Revue des Romans/Matthew Gregory Lewis

Revue des romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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LEWIS (Mathurin Grey), romancier anglais, mort en 1818.


LE MOINE, traduit de l’anglais par MM. Deschamps, Desprez, Benoît, Lamarre, etc., 4 vol. in-12, 1797. — Ambrosio, prieur des dominicains de Madrid, est l’objet de la vénération publique ; comme il a été trouvé dans son enfance à la porte d’un couvent, et qu’une mystérieuse obscurité cache sa naissance, le peuple croit qu’il est tombé directement du ciel ; enfin sa piété et l’austérité de ses mœurs lui ont acquis la réputation d’un saint. Inflexible et cruel pour les faiblesses des autres, il découvre l’intrigue amoureuse d’une jeune religieuse de Sainte-Claire, la dénonce sans pitié à son abbesse, et il est cause que l’infortunée est plongée vivante dans d’affreux souterrains. Lui-même cependant ne demeure pas à l’abri de la séduction : un jeune novice de son couvent recherche avec empressement son amitié, et bientôt, dans ce novice, il découvre une femme, la jeune Mathilde, qui lui tend les piéges les plus délicats, et, de tentations en tentations, parvient à le faire succomber. Ambrosio se lasse de Mathilde et devient amoureux d’une jeune fille soigneusement gardée par sa mère ; mais Mathilde lui fournit le moyen de parvenir la nuit dans la chambre de cette jeune personne ; il y est surpris et accablé de reproches par la mère ; craignant que les cris de cette femme n’attirent des témoins et ne publient sa honte, il emploie la force pour lui imposer silence, et l’étouffe en lui appuyant le genou sur la poitrine… ; c’était sa mère ! … Ses désirs s’étant accrus par l’obstacle, il veut absolument assouvir sa passion ; Mathilde lui donne une potion soporifique, qu’il fait prendre à la jeune Antonia ; elle passe pour morte, et est transportée dans le caveau de l’église Sainte-Claire, dont Ambrosio a la clef ; il s’y rend à l’instant où Antonia revient de son assoupissement ; et là, au milieu des morts et des tombeaux, tandis qu’elle-même sait à peine si elle existe ou non, l’horrible satyre la viole. Mais tandis qu’il consomme son crime, on a découvert celui de l’abbesse de Sainte-Claire envers l’infortunée religieuse qu’elle a voulu faire périr dans un cachot ; le peuple met le feu au couvent ; Mathilde vient prévenir Ambrioso qui, pour éviter les indiscrétions d’Antonia, frappe de deux coups de poignard, et la tue sur la place même où il vient de la violer… ; c’était sa sœur ! … Ce crime devient inutile ; on le surprend, on le livre à l’inquisition, on le met à la torture, il avoue tous ses crimes. On le reconduit dans son cachot ; le diable lui apparaît et lui propose de le faire sortir de prison, pourvu qu’il se donne à lui corps et âme ; il accepte, et Lucifer l’enlève et le transporte sur le bord du précipice le plus escarpé de la Sierra Morena. Après lui avoir retracé le tableau de tous ses crimes, le diable, qui ne lui avait rien promis autre chose que de le tirer de prison, lui enfonce ses griffes dans la tonsure, s’enlève avec lui au-dessus du rocher, et, parvenu à une hauteur immense, il lâche sa victime. Le moine vient tomber sur la pointe aiguë d’un rocher, d’où il roule de précipice en précipice jusqu’à ce que, brisé, mutilé, il s’arrête sur le bord d’un torrent. La vie n’est pas encore éteinte dans son corps déchiré, mais il ne peut quitter le lieu où il est tombé, ses membres disjoints et rompus lui refusent leur office ; le soleil, en paraissant sur l’horizon, brûle la tête du pécheur expirant, des millions d’insectes viennent sucer le sang qui coule de ses blessures, s’acharnent sur ses plaies, lui en font de nouvelles et le couvrent de leur multitude ; les aigles déchirent sa chair en lambeaux ; dévoré d’une soif ardente, il ne peut se traîner vers la rivière ! Le malheureux languit ainsi six jours entiers ; le septième, il s’éleva une tempête, la rivière grossie surpassa ses rives, les flots gagnèrent le lieu où était le moine, et leurs cours entraîna vers l’Océan le cadavre du malheureux Ambrosio. — Dans ce roman, Lewis s’est montré supérieur à Anne Radcliff. Ses peintures sombres, mêlées de touches voluptueuses et ardentes, ont de la grandeur et de la force ; les attitudes de ses personnages sont vigoureuses et expressives. Il y a beaucoup de passages qu’on ne peut lire sans un frisson involontaire, tels qu’une histoire de voleur dans une forêt d’Alsace, et l’histoire de la nonne sanglante.

BLANCHE ET OSBRIGHT, suivie de l’Anaconda, traduit par M. de Sennevas, 2 vol. in-12, 1822. — L’action de cette nouvelle se passe au temps des croisades, dans le Palatinat. Le début en est sombre et terrible : la scène s’ouvre par une cérémonie religieuse ; le cercueil d’un enfant assassiné va être déposé dans une tombe de marbre ; le comte Rudiger descend dans le tombeau de son fils, en s’écriant d’une voix de tonnerre : « La terre ne couvrira pas encore l’innocente victime de l’avarice, nos cœurs ne lui diront pas encore un éternel adieu ; je veux jurer, avant de m’en séparer, de ne connaître de repos que lorsque sa mort sera vengée, lorsque j’aurai voué au démon du royaume des ténèbres l’assassin et sa race détestée. Oui, oui ! non-seulement lui, mais sa femme, ses enfants, ses domestiques, tous porteront la peine de son crime ; tous, tous ! Ses vassaux seront poursuivis dans les bois comme des loups dévorants, massacrés partout où on les trouvera ; les tours du château de ses aïeux deviendront la proie des flammes, et on précipitera dans leurs ruines leurs habitants épouvantés. Vengeance, vengeance éternelle sur l’odieuse maison d’Orremberg ! » — Le reste de l’ouvrage est digne de cette exposition. Les caractères sont tracés avec une profonde énergie, et les lecteurs avides d’émotions fortes ne liront pas sans intérêt cet ouvrage, digne quelquefois de l’auteur du Moine. Une pensée éminemment philosophique préside au tableau qui représente les excès de la haine des deux familles puissantes, s’accusant tour à tour des crimes qu’elles n’ont pas commis, et rendant les peuples qu’elles gouvernent victimes de leur vengeance héréditaire et de leurs préventions féodales.

La seconde nouvelle, l’Anaconda, rappelle le proverbe : A beau mentir qui vient de loin. Le héros est un serpent de l’espèce du boa. Plus terrible que le monstre marin qui dévora Hippolyte, il met en fuite toute une population, et l’on ne vient à bout de ce monstre redoutable qu’en lui donnant une indigestion. Cette nouvelle, malgré quelques descriptions qu’on lit avec plaisir, nous paraît indigne de l’imagination et de la plume du célèbre auteur du Moine.

Nous connaissons encore de cet auteur : La Soirée d’été, 2 vol. in-12, 1802. — Les Orphelins de Werdenberg, 4 vol. in-12, 1809. — Le Brigand de Venise, 2 vol. in-12, 1821. — La Fenêtre du grenier de mon oncle, in-12, 1821.