Revue dramatique - 14 juin 1908

Revue dramatique - 14 juin 1908
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 931-934).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Reprise de Amoureuse, comédie en trois actes, par M. Georges de Porto-Riche. — Variétés : Le Roi, pièce en trois actes et quatre tableaux, par MM. de Fiers, Caillavet et Arène.


La comédie de M. de Porto-Riche, Amoureuse, est-elle une bonne ou une mauvais pièce ? On peut en discuter. Ce qu’on ne saurait contester, c’est qu’elle est une des œuvres les plus typiques du théâtre contemporain. Elle a fait date. C’est une de ces pièces-étalons dont on s’est servi pour la frappe de toute une monnaie. Nous nous amusions l’autre soir à noter au passage des tas de réminiscences : cela faisait une revue des comédies les plus fameuses de ces dernières années. Depuis Amans jusqu’à l’Amour veille, en passant par l’Adversaire, elles venaient tour à tour faire la révérence à cette comédie-gigogne. Celle-ci lui rendait hommage pour une situation qu’elle lui devait, et cette autre pour une réplique qu’elle lui avait empruntée. À ce titre, la Comédie-Française a été bien inspirée de s’adjoindre une œuvre considérable par l’influence qu’elle a exercée, et de la soumettre elle-même à une épreuve curieuse, sinon décisive.

L’intérêt de la représentation était donc, avant tout, un intérêt historique et rétrospectif. Quelles nouveautés sont sorties de cette pièce ? A défaut d’autres, il en suffirait d’une, qui est une manière nouvelle de peindre l’amour au théâtre. Car cette Amoureuse en est une, bien certainement, mais d’une espèce qu’on ne nous avait pas encore montrée à la scène. Jusqu’alors on s’était efforcé de mettre dans j’amour, — et surtout quand c’est la femme qui aime, — toute sorte de sentimens : aspiration à un idéal vrai ou faux, rêverie romanesque, ennui, jalousie, vanité, coquetterie, que sais-je encore ? Supprimez toute cette broderie sentimentale : que peut-il bien rester ? Il ne reste que l’ardeur des sens. C’est bien en quoi consiste l’amour de cette Amoureuse, et telle est l’ardeur qui dévore Germaine Fériaud. Elle a physiquement besoin de son mari. Les satisfactions qu’elle en obtient et qui lui semblent si pauvres ! ne servent qu’à entretenir et aviver sa soif de jouissance. C’est une obsession. Elle ne pense qu’à ça. De là vient le désaccord qui va bouleverser ce ménage. Car lui, au contraire, le mari, n’a pas apporté au mariage sa jeunesse intacte. Étienne Fériaud a passé par des expériences où il a laissé pas mal de sa vigueur. Comme beaucoup d’autres, il a cherché dans la vie conjugale un repos, je dirais presque des invalides. Il est bien tombé ! Les exigences insatiables d’une femme trop aimante ont bientôt fait de tuer en lui l’amour. Il ne reproche à cette femme ni des idées, ni un caractère qui lui déplaise : il ne lui reproche que ces ardeurs insoupçonnées. Il n’est entre eux pas question d’autre chose. Et voilà une nouveauté appréciable. Cette peinture de l’amour réduit aux suggestions de l’instinct s’est depuis lors installée sur notre théâtre. On a rompu avec la convention sentimentale et rejeté les vaines hypocrisies. Un homme et une femme qui s’aiment, ce ne sont plus que deux êtres de chair, de qui la chair s’est émue et qui ont envie l’un de l’autre. Jusqu’alors aussi c’était l’usage, du moins au théâtre, qu’une femme énamourée, et dût-il lui en coûter, fit quelque effort pour dissimuler sa frénésie. Il appartenait à l’homme de faire les avances ; c’était à lui d’attaquer : il semblait que cela fût dans son rôle atavique et dans ses attributions de mâle. La mode a changé : ces dames se jettent à notre tête. Nouvelles encore les circonstances de la trahison et la qualité du pardon. Voici une femme qui adore son mari : elle le trompe par dépit ou par défi, à moins que ce ne soit sous quelque innommable poussée de l’instinct. Tant il est vrai que la chair est faible ! Et ce mari, qui n’aime plus sa femme, qui vient d’être trompé par elle d’une façon odieuse et basse, ce mari pardonne en pleurnichant. Tant il est vrai que chez un homme fatigué la veulerie ne connaît pas de limites ! À ces mœurs nouvelles il fallait un dialogue approprié. D’autres, je m’empresse de le reconnaître, ont poussé plus loin le mauvais goût ou l’indécence. Je ne crois pas qu’on ait dépassé en brutalité le dialogue d’Amoureuse.

Il était intéressant ensuite de savoir quel effet produirait cette reprise. Après tant d’imitations qu’on a faites de cette pièce, nous avons eu le temps de nous familiariser avec le genre qu’elle représente. Allait-elle donc nous paraître fade et insipide ? Nullement. C’est plutôt le contraire qui s’est produit. La pièce a soulevé plus de résistances peut-être qu’il y a quinze ans. Naguère on avait été frappé surtout de ce qu’elle apportait de hardi ; cette fois on a été surtout choqué par ce qu’elle contient de pénible. Le phénomène est assez singulier pour valoir d’être noté. Certes, la raison en est d’abord au changement de milieu : le tableau ne s’est pas adapté au cadre de la Comédie-Française. Mais il y a d’autres causes et plus profondes. Amoureuse est une pièce d’analyse ; c’en est le mérite le plus incontestable et personne n’est plus disposé que moi à le goûter : j’ai toujours pensé que le théâtre doit surtout servir à nous renseigner sur nous-mêmes et nous aider à pénétrer dans les profondeurs de notre conscience. Nul doute, au surplus, que le cas mis sous nos yeux par M. de Porto-Riche ne puisse se rencontrer dans la réalité et que l’analyse de l’auteur ne soit clairvoyante. La question est de savoir si l’analyse, en littérature et au théâtre, peut s’exercer légitimement sur n’importe quelle situation. N’y a-t-il pas telles situations où l’insistance ne saurait être que fâcheuse ? Il y en a au moins une, et c’est la situation analysée dans Amoureuse. Dirai-je qu’on s’est ennuyé ? Ce perpétuel retour sur des idées ou des images toujours les mêmes a paru d’une monotonie désespérante. J’ajoute que les conversations d’alcôve exigent impérieusement le tête-à-tête. Devant douze cents personnes, elles produisent un effet de gêne. Je ne saurais mieux caractériser l’impression sous laquelle nous a laissés cette œuvre, d’ailleurs remarquable et à laquelle on ne pourrait sans injustice refuser des qualités d’un ordre tout à fait rare.

Il importe de noter que la pièce a été médiocrement défendue. Mlle Lecomte avait accepté d’interpréter le rôle de Germaine Fériaud, l’amoureuse. La charmante artiste y a mis toute son intelligence, toute sa finesse, tout son art de composition. Elle ne pouvait pas faire que le rôle fût de son emploi. Elle a été obligée d’y forcer ses moyens. M. Grand, chargé du rôle du mari, était dans ses mauvais jours. Très peu sûr de sa mémoire, il a sans cesse faussé le mouvement. Son geste brusque, son articulation sans netteté, son jeu sans nuances ont à souhait desservi le personnage. M. Grand se fie trop à son impulsion : pour se maintenir à la très large place qu’on lui a faite d’emblée à la Comédie-Française, il aura besoin de se surveiller. M. Duflos a été quelconque dans le rôle, d’ailleurs peu avantageux, de Pascal.


L’énorme succès que vient de remporter le Roi, aux Variétés, appelle quelques réflexions. Car il ne s’explique pas uniquement par la valeur scénique de la pièce. Que cette bouffonnerie énorme soit par elle-même divertissante, et que les ingénieux auteurs s’y soient avisés de plusieurs trouvailles fort amusantes, c’est l’évidence même. II est non moins évident que la troupe des Variétés est excellente. Toutefois, ni les mésaventures de Bourdier deux fois malheureux en amour, ni les multiples incarnations du policier, ni la joyeuseté de M. Brasseur, ni la fantaisie de M. Max Dearly, ni la fine gouaillerie de M. Guy, ni la gaminerie de Mlle Lavallière, ni les coq-à-l’âne, ni l’acrobatie, ni les pitreries, ni enfin tout ce régal de farce qu’on nous sert ici avec prodigalité, n’auraient suffi à déchaîner un tel enthousiasme. Mais il y a dans cette pièce un autre élément, essentiel à vrai dire, et qui a décidé de l’accueil qu’elle a reçu. Et ceci intéresse la chronique des mœurs autant pour le moins que l’histoire du théâtre. Le Roi est une pièce à allusions politiques. C’est une satire du régime actuel. On nous donne à admirer les « maximes de gouvernement » de la troisième République. Nous reconnaissons les gens en place ; nous nous réjouissons de les voir en si fâcheuse posture. Le député collectiviste est richissime et réclame pour lui le droit au capital. Le président du Conseil est un type de jouisseur. Le ministre du Commerce est celui qui ne se lave pas les mains. Ils sont tous épais, grossiers, et dépourvus de manières. Serviles devant le « Roi » et aplatis devant l’évêque, ils tiennent à leurs opinions comme à leur dernière savate. Régime de fantoches, aussi corrompu qu’aucun de ceux qui l’ont précédé, et qui n’a pas même l’excuse de l’élégance... Ce sont là de faciles railleries, qui ne font de mal à personne et dont les victimes ne songent guère à s’inquiéter. Mais telle est l’espèce d’innocente satire où se complaît le Français de tous les temps. Il est frondeur et docile. Quand il a bien médit de son gouvernement, il se sent de meilleure humeur pour le subir.


R. D.