Revue littéraire, 1848 - V



RECHERCHES PRATIQUES ET PHYSIOLOGIQUES SUR L’ETHÉRISATION, par M. Pirogoff, professeur à l’académie médico-chirurgicale de Saint-Pétersbourg[1].-Nos lecteurs se rappellent certainement la sensation générale que produisit dans toutes les classes de la société l’annonce des étonnantes propriétés de l’éther. Enlever aux plus graves opérations chirurgicales cet ensemble de souffrances qui transformaient en lit de tortures la table de l’opérateur parut d’abord chose si merveilleuse, que bien des gens refusèrent d’y croire. Pourtant l’expérience fit bientôt tomber tous les doutes. En peu de jours, il n’y eut pas dans Paris un chirurgien qui n’eût quelques faits à citer à l’appui des observations recueillies par MM. Velpeau, Laugier, Roux. Puis vinrent les physiologistes qui, marchant sur les traces de MM. Gerdy, Longet, Flourens, cherchèrent à expliquer les mystérieux effets de la bienfaisante vapeur. Aussi, la découverte de M. Jackson se trouvant de toutes parts confirmée, elle passa bien vite dans la pratique journalière, et par cela même peut-être le public parut l’oublier. Certain de retrouver au moment nécessaire l’éther ou son heureux rival le chloroforme, chacun s’en détourna pour chercher ailleurs du nouveau.

Le docteur Pirogoff s’est occupé de la question au point de vue théorique et pratique. De ses opérations nombreuses, de ses expériences multiples sur les animaux, il a cherché à déduire des conclusions générales sur le mode d’action, sur l’opportunité, les avantages et les inconvéniens de l’éthérisation. Enfin il a proposé, pour l’emploi de l’éther, une nouvelle méthode.

Comme la plupart de ses prédécesseurs, M. Pirogoff voit dans les phénomènes de l’éthérisation une ivresse, mais une ivresse d’une nature particulière. Certes, si l’on avait séparé comme essentiellement distinctes les unes des autres l’ivresse du vin, celle du cidre, celle de la bière, nous partagerions cet avis ; mais, à quelques nuances près, toutes les ivresses se ressemblent. Ce qui pour nous caractérise seulement celle que produit l’éther, c’est la rapidité avec laquelle elle se déclare et se dissipe. L’éthérisé devient insensible au couteau de l’opérateur tout simplement parce qu’il est ivre-mort. Cette opinion est, du reste, partagée aujourd’hui par bien des médecins, et fut embrassée, dès les premiers temps de la découverte, par diverses personnes qu’éclairait sur ce point une expérience acquise avec des liquides très différens de l’éther. Un jeune homme qui avait bien voulu se prêter à quelques essais, ressentant les premières impressions produites par la respiration des vapeurs assoupissantes, retrouvait là des sensations souvent éprouvées, et s’écriait : — Oh ! je connais cela. — Ici l’expérience du viveur, qu’on nous passe le mot, avait devancé la science des physiologistes, et les effets produits par le vin de Champagne avaient expliqué d’avance ceux de l’éther.

Comme tous les observateurs, M. Pirogoff a pu constater que l’éther est loin d’exercer une action toujours la même sur les individus soumis à cette influence. Tantôt l’effet de l’éthérisation a été directement assoupissant et accompagné de perte complète de la sensibilité, tantôt les mêmes phénomènes se sont montrés accompagnés des symptômes qui caractérisent une forte congestion du côté de la tête. Souvent l’assoupissement s’est montré avec un cortége de visions plus ou moins distinctes, qui pouvaient être assimilées d’ordinaire à de simples rêves, mais qui revêtaient quelquefois le caractère de véritables hallucinations. Dans ce dernier cas, l’éthérisé voyait ce qui se passait autour de lui, reconnaissait les personnes présentes, et néanmoins ne sentait que peu ou point les douleurs de l’opération, dont il rapportait les manœuvres à ses propres visions. Dans quelques cas même, l’intelligence et le raisonnement ont persisté dans leur intégrité, malgré l’abolition complète de la sensibilité. Le malade suivait alors les détails de l’opération exécutée sur lui, comme si elle eût été faite sur une autre personne. Dans bien des cas, l’assoupissement et la perte de sensibilité étant complets, l’éthérisé s’est livré à des mouvemens automatiques violens et dont il n’avait aucune conscience. Enfin un état plus étrange encore peut-être, et que M. Pirogoff a, nous croyons, observé le premier à la suite de l’éthérisation, est l’état cataleptique. L’insensibilité est alors complète, le sentiment et la conscience ont entièrement disparu, mais les jointures, au lieu d’être flasques comme elles le sont pendant le sommeil, semblent être faites d’une cire molle qu’on façonne à son gré et qui garde l’empreinte qu’on lui a donnée. On peut soulever les membres, les placer dans une situation difficile à garder même pendant la veille, et alors, au lieu de retomber par leur propre poids, ils conservent indéfiniment la position donnée par une main étrangère. De cette variabilité du mode d’action de l’éther, des diverses conséquences qu’entraîne l’emploi de cette substance, l’auteur conclut qu’il est des circonstances où l’éthérisation peut être contre-indiquée. Aussi conseille-t-il avec raison de faire précéder l’éthérisation définitive de quelques essais destinés à fixer le praticien sur les résultats qu’entraîne chez chaque patient en particulier l’absorption des vapeurs éthérées. Cette pratique a en outre l’avantage de rassurer les malades méfians ou déraisonnables, et par conséquent de faciliter l’opération.

Au reste, si le mode d’éthérisation proposé par l’auteur passe décidément dans la pratique, ces dernières raisons perdront de leur valeur. En effet, ce qui étonne et rebute bien des malades, c’est la nécessité de respirer ces vapeurs d’éther, qui, dès l’abord, irritent violemment les bronches et l’arrière-gorge. Pour éviter cet inconvénient, M. Pirogoff a eu l’idée de recourir à l’éthérisation per anum. Nous devons dire que ce mode de procéder, communiqué l’année dernière à l’Académie des Sciences de Paris, n’a pas eu, entre les mains de ceux qui ont voulu l’expérimenter, tout le succès dont s’applaudit le médecin russe ; mais probablement la non-réussite a tenu à l’ignorance de précautions dont M. Pirogoff proclame hautement la nécessité. C’est aussi à l’état de vapeur que l’éther doit être introduit dans le canal digestif, et quelques gouttes d’éther liquide suffisent pour faire manquer l’expérience par l’irritation qu’elles produisent et leur vaporisation trop rapide. M. Pirogoff assure avoir employé sa méthode dans quarante cas, et, à en juger par les détails comparatifs qu’il donne, elle présenterait dans plusieurs circonstances des avantages réels. L’assoupissement s’obtiendrait avec plus de rapidité, le relâchement des muscles serait beaucoup plus complet ; la narcotisation, plus durable et généralement plus profonde, permettrait de mener à fin des opérations plus longues et d’éviter au malade jusqu’aux fatigues du pansement ; la congestion cérébrale serait presque toujours nulle, et, en tout cas, considérablement diminuée. On voit que, sous bien des rapports, le procédé de M. Pirogoff serait préférable à ceux que l’on a employés jusqu’à ce jour dans l’administration de l’éther ; aussi n’hésiterons-nous pas à le recommander aux praticiens. Si l’expérience confirme toutes les promesses du médecin de Saint-Pétersbourg, l’éthérisation per anum devra probablement être préférée dans la plupart des cas où on ne pourrait avoir recours au chloroforme, dont l’emploi est encore bien plus facile et tout aussi certain que celui de l’éther.


BIBLIOGRAPHIE ADMINISTRATIVE[2]. — Nous ne savons pas si la France est le pays du monde le mieux administré ; mais il est incontestable que notre pays est celui où l’on administre le plus, où les candidats aux fonctions administratives sont le plus nombreux, où les documens et les traités sur l’administration se sont le plus multipliés. Un bibliothécaire instruit, assez modeste néanmoins pour refuser son nom à ses lecteurs, M. Delapeyrie, a entrepris de porter l’ordre et la lumière dans la formidable accumulation des matériaux qui intéressent les publicistes. Son but n’a pas été d’ajouter une monographie complète à ces traités de bibliographie spéciale qui, à force d’être détaillés et volumineux, sont inabordables à la foule des acheteurs, et s’adressent moins aux hommes de pratique qu’aux savans dont ils chatouillent la curiosité. M. Delapeyrie a fait beaucoup mieux, un livre utile, d’après une classification intelligente, avec des notes instructives malgré leur sobriété, avec des tables d’auteurs et de matières qui facilitent les recherches et provoquent l’étude. L’indication des documens officiels que les bibliographes ordinaires ne mentionnent pas, parce qu’ils n’entrent pas dans le commerce, est surtout précieuse. Une Bibliographie administrative, exécutée dans un aussi bon ordre, n’a pas la sécheresse d’un catalogue vulgaire. Le simple intitulé des livres classés méthodiquement a une certaine signification historique : c’est comme un programme des intérêts positifs pour lesquels les peuples se sont passionnés depuis un siècle : on y assiste, pour ainsi dire, à l’éclosion des théories qui ont renouvelé notre société ; on s’oriente pour l’avenir au rayonnement des idées qui ont éclairé le passé. Ce genre d’intérêt contribuera autant au succès de la Bibliographie administrative que l’utilité pratique et le mérite incontestable de l’à-propos.


— L’attention publique a été souvent appelée sur les ressources admirables qu’offre le delta du Rhône à l’agriculture. L’auteur d’un mémoire récemment publié et adressé à l’assemblée nationale[3] propose une série de travaux dont le résultat serait d’améliorer, au point de vue de l’agriculture et de la salubrité publique, les vastes terrains compris entre les deux bras du Rhône depuis Arles jusqu’à son embouchure. Le delta du Rhône est, en outre, un champ d’application merveilleusement disposé pour l’exécution d’un ensemble de travaux hydrauliques intimement liés les uns aux autres, tels que l’ouverture d’un vaste port à l’embouchure du Rhône et la mise en rapport immédiate de la navigation maritime avec la navigation à vapeur de ce fleuve. Enfin, et c’est ce qui donne à l’ouvrage de M. Peut une valeur d’opportunité considérable, il offre l’emploi immédiat et assuré pour long-temps de plus de quinze mille travailleurs. Ces considérations sont faites pour recommander à l’intérêt de tous les esprits sérieux ce mémoire, rempli du reste de détails intéressans et d’observations curieuses, notamment en ce qui concerne la culture du riz dans les marais salés de la Camargue.

  1. In-8°, Saint-Pétersbourg, Bellizard.
  2. 1 volume in-8o, chez M. Pierre Dupont, rue de Grenelle-Saint-Honoré, 55.
  3. Le Delta du Rhône, par M. Hippolyte Peut. — Paris, 1848.