Revue littéraire - Un nouveau roman de Marcel Prévost

Revue littéraire - Un nouveau roman de Marcel Prévost
Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 189-200).
REVUE LITTÉRAIRE

LE NOUVEAU ROMAN DE M. MARCEL PRÉVOST [1]

Il y a, dans l’œuvre d’un écrivain, — mais d’un écrivain digne de ce nom, que méritent quelques romanciers, — de ces livres qui font parler pour ainsi dire : l’on s’y arrête et l’on s’y repose avec plaisir. C’est un point d’aboutissement provisoire, et l’écrivain repartira encore plus allègre : il a bien accompli l’une de ses étapes.

La nuit finira est, dans l’œuvre de M. Marcel Prévost, l’un de ces romans heureux, qui ont l’air de marquer une belle heure de la journée ou la belle saison de l’année, l’heure de la lumière épanouie et la saison des granges pleines. Il a une sérénité parfaite, la sérénité de l’intelligence avertie et du cœur content : il a, dans le pathétique même, une tranquillité qui n’est pas l’indifférence, mais la plus fine sensibilité soumise au gouvernement de la raison ; dans le débat des plus tragiques problèmes, une tranquillité qui n’est pas le scepticisme le moins du monde, mais la certitude enfin trouvée. Tant de sécurité est charmante et, au lendemain des jours durant lesquels il a semblé que le tumulte de l’univers allait gagner les esprits et les âmes, elle est poignante, et bienfaisante, et admirable. Elle a de l’analogie avec ce qu’on pourrait appeler une morale de la victoire.

Si je mentionne la guerre, son trouble immense et l’apaisement qui succède à l’épreuve, c’est que nulle pensée, tant soit peu attentive, ou seulement susceptible d’être émue, n’a subi les tribulations de cette époque sans perte ou profil, perte au cas d’une faiblesse qui l’a rendue incapable de résister au choc, et profit pourvu qu’elle ait eu de la force prête. C’est aussi que M. Marcel Prévost, loin d’éluder la question de la guerre et de l’influence idéologique de la guerre, a placé son roman d’idées dans la guerre, dans la nuit de la guerre proche de finir en clarté.

Il ne nous mène pas sur le front, ne fait pas de récits de batailles ; et l’aventure est située en Gascogne. Mais, à l’arrière, on souffre de la guerre ; et, pour que la guerre n’y soit pas méconnue, n’y aurait-il que les allées et venues des permissionnaires, cela suffit. Peut-être n’a-t-on pas tracé une image plus étonnante et vraie de notre Poilu que celle-ci : « Sous le casque bossue, sous la capote délavée dont la couleur semblait tissée de ciel et de terre, — aux épaules le faix du barda : paquets difformes, godasses crayeuses, gourdes, gobelets, bâtons, torchons de linge et de drap ; leurs jambes enroulées comme dans un pansement, leur buste strié de courroies et de sangles, où brimbalaient parfois une croix de guerre, une médaille militaire, des décorations d’Afrique ou d’Orient, — la face barbue, les yeux éteints ou bien luisants de fièvre, le pas balancé, lent ; criant peu, car la nécessité de la tranchée les avait dressés au silence, — fumant, mastiquant, accolant des litres, occupant les salles, les quais, les voies, entrant où ils voulaient, stationnant où il leur plaisait, grimpant dans les trains selon leur idée, obstinés, patients, massifs, — ces prodigieux voyageurs promenaient à travers la France de l’arrière l’image formidable du front ; et déjà, autour de cette image héroïque, reçue par les yeux des enfants, des femmes, des hommes trop vieux ou trop mal bâtis pour la guerre, s’édifiait la légende des Poilus… » On dirait d’une estampe de Bernard Naudin. Le style de M. Marcel Prévost qui, ailleurs, a les plus jolies grâces, le ton rapide ou volontiers nonchalant du récit, prend cette fois un tour bien différent, se resserre, se ramasse et dessine trapu l’authentique symbole de l’énergie française.

Voilà le portrait physique du Poilu. Et, comme un portrait ressemblant donne beaucoup plus que l’aspect physique et donne aussi quelque chose de l’âme, cette grande et forte vignette contient la vitalité qui l’anime.

Il faut pourtant dépasser l’apparence première et, dans l’intimité quotidienne, examiner les caractères nouveaux et imprévus que forme la guerre ou qu’elle transforme et qui, soudain, mis en contact avec l’ancienne existence, montrent involontairement leur singularité. L’un des personnages principaux de ce roman, Charles Teyssèdre, est la bonté, la douceur même, le meilleur des maris, l’homme le plus facile à vivre, et tendre avec une timide et exquise délicatesse. Il a passé la prime jeunesse et, avant la guerre, il n’avait rien d’un soldat. Quand il a repris l’uniforme, sans joie aucune, il ressemblait si peu à un soldat qu’on louait sa bonne volonté, mais qu’on aurait presque souri de son allure extrêmement civile. Au bout de quelques mois, il revient, pour le temps d’une permission. Ce n’est plus le même garçon, bien que ses qualités soient les mêmes et qu’en lui rien de sa bonté, de sa tendresse ni de sa douceur n’ait défailli… « Les plus modestes d’entre ces revenants ont conscience de l’énormité du service rendu et du sacrifice accompli. » Comment éviteraient-ils de se dire que, sans eux, tout serait en décombres, la maison du voisin, leur maison, leur famille ? « et ils règnent dans la maison, comme des conquérants. Charles est un conquérant débonnaire, qui ne se vante de rien, qui, ne raconte point de faits d’armes, qui ne parle de la guerre que pour en dire les incommodités et les périls ; chez lui, pourtant, il règne ! » En son absence, les gens qu’il a laissés derrière lui, sa femme, son jeune beau-frère, ont tâché de mener à bien ses entreprises agricoles. Il ne les désapprouve pas, mais il les approuve en maître que nulle hésitation ne retarde ; et, sur toutes choses, il est dogmatique avec une impétuosité qu’on ne lui connaissait pas. Il dit, ou ne dit pas et a l’air de dire : « Tu verras tout cela d’un autre œil, quand tu auras passé par où je suis. » Son jeune beau-frère, qu’il aimait comme un enfant, et qu’il ne cesse pas d’aimer ainsi, est maladif et, en rêvant de s’engager, commet sans doute une imprudence. Il ne le dissuade pas de s’engager. Et, si ce jeune homme part comme lui-même a dû partir, que deviendra toute seule sa femme ? Eh ! qu’il s’engage : « Quiconque peut servir à l’avant doit servir à l’avant ; les gens de l’arrière se débrouilleront ! » Ce principe est juste. Mais, formulé ainsi, comme on le formulait et comme au surplus on avait raison de le formuler, il implique une sorte de mauvaise humeur. Nos Poilus ont été des Grognards : un tel mot réunit à la bonhomie l’épopée.

Il y eut la France de l’arrière et la France du front, toutes deux bien accordées : c’est à leur bon accord, maintenu à merveille, qu’on a dû la résistance et la victoire. Mais il y a eu ces deux Frances, intimement amies, pourtant séparées et, en dépit de la ferveur pareille qui les exaltait l’une et l’autre, terriblement séparées : une France qui consentait le sacrifice, et une France pour laquelle était consenti le sacrifice. L’une et l’autre étaient dévouées à la France idéale qui les assemblait comme elle assemble aussi les époques. Un moraliste avait à étudier la séparation momentanée de ces deux Frances qui n’en sont qu’une, mais qui ont inégalement reçu l’épreuve de la guerre. Le roman de M. Marcel Prévost tente, — et n’y manque pas, — cette émouvante étude.

Certains moralistes ont annoncé, dès la guerre, maints résultats de la guerre et qui ne se sont pas tous réalisés. Il n’était pas déraisonnable d’imaginer qu’une telle commotion modifierait jusqu’aux âmes. Elle a modifié quelques âmes ; elle ne les a pas toutes modifiées et elle ne les a peut-être pas modifiées si profondément qu’on le devinait. « Les livres, les pièces de théâtre, dit M. Marcel Prévost, ont abondé sur ce changement des caractères français par reflet de la guerre ; et, si l’on veut signifier par-là des changements durables, la substitution d’un tempérament nouveau à l’ancien tempérament français, ce n’est qu’une thèse imaginative, qu’une formule de littérature. Le fait d’observation, c’est qu’au lendemain du coup de tonnerre inattendu, au lendemain de la mobilisation, la menace commune suspendue sur leur tête fit mieux sentir aux Français qu’ils étaient une famille. Quelque temps, on céda au désir de s’entr’aimer dans l’amour commun de la patrie. État de sensibilité aiguë, qui ne pouvait durer… » Ces lignes sont assez mélancoliques : elles notent l’échec d’une espérance qui avait de la beauté. Ou, du moins, la constatation que M. Marcel Prévost note en ces quelques lignes est fâcheuse ; mais il y a plaisir à n’être pas dupe : M. Marcel Prévost préfère la vérité, c’est pour cela qu’il la dit sans tristesse.

Alors, aucun changement durable ?… Avant de répondre, il faut résumer le roman de M. Marcel Prévost.

Claire de Ribière est une orpheline. Son père et sa mère sont morts en Argentine. il y a une douzaine d’années. Elle a vingt ans. Depuis la mort de ses parents, elle demeure chez un oncle et une tante de Ribière, petits châtelains du pays d’Albret. Sa vie au château de Lascos n’est pas une merveille de félicité, comme en témoigne la prière qu’elle adresse à Dieu soir et matin : « Accordez, mon Dieu, votre paix éternelle à mon père chéri, à ma mère chérie. Que j’aie du courage. Que ma tante ne soit pas nerveuse. Que mon oncle ne se mette point en colère. Qu’ils ne se disputent pas. Mon Dieu, donnez-leur la santé, le contentement et le calme. Faites que je n’engraisse pas trop et que je ne sois pas trop rouge. » L’oncle et la tante de Ribière ont un fils, Roland, qui va sortir du collège et qui est un polisson. Tatie, — Mme de Ribière, — a grand’peur que son polisson de Roland ne s’éprenne de Claire ; et, pour éviter cet inconvénient, elle a recours à un moyen qui révèle tout nettement son égoïsme maternel : sans retard, et dans les deux mois, on va marier Claire. Il faut que Claire soit mariée avant la fin de l’année scolaire. Mais qui épousera-t-elle ? et a-t-elle envie de se marier ? comment lui trouver, en un si court délai, le mari le meilleur ? Ces questions-là ne sont que détails et subordonnés étroitement à cette espèce d’impératif catégorique : il faut marier Claire, sans baguenauder autour du principal.

Un prêtre charmant, curé de Lascos, l’abbé Bacqué, très attaché à la famille de Ribière et qui a pour Claire une amitié attentive, procure le fiancé : un de ses anciens élèves ; car cet abbé, naguère encore, était professeur de rhétorique dans un collège libre de Bordeaux. Une maladie du larynx l’a obligé à quitter l’enseignement, qui veut qu’on parle beaucoup ; il est devenu simple curé de campagne, disant : « La Providence m’a averti qu’elle mesurait la voix à mon gosier. J’aime mieux, avec ce qu’elle me laisse, enseigner le catéchisme et l’évangile à des chrétiens que les lettres profanes à des candidats. » Il a conservé de bonnes et fréquentes relations avec son ancien élève, Charles Teyssèdre, — « un homme bien élevé, d’une fortune suffisante, d’une santé robuste, d’un physique agréable. Quant au moral, de l’or ! Je le connais bien. Veuf. Trente-sept ans. » Voilà le signalement de Charles Teyssèdre. Ou voilà ce garçon tel que le voit l’abbé Bacqué. Une jeune fille, et informée qu’on lui destine ce garçon, le verra d’une autre manière. Elle observera qu’il est « trop en largeur, » qu’il est fort de tête et court de jambes, que ce défaut n’est pas joli. Elle remarquera des gouttes de sueur sur le visage du prétendant. Elle soupire : « Je devrai l’embrasser… » Et cette éventuelle obligation ne sera pas sans l’effarer. La présentation se fait à un déjeuner que donne l’abbé si bienveillant. « Charles ne piqua pas un morceau de viande, ne but pas une gorgée sans que son geste fût suivi, analysé, jugé. La coupe de ses cheveux, le retroussé de sa moustache, une capsule d’or à une molaire de gauche, la forme un peu lourde des mains, la beauté réelle des yeux, du nez, de la bouche, tout cela fut porté en compte, acquit ou débit, dans le bilan. Il s’habillait bien, mais sans chic : tel fut le décret. Une miette, de croûte s’accrocha durant près d’une minute à sa barbe, montant et descendant avec la mâchoire inférieure ; tout le temps de cette mésaventure, Claire pensa : je ne l’épouserai pas. Il regagna du terrain au dessert, par la façon impeccable dont il pela et mangea une pomme. » Enfantillage ? Mais il y a bien de l’enfantillage dans l’âme d’une jeune fille. Et, si les psychologues n’étaient pas le plus souvent si dédaigneux d’une exacte et humble vérité, parce qu’ils ont l’esprit ambitieux et embrouillé de vanités fort singulières, ils sauraient qu’il y a bien de l’enfantillage dans toutes les âmes et que cet enfantillage détermine beaucoup plus d’événements de toute sorte que ne font les raisonnements et les divers travaux de l’intelligence. Ils ne négligeraient pas cette minutie ou cette frivolité, qui est un peu comique à certains égards, et qui est tragique pourtant, si l’on s’aperçoit que les plus dangereux hasards d’une destinée ont dépendu de ce badinage de l’âme imprudente.

M. Marcel Prévost, qui n’est pas un psychologue dédaigneux, a très joliment peint sa petite Claire et l’aventure où elle s’engage avec la vraie étourderie d’une jeune fille et de tout le monde.

Étourdie, Claire ? Mais sage aussi ! Elle épousera Charles Teyssèdre, qui n’est pas le cavalier séduisant à qui rêvent les jeunes filles. Elle l’épousera de bon cœur, parce qu’elle a été sensible aux mérites de cet homme intelligent, sérieux et qui l’aime ; et parce qu’elle a été sensible à ce que lui disait l’abbé, le conseiller le plus digne de déférence. Elle épousera enfin le fiancé qu’on lui propose, tout simplement parce qu’elle est une jeune fille à qui l’on propose un fiancé. Elle n’est pas une révoltée. Elle suit l’usage qui veut qu’une jeune fille soit obéissante et n’ait pas eu à choisir. A quoi bon discuter la valeur d’un usage si ancien, si naturel et que M. Marcel Prévost fait remonter au temps de Briséis et de Ruth la Moabite ? En somme, c’est ainsi.

Seulement, elle n’aime pas Charles Teyssèdre, son fiancé, puis son mari. Elle a pour lui tous les sentiments les plus amicaux et affectueux. Elle a pour lui de la tendresse. Elle a pour lui tous les sentiments qui ne sont pas au juste l’amour. Et cela est marqué, dans le roman de M. Marcel Prévost, de la manière la plus fine et adroite. Si je disais comment, j’aurais à résumer cent pages du livre, et cent pages si pleines d’une si délicate vérité qu’au lieu de les résumer je les copierais. Un jour cependant, ces deux époux, tête à tête, joue contre joue, ont un moment de rêverie parfaite. Et Claire frissonne à se dire : « Oh ! je l’aime ! je l’aime ! » Elle ne frissonne pas d’amour, mais de la satisfaction de se croire aimante. Ce n’est pas la même chose ; et, en quelque sorte, c’est tout le contraire. Elle voudrait aimer et ne triomphe à l’espérance d’aimer que parce qu’elle n’aime pas. Sa joie est triste comme une illusion difficilement gardée. Cette analyse a une grâce exquise et douloureuse.

Charles Teyssèdre, qui est veuf, conserve de son premier mariage un beau-frère, Alain, chétif et très bizarre adolescent, farouche, épris de littérature et d’art, épris de subtilité idéologique, un être qui a l’air tout fabriqué, très sincère pourtant, fier et qui fait pitié, qui impatiente et que l’on aime. Depuis la mort de la première Mme Teyssèdre, Marie-Rose, dont le souvenir est si alarmant, Charles et Alain ne se sont pas quittés. Une fraternelle amitié les unit ; cette amitié est comme paternelle aussi, de la part de Charles : enfin, cette amitié, le commun souvenir de Marie-Rose lui donne le plus deux caractère et consacré par la mort.

Dès son veuvage et dans le premier chagrin, Charles avait pensé à se retirer dans un cloître. L’abbé lui a dit : « Ce n’est pas ta vraie vocation, ni ton vrai devoir. » Et la vocation de Charles était exactement celle d’un bon époux : mais il avait perdu sa bien-aimée ! Son vrai devoir ? Il entendit que son devoir était de veiller sur l’adolescent qui souffrait d’une incurable inquiétude.

Et, trente mois plus tard, l’abbé, directeur de sa conscience, l’invite à lire le septième chapitre de la première épître aux Corinthiens, où il est dit que ceux qui n’ont pas le don de la vie solitaire font bien de prendre femme. Alors, Charles pose deux objections, les pose à lui-même et les pose à l’intelligent abbé. L’une de ces objections, la voici : « Mais, Alain ? » L’autre : « Mais, Marie-Rose ? » Alain, l’abbé lui parlera. Et Marie-Rose : « N’as-tu pas lu l’évangile selon saint Mathieu ? N’as-tu pas compris la profonde sagesse, le précepte impérieux contenu dans la parole du Sauveur ? Laisse les morts enterrer leurs morts. » Charles demande ce que veulent dire ces mots’ étranges, que l’on répète et que l’on n’ose pas être sûr d’interpréter comme on doit le faire. « Cela veut dire, répond l’abbé, qu’il faut chérir les morts comme des morts et ne pas leur livrer, sur les événements de notre vie, une influence qu’ils ne réclament point et à laquelle ils n’ont aucun droit. » Ce fut ainsi que Charles Teyssèdre épousa Claire de Ribière en secondes noces.

Claire accepta que son mari gardât près d’eux Alain, frère de Marie-Rose. Elle put s’apercevoir bientôt que son gentil consentement ne lui vaudrait pas toute récompense : Alain, dès les fiançailles, témoigne de quelque antipathie pour elle ; et, peu à peu, l’antipathie augmente. Alain ne sait pas laisser les morts ensevelir leurs morts. Il supporte mal, et avec une irritation trop visible, que Claire, auprès de Charles, ait remplacé Marie-Rose. Il éprouve une espèce de jalousie quasi extravagante et qui à ce caractère de n’être pas seulement la sienne, mais plutôt celle qu’éprouverait le fantôme de Marie-Rose. Toute la patience de Claire se trouve mise à l’essai. Et Claire a toute la bonté qu’il faut.

Puis la guerre éclate. Et Charles est mobilisé comme lieutenant du génie. Claire et Alain restent seuls, dans la propriété de l’Orme, en Gascogne.

Ce qui arrive alors est une chose extraordinaire et telle que nulle prévision ne l’eût donnée à redouter, l’une de ces aventures qui défient l’analyse et que les romanciers ont l’air d’inventer à plaisir : mais, pour accuser d’imprudence les romanciers qui montrent le cœur humain déraisonnable et illogique, sans doute devrait-on commettre la faute de croire le cœur humain beaucoup moins fol qu’il ne l’est en vérité. Bref, l’antipathie d’Alain pour Claire devient une amitié qui devient de l’amour. Et, Claire, tous les bons sentiments qu’elle avait pour son mari, et qui n’étaient pas de l’amour, continuent de l’animer comme naguère ; seulement, l’amour, qu’elle ne connaissait pas, naît en elle, et malgré elle, et presque à son insu d’abord, la livre au jeune Alain.

L’amour de Claire et d’Alain, l’épisode principal et la péripétie de ce roman, c’est un amour criminel et c’est un bel amour. Et, comment un amour criminel peut être un bel amour, rappelez-vous l’histoire de Françoise de Rimini et de Paolo Malatesta. M. Marcel Prévost, cependant, n’a point cédé au charme d’une poésie malsaine et analogue à celle que les nouveaux romantiques s’amusent à préconiser : il ne proclame pas les fameux droits de la passion, le droit à la vie, la liberté du cœur et tout cela qui n’est que fatras de philosophie abjecte. Ni Alain non plus ou Claire n’ont d’effronterie ; mais ils savent qu’ils ont commis un péché. La notion du péché ne leur rend pas leur amour plus délicieux : car ils sont exempts de perversité comme de niaiserie. Et si, connaissant leur péché, ils y persévèrent, ce n’est pas un défi à la morale commune : ce n’est que faiblesse ; tous deux sont plus faibles que leur amour. La vie morale la plus haute ne comporte aucun péché ; mais il y a vie morale encore, et même dans la faute, si la notion du péché n’est ni abolie, ni méprisée : une vie morale encore, bien que fautive, résulte de la lutte qu’on soutient contre le péché. Telle est la vie très malheureuse, dans les délices de l’amour, de Claire et d’Alain, coupables et que tourmente le sentiment de leur culpabilité.

M. Marcel Prévost, qui les aime, ne leur cherche point une excuse : il explique, du moins, leurs personnages et leur double défaillance. Claire, et si honnête femme qu’elle fût et qu’elle eût dessein de l’être, n’aimait pas son mari, ne l’aimait pas d’amour. Il y a de l’absolu, dans l’amour. Les analogies d’âme et les convenances peut-être mystérieuses que l’amour exige ne se sont pas trouvées entre Claire et son mari : elles se sont trouvées entre Claire et Alain.

Puis ce fut à l’époque de la guerre !… Un moraliste un peu rude répliquera que l’on a tort d’appeler la grande histoire et la querelle des nations, l’Europe et l’Amérique, au secours d’une anecdote sentimentale, au secours d’une épouse adultère et de son frivole complice. Un moraliste un peu rude a raison ; mais il n’a que rudement raison : la vérité des âmes lui échappe.

Claire et Alain, que torture le sentiment de la faute, sans que leur amour cède pourtant à leurs scrupules, ont fait à l’abbé Bacqué leur aveu. Et l’abbé, premièrement, les a traités sans indulgence. Et ensuite l’abbé a dit sa messe. Il a médité. Il songe : « les temps terribles que nous vivons se ramassent devant moi. Quel temps !… Les chefs de famille sont absents. Les femmes s’endorment sans leurs maris. Les jeunes hommes partent, ou sont à la veille de partir pour une destinée presque toujours mortelle… A ceux qui marchent dans la nuit, on doit plus de pitié, s’ils butent ou s’ils tombent, qu’à ceux qui cheminent dans la lumière. » Voilà ce qu’un moraliste qui n’a que rudement raison ne comprend pas.

Vers le moment où Claire et Alain cèdent à leur criminel amour, Charles est mort à la guerre. On préparait une offensive, dans le secteur où il était occupé à creuser des mines. La veille de sa mort, il écrivait à Claire ; et il ne soupçonnait rien de ce qui se passait en Gascogne, chez lui. Cette lettre, longue et d’une admirable simplicité, M. Marcel Prévost l’a composée avec un art qui sait disparaître et ne laisser que la réalité toute seule. Charles n’a point la certitude qu’il mourra ; mais, dans l’incertitude, il écrit cette lettre qui est son testament éventuel : « Un homme est auprès de toi, que j’aime le plus au monde, après toi. Il était encore une sorte d’enfant malade et boudeur quand tu l’as connu… Si je disparais, et si tu te remaries, que deviendra-t-il ? Comprends-tu que mon angoisse est doublera songer qu’un inconnu vivrait auprès de toi, et que mon frère Alain, exclu de ta vie par ton remariage, serait de nouveau seul au monde ? Je ne veux rien ajouter ; et tu comprends que je ne veuille rien préciser. Moi disparu, mon vœu serait que les deux êtres qui occupent tout mon cœur ne se séparent jamais… Je veux qu’ils sachent l’un et l’autre que j’ai, plein de vie, de sérénité, de sang-froid, envisagé cet avenir et que toute résolution qu’ils prendraient alors pour rendre possible et régulière la continuation de leur vie commune est d’avance approuvée par moi. Là… ce que j’avais tant à cœur de te dire est dit tant bien que mal !… » Quand, après la mort de Charles, Claire a cette lettre, et ce passage de cette lettre, à lire, elle en est bouleversée. Puis elle songe : « Il y a des couples criminels comme Alain et moi que ce coup affranchirait. Nous, c’est notre châtiment ; et il nous rend insupportable même la vue l’un de l’autre. » Alain n’est pas d’un autre avis. Les deux coupables considèrent que la mort de Charles doit les séparer pour toujours.

Mais l’abbé leur dit : « En relisant tout à l’heure, à la sacristie, la lettre de Charles, j’y ai admiré une absolue compréhension de ces temps nouveaux… » Ce sont les terribles temps dont il parlait, temps de la nuit, où l’on bute et l’on défaut plus dangereusement ; la nuit finira ; mais, en attendant que la nuit passe… « Ce n’est pas la première fois, au cours de mon ministère, que j’ai remarqué cette lucidité aiguë des mourants. Il n’a pas suspecté votre fidélité : il a deviné que vous alliez l’un vers l’autre… Quand la mort est imminente, les fumées de l’égoïsme humain cessent d’obscurcir la conscience : on voit : » Bref, l’abbé, commentant l’abnégation du mort, veut que l’amour de Claire et d’Alain mène, quelque jour, ces deux coupables au mariage. Un tel projet, Claire ne l’agrée pas : tout ce qu’elle a de scrupule se révolte. « Laisse passer du temps ! » lui dit encore l’abbé.

Alain s’est engagé. Le péril de mort a commencé pour lui. Le temps passe. Alain revient, en permission… « La nuit affreuse couvrait toujours la France et le monde… » Il y avait, dans le village, beaucoup de deuils, beaucoup d’orphelins et de veuves. « Sous la nuit affreuse, d’autres causes de mal et de désordre que la mort travaillaient aussi : des liens se dénouaient, d’autres se nouaient ; une vie de l’arrière s’établissait, avec ses mœurs et ses lois différentes, avec ses rouages faussés. Qu’adviendrait-il de tout cela, quand de nouveau tout se verrait au grand jour ?… » Claire et Alain dînent au presbytère, avec Tatie, la tante de Claire. Et c’est au mois de septembre, sous la nuit lumineuse et fraîche. Après le dîner, Claire et Alain se promènent dans le jardin du presbytère. Et la vieille dame observe que Claire et Alain semblent s’entendre à merveille, oublier Charles : qu’en dites-vous, l’abbé ? « Je dis, Madame, que la volonté divine a séparé nettement les domaines respectifs de la mort et de la vie : ce n’est pas à nous de les confondre. J’aimais infiniment Charles Teyssèdre ; il n’y a pas de jour que je ne pense longuement à lui : il est mort, et je peux vivre. Croyez-moi, c’est l’ordre des choses. Il faut honorer et chérir les morts, comme des morts, et non comme des vivants : la vie des vivants serait affreuse, si le peuple des morts s’y mêlait, réclamant les droits qu’ils avaient pendant la vie ! » Aux dernières lignes du livre, on ne sait pas si Alain reviendra de la guerre. On sait que, si Alain revient de l’épouvantable incertitude, il épousera Claire. Ce qui rend admissible cette conclusion du livre, c’est l’incertitude et c’est le péril de mort. Admissible ainsi, pour le lecteur qui, malgré lui, fait le renchéri. Mais, pour l’abbé que, très visiblement, M. Marcel Prévost charge d’exprimer sa pensée, la conclusion que voilà n’est aucunement douteuse : elle est impérieuse, en dépit de tout.

L’abbé Bacqué parle des « temps nouveaux » et parle d’un ordre de choses imprévu. Il affirme que l’époque est neuve et qu’elle réclame un esprit nouveau. Qu’est-ce à dire ? et faut-il concevoir que la guerre ait dû produire une morale nouvelle ? Assurément, non : le fait même que l’auteur de ce roman confie à un prêtre le soin de formuler les vérités urgentes prouve qu’il ne croit pas à l’intervention possible ou légitime d’un évangile improvisé. Ce n’est pas une morale nouvelle qui intervient et qui s’impose, mais une entente nouvelle d’une éternelle vérité. Dimitte mortuos sepelire mortuos suos : ni ces mots-là ne sont récents, ni le commandement qu’ils contiennent. Mais, au lendemain de la guerre, de son désordre et de ses calamités, au lendemain de ses deuils, le commandement de vie prend un caractère de plus souveraine opportunité, de plus tragique nécessité.

On le remarquera sans doute, la signification du roman de M. Marcel Prévost ressemble à celle d’un roman de M. Henry Bordeaux que j’ai commenté ici même, la Résurrection de la chair. Dans ces deux ouvrages, les circonstances de la guerre sont du désordre et puis de l’ordre ; ils aboutissent à une conclusion qui n’évite pas de froisser la susceptibilité la plus fine du cœur alarmé. Cette conclusion blesse, et n’hésite pas à blesser, et veut blesser, parce qu’elle le doit, certaines délicatesses de l’âme. Elle est brave, elle est franche, elle est conforme aux vérités, brutales peut-être, mais incontestables.

Une beauté du roman de M. Marcel Prévost résulte, comme je l’indiquais d’abord, de sa tranquillité calme et sereine. L’on y sent la méditation parfaitement sûre d’elle-même et de sa loyauté clairvoyante, la méditation résolue à n’être point timide et qui, ayant trouvé sa raisonnable croyance, renonce à toute chicane.

C’est un roman de réalité, qui mène à une morale de réalité. Pour que cette impression de réalité soit plus évidente, l’auteur de la Nuit finira situe sa fiction romanesque dans le paysage le plus réel et dans les conditions les plus réelles de la vie : à la campagne, tout près du sol qu’on laboure et en pleine nature. Il connaît bien ce pays de Gascogne. Et il écrit : « Heureux ceux qui connaissent l’apaisante influence des besognes de la terre. Il envie parfois le geste uniforme du laboureur : la main gauche au mancheron, la droite tenant ensemble les rênes de corde et la tocadère, l’œil attentif au fil du sillon et à l’allure des têtes lentement oscillantes qu’il gouverne de la voix… » Il y a, dans l’existence des villes et dans l’existence parisienne, un tumulte et une agitation, qui, pour n’être pas moins réels que le calme des champs, ne donnent pas la même impression de réalité. L’on y soupçonne quelque chose d’artificiel et de fabriqué ; mais.la nature, la terre et le sol sont les symboles de la certitude.

Le drame étrange de ce roman se déroule parmi les réalités agricoles… « On dépiquait, — c’est-à-dire qu’on battait le blé et l’avoine à la métairie. C’est l’un des plus joyeux labeurs de l’année, et l’un de ceux qui rassemblent le plus de travailleurs ; les domestiques de la maison prêtent alors leurs bras à ceux de la terre. Au premier abord, c’était le dépiquage accoutumé, la vieille cérémonie fameuse dont les rites sont presque identiques dans les régions diverses de la France et qui ne se modifie qu’insensiblement, au cours des siècles, malgré le progrès des appareils… C’est la fin de la volée, c’est-à-dire du tas de gerbes que l’on dépique d’affilée, après quoi l’on se repose. Dans ce nuage doré fait de poussière, de balle de froment et de soleil, on s’assied, on se groupe, on accole les magnums de piquette rouge. Claire arrive en ce moment sur la sole… » Symbole de réalité, la terre est aussi un symbole de cet oubli et de cette fidélité qui sont la loi profonde et essentielle de la vie ; elle est le symbole de la vie et, comme ce roman, le symbole de la victoire que la vie remporte et doit remporter sur la mort.


ANDRE BEAUNIER.

  1. La nuit finira, deux tomes (Lemerre).