Revue des Arts, 1849

REVUE DES ARTS.


L’exposition de peinture et de sculpture de 1849 est close : le président de la république a distribué de sa main les récompenses décernées aux exposans désignés par la commission des beaux-arts. On sait que, par une heureuse innovation due à l’initiative de cette commission, composée en grande partie d’artistes, le gouvernement a créé pour le plus bel ouvrage du salon, à quelque branche de l’art qu’il appartienne, un prix d’honneur auquel est attachée une annuité de 4,000 francs. Cette récompense nationale, analogue aux prix fondés par le baron Gobert à l’Académie française, doit demeurer an lauréat tant qu’une plus belle œuvre ne viendra pas lui enlever la palme. C’était la première fois que ce prix d’honneur devait être distribué : il a été décerné à M. Jules Cavelier, ancien élève de l’école de Rome, pour sa statue en marbre de Pénélope. On a prétendu sans fondement que le choix du jury a un instant balancé entre M. Cavelier et Mlle Rosa Bonheur, dont la sérieuse peinture du Labourage nivernais a obtenu devant le public un succès si honorable. Quelque intérêt que nous attachions aux heureux et laborieux efforts de notre jeune et habile paysagiste, nous proclamons le bien jugé de la commission. Nous avouons même que l’hésitation d’un jury composé d’artistes eût causé quelque surprise. Si l’art de littérale imitation est porté loin par le talent de Mlle Bonheur, ses géorgiques procèdent trop de Delille, pas assez de Virgile. Son pinceau, encore inaccoutumé à l’art des sacrifices, décrit tout, donne à toute chose une valeur égale, et sa nature trop arrangée, trop époussetée, trop proprette, dénuée de la mâle saveur des champs, ignore encore les grandes harmonies poétiques qui font les maîtres.

M. Cavelier, au contraire, talent du reste éminemment plastique, possède le style qui s’applique aux sujets d’imagination, et sait s’élever à ces régions suprêmes de l’invention et de l’idéal où ne respirent que les fortes intelligences La nue imitation, la vérité vraie, dit tout du premier mot et n’a plus rien à dire ; la vérité poétiquement interprétée a, chaque fois qu’on la contemple, des révélations nouvelles. Aussi l’œil et le cœur sont-ils invinciblement rappelés vers cette statue de Pénélope, l’une des plus belles œuvres de l’école française moderne. La chaste reine, assise sur ce fauteuil d’ivoire et d’or que lui donne Homère et que recouvre une peau de panthère tombant sur les côtés du siége pour en dissimuler les vides, est surprise par l’aurore et par le sommeil, au moment où s’achève son travail de nuit. Les dernières laines de la toile défaite sont enroulées sur la quenouille que la main retient à peine ; son corps s’affaisse sur le dossier du fauteuil ; sa belle tête aux cheveux relevés soutenus d’étroites bandelettes retombe sur son épaule. Un collier descend du cou sur le sein dont les indiscrétions du sommeil, laissent deviner les contours, et les bras demi-nus se dessinent dans leur abandon avec une grace enchanteresse. Le vêtement est la tunique de lin, qu’accompagne un manteau ramené sur les genoux et rejeté sur le dossier du siége. Les voiles accusent autant la beauté des formes que pouvait le permettre le sujet. C’est le sommeil sans cesser d’être la chaste vigilance d’une épouse : les dieux du vieil Olympe, qui ont tant osé, auraient respecté ce sommeil. La tête est d’une noblesse et d’une sévérité de caractère que tempère la grace. La morbidesse des chairs, la délicatesse des mains et des pieds, sont irréprochables. Les draperies sont jetées avec aisance et souplesse, et il l n’y a point jusqu’à la tunique de fin tissu de lin, gauffré suivant l’usage des femmes de la Grèce, qui, touchée avec justesse et se soulevant à l’œil sous la douce respiration de Pénélope, n’ajoute encore aux illusions du cisceau.

Ce n’est point ici la sculpture de Canova, vive, mouvementée, ardente, cherchant l’effet, même dans la représentation du sommeil ; c’est une statuaire grave et calme, mais non sans émotion, comme le marbre froid de Thorwaldsen. C’est, en résumé, un ouvrage dans le goût sobre, contenu, élevé, de l’antique, une inspiration de ces belles statues qui remplissent et animent les places et les musées de Rome et y forment comme un autre peuple. Enfin, sans être un chef-d’œuvre d’originalité qui accuse un génie frappé au coin de Michel-Ange, la Pénélope est un chef-d’œuvre de goût et de grace, de tact et d’exquise convenance, de style fin et tempéré.

M. Cavelier avait exécuté aussi à Rome le modèle plus grand que nature d’une statue de la Vérité rejetant d’une main le voile qui la couvre, et de l’autre levant son miroir. Le temps a manqué à l’artiste pour reprendre et achever sur le marbre le travail du praticien. À l’exposition des envois de Rome, on n’a donc vu cette statue qu’à titre de mise au point ; mais s’il n’y avait pas là ce dernier souffle d’ame et de vie que donne le maître, on pouvait apprécier la grandeur des lignes, la richesse de l’ensemble. Après quelques mois de travail, l’artiste aura pu alléger la figure, semer les finesses sur le marbre dégrossi, et une bonne statue de plus prendra rang à la prochaine exposition.

M. Cavelier s’attaque d’ailleurs, avec un singulier bonheur, à une foule de sujets d’ordres différens. On a de lui des poignées de dagues bien inventées, exécutées avec esprit et finesse. C’est lui qui a sculpté le modèle de l’épée d’honneur offerte au général Cavaignac. Il a fait aussi couler en bronze une charmante statue, moins grande que nature, d’un coureur antique qui franchit la borne et enlève le prix. Le travail de cette figure atteste une sévère étude de la nature et un goût décidé pour le sentiment délicat des anciens allié à la vivacité des modernes. Ce coureur me rappelle malgré moi les gracieuses statues d”Hippomène et Atalante, et d’Apollon et Daphné, enlevées de Versailles, et qui figuraient si bien dans les hémicycles des bosquets des Tuileries où les avait placées le directoire. Depuis dix-huit ans, ces statues avaient été enlevées à l’œil des curieux pour être cachées dans un vase et un groupe dans les parterres plantés sous les fenêtres du château. Les deux figures d’Hippomène et Atalante surtout étaient d’une charmante exécution. Les deux amans couraient aux extrémités de la lice sur la même ligne, mais on voyait que la main d’Hippomène allait toucher la première le but. L’agonothète ou juge du camp était au commencement du stade. Que de fois ne me suis-je pas arrêté pour me faire juge de la course, au temps où les deux marbres vivans, lancés dans la carrière, n’avaient pas été enlevés à leurs jeux ! Quel charme ! quelle délicatesse ! quelle ardeur passionnée dans ces aimables figures ! — Et tout ce drame d’amour et d’art était perdu depuis, loin de tous les yeux, derrière des sauts de loup et des charmilles ! On travaille aujourd’hui à la restitution de ces charmans groupes ; les statues remontent déjà sur leurs piédestaux ; l’agonothète se fait encore attendre, mais bientôt il va reprendre sa place et donner le signal de la course amoureuse. Je voudrais que le charmant coureur de M. Cavelier trouvât aussi un asile dans ce jardin des Tuileries, où l’on peut étudier avec orgueil, comme dans un musée en plein air, l’école de notre pays. Quant à la statue de Pénélope, si justement couronnée par le jury, elle ne quittera pas la France. Elle a été acquise par M. le duc de Luynes, un de ces esprits élevés que réchauffe encore le vif sentiment des arts, et elle devient l’un des ornemens du château de Dampierre, décoré de la main du grand artiste, M. Ingres. Le jeune et modeste sculpteur ne demandait que 8,000 francs de sa statue ; le noble amateur, devançant le jugement qui vient de clore le salon, n’a voulu l’accepter que pour 12,000.

Au milieu de ces fêtes de l’art, la mort est venue jeter le deuil parmi les artistes en frappant l’un des talens les plus parfaits, un des caractères les plus aimables, une des intelligences les mieux douées de ce temps-ci, Mme Lizinka de Mirbel. Ses miniatures avaient acquis une réputation européenne, et son salon, un des derniers restes des temps de politesse, était le rendez-vous de toutes les élégances de l’esprit et des arts.

Fille, de M. Rue, commissaire de marine, Lizinka était née dans une famille dont toutes les branches étaient riches, excepté la sienne. Belle, vive et spirituelle, la jeune fille n’avait qu’un rêve, c’était de se suffire à elle-même pour recueillir auprès d’elle sa mère et un plus jeune frère. Enfin à dix-huit ans, après avoir long-temps cherché la voie qui pouvait la conduire à l’accomplis de son rêve, elle crut avoir trouvé sa vocation dans la miniature, et elle entra chez Augustin. De ce moment, chaque heure eut son emploi : telle fut consacrée au dessin à la maison et dans l’atelier, telle à la lecture, telle autre aux travaux de l’aiguille, où elle excellait comme dans tout le reste. Sur pied dès quatre heures du matin, et cependant toujours prête et jamais pressée, elle vivait le soir au milieu du monde, et le jour au sein de la plus sévère étude. Ce fut, en un mot, une jeunesse vaillante et forte, élégante à ses heures, dévorant le travail avant tout, et payant de toute son ame et de ses sueurs les succès de l’avenir encore lointain.

Toutefois, le péché originel des miniaturistes, c’est l’ignorance du dessin. Lizinka Rue pouvait bien apprendre, dans l’atelier d’Augustin, à faire tenir la couleur sur l’ivoire, à devenir habile aux petits procédés du métier ; mais le dessin, mais l’art lui échappaient. Un ami de sa famille, grand connaisseur en peinture et qui ne la pratique pas sans talent, M. Belloc, lui conseilla de quitter l’atelier et de se livrer exclusivement et sans relâche à l’étude du dessin. Elle suivit ce conseil, et, sous la direction amie de cet artiste, elle redoubla d’efforts et copia les maîtres en vue de son art spécial. Les jeunes artistes, à quelque branche qu’ils se vouent, ne savent pas assez, de nos jours, ce qu’il leur resterait du commerce avec les grands hommes de l’art, de cette lutte avec la science des Romains, la splendeur et la force des Vénitiens, la fidélité des Hollandais. Le talent de Mlle Rue s’y fortifia rapidement, et elle préluda bientôt à ses débuts en faisant la miniature d’une nièce de M. Rousseau, alors l’un des maires de Paris et depuis pair de France. Toutefois, éclairée par ce premier essai, elle se décida à travailler encore avant de se jeter dans la lice où brûlaient alors des talens distingués en possession de la faveur publique. On remarquait d’abord son maître Augustin, travailleur consciencieux et intrépide, dont la réputation s’était étendue hors de France. Comprenant la peinture d’une manière un peu étroite, cet artiste avait cru qu’un fini prodigieux était la dernière limite de l’art. Aussi ses miniatures, quelquefois fort belles, mais trop souvent attaquables sous le rapport du dessin et de la couleur, sont-elles des prodiges d’exécution patiente, dont l’œil armé de la loupe essaierait en vain de surprendre le travail.. À un rang inférieur par la renommée, mais supérieur par le talent, on découvrait le vétéran de la miniature, le vieil Aubry, qui, comprenant mieux la véritable vocation de la peinture, plus artiste en un mot que son émule Augustin, avait produit des portraits fort remarquables et donné l’essor à plusieurs élèves distingués.

Isabey avait produit, sous l’empire, des miniatures fort belles, qui lui avaient valu le renom sur lequel il vit encore. Depuis, il avait quitté l’imitation de la nature pour se jeter dans un océan de gaze que le mauvais goût avait adopté avec ardeur, et la mode voyait la grace dans ces visages de femmes coquettement voilées de nuages et de vapeurs. Chaque jour, Isabey s’était éloigné davantage de la nature, qu’il avait cependant su comprendre. Plus de caractère dans le dessin, plus de vérité dans la couleur ; mais la mode lui souriait encore et en faisait un rival dont il fallait tenir compte. À côté d’Isabey s’était élevé Saint, plus ferme et plus sévère, et qui se gardait de mettre l’adresse à la place de la vérité. Artiste studieux et plein de conscience, mais observateur peu habile, il abusait un peu trop de la touche ; il manquait de légèreté dans les accessoires, et ses ajustemens, faits à la manière de Gérard, semblaient être calqué sur ceux de cet artiste. Ce cachet puissant et fort qui accuse à la première vue l’individualité ne brillait que rarement dans son modelé et dans sa couleur ; à toutes les bouches, à tous les yeux, à tous les nez, Saint donnait un air de famille, et un perfide souvenir de la bosse s’interposait entre ses yeux et la nature. Enfin, étranger à l’art des sacrifices, il s’appesantissait en voulant tout rendre et tout nommer. En un mot, dans ses ouvrages trop positifs, si l’on peut parler ainsi, rien ne sentait le caprice, rien ne rappelait ce vague mystérieux dont abonde la nature, rien ne s’éclairait du rayon de l’idéal ; et cependant, en dépit de ces défauts, Saint était un talent solide, un véritable artiste.

Tels étaient les principaux miniaturistes qui occupaient l’opinion quand Lizinka Rue mit au jour ses premiers portraits : le président Amy, Louis XVIII, le duc de Friz-James et M. Perronet, premier valet de chambre du roi. Le premier et les deux derniers sont restés au nombre de ses chefs-d’œuvre. Quelque temps après, Lizinka Rue, devenue Mme de Mirbel, voyait la foule se presser dans son atelier. La faveur de Louis XVIII lui avait assuré la vogue. Chacun de ses portraits nouveaux était pour elle une nouvelle étude. Saint procédait par hachures, Isabey par pointillé, Augustin lavait et cachait son travail. Lizinka s’inspira de cette méthode de son maître, et c’est le seul emprunt qu’elle ait trouvé à lui faire, mais elle eut le goût d’en éviter l’excès. Elle varia les tons de sa couleur suivant la complexion de ses figures, elle serra son modelé avec une délicatesse extrême. Personne ne connut mieux qu’elle la charpente d’une tête humaine : la chair eut la souplesse qui lui est propre, les cheveux eurent le moelleux de la nature, et les yeux, unissant la finesse au fini, deux qualités, si distinctes dans l’art, peignirent la pensée du modèle. L’un des caractères les plus remarquables du talent de Mme de Mirbel, c’est qu’elle oubliait tout système quand elle se mettait à l’œuvre, c’est qu’elle arrivait sans manière devant la nature, c’est qu’elle cherchait à la prendre sur le fait, et se livrait au bonheur de l’inspiration. Comme elle l’a dit elle-même dans un écrit élégant et plein de sens, où elle appréciait son art comme elle le traitait : « La nature est assez féconde en effets variés pour offrir au peintre habile les moyens de faire valoir ses figures sans s’écarter du vrai. »

Il serait difficile d’énumérer les miniatures qu’a peintes Mme de Mirbel pendant sa longue carrière. Quelques-unes sont des chefs-d’œuvre. Elle excellait dans les portraits d’hommes et de femmes âgées. La mère de M. Guizot, par exemple, est incomparable. Il y a d’elle néanmoins des portraits de jeunes femmes d’une rare élégance et d’un bonheur achevé.

Deux autres pertes dans les arts viennent de signaler ces derniers jours : M. Papety a succombé à une fièvre adynamique, et M. Richomme, graveur, membre de l’académie des Beaux-Arts, s’est éteint. M. Papety avait, on s’en souvient, par son Rêve de bonheur, donné les plus brillantes espérances. Dans ses voyages en Italie et en Grèce, il avait recueilli sur la peinture byzantine des documens dont un article publié dans cette Revue[1] a pu faire apprécier l’intérêt. Malheureusement, des études si sérieuses n’ont pu porter fruit. M. Richomme fut un graveur agréable, habile maître du burin, et dont l’exécution séduisante a fait tout le succès. Il a gravé la Galatée de Raphaël et son Adam et Ève, mais il est de cette école qui travestit trop souvent la simplicité magistrale de Sanzio en gentillesse moderne. Il a eu l’imprudence de regraver la Sainte Famille’qu’avait gravée Edelinck, et son œuvre n’a servi qu’à prouver combien Edelinck est un grand maître. M. Richomme laisse un jeune élève dont le talent est bien supérieur au sien, M. Sainte-Ève, qui, lui aussi et plus heureusement, consacre sa vie à la reproduction des œuvres de Raphaël. La mort de M. Richomme laisse à l’institut une place vacante que l’opinion publique, qui choisit quelquefois, dit Tacite, décerne à M. Henriquel-Dupont. M. Dupont est un de ces rares graveurs qui savent passionner le cuivre, et tout ce qui sort de ses mains respire une fleur de sentiment tous les jours moins comme chez ceux qui tiennent le burin.


F. F. C.

  1. Voyez la livraison du 1er juin 1847.