Revue dramatique - 14 mai 1917

Revue dramatique - 14 mai 1917
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 447-456).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française. — Les Noces d’argent, comédie en quatre actes de M. Paul Géraldy. --Théâtre-Antoine, — Société Shakspeare. Représentations du Marchand de Venise.


La Comédie-Française s’est trompée. J’aime trop cette grande maison, et j’ai trop largement rendu hommage à la dignité de l’attitude qu’elle observe en ces temps difficiles, pour hésiter à le lui dire. Elle a commis une faute de goût, en représentant une pièce qui n’aurait pas dû être jouée pendant la guerre. Depuis que la victoire de la Marne lui avait permis de rouvrir ses portes, elle s’était bornée à donner des représentations classiques et des reprises de pièces appartenant à son répertoire ou empruntées à d’autres scènes. Pour la première fois, elle vient de monter un ouvrage nouveau et elle a entouré cet événement de toute la solennité d’antan. Or la pièce de M. Géraldy, les Noces d’argent, appartient éminemment à un genre dont il est à souhaiter que la guerre nous ait à jamais débarrassés. Elle a été écrite avant la guerre, et il est donc inévitable qu’elle reflète l’état d’esprit qui régnait avant la guerre ; mais justement la guerre nous a rendu intolérable ce que nous supportions alors. Elle a été reçue avant la guerre, c’est entendu ; mais la guerre a mis un abîme entre hier et aujourd’hui. La Comédie-Française n’a pas pensé qu’il y eût lieu de tenir compte d’un « fait nouveau » de cette importance. C’est ce que je lui reproche.

Aux années d’aimable insouciance qui ont précédé la terrible réalité d’août 1946, il est vraisemblable que nous aurions accueilli la comédie de M. Géraldy avec une indulgence amusée, comme l’œuvre d’un jeune homme bien doué pour le théâtre et dont le tort était seulement de suivre les courans de la mode avec trop de docilité. « Encore une pièce pour nous dénigrer nous-mêmes, aurions-nous dit, et découpée dans le tableau de notre décadence. Mais puisqu’on n’en fait pas d’autres ! Il paraît qu’une pièce, où l’on ne nous représenterait pas, nous tous tant que nous sommes, sous les espèces du ridicule ou de l’odieux, n’aurait aucune chance d’être représentée sur une scène française : ce dont meurt notre pays, c’est de cela que vit notre théâtre. C’est ainsi. » Peut-être, en écoutant les Noces d’argent, aurions-nous regretté qu’on tînt si longtemps notre attention fixée sur de si pauvres choses et si parfaitement dénuées d’intérêt. Car enfin qu’un gamin qui s’émancipe trompe une femme du monde avec une actrice, ou qu’il trompe une actrice avec une femme du monde, qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? Peut-être aurions-nous supputé que la liste était déjà longue des comédies rosses, et que le besoin ne se faisait pas sentir de l’allonger encore. Et peut-être aurions-nous fait cette remarque qu’un parti pris de pessimisme n’est pas du tout une garantie de justesse dans l’observation et qu’une pièce peut être amère sans être vraie... Je dis « peut être, » car nous en étions venus à tout accepter. En vertu d’une convention tacite passée avec les auteurs, les entrepreneurs de spectacle et le public lui-même, il était entendu que le rôle de la critique devait se borner à enregistrer le succès des pièces, le principe étant posé une fois pour toutes que toute pièce nouvelle ne pouvait être qu’un nouveau succès. Nous n’aurions d’ailleurs pas manqué de louer l’auteur, comme nous le faisons encore, pour sa dextérité qui est réelle, pour les qualités de son dialogue qui est vif et net, semé de formules ingénieuses et de traits qui passent la rampe. Après quoi, la conscience en repos, nous serions retournés à nos affaires, c’est à savoir : béer devant les ballets russes ou pâlir sur la question des origines du tango...

Mais, depuis lors, un coup de tonnerre a éclaté, qui nous a réveillés de notre torpeur. Nous avons eu la brusque révélation que nous nous étions trompés sur beaucoup de points et d’abord dans le jugement que nous portions sur nous-mêmes. L’optique s’est trouvée changée, l’ordre des valeurs a été bouleversé. Et tant de choses se sont passées, si effroyables, si magnifiques ! Nous vivons dans une telle atmosphère de deuil, d’abnégation, de volonté énergique ! Quand des propos de 1914, — comme ces paroles gelées qui fondent au dégel, — viennent à retentir dans cette atmosphère pour laquelle ils n’étaient point faits, ils y sonnent étrangement et, pour tout dire, ils y détonnent péniblement.

Arrivons à l’analyse de la pièce. Nous sommes... Mais au fait où sommes-nous, chez qui, dans quel milieu ? L’auteur a évité de nous renseigner sur ce point, ou plutôt il a eu soin de le laisser dans le vague. Il n’a particularisé ce milieu par aucun trait et n’a aucunement cherché à nous suggérer que ce fût un coin de la société où les rapports entre les parens et les enfans sont un peu exceptionnels. Tout au contraire. C’est ici un intérieur pareil à beaucoup d’autres, où tout se passe comme partout ailleurs, et selon l’usage. A en juger par leur train de vie, les Hamelin ont une large aisance, plutôt qu’ils ne sont riches. Ils travaillent. A quoi ? peu importe. M. Hamelin est peut-être avocat ou peut-être ingénieur. Son gendre a des affaires, va à un bureau. Le fils est censé faire son droit. Donc nous ne sommes pas chez des oisifs pervertis par le luxe et abêtis par leur inutilité. Et pas davantage parmi des exotiques ou des déracinés chez qui les principes vacillent et la conscience s’est obscurcie. Non. Nous avons sous les yeux un spécimen d’excellente bourgeoisie moyenne, à l’existence cossue, aux habitudes réglées, aux relations choisies : bref, un type de la meilleure famille française.

Les Hamelin marient leur fille. C’est la réception après l’église. Tandis que leur appartement est en proie aux invités, ils ont réservé une pièce où les personnes de la famille peuvent respirer un instant et reprendre haleine avant de se replonger dans le brouhaha. Le fils de la maison, Max, vient s’y reposer de ses fatigues de garçon d’honneur. Ainsi nous allons faire connaissance avec cet intéressant jeune homme. Il vient d’avoir vingt ans, ou il va les avoir. A cet âge-là, on a le cœur sur les lèvres et on est amoureux de toutes les femmes. Max n’y manque pas, et nous ne songeons guère à lui en vouloir. Il vient de faire un doigt de cour à sa demoiselle d’honneur. il fera tout à l’heure exactement les mêmes complimens et les mêmes confidences, avec la même gaucherie entreprenante et la même ardente timidité, à sa marraine. Cette marraine n’est une marraine ni au sens littéral du mot, ni au sens figuré d’aujourd’hui qu’il n’avait pas encore. C’est une jeune veuve, Éveline, intime dans la maison, et à qui les enfans ont donné ce surnom d’amitié. La musique, les fleurs, le Champagne ont légèrement grisé cette jeune marraine, et cette griserie la prépare à sympathiser avec l’émoi de son filleul. Il y a de l’amour dans l’air... Cependant les nouveaux mariés, Suzanne et Henri, qui partent pour la terre classique du voyage de noces, prennent congé de leurs parens. M. Hamelin se répand tout particulièrement en recommandations sur les visites aux Musées. Ce déballage artistique dissimule mal l’émotion qui l’étreint. C’est lui surtout qui souffre du départ de sa fille, car il est le père, et ce sera surtout la mère qui souffrira de l’éloignement de son fils. Ainsi va la vie... Premier acte un peu vide, un peu long, mais brillant, agréable et léger.

Deuxième acte. Les deux Hamelin, père et mère, achèvent en tête à tête un déjeuner lugubre. Suzanne est en voyage. Max, lui, n’est pas en voyage, mais ses parens ne le voient pas beaucoup plus pour cela. Levé tard, aussitôt sorti, il se dispense de rentrer pour les repas, sans même prendre la peine de prévenir. D’ailleurs, à ses rares momens de présence réelle, il est absent en esprit, distrait, n’ouvrant plus la bouche que pour quelques monosyllabes évasifs. Il est devenu morose et dur, lui jadis si gentil et si gai ! Nous ne tarderons pas à avoir l’explication de cette métamorphose. « Marraine » est en visite chez les Hamelin, et Mme Hamelin, qui ne se méfie pas, s’ouvre à elle des inquiétudes que lui donne ce méchant Max. Éveline ne fait qu’en rire. A cet instant précis, arrive à l’adresse de Max une lettre, que tout dénonce pour être une lettre de femme. Marraine, avec une décision que la qualité de marraine in partibus ne suffit certes pas à justifier, décachette la lettre et la lit avec une stupeur bientôt suivie d’une explosion de colère, à laquelle il est impossible de se méprendre. C’est ainsi que Mme Hamelin apprend tout à la fois que son fils est l’amant de Marraine, et qu’il trompe Marraine avec une actrice. Déjà ! Comme dira M. Hamelin, le petit gars ne perd pas son temps. Il a fait ces choses et il n’a pas vingt ans !

La scène qui suit, entre les deux femmes, je veux dire entre Mme Hamelin et Marraine, est des plus désobligeantes. Que Mme Hamelin reproche à son amie de lui avoir pris son fils et la chasse de la maison, rien de mieux : c’est la révolte de la mère et de l’honnête femme. Mais dans cette trop naturelle indignation Marraine ne veut voir que de la jalousie. C’est sur ce thème que la dispute s’engage. Zt le débat qui se prolonge, mettant sur la même ligne la mère et la maîtresse, est atroce... Maintenant que les voilà renseignés sur les exploits de leur progéniture, que vont faire les parens ? Quelle attitude auront-ils vis-à-vis d’un poulain si bien parti ? Ne comptons pas sur le père. En apprenant que son fils a une liaison avec Marraine, son premier mouvement a été pour approuver : « C’est une sécurité. » Car il est convenu, dans un certain genre de romans et de pièces de théâtre, que tel est le rêve de toute famille bourgeoise ; il est entendu que le souhait le plus vif d’un père avisé et d’une mère prudente, est que leur fils ait avec une femme du monde une liaison de tout repos : ainsi leur héritier se distrait, sans aucun des inconvéniens que présentent des liaisons moins régulières, el jeunesse se passe en attendant que sonne l’heure du mariage riche. On n’ôtera pas de l’esprit de nos vertueux censeurs de théâtre que tel est le fond de la moralité bourgeoise. M. Hamelin est un père selon cette formule.

Reste la mère. Elle va parler à ce fils dévoyé le langage d’une mère. Elle, l’a fait appeler, elle le fait comparaître. Écoutons-la. Max arrive en tenue de soirée, car il dîne dehors et, prévoyant que la petite fête pourra se prolonger, il a soin de prendre la clé de la porte, afin de ne réveiller personne par sa rentrée nocturne ou matinale. Cette utile précaution suggère à Mme Hamelin qu’un si grand garçon doit avoir sa clé et elle autorise Max à s’en faire faire une... Et c’est tout... Ainsi finit ce terrible entretien. Nous nous attendions à des remontrances. Nous attendions un de ces morceaux où il est d’usage, depuis l’antiquité, que la comédie élève la voix. C’était précisément quand il s’agissait de morigéner de jeunes écervelés que les anciens admettaient et même conseillaient ce changement de ton. Corneille dans le Menteur et Molière dans Don Juan ont suivi ce conseil et l’ont autorisé de leur exemple. Ils le jugeaient conforme à la nature des choses et à la logique de la situation. Nous avons changé tout cela, et on le voit bien au parti où se résout Mme Hamelin. Quelle brusque révolution s’est donc faite dans son esprit ? A-t-elle eu la sensation qu’au lieu de ramener son fils elle ne ferait que l’irriter, et qu’elle y perdrait le peu d’affection qui peut-être lui reste dans un coin de ce cœur jadis tout à elle ? Le fait est qu’elle ne souffle mot. Au lieu d’une mercuriale emportée, sévère, violente, rien que le silence et une sorte de demi-complicité. Telles sont les ironies auxquelles se complaît un art soucieux avant tout d’éviter le banal, le banal fût-il le vrai, et tel est le fin du fin dans la comédie pessimiste... Et M. Hamelin, dans tout cela, à quoi pense-t-il ? Voilà quarante-huit heures que le pauvre homme n’a reçu de nouvelles du jeune ménage. Il en sèche de chagrin, il en est au dépérissement. C’est un de ces pères qui n’auraient pas dû marier leur fille : ils ne peuvent supporter qu’elle soit heureuse en ménage. Quand je dis : « un de ces pères, » je ne sais si vous en connaissez ; pour ma part, je n’en ai jamais rencontré ni plusieurs, ni un seul.

Au troisième acte, deux scènes essentielles, dont l’une est destinée à montrer ce que des parens ont désormais à attendre de leur fille, quand ils ont eu l’imprudence de la laisser partir, un beau jour, avec un monsieur, sous le prétexte que ce monsieur est son mari. Suzanna revient de son voyage de noces, de ce voyage où elle a eu le tort impardonnable de ne correspondre avec ses parens que par cartes postales. Combien différente de notre petite Suzanne d’autrefois ! Elle est dans la maison où elle a toujours vécu, et on dirait d’une étrangère. Elle chuchote à voix basse avec son mari, ce qui, en effet, n’est guère bien élevé. Et ayant avisé, dans la salle à manger de ses parens, un bahut qui ferait joliment bien dans la sienne, elle se le fait offrir. Ainsi elle dépouille ses vieux parens... Est-ce que cela ne vous fait pas frémir ? — L’autre scène est plus forte, va plus loin, et ne nous donne aucune envie de sourire. C’est la scène décisive entre la mère et le fils. Cette scène qui s’imposait, et qui nous a échappé à l’acte précédent, la voici venir, Devant ce fils qui s’enfonce dans sa dureté, dans son impertinence, dans son hostilité à l’égard des siens, la pauvre femme n’en est plus aux reproches. Elle essaie de le reconquérir par la tendresse et fait appela sa confiance. Elle le devine triste : qu’il lui dise son chagrin, comme autrefois ! Et l’affreux petit bonhomme étale en effet le fond de son âme, de sa vilaine âme, une âme de noceur, mais surtout de si parfait crétin ! Il a pour maîtresse une vague théâtreuse, personne d’excellente famille, cela va sans dire, qui ne vit pas avec ses parens, mais c’est qu’elle a besoin de calme pour travailler ses rôles. Elle seule « comprend » Max et elle n’aime que lui. Tout serait pour le mieux, n’était un affreux cabot qui donne des inquiétudes à cet amant délicat. Que faire ? Que résoudre ? L’intelligence surmenée de ce jeune idiot se consume dans cette recherche et sombre dans ce mystère... Cependant la malheureuse mère, qui s’est forcée à ce rôle de confidente, ne peut en soutenir jusqu’au bout la contrainte. Devant ce déballage de sottise et d’ignominie, — et c’est là son fils ! — elle ne peut retenir une exclamation de dégoût et réprimer un haut-le-cœur. Fureur du petit qui invective sa mère, lui reprochant de l’avoir attiré dans un piège, d’avoir crocheté son secret, et sort en faisant claquer les portes. Voilà. Ce n’est plus le noceur, ce n’est plus le paresseux, le carottier, le débauché : c’est le mufle !

Nous ne le reverrons plus, et c’est tant mieux. L’auteur a pratiqué entre la répétition générale et la première, un changement des plus heureux et dont on ne peut que le féliciter. Dans la première version, Max, qui est au régiment, revenait un soir en permission et, pour ne pas rencontrer sa mère, devenue veuve et qu’il n’a pas vue depuis plusieurs jours, s’esquivait par l’escalier de service. Non, en vérité, c’était trop. Nous avions assez vu ce jeune drôle ; enlevez-le !

Le dernier acte appartient à la nouvelle mariée. M. Hamelin est mort dans l’intervalle. Il n’était pas vieux ; il n’avait que quarante-neuf ans ; mais c’est un mauvais âge pour les pères : les pères meurent beaucoup à quarante-neuf ans. Il y a de cela six mois : alors, vous comprenez, Suzanne ne peut pas donner un grand dîner. Non. Un dîner intime, quatre couples seulement, élégant, brillant, mais intime, ainsi qu’il convient quand on vient de perdre son père il y a six mois. Nous apprenons, au gré du papotage de Suzanne avec une de ses invitées, qu’elle est très bien pour sa mère : elle va la voir, tous les jours, quand elle n’a pas d’empêchement, entre deux courses, entre deux visites, entre deux essayages, comme elle peut, si elle peut. Et voici, elle-même, la pauvre veuve. Il se trouve que ce soir est pour elle un triste anniversaire : ce sont ses noces d’argent. Alors la pensée lui est venue de se réfugier chez sa fille, de lui demander asile, pour ce soir-là, afin de ne pas rester sans protection contre la solitude et le chagrin. Et, bien sûr, sa fille ne la renvoie pas, sa fille ne la met pas à la porte, elle ne peut pas se plaindre d’avoir été mise à la porte par sa fille : c’est d’elle-même qu’elle s’en va, s’étant rendu compte que sa place n’est pas au milieu de cette jeunesse, et que sa robe de deuil jurerait dans ce décor de fête. A chacun ce qui lui revient. Elle est la mère : son lot est l’abandon... Ayez donc des enfans !

Tel est le bilan de cette bonne famille française. Le fils : un propre à rien et un fêtard. Il est cela et n’est que cela. Rien chez lui à quoi on puisse se raccrocher. Pas un sentiment avouable, pas un scrupule, pas un mouvement généreux, pas une cassure, pas une défaillance, pas un démenti. Il est complet en son genre, il est la perfection du type, il est plus beau que nature. La fille : l’ingratitude en robe de la bonne faiseuse. Elle sait que son père l’adore : quand elle évoquera les derniers momens de ce père et le dernier adieu si touchant qu’il a adressé aux siens, ce sera un soir de réception, entre deux ordres donnés à la cuisinière et sans soupçonner l’inconvenance d’une telle évocation dans un tel cadre. Elle sait ce que souffrent ses parens par l’inconduite de son frère : elle ne cherche ni à les consoler, ni, comme il arrive, à chapitrer le camarade de son enfance. Elle sait quel effondrement a été pour sa mère ce veuvage subit et prématuré : chaque visite qu’elle fait à l’abandonnée est une corvée, dont elle s’acquitte sans dissimuler que c’est pour elle une épouvantable corvée. Ainsi chez les deux enfans et sous deux formes différentes l’égoïsme, le même égoïsme, un égoïsme foncier, et tout n’est qu’égoïsme.

Chez les parens, faiblesse, indulgence excessive, complaisance coupable, manquement aux devoirs les plus élémentaires de l’éducateur. Max est dans sa vingtième année : ce n’est pas un âge où les habitudes soient prises irrémédiablement et où il n’y ait plus rien à tenter. Au début de la pièce, il en est à sa première frasque. Son père, en lui parlant avec fermeté et bonté, d’homme à homme, pourrait sans doute beaucoup pour le retenir sur la pente où il ne fait que s’engager. C’est souvent le salut, pour un enfant en passe de mal tourner, de sentir près de lui une poigne énergique. Mais l’énergie, c’est ce dont manque surtout M. Hamelin. Je le soupçonne de trembler devant son fils, et d’être empêché par une sorte de peur de lui dire les choses nécessaires. Au surplus, il ne pense qu’à sa fille, à cette fille aimée avec une tendresse vraiment ridicule et en quelque sorte maladive. La sensibilité, sous cette forme et à ce degré, n’est plus qu’une absurde sensiblerie. M. Hamelin est le plus honnête homme de la terre, à cette nuance près qu’une telle débilité, chez un homme, le rend méprisable. Et la mère ? Croyez bien que je la plains de tout mon cœur. Elle n’a trouvé aucune aide chez son mari, à cette heure où l’éducation d’un fils devient difficile. Elle est seule à porter le poids d’une responsabilité qui ne devrait pas retomber sur elle. Sa tâche est lourde, trop lourde pour elle ; mais enfin elle est mère, que fait-elle pour s’acquitter de son devoir de mère ? Parler ferme à ce méchant gamin, elle y avait songé : elle y renonce. Le prendre par les sentimens, devenir sa camarade, entendre des choses qu’une mère ne doit pas entendre, c’est tout ce qu’elle a trouvée. Voilà de tristes éducateurs et des parens d’une bonté... à faire pitié.

Sécheresse de cœur chez les enfans, imbécillité chez les parens, l’une répond à l’autre. A gâter les enfans on en fait des enfans gâtés, et il est bien impossible qu’on en fasse autre chose. Est-ce là ce qu’a voulu montrer l’auteur ? Est-il l’austère moraliste qui prêche le retour à l’ancienne éducation ? Rien n’indique que tel ait été son dessein. Sa pièce se présente non pas du tout comme une pièce à thèse, mais comme une comédie d’observation. Il a voulu tout simplement ouvrir devant nous l’intérieur d’une famille française et nous inviter à regarder ce qui s’y passe. Il a peint nos mœurs, telles qu’il les a vues ou qu’il a cru les voir, et poussé cordialement la peinture au noir. C’est un genre de pièces que nous connaissons bien et dont on nous a régalés à des centaines d’exemplaires : celui-là même sur lequel on a coutume de nous juger à l’étranger, et sur la foi duquel des juges intéressés croyaient à notre décadence.

Or ce genre éperdument réaliste est éperdument faux. L’impression qui se dégage de ces pièces, calquées sur le réel, est au rebours de la réalité. Pourquoi ? Parce que les traits qu’on y groupe peuvent avoir été, chacun en particulier, pris sur le vif, l’accumulation de tous ces traits isolément exacts fait du portrait une peinture de fantaisie, un fantôme à effrayer les gens. Et parce que toute étude qui ne nous est pas présentée expressément comme celle d’un cas d’exception, prend donc un caractère de généralité qui en fausse la portée. Il se peut qu’il y ait eu sur le pavé de Paris de petits dégénérés sans cervelle, sans cœur et sans mœurs, pareils à Max Hamelin. Il se peut qu’il y ait dans notre bourgeoisie des parens promus par leur tendresse maladroite au rang de ganaches. Il est absurde de peindre d’après eux notre jeunesse et notre famille française : il est arbitraire et injuste de nous présenter ceux-là seuls, sans aucune contre-partie : cela ne nous ressemble pas et ne nous a jamais ressemblé ; et l’événement l’a démontré avec abondance, et ce qui s’est passé en France depuis 1914 l’a prouvé avec éclat, et la preuve est faite, et tant pis pour ceux qui n’ont pas su comprendre, et tant pis pour ceux qui ne veulent pas avouer qu’ils s’étaient trompés.

Enfin et surtout, quand il serait vrai que les bonshommes des Noces d’argent aient jamais existé, le moment où nous sommes était mal choisi pour les exhumer d’un passé qui semble déjà si lointain. Non, en vérité, ce n’était pas le moment. Et on comprend trop pour quoi. J’admets que Max Hamelin ait été tel que son peintre nous le présente. Un garçon qui avait vingt ans en 1914, il n’y a pas de doute qu’il ne soit aujourd’hui à l’armée, à la tête d’une section ou d’une compagnie. Peut-être est-il engagé dans la grande offensive, et sa mère attend chaque matin avec anxiété la lettre qui lui dira que son fils est encore vivant. Ce n’est pas le moment de rappeler à cette mère les torts oubliés de ce fils pour qui elle tremble. Ou peut-être est-il tombé aux Éparges, au Bois le Prêtre, au bois de la Caillette, au ravin de la Mort. Hélas ! il n’y a que le choix. Il fallait le laisser dormir en paix.

L’interprétation est bonne. Mlle Dux a mis beaucoup d’émotion dans le rôle de la mère ainsi que Mlle Cerny dans le rôle de la maîtresse trahie. Mlle Valpreux (Suzanne) a de l’élégance et de la grâce, un peu trépidante. M. Bernard est excellent sous les traits du père bonasse, et M. René Rocher a gravé à la pointe sèche le portrait du fils au cœur sec et au monstrueux égoïsme.

Après la reprise de la Mégère apprivoisée, à la Comédie-Française, voici que la « Société Shakspeare, » pour le 301e anniversaire du poète, vient de remettre à la scène le Marchand de Venise. Les quelques représentations du Théâtre-Antoine ont obtenu le plus vif succès. Acclamer le génie du grand Will, n’est-ce pas encore une façon de rendre hommage à nos alliés anglais ? Nous avions eu déjà une Société, organisée par mon pauvre camarade de collège, Camille de Sainte-Croix, pour l’entretien du culte de Shakspeare en France. Elle avait fait de bonne besogne. Souhaitons à celle-ci d’avoir même bonne volonté et meilleure fortune.

La traduction de M. Lucien Népoty m’a paru habile et souple. Toutefois, il semble que le traducteur ait pris avec l’œuvre de Shakspeare des libertés un peu vives, notamment en faisant, au dernier acte, réapparaître Shylock qui vient lui-même, la mort dans l’âme, remettre à Jessica l’acte de donation qui lui transfère tous ses biens. Je ne suis pas sûr non plus que le Shylock de M. Gémier soit toujours celui de Shakspeare : il reste que sa création, très pittoresque et très personnelle, est d’un véritable artiste et lui fait honneur. Il a trouvé, dans la scène du jugement, des ricanemens de joie sauvage d’un grand effet. Mme Andrée Mégard est spirituelle et gracieuse dans le rôle à transformations de Portia. Et M. Vallée fait montre d’une sobre et fine drôlerie dans le rôle du bouffon.

La mise en scène est fort curieuse. Un escalier qui aboutit à la rampe relie la scène à la salle et permet aux acteurs de faire leurs entrées par tous les côtés. Ils surgissent au milieu des spectateurs de l’orchestre, entre-croisent leurs répliques avant que d’être en scène. D’autres gradins, sur le plateau même, ont été très heureusement utilisés pour les groupemens de personnages. Citons entre autres la scène de l’enlèvement de Jessica, dans le va-et-vient et la rumeur joyeuse d’une troupe de bal masqué. Ce tableau très bien réglé laisse aux yeux l’impression d’une toile de maître, où la bigarrure des costumes sous la lueur vacillante des torches harmonise heureusement ses nuances aux tons chauds du ciel vénitien.


RENE DOUMIC.