Revue dramatique - 14 avril 1901

REVUE DRAMATIQUE


VARIETES : La Veine, comédie on quatre actes par M. Alfred Capus. VAUDEVILLE : La Pente douce, comédie en quatre actes par M. Vandérem.


La dernière quinzaine a été marquée par un événement qui ne pouvait passer inaperçu. De l’aveu de la presse tout entière, la comédie moderne vient de nous donner enfin le chef-d’œuvre que nous en attendions. La comédie moderne ne pouvait nous donner du premier coup son chef-d’œuvre ; elle a dû s’y reprendre à plusieurs fois, essayer et rejeter plus d’une ébauche. Cela explique que les auteurs et les directeurs de théâtre aient en ces derniers temps subi une telle série d’échecs, et apparemment cela les eu console : la comédie moderne était en gestation des quatre actes qui viennent d’être représentés aux Variétés. Au moins n’accusera-t-on pas la critique d’avoir fait grise mine à la bonne fortune qui nous échoit. Nous ne sommes occupés, depuis cette soirée triomphale, qu’à rédiger des bulletins de victoire, enchérir sur l’enthousiasme du voisin, et détailler les beautés de l’œuvre. Les uns en goûtent davantage l’art délicat, d’autres eu vantent surtout la philosophie. Mais tous s’accordent pour y voir une œuvre à la fois légère et forte, désormais classique et destinée à enrichir le répertoire de notre littérature dramatique. Cette unanimité est bien faite pour impressionner. Aussi, tandis qu’en d’autres circonstances il nous eût paru superflu d’entretenir nos lecteurs de la pièce de M. Capus, nous n’aurons garde de laisser passer cette occasion de les renseigner et de nous4nstruire nous-même en apprenant des juges compétens en quoi consiste la perfection dans la comédie moderne. Nous nous doutions bien que pour décider tantôt qu’une pièce de théâtre est admirable et tantôt qu’elle est inepte, ils devaient avoir une règle d’appréciation. Enfin ils nous la livrent, et pour ce qu’elle vaut ! Enfin nous savons ce qu’ils attendaient du théâtre contemporain, et dans quelle voie devront s’engager les jeunes auteurs désireux de mériter quelque jour leurs éloges retentissans.

Au premier acte de la Veine, nous sommes dans une boutique de fleuriste. L’une des ouvrières, Joséphine, vraie gamine de Paris, a été suivie par un monsieur très chic. Le monsieur très chic, Edmond Tourneur, lui offre hôtel, chevaux, bijoux. C’est une affaire bâclée. D’autre part, la patronne, Charlotte Lanier, est follement amoureuse d’un monsieur pas riche qui habite la maison : c’est un avocat sans causes, du nom de Julien Bréard. Jadis séduite par un employé de la Place-Clichy qui l’a promptement lâchée, Charlotte depuis ce temps est restée sage. Julien Bréard lui offre d’aller faire dans sa compagnie une partie fine au Havre. En route pour le Havre !… Tel est donc le personnel qu’il appartient à la comédie moderne de nous présenter. Elle doit mettre en scène les trottins, les dames de comptoir énamourées, les fêtards millionnaires et les noceurs sans le sou, cette portion de l’humanité étant de beaucoup la plus intéressante. Quelles mœurs, quelles idées ont cours dans ce monde spécial et quel langage y parle-t-on ? Ce sont les questions auxquelles l’art, du théâtre a pour objet de répondre. Un pays aura d’autant plus le droit d’être fier de sa littérature dramatique qu’elle remplira davantage cet objet. Et au moins voilà un programme !

Le second acte sert à nous faire fier connaissance avec Julien Bréard. Ne dites pas que vous ne vous en souciez guère ; au théâtre, on ne choisit pas ses relations, et nous sommes forcés de subir celles qu’il plaît à l’auteur de nous imposer. Julien est cousu de dettes : mais puisqu’il ne les paye pas, c’est donc comme s’il n’en avait pas. Au surplus, il n’est pas de ceux qui se mettent martel en tête : il a une philosophie de l’existence ; il est convaincu que tout homme a son heure de chance et que la « veine » vient à lui sans qu’il ait besoin de se déranger pour aller au-devant d’elle. On sonne à la porte. C’est la chance. Elle se présente en la personne somptueusement nippée de Joséphine. Le richissime Edmond Tourneur a des affaires assez embrouillées où il y a gros à gagner pour un avocat ; Joséphine, qui n’est pas une ingrate, a, décidé que l’amant de son ancienne patronne serait cet avocat. Elle amène avec elle Edmond Tourneur : au bout de cinq minutes, les deux hommes se tutoient… Cela n’est guère vraisemblable ; mais c’est ici la part de la fantaisie. Cela n’est guère propre, mais n’en est, parait-il, que plus parisien. Il faut dans toute comédie un personnage vers qui volent tous les cœurs. Dans le drame romantique, c’était le jeune premier byronien : dans les comédies de Scribe, c’était l’artiste à qui l’auteur réservait un mariage riche ; dans celles de M. Georges Ohnet, c’était le jeune ingénieur. Julien Bréard n’est plus jeune ; mais il porte beau, et les femmes s’emploient pour sa fortune. Ce type du bel homme enrichi par les femmes passait jadis pour assez répugnant. Mais le temps a marché. Il sera le « personnage sympathique » de la comédie moderne.

Jusqu’ici la pièce est restée dans la note de la drôlerie ; il faut maintenant qu’elle tourne au sentiment. Le rire parisien est essentiellement un rire qui se mouille de larmes. Attendez-vous à voir éclater entre les personnages que vous savez une crise d’âme. Je vous préviens que ce troisième acte est l’acte des connaisseurs.

Les affaires de Julien prospèrent. Cet avocat est en passe de devenir député. Mais, à mesure que sa fortune grandit, son amour pour sa maîtresse diminue. Il a maintenant un fort béguin pour une certaine Simone, très belle, très riche, très coquette. Charlotte Lanier s’en aperçoit, elle est jalouse, elle souffre. Or, pour consentir à devenir la maîtresse de Julien, Simone met une condition, c’est que celui-ci aura quitté Charlotte. Que Julien fasse l’amour avec Simone ou avec Charlotte, avec Charlotte ou avec Simone, vous avouerai-je à quel point cela m’est indifférent ? Julien essaie de faire comprendre à Charlotte qu’il faut, non pas se quitter, mais se voir moins souvent. Charlotte va-t-elle récriminer, faire valoir ses droits, poursuivre son infidèle amant de ses reproches ? D’autres, qui auraient l’âme moins haut placée, feraient ainsi. Mais Charlotte a l’âme haut placée. Ce qui caractérise l’ancienne victime de l’employé de la Place-Clichy, c’est le sentiment qu’elle a de sa dignité. Elle a déclaré à Julien, quand ils se sont « mis » ensemble, qu’elle ne serait jamais un embarras dans sa vie et que, le jour venu de l’inévitable rupture, elle saurait s’éloigner décemment, stoïquement et sans phrases, comme doit faire une noble femme, une maîtresse respectable. Julien a pris fantaisie d’aller s’amuser ailleurs ; Charlotte doit s’effacer. C’est le devoir. Elle le sait, et elle expose ses idées sur le sujet avec un sérieux impayable, avec une gravité émue… L’idée du devoir, éclatant tout à coup parmi ces cocasseries, le souffle de la grande tristesse humaine passant sur ces fantoches, c’est la trouvaille !… Elle a été très appréciée. J’entendais autour de moi des murmures d’approbation : « Que cela est joli ! et vrai ! et touchant ! Quelle délicatesse ! C’est Bérénice. » Je vous avertis, car vous pourriez ne pas vous en douter, que la Bérénice ! dont il s’agit est celle de Racine. L’héroïne de la comédie moderne sera donc une Bérénice un peu encanaillée.

Charlotte a mérité d’être récompensée : elle le sera au dernier acte. Julien, poursuivant sa veine, a été élu député. Mais, dans son appartement solitaire que Charlotte a quitté, où cette coquette de Simone n’est pas encore venue, il se sent troublé, mal à l’aise. Que lui manque-t-il ? Comment faire rentrer la sécurité dans son âme et le bonheur à son foyer ? Il n’y a qu’un moyen, et la bonté clairvoyante de Joséphine s’en avise aussitôt. Tous ces gens-là sont pleins de bon sens et de fine sensibilité. La bonne Joséphine et l’excellent Edmond comprennent avec la divination du cœur que Julien ne peut vivre sans Charlotte. C’est pourquoi Joséphine ramène Charlotte. Le malentendu est vite dissipé : Julien n’a jamais aimé que Charlotte, Charlotte n’a jamais aimé que Julien. Ils s’épouseront et ils auront la bénédiction du couple Joséphine-Edmond Tourneur. Des esprits chagrins ont voulu trouver dans ce dénouement idyllique matière à chicane. Il est excellent ; sans lui, l’œuvre ne serait pas complète.

Après avoir analysé par le menu les quatre actes de la Veine, quelques-uns ont eu vaguement conscience que ce qu’ils venaient de conter à leurs lecteurs risquait de sembler assez plat et singulièrement pauvre. Mais leur foi n’a pas été entamée par ce soupçon. « Car, ont-ils dit, c’est la pièce elle-même qu’il faut entendre. Tout le mérite est dans l’exécution, toute la valeur est dans l’agrément du dialogue. Il y a de l’esprit et encore de l’esprit ! » Il est hors de doute que M. Capus a beaucoup d’esprit ; et cela ne fait pas question. Mais puisqu’on a tant reproché à Scribe et à M. Sardou d’avoir agrémenté le dialogue de leurs comédies de plaisanteries qui ont traîné partout, d’où vient qu’on fait un mérite à M. Capus d’en user de même ? Il y a à toute époque un moule commun où la plaisanterie va d’elle-même prendre forme, des procédés ou des tics que se repassent indifféremment tous les auteurs gais, un tour de blague que prend insensiblement la conversation entre gens qui aiment à rire. Je regrette qu’un homme d’autant d’esprit que M. Capus ne se soit pas, dans le dialogue de la Veine, élevé au-dessus du niveau de cette sorte de drôlerie à l’usage de tous.

La Veine est en soi un ouvrage des plus insignifians et qu’il serait tout à fait injuste de juger avec sévérité. C’est une pièce d’une agréable banalité et qu’il convenait d’applaudir gentiment. Elle ressemble à dix autres comédies taillées de même à la mesure d’un public peu exigeant. M. Capus ne s’y est pas mis en frais d’invention. C’est un succès au meilleur marché. Si vous me demandez comment s’explique ce succès si disproportionné, ce sont là des mystères que je laisse à de plus ingénieux que moi le soin d’éclaircir. Mais ce succès valait la peine d’être noté. IL nous renseigne assez bien sur l’état d’esprit des quelques centaines de Parisiens qui, en écoutant la Veine, y ont trouvé avec de pures jouissances artistiques les douceurs de l’attendrissement. C’est un document à l’usage de ceux qui sont curieux de connaître l’âme falote et crépusculaire de nos bons boulevardiers. C’en est un aussi sur la façon dont se font aujourd’hui les réputations. Et j’avoue qu’il n’y a rien là de fort encourageant pour les écrivains qui seraient tentés de porter au théâtre un peu de vérité, de poésie, de fantaisie, de tendresse, d’émotion juste, et d’originalité d’esprit.

La Veine est jouée par des comédiens habiles et chers au public. Mlle Jeanne Granier est excellente dans le rôle de Charlotte Lanier, et M. Guitry dans celui de Julien Bréard. M. Albert Brasseur est, comme toujours, le plus réjouissant des pitres. Mlle Lavallière est d’une amusante gaminerie. La belle Mlle Lender était toute désignée pour le rôle de la belle Simone.


M. Vandérem nous avait donné naguère une comédie un peu trop subtile, mais d’ailleurs d’une jolie note et d’un tour délicat. Sa nouvelle comédie, la Pente douce, n’est certes pas inférieure. L’idée qu’il s’est proposée est une idée de moraliste ; elle est fort juste. La voici, telle que le raisonneur de la pièce nous l’expose dès le début. Dans l’amour coupable, il y a des gens qui vont tout de suite au dénouement : ils ne cherchent que le plaisir, ils le cherchent délibérément, et se hâtent de le trouver sans s’embarrasser de scrupules. D’autres, qui se croient en droit de mépriser les premiers et se tiennent pour de très honnêtes gens, se promettent de faire une belle défense. Ils se jurent à eux-mêmes qu’il est telles vilenies auxquelles ils ne se résoudront jamais, tels compromis qu’il leur répugnerait trop d’accepter. Pourtant ils s’engagent sur la pente ; ils y glissent insensiblement. Toute pente mène à un précipice. Le terme d’arrivée est le même : si la route a été plus longue. C’est qu’entre le devoir et la faute, il n’y a pas d’entre-deux. Amans qui parlez de la délicatesse de vos sentimens et de votre noblesse d’âme ! tout ce jargon n’est que de mauvaise littérature.

Telle est la thèse ; l’auteur va maintenant nous en présenter la démonstration méthodique. Un certain Clarence, après un gros chagrin d’amour, a été recueilli par ses amis Breysson, qui ont pris à tâche de le guérir. Il est entré dans l’intimité du ménage. La cure morale a fort bien réussi. Elle a trop bien réussi. Clarence est devenu amoureux de Geneviève Breysson. Mais il est honnête homme. Il n’est pas de ceux qui prennent la femme de leur ami. Il s’en ira. Il ira très loin, jusqu’en Afrique. Ses malles sont déjà bouclées. Nous savons bien qu’il en sera quitte pour les déboucler, et que pour l’empêcher de partir Geneviève fera le nécessaire. Geneviève et Clarence n’ont plus qu’un moyen de mettre en repos leur conscience d’honnêtes gens, c’est de tout dire au mari. Au dernier acte, nous les voyons très résolus à faire l’aveu libérateur. Puis, devant la douleur vraie du mari, l’un et l’autre ils hésitent, l’aveu expire sur leurs lèvres. Et voilà un ménage à trois qui ressemblera à tous les autres !

Ce dernier acte est très bien venu et vraiment dramatique. Les autres ont paru languissans. Pourquoi ? C’est d’abord que l’auteur a été victime de la gageure qu’il a voulu tenir. Il a prétendu ne nous intéresser que par la justesse de l’observation morale. Donc il n’a employé que des personnages ou conventionnels, comme le raisonneur, ou parfaitement quelconques. Par un surcroit de coquetterie, il nous a, dès le début, averti de tout ce qui se passerait, et il a fixé d’avance toutes les étapes de la route. Il n’a rien laissé à l’imprévu. Nous savons où nous allons et par où nous y allons. Nous sommes arrivés avant que d’être partis. Alors à quoi bon le voyage ? Pour nous intéresser à cette étude de psychologie en action, il eût fallu nous donner sans cesse l’impression que les personnages sont de bonne foi et qu’ils soutiennent contre les scrupules de leur conscience une lutte véritable. Cette impression, nous ne l’avons pas. Nous sommes trop pénétrés de la théorie de l’auteur et trop bien dans son secret. Nous soupçonnons les personnages d’être aussi avertis que nous et de jouer une comédie dont eux-mêmes ils ne sont pas dupes. Ce n’est plus scénique, mais ce n’est même plus vrai. Car il arrive que ces déroutes de la conscience soient réellement tragiques ; si M. Vandérem nous l’eût montré, je ne suis pas sûr que la morale y eût perdu, mais je crois que sa pièce y eût gagné en mouvement.

Mme Réjane a fait les plus louables efforts pour jouer le rôle de Geneviève avec calme et sobriété ; M. Maury a eu des accens de sincérité remarquables dans le rôle du mari ; M. Dubosc a singulièrement alourdi le personnage de Clarence. M. Huguenet, dans le rôle du raisonneur, a été la joie de la soirée.


R. D.