Revue dramatique - 31 juillet 1920

Revue dramatique - 31 juillet 1920
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 657-660).
REVUE DRAMATIQUE


ODÉON : LE MAÎTRE DE SON CŒUR, par M. PAUL RAYNAL


Ce n’est plus guère la saison, au mois d’août, pour parler de théâtre. Mais le peu de place, dont je disposais dans ma dernière chronique, a été pris par les concours du Conservatoire. Et la pièce de M. Paul Raynal, le Maître de son cœur, ayant chance d’être la plus intéressante de celles qui ont été jouées cette année, je serais sans excuse de ne pas dire la joie que j’ai eue à l’applaudir. Voilà une pièce de pure lignée française et qui se place d’elle-même dans la suite de notre théâtre. Le public ne s’y est pas trompé. J’ai assisté à une représentation du dimanche : public de famille et public d’été. Pensez-vous qu’il se soit refusé devant cette pièce sans intrigue, sans péripéties, sans épisodes, toute en finesses et en nuances ? Il lui a fait fête, parce qu’il y a reconnu un son qui est expressément de chez nous. Et soyons justes pour les critiques : ils s’en étaient presque tous aperçu. Ceux qui font dater le théâtre du temps où ils ont commencé d’y aller, ont évoqué la manière de M. de Porto-Riche. D’autres, plus érudits, ont rappelé Musset, ou même poussé jusqu’à Marivaux. Ils auraient pu remonter plus haut encore. Car le courant vient de loin et traverse toute notre littérature dramatique. Si du Nord nous sont venus, à défaut de la lumière, la dissertation, la prédication, l’allégorie, le symbole et l’ennui, rien n’est plus purement français que le théâtre d’analyse. L’étude du cœur, voilà notre domaine. Le drame qui nous intéresse, c’est celui qui naît du conflit des sentiments. Nous voulons de la passion au théâtre, et de la passion qui sache s’expliquer avec lucidité et s’exprimer avec délicatesse. Nous raffolons de la conversation, où nous excellons parce que nous avons l’intelligence ouverte et l’esprit agile. Nous y prenons un plaisir d’art. Dissection du cœur, émotion qui se connaît et se contient, jeux de l’amour et de l’esprit, c’est tout cela que nous avons retrouvé dans la pièce de M. Raynal, et qui nous a ravis.

Deux jeunes gens, Henri Guise et Simon de Péran, sont liés par une étroite amitié : Simon, tendre, ardent, impulsif, tout à l’amour où il se livre tout entier ; Henri Guise, plus froid, plus réservé, se prêtant à ses sentiments et ne s’y donnant pas, clairvoyant, ironique, grimpé dans son cerveau, enfin maître de son cœur. Entre eux une jeune veuve, duchesse s’il vous plaît, Aline de Rège, Simon en est amoureux et il est à la veille d’en être aimé. Elle va l’aimer, aujourd’hui ou demain, ce soir ou tout à l’heure, et rien n’est plus sûr… Parce qu’il est heureux et parce que tout son cœur jaillit sur ses lèvres, Simon, naturellement, nécessairement, à celle qu’il aime parle de son ami, à Aline de Rège parle d’Henri Guise. Il exalte leur amitié que rien, pas même l’amour, ne pourrait briser. Et il fait d’Henri Guise un portrait enthousiaste.

Le résultat est tel qu’il ne pouvait manquer d’être. Aline de Rège, pour être duchesse, n’en est pas moins femme et très femme, au pire sens du terme. Cet éloge de l’amitié, fait devant elle qui est l’amour, excite sa jalousie. Elle y voit une manière de défi. Elle se pique au jeu. Elle est attirée vers Henri Guise par ce qu’elle vient d’en entendre dire, par un certain attrait de mystère dont l’a paré son ami. Se peut-il que celui-là ne ressemble pas à tous les autres ? Aline est curieuse puisqu’elle est femme, et les confidences de Simon ont dirigé sa curiosité vers Henri Guise… Ce dernier trait surtout est de l’observation la plus juste et de la plus fine psychologie. Combien d’hommes ont été aimés, non pour eux-mêmes, mais pour la réputation qui leur était faite ! Combien de femmes dont le charme nous aurait laissés indifférents, si quelque parole imprudente ne nous avait forcés de nous en apercevoir ! On s’amourache sur la foi d’autrui. C’est ce que M. Raynal a très bien vu. Notez que sa duchesse, puisque duchesse il y a, connaît déjà Henri Guise. Elle vient chez lui. Elle lui parle sur le ton de la camaraderie. Elle n’aurait peut-être jamais pensé à l’aimer, si ce maladroit de Simon ne lui en avait suggéré l’idée…

Mais il n’est plus temps. A peine une courte absence de Simon laisse-t-elle Henri Guise en tête à tête avec Aline, il la trouve dans des dispositions très particulières et extraordinairement favorables. Si ce n’est encore l’amour, c’est le chemin qui y mène. La journée touche à sa un. Le crépuscule met de la langueur dans l’air. Les deux jeunes gens parlent de Simon, de son amour et de son bonheur. Quelqu’un a dit que parler d’amour c’est déjà un peu faire l’amour. Pauvre Simon !

Ce premier acte, très finement nuancé, a plu par sa grâce sinueuse. Mais c’est le second qui est un tour de force, et nous y avons bien vu que si Henri Guise est maitre de son cœur, M. Paul Raynal est, pour le moins, aussi maître de son art, qui est essentiellement l’art du dialogue au théâtre. Songez que cet acte est à deux personnages, qu’il est fait de rien, que tout s’y passe en conversation et que c’est une de ces conversations à mots couverts où il faut deviner tout ce qui ne se dit pas et souvent comprendre le contraire de ce qui se dit. Ce genre de dialogue, tout en tours, détours et retours, subtil, précieux, raffiné et coupeur de cheveux en quatre, a les meilleures chances pour mettre nos nerfs à l’épreuve et notre patience en déroute. A chaque instant, nous sentons qu’il s’en faut de rien et qu’avec un peu moins d’habileté ces exercices d’équilibriste sur la corde raide nous fussent devenus insupportables. Mais cette sensation même de côtoyer le péril est un plaisir singulier.

Veuillez, en outre, réfléchir à la situation de ce jeune homme et de cette jeune femme. La duchesse, oui est une petite duchesse, a fait venir chez elle Henri Guise pour la désennuyer, et tout de suite elle lui fait de la passion et des joies de la passion le tableau le plus engageant. Il n’y a qu’un mot qui serve : elle se jette à sa tête. Elle est jeune, elle est belle, elle est ardente : Henri n’a qu’à refermer les bras sur ce caprice qui s’offre. Or, nous sommes en pays gaulois : un homme ainsi sollicité et qui s’en va comme il est venu, est en grand risque de nous paraître ridicule. Et c’est à peine si nous sommes guéris du romantisme, dont c’est un des articles de foi que l’amour est bien meilleur quand c’est un péché, et qu’un peu de remords est fait pour en rendre la saveur bien plus piquante. Qu’un jeune homme plaide sans défaillance la cause de son ami et lui renvoie loyalement sa maîtresse, cela dérange toutes nos habitudes littéraires et manque à toutes les conventions. Pour faire passer cette dérogation aux usages, il fallait cet art subtil qui nous laisse deviner, sous la froideur voulue, le trouble, le conflit intérieur, enfin la lutte qui donne à ce dialogue, où tous les demi-mots portent, sa valeur dramatique.

Le troisième acte est un peu sommaire, un peu vide, et il brusque le dénouement ; mais il a le grand mérite de ne pas faire dévier la pièce, de lui donner sa conclusion logique et de ramasser cette conclusion dans un très beau mot de théâtre qu’à mon avis on n’a pas assez remarqué. Aline est revenue à Simon, pour obéir à Henri. Mais on n’aime pas par ordre, surtout par l’ordre de celui dont on voudrait faire son amant. Finalement Aline éclate et dévoile le vrai de son cœur. Simon, en entendant cette brûlante déclaration à l’adresse d’un autre, se tire un coup de pistolet. Alors Henri se jette sur lui et lui crie éperdûment : « Je ne t’ai pas trahi ! » Admirable mot de théâtre, parce qu’il résume et éclaire toute la pièce. Il veut dire : « Je ne t’ai pas trahi, malgré la tentation et la folle envie que j’en ai eue. Je ne t’ai pas trahi et pourtant j’ai besoin de le dire et de m’entendre le dire, pour en être moi-même plus sûr. Je ne t’ai pas trahi, puisque j’ai voulu ne pas te trahir. » Et c’est tout ce que nous soupçonnions, qui nous apparaît : tout le travail intérieur et caché, la crise d’âme profonde et secrète. Au rebours de tant de pièces qui sont faites pour un mot, c’est, — comme dans les Caprices de Marianne, — le mot qui jaillit des entrailles mêmes d’une pièce et qui en contient l’essence.

Cette comédie ingénieuse et brillante, pénétrante et légère, est-elle sans défauts ? Vous en seriez bien fâchés. Henri et Simon ne nous sont pas assez connus, leurs caractères sont trop superficiellement indiqués. On ne sait dans quel monde cela se passe et cette duchesse pour appartement de garçon ressemble trop à une dame pour chambre d’étudiant. Il y a un je ne sais quoi de mince et comme une sécheresse de dessin au trait. Qu’importe ? L’œuvre est originale, elle est neuve et de la meilleure nouveauté, celle qui ne cherche ni à surprendre, ni à déconcerter. Qu’elle ait été écrite avant ou après la guerre, elle est bien dans l’atmosphère d’aujourd’hui. A ceux qui se travaillent pour aller chercher très loin des formules d’art inédites, elle montre qu’en s’inspirant des meilleures et plus certaines traditions de notre théâtre, on peut atteindre à la modernité la plus aiguë.

Le Maître de son cœur est joué à la perfection, — et il fallait qu’il le fût ainsi, — par M. Vargas et par Mlle Briey, qui ont l’un et l’autre traduit avec une justesse pénétrante les mille nuances du dialogue.


RENE DOUMIC.