Revue dramatique Le théâtre de Jules Lemaître

Revue dramatique Le théâtre de Jules Lemaître
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 445-456).
REVUES DRAMATIQUE

LE THÉÂTRE DE JULES LEMAÎTRE

En lisant dans les journaux, le mois dernier, qu’un service anniversaire venait d’être célébré dans l’église de Tavers en souvenir de Jules Lemaitre, j’ai éprouvé comme un remords de n’avoir pas encore payé ma dette au brillant et délicat écrivain de théâtre qui nous a trop tôt quittés. Se peut-il que j’aie laissé passer tout un an sans rendre hommage à l’auteur de Mariage Blanc, du Pardon, de l’Aînée ? Mais dans l’angoisse qui nous étreint, parmi tant d’émotions communes et de tristesses intimes, nous ne savons plus comment nous vivons… De toute son œuvre, la partie que préférait Jules Lemaitre, c’étaient ses comédies. Essayiste, critique de théâtre, romancier, chroniqueur, conférencier, écrivain politique, et partout l’égal des premiers, le métier d’auteur dramatique est celui auquel il a dû ses plus grandes joies. Je lui ai souvent entendu répéter que c’était pour lui un effort de prendre la plume quand il avait à exposer des idées, — effort qu’à vrai dire ne faisaient guère soupçonner le tour aisé de sa phrase et le naturel de son style ; les mots venaient d’eux-mêmes, quand il s’agissait de faire dialoguer des personnages : le délicieux causeur leur prêtait toute l’agilité et toute la finesse de son esprit, et ce n’était pas plus difficile que cela. Pour moi, et si largement que je rende justice aux maîtres du théâtre d’aujourd’hui, je puis bien avouer qu’aucunes pièces ne m’ont causé un plaisir plus particulier, j’allais dire : plus personnel, que les meilleures comédies de Jules Lemaitre. J’y trouvais si continûment répandues les qualités qui me sont le plus chères : la pénétration morale, la justesse de l’observation, la délicatesse de l’analyse, la pureté du goût, la parfaite simplicité, sans rien de ce cabotinage qui trop souvent sert de rançon aux plus beaux dons de théâtre. Ce que j’en aimais encore, c’était l’originalité sans étalage et sans défi. Je les ai toutes entendues dans leur nouveauté avec ravissement ; je viens de les relire d’ensemble et je n’y ai trouvé ni moins de grâce, ni moins de profondeur : je ne saurais en parler qu’avec tendresse de cœur. Faut-il m’en excuser ? Je n’abuse pas de la critique impressionniste, et si elle peut une fois m’être permise, ce doit être à propos de Jules Lemaître.

A la date où fut jouée Révoltée, en 1889, le théâtre traversait une crise de renouvellement. La formule à laquelle Augier et Dumas avaient dû leurs plus beaux succès semblait usée : en fait, Augier après les Fourchambault avait pris congé du public et Dumas se bornait à lui promettre la Route de Thèbes qu’il ne devait jamais lui donner. Sardou se confinait dans le genre historique. Meilhac et Halévy avaient cessé leur prestigieuse collaboration. Ceux qui allaient prendre la place de ces glorieux aînés n’en étaient qu’à leurs débuts, ou même n’avaient pas encore abordé le théâtre. M. Paul Hervieu n’avait pas fait représenter sa première pièce, les Paroles restent, ni M. François de Curel l’Envers d’une sainte, et M. Maurice Donnay n’était pas sorti du Chat Noir. M. Henri Lavedan n’était pas encore l’auteur du Prince d’Aurec, ni M. Brieux celui de la Robe rouge. Cependant il se faisait, dans la presse et ailleurs, un grand bruit de controverses dogmatiques et une abondante consommation de théories. L’un tenait pour la tranche de vie et l’autre pour le théâtre d’idées. Le Théâtre-Libre tentait l’effort le plus suivi auquel on eût encore assisté pour enlizer le théâtre dans la grossièreté. Et les cosmopolites, toujours à l’affût, s’évertuaient à amonceler sur notre scène les nuées des dramaturgies étrangères.

Dans quel sens allait s’orienter Jules Lemaître ? Il n’était que de le demander à ces feuilletons qui faisaient alors, chaque semaine, la joie des lettrés. Car c’est au critique dramatique que nous devons l’écrivain de théâtre : il n’y a sur ce point aucune espèce de doute. On sait avec quelle facilité Jules Lemaître subissait l’influence des milieux qu’il traversait : obligé de fréquenter les théâtres par devoir professionnel, il en vint tout naturellement à écrire pour eux. Certes l’ancien normalien, deux fois traditionaliste par tempérament et par éducation, était le plus classique des hommes ; mais il était aussi le plus épris de modernité, — je ne dis pas de parisianisme, quoiqu’il fût provincial. Le boulevard ne l’avait pas ébloui : au temps de sa plus grande vogue, son village, lui resta cher, et il ne cessa d’en aimer la douceur tourangelle. Entre les classiques, c’était au plus classique de tous qu’allaient ses préférences. Il avait écrit une thèse sur Corneille, et même une thèse latine ; mais c’est Racine qu’il relisait. Il avait du goût pour Marivaux ; mais pour Musset il allait jusqu’à l’adoration. Parmi les pages les plus exquises qu’il ait écrites, je mettrais, à côté de sa fameuse méditation sur ce vallon de Port-Royal où rêva l’enfance de Racine, sa Préface pour une édition des Comédies et Proverbes. Est-il besoin de dire le mépris que lui inspiraient les vaines combinaisons du pauvre Scribe et l’horreur qu’il éprouvait pour le mensonge du drame romantique ? Chaque fois qu’il rencontre sur son chemin Emile Augier, il le salue pour son vigoureux bon sens et sa saine raison bourgeoise, avec une admiration où perce un brin d’ironie ; mais il revient sans cesse à Dumas fils, dont les idées littéraires aussi bien que morales l’attirent et l’inquiètent, et dont, en s’en défendant, il subit la maîtrise. Au théâtre de Becque il reproche le convenu d’une amertume continue et sans nuances. Toutes ses complaisances vont à ce mélange unique d’observation, de fantaisie, d’esprit, d’ironie désabusée et indulgente qui est proprement la marque Meilhac et Halévy. Un mot encore. Dans les analyses qu’il faisait des pièces de théâtre, — et qui si souvent étaient plus intéressantes que les pièces elles-mêmes, — Jules Lemaître se plaçait aussi peu qu’il était possible au point de vue du métier. Que cela fût « du théâtre » ou non, cela lui était bien égal, pourvu qu’il y aperçût quelque rapport avec la vie. Il ne s’intéressait pas du tout aux mêmes choses que son bon maître Francisque Sarcey. Ce fut l’originalité de sa critique et cela en fit le prix. On n’y sentait ni le technicien, ni le spécialiste, mais l’honnête homme qui devant les spectacles de la scène songe à ceux de la réalité, se souvient, s’interroge et soumet les inventions de l’auteur au contrôle de son expérience. Une pièce très bien faite le laissait indifférent et même assez dédaigneux : il ne se sentait pas d’aise devant un ouvrage dramatique, même imparfait, qui avait attrapé un peu de la ressemblance humaine et posé quelque ingénieux cas de conscience. Car avant tout, et à la manière française, il était un moraliste.

On commence toujours par imiter. Dans le feuilleton où Lemaître critique présenta à ses lecteurs habituels la première pièce de Lemaître auteur dramatique, il leur confia qu’il était d’abord allé porter son manuscrit à Dumas fils et à Ludovic Halévy. C’était reconnaître une dette, car Révoltée devait beaucoup au théâtre de l’un et de l’autre. Curieux de psychologie et soucieux de modernité, comme il l’était, Jules Lemaître avait été tenté de mettre à la scène, pour ses débuts, la dernière incarnation du sphinx féminin. Hélène Rousseau est une sorte de Froufrou transportée dans un autre milieu. Mais on ne fait pas une pièce de théâtre avec un portrait de femme, une comédie avec une étude de psychologie. Il faut un cadre à ce portrait, une intrigue autour de cette étude. L’auteur a donc imaginé que son héroïne est une enfant naturelle ; au cours de la pièce il lui fait retrouver sa mère, son frère et toute sa famille. Même cette cascade de reconnaissances lui avait suggéré une scène sur laquelle il comptait beaucoup. Quand Hélène Rousseau découvre que Mme de Voves est sa mère, elle s’abstient de se jeter dans les bras de cette mère, retrouvée au bout de vingt ans, et de la couvrir de baisers entrecoupés de sanglots. Cette révélation la laisse froide. « Ainsi, vous êtes ma mère… C’était ma mère, cette dame qui m’appelait au parloir deux fois par an, une demi-heure chaque fois et qui ne s’est jamais trahie… » C’est tout ce qu’elle trouve à dire, et il est vrai qu’il n’y avait rien à dire qui fût d’une justesse plus tranchante et d’une logique plus impitoyable. Mais c’était la première fois que la voix du sang parlait un langage si dénué de lyrisme. La scène ne fit aucun effet. Ce n’est pas qu’elle fût manquée, mais c’est que certaines conventions sont de l’essence même du théâtre : on perd son temps à vouloir les supprimer, et d’ailleurs elles ne font de mal à personne.

Que la révoltée de la comédie moderne descende en ligne directe de la femme incomprise du drame romantique, cela n’est pas contestable, mais d’ailleurs n’enlève rien à la vérité du type. Ce qui caractérise l’âme moderne, c’est son inquiétude, c’est une sensibilité maladive et qui n’arrive pas à se satisfaire. Hélène Rousseau est jolie, intelligente, spirituelle, séduisante. Combien en est-il qui l’envieraient ? Elle est orpheline, c’est vrai ; mais les religieuses de son couvent ne lui en témoignent que plus de sollicitude, et c’est par-là qu’elle intéresse d’abord le brave homme qui va s’éprendre d’elle et l’épouser. Ce Pierre Rousseau est un naïf. Il s’imagine que, lui devant tout, sa femme l’aimera uniquement. Or elle lui en veut de tout le reste, et de cela aussi. Elle lui en veut d’une santé morale qui l’irrite, et d’une supériorité intellectuelle qu’elle devine sans pouvoir vraiment l’apprécier. Accueillie dans un monde élégant, elle s’y sent humiliée, — quand elle devrait en être attendrie, — par le pauvre luxe dont l’entoure, à grand renfort de classes et de répétitions, son professeur de mari. L’Elsbeth de Musset, élevée par une gouvernante romanesque, rêvait d’un prince de conte de fées, beau, bien fait, habile à tous les exercices du corps et de l’esprit. La forme moderne et réaliste du romanesque est le snobisme. La petite Mme Rousseau, femme d’universitaire, sera flattée dans sa vanité qu’un homme du monde fasse attention à elle. Ainsi elle glissera à la faute… Ce qui fait d’Hélène Rousseau une figure d’aujourd’hui et la distingue de ses aînées romantiques, c’est qu’elle n’est pas dupe d’elle-même. Elle ne se paie pas de grands mots. Elle se voit telle qu’elle est, ennuyée, curieuse, et déjà lasse des aventures ou l’entraînera son ennui. Elle se connaît, elle s’analyse, elle est d’une lucidité qui écarte tous les sophismes. Elle sait bien que sa révolte ne s’explique par aucune injustice particulière de la destinée. Placée dans d’autres conditions, elle serait quand même une révoltée. Elle est révoltée contre la vie et ses lois, contre la société et ses plus nécessaires exigences. Elle est révoltée par nature et par définition. Elle porte en elle le germe fatal. Mais elle en souffre : c’est son excuse. Jules Lemaître a voulu qu’elle fût à plaindre. Il nous a montré en elle une petite peste, parce qu’il est bon observateur ; mais il a quand même réclamé pour elle notre pitié, parce qu’il est bon.

Il n’est sévère qu’aux êtres dénués de vie intérieure, dépourvus de sincérité autant que de distinction morale, et qui baignent dans le mensonge comme dans leur atmosphère naturelle. Tel est le député Leveau. Jules Lemaître le déteste cordialement pour tout ce qu’il y a en lui de superficiel et de faux, de vulgaire et de forain. C’est l’homme des phrases creuses, des gestes grandiloquens, des attitudes théâtrales, toujours en veine d’enfler la voix, de forcer la note, de hausser le ton et de surenchérir, par nécessité de métier. Malin et roublard plutôt qu’intelligent, les idées qu’il développe avec une incontestable éloquence ne représentent pour lui que des effets oratoires : le sens lui en échappe. Les convictions dont il fait tant d’étalage et tant de bruit, ne sont pas les siennes, et pas même celles de ses électeurs. Gonflé de vent et gonflé de vanité, il est dans toute son horreur l’homme public : celui qui n’a rien en propre, ni sentimens, ni ambitions, ni un rêve, ni un idéal, mais chez qui tout vient du public et retourne au public. Un seul instinct au plus profond de lui-même : le besoin de jouissance. C’est l’unique ressort de son activité. Toute sa démagogie n’a été pour lui qu’un moyen de parvenir ; il aspire à s’en débarbouiller : il est la proie désignée pour une intrigante du grand monde. De Cléon à Rabagas, cette peinture du démagogue a été faite maintes fois, mais elle est toujours à refaire. La preuve en est qu’à chaque époque on reconnaît dans le type de théâtre un modèle emprunté au monde politique contemporain.

En somme, ce que Jules Lemaître reproche au député Leveau, c’est d’être un abominable cabotin. Non du tout que cet homme de tant d’esprit, et d’un esprit si accueillant, fût, sans distinction et sans nuances, l’ennemi des cabotins ; au contraire, il les aime bien, mais quand ils sont chez eux, c’est-à-dire au théâtre. A la répétition générale de Flipote, l’auteur était dans la salle, riant de tout son cœur. C’est pour se divertir qu’il avait peint d’une main légère, avec une gaminerie amusée, ce monde spécial qu’il avait appris à connaître en travaillant pour lui. Chez les gens de théâtre, le cabotinage, à force d’être nature], cesse d’être déplaisant et rejoint la sincérité. Ils se meuvent dans une perpétuelle illusion. Le moyen qu’ils ne jouent la comédie que pour les autres ! Ils se la jouent à eux-mêmes, et de la même manière. Ils se composent un personnage de leur emploi. Chaque situation où ils se trouvent réellement engagés leur rappelle une situation de théâtre, dont elle semble la copie et y revient insensiblement. Leur mémoire ne les laisse jamais à court de répliques et de « mots. » Uniquement occupés de paraître et de faire semblant, ce souci de l’effet à produire entretient en eux une sorte de puérilité. On a noté la facilité qu’ont les enfans à vivre dans la fiction : ils naissent comédiens. Les comédiens restent enfans. Ce sont de grands enfans qui nous désarment par leur immense naïveté. Flipote n’est qu’une pochade, mais peinte d’après nature et enlevée avec bonne humeur. L’aventure de Flipote dévouée à son Leplucheux jusqu’à lui être fidèle, tant que ce pitre est salué par les sifflets du public, et qui le quitte dès que le succès a mis entre eux la jalousie, a toute la valeur d’un symbole. Mlle Anglochère, si décente dans son rôle d’entremetteuse, le ménage Rosimond (dans le Député Leveau) d’une respectabilité si parfaite, trop parfaite pour ne pas avoir été étudiée devant la glace, sont des types excellens. Bien sûr, l’ombre de Madame Cardinal et de ses « demoiselles » plane sur tout ce monde falot ; mais pour n’être pas entièrement originales, ces créations n’en sont pas moins savoureuses.

J’ai hâte d’arriver à la partie de ce théâtre où l’auteur a fait œuvre vraiment neuve et pour laquelle il ne doit rien à personne. Laissons donc de côté les Rois, pièce découpée dans un roman, très bien écrite, trop bien écrite, en phrases de livre, et qui est une tragédie politique en prose, un drame d’histoire moderne, tout plein de vues intéressantes et de remarques profondes ou subtiles, mais enfin une « grande machine. » Passons plus vite encore à côté de la Bonne Hélène, simple gaillardise qui en vaut une autre et ne vaut pas mieux. Mais Mariage blanc est un ouvrage de qualité rare et d’espèce singulière et qui atteste une exquise sensibilité. Vous vous souvenez de cette petite poitrinaire qui meurt lentement aux rives parfumées de la Côte d’Azur. Le mal a respecté sa beauté et l’a comme spiritualisée. Il en a fait un être diaphane et léger qui tient à peine à cette terre. Je ne crois pas qu’on ait jamais traduit en termes plus délicats, sans fausse sentimentalité, la poésie de la maladie. « Elle partira, n’ayant connu des hommes que ce qu’ils ont de plus pur et de meilleur, la sympathie sans désirs et la chaste pitié. La maternité ne la flétrira pas, ni la vieillesse. Elle s’évanouira comme le parfum d’une fleur et laissera au cœur de tous ceux qui l’auront rencontrée le souvenir d’une petite ombre charmante… C’est une jolie destinée, ça. » Triste destinée : mourir sans avoir vécu ! Simone rêve entre les pages de son livre et soupire avec la jeune fille antique : « Je veux bien mourir, ô déesse, mais pas avant d’avoir aimé… »

Vient à passer un original. M. de Tièvre est un homme de plaisir que le plaisir n’amuse plus. Pourquoi ne s’amuserait-il pas à faire un peu de bien ? Pourquoi ne donnerait-il pas à cette charmante et douloureuse petite Simone l’illusion qu’elle est une femme comme les autres et qu’elle a vécu toute la vie ? Telle est cette gageure d’un « mariage blanc » que M. de Tièvre se propose en toute sincérité de tenir. Et pourtant, cette bonne action de M. de Tièvre achèvera de tuer Simone et avancera l’heure de sa mort. Ah ! c’est que la nature a de terribles revanches et qu’elle se venge de ceux qui ont méconnu ses droits. On ne joue pas avec la vérité. On ne badine pas avec la force des choses. On ne se risque pas impunément aux sentimens quintessenciés et aux situations paradoxales. On veut faire l’ange et on n’est que de pauvres hommes… Une autre leçon se dégage encore de cette pièce la moins dogmatique qui soit et qui ne vise qu’à être gracieuse et touchante : c’est qu’on ne fait pas le bien par passe-temps de désœuvré et caprice de dilettante. Il y faut un apprentissage, une éducation, une disposition de tout l’être. Une bonne action ne fait pas la vertu : elle la suppose. M. de Tièvre était un homme de bonne volonté, mais il manquait d’habitude.

Le sujet de Mariage blanc était fort exceptionnel : celui du Pardon est un de ceux auxquels le théâtre est le plus souvent revenu et reviendra sans cesse. A l’époque romantique, le théâtre exaltait la femme adultère ; puis, par réaction, il l’a abattue comme une bête malfaisante ; enfin, les mœurs s’adoucissant, il lui a pardonné. Mais pardonner, le peut-on, si même on le souhaite, et quand même on le devrait ? Le pardon véritable, non du bout des lèvres mais du fond du cœur, n’est-il pas au-dessus des forces humaines ? Voici un homme que sa femme a trompé. Une amie s’entremet, rapproche les deux époux. La vie commune recommence et, le plus loyalement du monde, le mari, qui a « pardonné, » s’efforce de la rendre possible. Cependant, torturé par une blessure toujours cuisante, il torture celle qu’il avait promis d’épargner. Il l’accable de questions, d’allusions, de soupçons. Il en rougit, jure chaque soir de ne pas recommencer, et recommence le lendemain. C’est plus fort que lui. Tel est ce supplice à deux, cet enfer d’un ménage réconcilié… J’ai toujours pensé que la première partie du Pardon où la situation est posée comme je viens de le rappeler, est, pour la simplicité de la forme, comme pour la vérité de l’observation, quelque chose d’achevé.

Mais c’est pour la seconde partie que la pièce a été écrite, et c’est maintenant que la signification de l’œuvre va se découvrir. Entre l’amie et le mari une intimité s’est établie, toujours dangereuse entre une femme jeune, séduisante, et un homme qui a souffert par l’amour. Ce qui avait bien des chances d’arriver arrive. Ainsi les rôles sont renversés, et les honnêtes gens de la pièce sont devenus aussi coupables, plus coupables que la coupable. « Moi du moins, remarque judicieusement celle-ci, je ne m’étais pas fait une spécialité de la vertu, et ma faute ne se compliquait pas de fourberie. Mais toi, non seulement tu as trompé ton mari, comme moi, mais tu m’as trahie, moi, de la façon la plus odieuse et avec d’atroces raffinemens dans le mensonge. Au moment même où, avec des airs de miséricorde, ta vertu s’inclinait sur mon indignité, tu faisais cent fois pire que moi. » Ah ! qu’elle a raison ! Qu’elle honnit justement ces vertueuses personnes ! Mais ce à quoi elle ne réfléchit pas, dans sa juste colère, c’est que leur vilaine action la sauve et résout une question qui semblait insoluble. Maintenant qu’il se sait, lui aussi, faillible, ce mari, si malhabile à pardonner, va s’ouvrir à la pitié véritable : tous les obstacles au pardon vont disparaître comme par enchantement. « C’est maintenant que l’oubli est devenu possible. Ce n’est pas joli, va, le cœur d’un homme… Je n’ai plus le droit, à présent, d’être orgueilleux et dur avec toi. Nous sommes quittes. » Jules Lemaître tient que le seul pardon humainement possible s’explique non par la supériorité morale de quelques-uns, mais par l’égalité de tous dans la faiblesse. Il fait du pardon non pas une libéralité de la vertu et de la bonté, mais la constatation de torts qui s’équilibrent… Seulement, ainsi expliqué, le pardon est-il encore le pardon ? Et n’en serait-il pas plutôt cette parodie qui s’appelle la tolérance réciproque ?

Nous touchons ici à la conception essentielle du dramaturge, comme à l’idée maîtresse du moraliste. Dans ses feuilletons, Jules Lemaître s’est livré maintes fois, avec une insistance significative, à un exercice ingénieux et d’apparence paradoxale, qui consiste à répartir entre les personnages d’une comédie l’éloge et le blâme, l’estime et le mépris, précisément au rebours des intentions de l’auteur. Dans Maître Guérin, il prenait la défense du père contre le fils, quoique le père fût un vulgaire usurier et le fils un beau colonel qui paraissait au dénouement avec les insignes de son grade. Dans Monsieur Alphonse, il n’allait certes pas jusqu’à réhabiliter monsieur Alphonse, mais il refusait toute sympathie à Mme de Montaiglin. Dans l’Étrangère, tandis que tout le monde s’accorde pour accabler le duc de Septmonts et le supprimer comme un simple vibrion, il se montrait sévère pour la duchesse de Septmonts. Et ainsi de suite. Il donnait cet exercice pour un jeu : « Montrer en étudiant les personnages d’un drame ce qu’il y a de fatalités dans les vices des méchans et ce qui se mêle de faiblesse à la vertu des bons, rapprocher de nous-mêmes ceux qui sont pires que nous et aussi ceux qui sont meilleurs… » N’était-ce qu’un jeu ? Ce jeu ne cachait-il pas une théorie, celle qui, déjà esquissée dans le Pardon, va s’épanouir dans l’Aînée ?

Avant de parler de cette comédie justement célèbre, je tiens à exprimer une réserve formelle. A la prendre au sens littéral, elle contient une satire du monde protestant. Or tout ce qui touche aux questions religieuses me paraît devoir être soigneusement écarté de la scène. Je m’en suis expliqué naguère en rendant compte du Retour de Jérusalem. Qu’il s’agisse des juifs ou des protestans, ou, comme dans certaines pièces d*Augier, des catholiques, en les ridiculisant sur le théâtre on est assuré de froisser les plus respectables et les plus profondes des convictions : on excède les droits de la littérature. Cela dit, il faut reconnaître que l’Aînée est le chef-d’œuvre de Jules Lemaître au théâtre et probablement un des chefs-d’œuvre de la comédie moderne. Le Pardon, sous sa forme souple et aisée, mais abstraite, ressemblait un peu trop à une démonstration philosophique. Les personnages, qui auraient pu s’appeler le mari, la femme, l’amie, n’étaient pas assez individuels. Le souffle était court. Il y a dans l’Aînée une ampleur, une abondance de ressources, un relief, une verve et, pour tout dire, un ensemble de qualités éminentes que Jules Lemaître n’avait pas encore réalisé avec une telle intensité.

Oublions que ces Petermann, et ces Poupeloz, et ces Mikils sont les adhérens d’une confession religieuse. Ne nous attachons pas à leurs croyances ; ne voyons en eux, comme aussi bien l’a fait Jules Lemaître, que les puritains, — et il en est de toutes les paroisses, — les professionnels de la vertu orgueilleuse et de l’austérité intransigeante. Le pasteur Petermann est un très honnête homme, et c’est même un saint homme. Mais il y a des nécessités de situation. Il faut vivre et, quand on a six filles, il faut trouver six gendres, ce qui implique bien des concessions. C’est ainsi que l’austère pasteur a fait de sa maison une maison des amours, un temple du flirt. Il joue à la Bourse, quoique les Pères de la primitive Église aient interdit aux fidèles toutes les formes du commerce de l’argent. Il déteste le péché, certes, mais il redoute par-dessus tout le scandale. Comme le pharisien, il est sans merci pour la brebis égarée. Cependant quelque entorse vigoureuse qu’il donne à ses principes, il n’est jamais embarrassé pour trouver un prétexte qui sauve les apparences. Car les rigoristes sont ainsi : ils ne valent pas mieux que les autres, mais ils s’en font plus accroire. Ils ne sont pas meilleurs et ils sont plus durs. Le nom véritable de leurs vertus prétendues, c’est le plus souvent l’étroitesse de l’esprit et la sécheresse du cœur.

A côté de cette satire du rigorisme, il y a, dans l’Ainée, l’aînée, l’étude la plus poussée, la figure la plus touchante et la plus vraie qu’on doive à Jules Lemaître. Lia est la sœur aînée, celle dont le droit d’aînesse consiste à se dévouer et se sacrifier pour toute la famille. Pour les autres toutes les complaisances, à elle tous les devoirs, tous les héroïsmes : n’est-elle pas la raison même ? Nul ne s’avise que cette personne si raisonnable ait un cœur, elle aussi, et qu’elle puisse souffrir dans ce cœur meurtri. Une à une, ses sœurs se marient : elle est celle qu’on admire et qu’on n’épouse pas. Elle aime le pasteur Mikils, et s’en croit aimée. Elle a compté sans cette coquette de Norah, qui lui souffle son amoureux. Elle se résigne, elle se sacrifie au bonheur des deux jeunes gens. Ironie du sacrifice ! Norah trompe son mari, et ainsi par sa faute elle ridiculise, elle bafoue les scrupules et l’abnégation de son aînée. Une dernière humiliation attend la malheureuse Lia. Pour faire une fin, elle consent à épouser le vieux M. Muller : celui-là même lui échappe, car tel quel il peut faire un mari pour la plus jeune et la plus rouée des demoiselles Petermann. Aussi bien de quoi se plaindrait l’éternelle déçue, et n’a-t-elle pas pour elle sa vertu ? « Ma vertu ! Pour ce qu’elle m’a rapporté jusqu’à présent I Oh ! je n’attendais d’elle aucun bénéfice spécial, mais je ne croyais pas non plus qu’elle me créerait un privilège à rebours, un privilège de malchance, ou qu’elle dispenserait les autres de justice à mon égard, et même de pitié… Ah ! j’aurai été une bonne dupe dans la vie, convenez-en. » La duperie de la vertu, l’inutilité du sacrifice, c’est ce qu’exprime ce rôle avec une rare émotion. Lia continuera de se dévouer, parce que telle est ici-bas sa fonction, pour laquelle elle a été désignée par un décret nominatif de la Providence. Elle sera la vertu sans l’espérance et la bonté sans l’illusion.

L’Aînée, dans sa simplicité, est une grande comédie. La Massière est encore une œuvre de psychologie bien pénétrante et d’ailleurs à peine moins amère. Jules Lemaître y est revenu sur une question délicate dont il semble avoir été très préoccupé. Il y a dans la vie de l’homme un tournant dangereux, un passage où la nature a disposé ses pièges. Comment en sortir avec honneur ? C’est le moment où l’homme qui n’est plus jeune éprouve le besoin d’un foyer, où celui que l’amour va quitter souhaite d’en goûter encore une fois l’enivrement : heure propice à toutes les défaillances. Par mesure préventive, Chambray, de l’Age difficile, s’est installé dans le ménage de sa nièce, et l’a parfaitement brouillé : cela par le seul effet de cette maladresse inhérente à l’âge que Pailleron appelait : l’Age ingrat. Le tort du bonhomme était d’être resté célibataire. « La vérité, dit-il, c’est d’être marié à vingt-cinq ans. » Le peintre Marèze s’est marié à vingt-cinq ans, c’est un laborieux, c’est un homme de foyer. Et voilà que, vers la cinquantaine, il court une aventure qui est tout près de faire de lui le rival de son fils ! La forme la plus désobligeante de cet âge difficile nous est présentée dans Bertrade, où un vieux gentilhomme est sur le point d’épouser une drôlesse qui s’est retirée après fortune faite. Cette fois, le spectacle était pénible. La pièce fut froidement accueillie. Jules Lemaitre ne donna plus rien au théâtre.

Il y. avait dit, et de la façon la plus claire, tout ce qu’il avait à dire. Ce théâtre est-il celui d’un sceptique ? On a longtemps reproché son scepticisme à Jules Lemaître. Mais il aurait pu répondre comme un de ses personnages, qui fait antithèse au député Leveau : « J’ai l’air de me moquer du monde, je ne sais pas pourquoi : par fausse honte, par timidité, par crainte d’exagérer et de surfaire ce que j’ai de bon en moi. Et au fond il y a un tas de choses auxquelles je crois, mais là bêtement. » Dans ces comédies d’un faux sceptique, toute la sympathie va aux braves gens, aux simples de cœur : Pierre Rousseau, Mme Leveau, Mme Marèze, Lia. Les méchans ne sont pas des coquins, les coupables ne sont pas sans excuse. L’auteur fait la guerre à la sottise, à l’égoïsme et à la fourberie, mais surtout à l’orgueil et à la dureté. « Si on osait s’interroger, quels abîmes on découvrirait entre ce qu’on fait et ce qu’on professe, entre ce qu’on professe et ce qu’on croit, et quelles illusions sur les mobiles et sur la qualité morale de nos actes, et cela continuellement ! » Donc tâchons de nous tirer d’affaire, à peu près convenablement : pardonnons un peu aux autres, afin qu’il nous soit beaucoup pardonné !

Une idée domine tout ce théâtre, celle de la faiblesse humaine ; un conseil y revient sans cesse : indulgence et douceur. Tel en est le fond moral. On le situerait assez bien dans l’histoire de notre littérature dramatique en disant qu’il procède directement du théâtre d’Alexandre Dumas dont il est la contre-partie. Assuré d’être en possession de la vérité, Dumas la met en théorie et en formules : il soutient des thèses dont il attend la réforme de la société : il divise l’humanité en deux catégories : d’un côté ceux qui savent et de l’autre côté les autres. Chez Jules Lemaitre ni thèse, ni raisonneurs ; pas de types absolus dans le bien ou dans le mal, mais des âmes complexes ; pas de partis pris impérieux, mais tout un jeu de nuances, une ressemblance aussi approchée que possible avec la nature. Délicates plutôt que fortes, mais si fines, d’une finesse si aiguë et pénétrant si avant dans l’humaine misère ! les meilleures de ses pièces auront leur place dans toute bibliothèque de lettré. Resteront-elles à la scène ? Les reprendra-t-on et entreront-elle s au répertoire du « théâtre de genre ? » J’en ai la conviction, et je ne doute pas que plus tard, toutes différences gardées, on ne joue Mariage blanc ou l’Aînée, le Pardon ou la Massière, au même titre qu’une comédie de Marivaux ou un proverbe de Musset.


RENE DOUMIC.