou matière, et de l’âme. Elle n’est pas le moins du monde panthéiste. Et elle préfère l’âme à un tel point que ce qui n’est que l’étendue, ou matière, lui semble un peu indigne de son intérêt : mauvaise disposition, pour attribuer une vive importance et, une poésie aux réalités inanimées de la nature ou de la campagne. Cette philosophie exige que les idées soient claires et distinctes. Elle refuse toute qualité spirituelle aux idées obscures et confuses. Elle ne compte à peu près pour rien le mystérieux travail de l’esprit, sa rêverie vague et son état de moindre conscience, où les dehors de la pensée ont leurs secrètes origines et leur préparation cachée. Elle prend, pour ainsi dire, la pensée toute faite. Ce qu’elle néglige, c’est précisément ce qui occupe l’âme enfantine, ce qui compose la vie mentale de l’enfance.

De nos jours, la philosophie a changé. Les mœurs, en même temps que la philosophie, ont changé. Les enfants tiennent plus de place, dans une société qui a beaucoup moins réglé ses diverses hiérarchies, notamment celles qui résultent de l’âge. On a réclamé, pour les enfants, des droits ou l’on a autorisé des prétentions, parfois légitimes, souvent déraisonnables. Aucun mémorialiste d’autrefois n’aurait songé à écrire des Souvenirs d’enfance et de jeunesse analogues à ceux de Renan, ou analogues au Roman d’un enfant de M. Pierre Loti : ces deux livres admirables portent la marque de notre temps.

Or, dans la plus récente littérature, les romans de l’enfance et de l’adolescence viennent à se multiplier d’une manière extrêmement significative. Un assez grand nombre de jeunes écrivains, dont le talent, inégal, est de la même sorte, ont dernièrement donné des romans de l’âge puéril, entre lesquels la parenté est évidente. Voici parmi les plus attrayants et les mieux médités, L’enfant inquiet, de M. André Obey, L’inquiète adolescence de M. Louis Chadourne, La vie inquiète de Jean Hermelin, de M. Jacques de Lacretelle. Les titres déjà se ressemblent ; et le sujet, par trois fois, est le même, la formation du caractère dans le hasard des années imprudentes et dans le trouble de la puberté. M. François Mauriac, l’auteur de L’Enfant chargé de chaînes et de La robe prétexte, après avoir dit, en vers, son Adieu à l’adolescence, retourne à peindre des adolescents et leur inquiétude : son nouveau roman, La chair et le sang, contient aussi des personnages de l’âge mûr ou décati, mais qui ne sont là que pour environner les jeux alarmants et les tourments subtils des adolescents.

La très jeune génération, dès avant la guerre, avait éveillé l’attention publique. On l’interrogeait, on la consultait, on écoutait, avec un soin particulier, ses doléances, ses réclamations, ses projets. Elle ne ménageait pas ses devancières et les traitait rudement. Elle avait une assurance impétueuse et refusait le doute, qui était la sagesse, l’infirmité ou l’élégance de la veille. On l’écoutait, fût-ce avec étonnement, quelquefois avec un peu d’impatience ; mais on l’écoutait : et il ne semble pas que nulle génération française, avant celle-là, ait profité d’une complaisance pareille, ait pris, et avec tant de désinvolture et si soudainement, une telle importance et qui n’était pas encore justifiée. Ce fut comme un pressentiment : à la guerre, on a bien vu que ce pressentiment n’était pas trompeur et que tout dépendait de cette jeunesse et de ses volontés. Les mêmes adolescents, qui la veille avaient paru un peu outrecuidants, devinrent le salut de la patrie : leur outrecuidance de la veille devint leur promptitude à la décision, leur entrain, leur courage. Et la situation privilégiée qu’on leur avait consentie, ce n’est pas assez dire qu’ils l’ont régularisée : ils l’ont splendidement consacrée.

Beaucoup sont morts. Il n’est pas sûr que cette génération, si fêtée d’abord et fêtée d’abord sur de vagues promesses, du jour au lendemain mise à l’épreuve et aussitôt supérieure à toute prévision, même à toute fatuité, ensuite plus que décimée, donne dans la littérature et dans les arts tout le fruit dont la fleur commençait de s’épanouir lorsque la tempête se déchaîna. Qui sait, — et une telle incertitude est angoissante, — si les plus beaux génies, encore dissimulés à eux-mêmes, n’ont pas été meurtris ou tués ?

Les survivants, adolescents d’avant la guerre et qui ont assisté à cette double apothéose, gloire et martyre, d’une jeunesse, avertis de ce qu’a fait une jeunesse, leur contemporaine ou la leur, ne craignent pas de célébrer ce printemps de l(année. Ils se souviennent de la faveur avec laquelle fut accueillie leur adolescence ; ils savent que cette faveur a été abondamment méritée : ils n’hésitent pas à deviner qu’on aimera le récit d’une anecdote qui, étant la leur, est celle de la France la plus pathétique. L’amitié qu’ils ont pour eux-mêmes aurait son excuse dans la prédilection que tout le monde a pour eux. Puis, après la tribulation, leur plaisir du retour est de retrouver leur maison, leur souvenir et de se retrouver dans leur souvenir et dans leur maison. Leur passé leur est bien cher ; et ils s’attendrissent ù y rechercher l’enfant qu’ils étaient.

L’Enfant inquiet de M. André Obey, le voici : « Arnaud est né un dimanche de mai, bleu et or, à trois heures après midi. Les trois églises et les sept chapelles de la ville sonnaient les vêpres. Au-dessus des rues tranquilles, le ramage endormeur des carillons glissait comme le songe du ciel assoupi… » Il y a, dans la littérature, un autre enfant qui, devenu homme et du reste jeune encore, a noté les coïncidences d’un certain jour et de sa naissance : à l’heure où naquit François de Chateaubriand, la tempête souffaitt du ciel sur la terre ; et c’est le tragique prélude qu’il fallait à une destinée qui ne serait point calme et qui n’aurait son apaisement qu’à l’heure de mourir. Le petit Arnaud que M. André Obey évoque, de plus modestes lendemains l’attendent. Mais enfin personne, depuis un demi-siècle, n’a raconté son enfance, ou une enfance, et ne s’est pas rappelé le premier tome des Mémoires d’outre-tombe. Autour de ce petit Arnaud de M. André Obey, comme autour de François de Chateaubriand, l’on voit des gens très singuliers et originaux, qui ont leurs manies, une entente particulière de la vie, de la rêverie et de l’activité quotidienne. La sœur Antoinette, chez qui Arnaud apprend à lire, est comique et charmante. Elle a inventé un système pédagogique. Au lieu de raconter et d’enseigner par des récits tels qu’on se les procure dans les livres l’histoire sainte, elle la fait jouer par ses élèves, dans le jardin, comme une très divertissante comédie. Arnaud est Isaac et, son ami Bellebouche, Abraham pour l’accomplissement du sacrifice bien connu. En guise de glaive, Abraham ne tient qu’une règle noire. Sait-on jamais ? A tout hasard, le nouvel Isaac, Arnaud, récite le Confiteor. Sœur Antoinette, qui, du creux d’un bosquet, doit annoncer que Jéhovah, content de l’obéissance d’Abraham, laisse la vie à l’enfant inquiet, sœur Antoinette oublie son rôle de sorte qu’Abraham, las d’attendre, inflige au jeune Isaac une volée de coups de règle. Sœur Antoinette à l’usage si habituel de songer à la mort qu’elle ne se tient pas d’en parler et, d’aventure, « avec un emportement qui atterre ses petits élèves. » Elle parle du Paradis où l’on assure que n’alla sainte Thérèse qu’après avoir séjourné au Purgatoire le temps d’une génuflexion « pour s’être dit que ses mains étaient belles ; » et de l’Enfer que rend horrible la présence des démons. Elle parle d’agonies, de saintes huiles et de cercueils. Arnaud eut, la nuit, un cauchemar si affreux qu’en définitive son père alla trouver la sœur Antoinette. Il lui déclara tout net que, destinant son fils à l’Ecole Polytechnique, il voulait un enseignement de calcul et non pas de vie éternelle : sœur Antoinette répondit que jamais Arnaud ne ferait une addition. Et on le mit au lycée. « Le premier changement fut que, malgré la prophétie de sœur Antoinette, Arnaud sut faire des additions. Le deuxième changement fut qu’il occupa presque tous ses jeudis et ses dimanches à écrire des pensums pour étourderie ou bavardage. Le troisième changement fut qu’il tomba malade. » Voilà comme des accidents dérangent nos projets et bouleversent tous les plans de belle éducation que nous avons tracés conformément aux règles de la raison, de la prudence et de la pédagogie. Les petits romans que j’analyse, et qui sont des œuvres de bonne foi, les uns et les autres, avertissent le législateur et les réformateurs de ne point se monter la tête et de savoir que leurs programmes, diversement ingénieux, ont une petite importance et que les hasards gouvernent l’influence de l’école, du collège et de la famille. Est-ce que nous avions, à la veille de la guerre, une éducation (comme on dit) nationale qui dût produire les soldats que nous avons eus ? Les jeunes moralistes, au lendemain de la guerre, semblent compter sur la réalité, si efficace, beaucoup plus que sur les systèmes et la dialectique.

Arnaud, qui a été malade, ne va au lycée que pendant l’automne et l’hiver. Le reste de l’année, il le passe à la campagne, auprès d’un fermier. « Et il apprenait des arbres, du ciel et de l’eau, comment meurt l’été, comment vient l’automne, par quels frissons l’hiver s’annonce, comment il y a parfois plus de printemps dans un soir de novembre que dans une aube d’avril, dans un lit de feuilles mortes qui fermentent sous le brouillard que dans les minces bourgeons violets de froid qui craquent aux gelées de lune rousse ; il apprenait à voir couler le temps, changer l’air, la lumière, les parfums des saisons. » Il devint un petit garçon merveilleusement subtil et sensible à toutes impressions de nature. Il ne peut s’endormir, s’il ne sait pas comment est la nuit ; et, même quand il dort, il a une espèce de notion vague du chemin que la lune et les étoiles font au ciel. D’ailleurs, il n’est pas mélancolique et, pour l’être, il a bien trop de fantaisie dans l’imagination, de gaieté dans l’esprit. Tout de même que s’il avait lu les livres de Jules Renard, il invente de très malins arrangements de mots, dit à sa mère en train de broder : « Votre doigt a mis son petit bonnet d’argent, » et ne veut pas qu’on dise, en décembre, qu’il fait, sous la neige, un froid de canard : « C’est un froid de loup, qu’il fait ; un froid de canard, c’est autre chose, fin janvier, le grésil ! » Et, tout de même que s’il avait lu l’Oiseau bleu de M. Maeterlinck, il admet que le vent parle et que parlent aussi la pendule et les objets que l’on croit inanimés ; il leur prête un langage. Bien qu’il n’aille guère au lycée, il est féru, sans le savoir, de littérature exquise et qui sans doute se rattache par des liens visibles à la meilleure littérature la plus récente, mais qui est pourtant la sienne et charmante. M. André Obey écrit avec soin, très joliment. Son petit ouvrage, à peine un roman, — ce n’est pas un reproche ! — a les plus gracieuses qualités de l’intelligence avertie et du cœur tendre.

Le petit héros de M. Louis Chadourne est un plus grand garçon, rhétoricien d’abord et philosophe, à la veille de quitter le collège et d’entrer, comme il se le promet, « dans la vie. » Et la vie le tente. Son collège est un établissement de jésuites. M. Chadourne, s’il n’a pas craint de recommencer l’Empreinte de M. Edouard Estaunié, je crois qu’il a bien fait. Tous les milieux ont déjà été peints ; et tous les sujets de romans ont déjà servi : la folie principale est de chercher la nouveauté inutile. Le beau livre de M. Edouard Estaunié ne sera point effacé par L’inquiète adolescence, un beau livre encore. Le petit héros de M. Louis Chadourne s’attend que la vie soit une chose qui ne ressemble pas du tout aux journées du collège. Il ne sait pas que les enfants sont déjà des hommes et que leurs passions, leurs déplaisirs, leurs ardeurs et la mélancolie à laquelle ils succombent, dès qu’ils ont le loisir de rêver, composent une image de toute vie humaine. L’adolescent ne le sait pas ; M. Louis Chadourne, qui le sait à merveille, a montré le petit monde du collège analogue à la société des grandes personnes : il a montré cette comédie mêlée de rire et de larmes, et qui voisine avec un drame, et qui est ridicule et pathétique, cette comédie enfantine à laquelle « la vie » ne changera que l’apparence.

M. Chadourne a beaucoup de talent. Ses personnages sont vite dessinés, marqués d’un trait juste, qui ne les désigne pas seulement, mais qui les décrit corps et âme. C’est Toupine, le paysan, (ils d’un meunier, grand et un peu voûté, lent d’esprit, de manières. On lui demande : « Et ton moulin ? » Toupine répond que son moulin tourne. Et c’est Vindrac, le « philosophe : » il a très savamment déformé, par un soin de négligence, la casquette qu’il porte et qui doit laisser glisser vers la tempe, une mèche de longs cheveux ; il agite ses mains souples et raconte des idées et des anecdotes en désordre. Prélussin, fier d’avoir été aux bains de mer, y a vu des femmes en maillot sortir de l’eau, « toutes nues, quoi ! » et, ce qu’il a vu, il le dit, avec plus d’orgueil que de concupiscence effrontée. Mais voici Lortal, un nouveau, qui vient du lycée, ou d’une école qui mène au lycée ; et cette école avait une clientèle de jeunes Espagnols riches et malins : Lortal est costaud. Lortal, dès son arrivée au collège, a un prestige. Tandis que les autres gamins peinent sur la besogne et, pour sauvegarder leur attention difficile, ne lisent pas sans se boucher les oreilles avec leurs pouces, Lortal tient son livre levé, croise les jambes et lit comme un roman le classique bouquin. Lortal est un jeune homme et, dehors, les jours de sortie, fait le jeune homme. Il aime une de ses cousines, mariée, qui l’aime aussi et qui va mourir d’une espèce de langueur ou de chagrin.

Ni les femmes, ni l’amour, ni les rivalités de jalousie ne sont tout à fait un mystère, pour ce petit monde des collégiens, même innocents, et qui prochainement seront informés et qui, même informés, auront à subir le dernier mystère des âmes les mieux connues. Le petit héros de M. Louis Chadourne, un jour que Lortal l’a conduit chez la belle cousine, c’est le cousin qui s’occupe de lui et, bonhomme, lui fait les honneurs de sa collection de médailles. Il l’ennuie aux effigies de Ptolémée Evergète et de Dioclétien, vieilleries et fadaises, quand il serait plus charmant de causer avec la cousine ! Mais le jeune garçon se dit que nul être ici-bas ne montre de soi plus que le Lagide ou l’imperator sur la médaille, un côté de visage, souriant ou grave : l’autre côté reste caché. Allez donc « vers la vie, » voir des côtés de visages ! Cependant, l’appel de « la vie » sonne plus fort et est plus attrayant que les conseils de la raison désabusée.

L’enseignement de ce collège où M. Louis Chadourne a si bien regardé le remuement de l’adolescence bourgeoise est un bon enseignement que des éducateurs parfaits ont arrangé selon les plus sages principes, depuis des siècles à l’épreuve. Ni le dévouement des maîtres à leur tâche, ni leur vigilance, ni leur zèle n’ont de relâche. Et les journées sont réglées avec minutie. Mais le héros de. M. Louis Chadourne, plus tard, quand il se souvient de son adolescence, il voit une forêt, sans feuillage encore, où des « forces vertes » accomplissent un immense et obscur travail. « Les arbres sont noirs et nus, mais ils s’étirent avec une langueur avide vers le premier carré d’azur ; l’écorce craque et s’ouvre sur la tête grasse des bourgeons ; le vent, tour à tour tiède et glacé, émeut les futaies de soupirs, de plaintes, de sanglots, d’une vaste rumeur d’attente et de désir. Et brusquement, on est pris à la gorge par une odeur étrange, une odeur écœurante et douce, une odeur secrète qui est l’odeur même de l’amour. Toutes les rumeurs, toutes les sèves de la forêt en éveil, je les retrouve en vous, adolescentes années : cette fièvre qui me brassait le sang, ces rêves d’aventures, ces tristesses, ces désespoirs, la découverte des sons et des parfums, la découverte des nuits, et surtout, à travers la poésie et l’amitié, à travers Dieu lui-même, cette quête obscure de la volupté !… » Cette jolie page n’est assurément pas le compliment que les bons éducateurs attendaient de leur ancien élève. Sans doute ne croyaient-ils pas que les senteurs affolantes de la forêt qui prépare ses éclosions fussent entrées dans les cours sablées et peu ombragées de leur collège et que leurs collégiens s’en pussent apercevoir d’une si alarmante façon.

Le Claude Favereau de M. François Mauriac vient de sortir du séminaire et, à la première page du volume, il prend le train pour s’en retourner à la maison de son père, un paysan, maitre-valet dans un château du Bordelais. Peu s’en est fallu que ce jeune garçon ne fût prêtre : il se destinait au sacerdoce ; puis ses directeurs ont bien vu que sa vocation n’était pas vive. Ce qui lui reste d’une éducation qu’il a menée assez loin, plus loin qu’un autre fils de paysan, n’est que finesse de l’intelligence et de la sensibilité. Sera-t-il malheureux, parmi les rustres, ses parents et les divers jardiniers et fermiers, ses compagnons ? Il ne le serait pas extrêmement, car il a conservé une gentille simplicité de cœur et une bonhomie aimable. Mais voici que M. François Mauriac lui donne pour voisins de tous les jours et pour amis des gens fort riches, — peu importe ! — et si dépravés qu’on ne saurait imaginer rien de plus vil dans la bourgeoisie contemporaine. M. François Mauriac, qui analyse avec un art délicieux les troubles d’une âme intelligente et ingénue, s’est diverti à la peinture des mauvaises mœurs, d’une façon qui prête à sourire ; pour ainsi dire, il en a mis plus que de raison. C’est horrible et amusant. Le contact de son jeune séminariste manqué avec de si perverses créatures à cet effet de nous procurer, par moments, le même genre de plaisir que l’on éprouve à tels contes badins du siècle avant-dernier, où le libertinage et la vertu ont de si jolis entretiens. Une jeune fille est au château. Elle porte le gracieux nom de May. Et elle a un frère qui lui enseigne la rêverie périlleuse. Elle compose sa bibliothèque un peu hardiment des Saintes Écritures, d’Eschyle et de Charles Baudelaire. Comme elle appartient à la religion prétendue réformée, Claude lui réfute l’erreur de Calvin, l’avertit de ne pas confondre l’infaillibilité du Pape et son impeccabilité, la supplie d’admettre que les indulgences, qui ont servi de prétexte à l’hérésie, coïncident avec le dogme de la communion des saints. Puis, un jour, Claude et May sont au jardin. Claude monte à une échelle accotée contre la maîtresse branche d’un prunier. « Donnez-moi les plus mûres, » dit May à Claude. « Elle lève un visage que la chaleur pâlit. Sous trop de lumière ses paupières battent ; dans ses cheveux serrés, le soleil creuse des remous d’or sombre. » Et l’on entend son rire éclatant, jeune et frais. « Puis Claude descend, s’arrête à mi-hauteur de l’échelle et la jeune fille n’a plus besoin de beaucoup lever la tête. Elle choisit des reines-Claude, en rejette une à cause d’un ver ; Claude vivement la ramasse, l’écrase sur ses dents. May regarde obstinément ses sandales ; elle tourmente le bracelet indien à son poignet bruni. Le sang bat aux tempes du jeune homme ; il se raccroche aux barreaux de l’échelle, ne voit plus rien, se laisse choir sur l’herbe. A un faible cri de May, il rouvre les yeux : le visage bien-aimé est là, plein de stupeur et de douceur. Leurs lèvres se touchent à peine et déjà la jeune fille se relève ; ce simple effleurement la dégrise. Claude la regarde s’éloigner vers la maison. Lui-même, après une minute d’immobilité, quitte le parc. » Il me semble que le chevalier de Boufflers, environ le temps qu’il sortit du séminaire Saint-Sulpice, et même avant de quitter cette maison sainte et charmante, aurait aimé de telles pages.

Du reste, le livre de M. François Mauriac tend à de nobles et dignes conclusions. Et il y va, jusqu’à y aboutir, par des chemins d’abord très agréables, et puis rudes et, par endroits, malaisés. Quand il est magistral et beau, je l’approuve. Quand il est ravissant, je le préfère.

Les grâces de M. François Mauriac, on ne les rencontre pas dans le roman de M. Jacques de Lacretelle, La vie inquiète de Jean Hermelin. M. Jacques de Lacretelle n’écrit pas avec beaucoup d’habileté, ni même avec beaucoup de vigilance. Mais son livre, qu’il ne veut pas qu’on appelle un roman ni qu’on prenne pour une confession, mérite d’être signalé comme un témoignage ou comme un essai de diagnostic moral et mental. « Je veux, dit-il, ou dit son Jean Hermelin, éviter l’invention littéraire et la délectation orgueilleuse, de crainte qu’elles ne me distraient de mon but, qui est de parvenir à la connaissance exacte de moi-même… » Il avoue qu’il a lu avidement plusieurs études relatives à l’adolescence et des études relatives à l’éducation de la volonté. Sans doute les auteurs qu’il a consultés n’ont-ils pas répondu à toutes les questions qu’il leur posait et, en fin de compte, ne lui ont-ils pas révélé son âme et la vérité de sa nature. Alors, il espère qu’une « investigation patiente et précise dans son passé » lui sera plus instructive. « Et je vais m’y livrer sans faiblesse. Alors, peut-être seras-tu fixée, mon âme incertaine ; peut-être te trouveras-tu comblé, ô mon cœur disponible ! » Et il ajoute qu’il a dix-huit ans.

Jean Hermelin, qui n’a que dix-huit ans au début de sa tentative, la continue longtemps, plusieurs années, et durant la guerre, qu’il est soldat, jusqu’à sa jeune mort. Il a le goût, l’art et le talent de l’analyse, une subtilité qui est celle qu’il faut avoir pour démêler les choses de l’âme, et une loyauté qui est parfois celle de Jean-Jacques : il ne dissimule rien ; l’on dirait qu’il éprouve un étrange plaisir à tout se dire sans réticence et qu’il serait, le cas échéant, cynique plus volontiers que timide. Nul de ses divers émois ne lui fait nulle horreur ; et la plupart de ses remarques sont de précieux documents, les signes d’une très intelligente finesse et d’une aptitude naturelle et cultivée à la recherche psychologique. Le livre est extrêmement triste, même et surtout dans la puérilité ingénieuse.

D’une petite phrase de l’Ingénu, « car, n’ayant rien appris dans son enfance, il n’avait point appris de préjugés, » M. André Birabeau a tiré le thème d’un roman farceur et tout plein de moralités. Il imagine qu’un bébé s’endort dans les bras de sa nourrice, est mis au berceau, dort des jours, des mois et des années ; on le transporte du berceau dans un lit : car il dort, mais il grandit. Et il ne se réveille qu’après avoir dormi pendant vingt-deux ans d’affilée. A vingt-deux ans, il est le Bébé barbu ; il a du poil au menton, des muscles forts et de l’entrain : mais il a une âme toute préservée de ce que l’on appelle éducation. Le voilà tel que la nature nous crée. Un jour, son pauvre père tâche de le chapitrer ; n’y parvenant pas, le bonhomme a recours au stratagème des taloches, qui a des inconvénients, mais qui a pourtant l’avantage de lier dans la mémoire d’un enfant le souvenir de ce qu’il ne faut pas faire et le souvenir d’un horion. Le bébé barbu place un fort coup de poing sur le visage de son père. Et l’on s’écrie. Quoi ! tout le monde respecte le visage paternel ! Ce bébé, tout barbu qu’il est, n’a pas appris le respect filial ; et, quand on l’attaque, il se défend. « Si j’avais su qu’il allait se défendre, dit bonnement le père, je ne l’aurais pas touché : tout le monde se laisse battre par ses parents I ! — Ah ! il n’est pas comme tout le monde !… » Il regarde un régiment qui passe comme il regarde passer le tramway. Il s’éprend d’une jeune femme et dit au mari : « J’emmène votre femme pour la raison que je l’aime ! » Il ignore absolument « les quelques hypocrisies encore nécessaires à nos rapports sociaux. » Encore ? et pour combien de temps ? M. Birabeau ne le dit pas. Ces « quelques hypocrisies » que le bébé barbu méconnaît sont exactement ce qui empêche l’humanité de retourner à la sauvagerie ou de montrer qu’elle est sauvage en définitive. Et le bébé barbu, à mesure qu’il s’attarde parmi la société de ses contemporains, s’accoutume à eux, emprunte leurs coutumes, perd ce qui semblait sa « personnalité, » fait peu à peu son éducation. Cela consiste à bien vouloir et savoir adopter les préjugés d’une époque, les utiles, indispensables et charmants préjugés, qui sont de la besogne intellectuelle et morale accomplie avant nous et à notre intention par l’humanité antérieure. Elle a bien travaillé ; elle mérite qu’on la remercie : elle nous a gentiment épargné les périls de l’erreur et l’extrême fatigue de poser à chaque instant des questions d’espèce, comme disent avec emphase les imprudents, et les sages avec ennui.

Une petite que ne gênent pas les préjugés, c’est Ariane, jeune fille russe et l’héroïne d’un roman de M. Claude Anet, joli roman, du genre le plus vif, et qui a, tout comme le roman de M. Birabeau, ses moralités, mais ne les a qu’au bout du compte et après les avoir nonchalamment cherchées dans le divertissement le pire.

M. Claude Anel a visité le vaste monde. Plusieurs de ses ouvrages sont le récit de longs voyages très lointains, qui l’ont mené en Perse et dans le plus étrange pays du monde, la nouvelle Russie, anciennement démoralisée, plus récemment livrée à sa vieille folie. Le séjour qu’il a fait en Russie, depuis l’absurde et abominable révolution, lui a permis d’examiner les âmes de là-bas : et je crois que sa jeune fille russe est parfaitement russe. J’en dirais quasi autant de son roman, qui a de l’analogie avec les romans russes les meilleurs, — et qui même, dans les endroits où l’on remarque un peu de négligence, a l’air traduit d’un roman russe, — mais qui, dans les passages les mieux écrits et avec le plus de finesse, et les plus nombreux, est un habile et très ingénieux roman de chez nous, fait à la française, à l’exquise manière française du temps de Manon Lescaut.

Cette Ariane, qui étudie à l’Université, est plus intelligente que ses compagnes et en a beaucoup d’orgueil. Elle a l’orgueil le plus dangereux et qu’on pourrait appeler l’orgueil dialecticien. Sur tous les problèmes que vous posent, à l’examen, les professeurs et sur tous les problèmes que vous pose la vie à chaque instant, qu’il s’agisse de rêve ou de remuement, cette Ariane invente les solutions les plus capricieuses et la série des arguments qui donnent à l’extravagance l’autorité de la raison. Vous l’accuserez de n’avoir pas le sens commun ; mais vous ne réfuterez pas ses dialectiques autrement que par le vain mépris, qu’elle éconduit.

C’est un esprit merveilleusement dépravé par les idées. Elle réclame, pour les sens, le droit de se développer à leur aise. Quoi ! Ne réclame-t-on pas, en faveur du cerveau, le droit de penser ? Les sens n’ont-ils pas la permission de goûter un plaisir que vous avez grand tort de dédaigner, lorsque vous faites au cerveau le plus large crédit ?… Ariane est positiviste et matérialiste si bien qu’elle serait spiritualiste tout de même. Elle a choisi, entre les deux substances, la plus décriée, la moins honorée de suffrages éloquents. Elle est au courant de toutes les idéologies et qui ressemblent à la foule des anecdotes que raconte la reine de Saba, dans la Tentation de saint Antoine, « toutes plus divertissantes les unes que les autres. » Les idéologies l’amusent, lui sont commodes. Et « supposons, dit-elle, que je sois sans argent et que je sente en moi le devoir d’aller à l’Université, de participer à la haute culture pour laquelle je suis faite. Je ne puis songer à ruiner l’idéal que je poursuis en perdant mon temps à donner des leçons à de petits imbéciles pour deux roubles l’heure. Il me faut de l’argent. A qui le demanderai-je ? A l’amant que j’aime ? Cela est impossible : on ne mêle pas l’argent et l’amour. Mais, si un homme que je n’aime pas… » Et, la suite, on la devine. Et Ariane se lance, quelquefois, dans les aventures les moins prudentes.

Elle dit à son amant : « Je ne suis pas féministe ; le bel avantage lorsque nous nommerons des députés à la Douma !… Tu vas voir où je vais. Don Juan est un héros éternel parmi les hommes parce qu’il a eu mille et trois femmes. Il s’en vante ; il en tire sa gloire et son prestige. Mais une femme qui aurait mille et trois amants, comment serait-elle jugée ? Elle passerait pour la dernière des filles. Eh bien ! cette injustice-là est l’injustice suprême contre laquelle je veux me battre. Tant que subsistera ce préjugé… » Pour réagir contre ce préjugé, elle a vécu de la manière la plus hardie et se vante à son amant d’avoir eu dix amants avant lui. Ce n’est pas vrai ; ce n’est que forfanterie : un jour, elle l’avoue à son amant parce qu’elle est amoureuse de lui et que l’amour a bientôt fait de nous ôter nos supercheries.

Elle se vante de ce qu’on a coutume de cacher, et elle avoue malgré elle ce dont se vanterait une autre. Elle est au rebours du sens commun. Ce qu’elle ne voit pas, c’est que l’inverse des préjugés ne la laisse pas du tout plus libre que les préjugés et ajoute à ses disciplines le très inutile tracas de la rébellion. Pauvre petite Ariane, qui assume étourdiment la difficulté de vivre comme si elle inventait l’art et les malices de vivre !


ANDRE BEAUNIER.

  1. L’enfant inquiet, roman, par André Obey (Librairie des Lettres) ; — L’inquiète adolescence, roman, par Louis Chadourne (Albin Michel) ; — La vie inquiète de Jean Hermelin, par Jacques de Lacretelle (Grasset ; — La chair et le sang, roman, par François Mauriac (Émile-Paul) ; — Le bébé barbu, roman, par André Birabeau (Flammarion) ; — Ariane, jeune fille russe, par Claude Anet (la Sirène).