Revue Musicale de Lyon 1904-03-16/Les Sonates de Beethoven

Texte établi par Léon Vallas (p. 1-4).

Les Sonates de Beethoven

POUR PIANO ET VIOLON
(Suite)

DIXIÈME SONATE

La dixième sonate est l’œuvre 96. Elle a été écrite en 1812, c’est-à-dire neuf ans après la sonate à Kreutzer. Aussi le nombre d’œuvres importantes écrites par Beethoven, pendant l’intervalle qui sépare ces deux sonates, est-il considérable.

Voici la liste des principales : la Symphonie héroïque (œuvre 55) ; la Sonate appasionata (œuvre 57) ; les septième, huitième et neuvième Quatuors à cordes formant l’œuvre 59 ; la quatrième Symphonie en si bémol (œuvre 60) ; le Concerto de violon (œuvre 61) ; la cinquième Symphonie en ut mineur (œuvre 67) ; la sixième Symphonie Pastorale (œuvre 68) ; l’opéra de Fidelio (œuvre 72) ; le dixième Quatuor en mi bémol, dit « des harpes » (œuvre 74) ; la septième Symphonie en la (œuvre 92) ; la huitième Symphonie en fa (œuvre 93) ; le onzième Quatuor à cordes en fa mineur (œuvre 95).

Cette sonate est dédiée à l’archiduc Rodolphe. Ce haut personnage était le dernier des fils de l’empereur Léopold ii et le frère de l’empereur François ii, qui régnait alors. Il était par conséquent, le neveu de la reine Marie-Antoinette et l’oncle de l’impératrice Marie-Louise. Remarquablement doué pour la musique, il jouait du clavecin en véritable artiste. Il fut l’un des rares élèves que Beethoven ait consenti à former. Il ne cessa d’être pour son maître le protecteur le plus fidèle et l’ami le plus dévoué.

Vers 1809, la situation pécuniaire de Beethoven, qui ne vivait guère que du produit de ses compositions, était peu brillante et nullement assurée pour l’avenir. Aussi lorsque le nouveau roi de Westphalie, Jérôme, lui expédia son premier chambellan, le comte Teuchess-Waldurg, pour lui offrir la charge de Maître de chapelle de sa Cour, Beethoven fût-il fortement tenté d’accepter, d’autant plus que les fonctions qui lui étaient offertes s’annonçaient comme une parfaite sinécure grassement rétribuée. Le nouveau Monarque n’aimait la musique qu’à doses très fractionnées ; il ne trouvait de plaisir qu’aux airs courts et vifs. Beethoven était séduit par la possibilité de travailler à loisir à ses compositions, à l’abri des soucis de la vie matérielle. Il se réjouissait de pouvoir disposer d’un orchestre pour faire exécuter ses œuvres.

Lorsque se répandit la nouvelle que Beethoven allait quitter Vienne où il était fixé depuis 17 ans, un émoi considérable s’empara des admirateurs du Maître. Trois grands seigneurs voulant à toute force retenir Beethoven, prirent l’engagement de lui servir jusqu’à sa mort une pension annuelle de 4.000 florins. Ces trois généreux Mécènes étaient l’archiduc Rodolphe qui s’inscrivit pour 1.500 florins par an, le prince Loblowitz pour 700 florins et le prince Ferdinand Kinoky pour 1800 florins. Un acte en bonne et due forme fut passé, stipulant les motifs et les conditions de la pension dans des termes qui sont tout à l’honneur de Beethoven et des trois donateurs. Il fut signé le 1er mars 1809.

Beethoven déclina les offres du roi Jérôme. Il était heureux de n’être plus contraint de quitter un séjour qu’il aimait. Il exprima sa joie par ce propos plaisant : « Il était écrit que je ne devais jamais manger des jambons de Westphalie ».

Beethoven qui avait le cœur haut placé dédia en témoignage de reconnaissance un certain nombre de ses plus belles œuvres à chacun de ses trois illustres protecteurs.

L’archiduc Rodolphe qui admirait et aimait énormément Beethoven fut le plus favorisé. En outre de la dixième sonate pour piano et violon, le Maître lui a dédié les œuvres suivantes : Les quatrième et cinquième concertos de piano ; (œuvre 58 et 73) trois sonates pour piano la vingt-sixième (œuvre 81) la vingt-septième (œuvre 106) et la trente-deuxième et dernière (œuvre 111). Le dix-septième et dernier quatuor à cordes (œuvre 133) (grande Fugue). Le célèbre trio à l’archiduc pour piano, violon et violoncelle (œuvre 97). Enfin lorsque l’archiduc Rodolphe fut nommé archevêque d’Olmütz, Beethoven composa pour la cérémonie du sacre la Messe solennelle en .

La dixième sonate présente plus d’une analogie avec la huitième sonate. D’abord sa tonalité. Toutes deux ont leur premier et leurs derniers mouvements en sol majeur. Dans l’une et dans l’autre le mouvement intermédiaire est en mi bémol. Beethoven a fort peu employé la tonalité de sol majeur. Il n’a écrit dans ce ton que deux sonates pour piano et les deux sonates faciles. Aucune de ses symphonies n’est en sol majeur.

Ces deux sonates offrent entre elles une autre ressemblance. La huitième est d’un bout à l’autre une délicieuse pastorale. Dans la dixième, l’allegro moderato initial et l’allegretto final présentent aussi un caractère incontestablement pastoral. Il fait complètement défaut dans l’adagio.

Rien n’est gracieux comme le début de l’allegro moderato. Trois groupes semblables se succèdent formés d’un trille de deux croches et d’une noire. On dirait trois souriantes et aimables révérences. Au bout de quatre mesures, ces salutations plus affables que cérémonieuses se renouvellent, puis la main droite, la main gauche et le violon dans la partie intermédiaire égrènent délicatement en les liant les notes arpégés de trois accords du plus harmonieux effet. Cette succession d’accords arpégés et suivie d’une descente par accords de quart et sixte est tout à fait comparable à la descente du même genre qui est reproduite avec une grande fréquence dans la première scène si mouvementée du troisième acte de la Walkyrie. Dans la sonate de Beethoven cette descente s’effectue par intervalles d’un ton, dans le drame de Wagner elle se fait par intervalles chromatiques.

La première phrase ne consiste que dans les effets rythmiques, groupes et accords arpégés, dont il vient d’être question.

Il existe de par le monde des esprits déplorablement enclins à la parodie. Un facétieux de mauvais goût qui s’aviserait d’affubler le thème saccadé de la deuxième phrase d’un odieux et trivial accompagnement de mazurka, en ferait la plus platement vulgaire des danses. Beethoven a revêtu cette phrase d’un pimpant accompagnement de triolets sautillants ; c’est la plus poétique, la plus aérienne des chansons.

Chacune des deux périodes de la troisième phrase, vive et gaie pendant trois mesures, s’achève comme par un soupir. Ni l’une ni l’autre ne se termine sur la tonique, mais bien sur la seconde que précède la tierce bémolisée. Malgré la barre de mesure interposée, ces deux notes séparées par un demi-ton sont liées. La figure qui résulte de l’accolement de ces deux notes unies et distantes d’un demi-ton produit l’effet d’une plainte langoureuse. Dans le cours de cet allegro cette figure est répétée à plusieurs reprises quatre fois de suite.

Plusieurs charmantes et onduleuses marches inverses en triolets sont à signaler.

Cet allegro moderato qui débute si gracieusement demeure, en dépit de rares accents doucement plaintifs, frais, lumineux et riant. Le spectacle de la belle nature éveillait infailliblement chez Beethoven des sentiments d’admiration, de sainte et bienfaisante joie. Cet état d’âme est exprimé dans cet allegro moderato avec un grand charme poétique.

Pendant ses promenades à travers champs, qu’il affectionnait tant, Beethoven s’asseyait au pied d’un arbre et se prenait à songer. L’adagio en mi bémol n’est qu’une de ces profondes méditations dans lesquelles le Maître aimait à se plonger. C’est une contemplation de l’ordre le plus élevé. L’âme du poète musicien s’élève dans les régions éthérées au-dessus des misérables contingences terrestres et plane dans le plus pur idéalisme. On sent poindre l’aurore de la troisième manière.

Cet adagio s’enchaîne sans interruption avec un scherzo en sol mineur. Cette tonalité est tout à fait exceptionnelle dans l’œuvre de Beethoven. Elle est au contraire familière à Mozart qui en a usé dans deux de ses chefs-d’œuvres : la Symphonie en sol mineur et un Quintette pour instruments à cordes dans la même tonalité. Tout ce scherzo est caractérisé par une forte accentuation sur le troisième temps. Le trio en mi bémol est absolument délicieux.

Le poco allegretto final n’est tout simplement, bien que mention n’en soit pas faite, qu’une série de variations sur une simple et gracieuse mélodie champêtre. La première phrase de cet air rustique ne se départit point de la tonalité de sol majeur. La deuxième phrase débute par une modulation dans le ton de si majeur, puis retourne à la tonalité primitive. Les deux reprises qui suivent ne sont qu’une variation en croches liées. Une deuxième variation est constituée par des réponses alternantes en triolets. Une troisième est formée par une délicate broderie de doubles croches de la main gauche. Une quatrième variation est coupée par des accords lancés à tour de rôle par le piano et le violon. L’adagio en 6/8 n’est encore qu’une ravissante variation interrompue par des points d’orgue. Pour se convaincre qu’il s’agit bel et bien de variations, il suffit d’observer la succession des accords. Elle est absolument la même dans toutes ces variations et la modulation en si majeur est ramenée constamment à la même place. Après un retour de la mélodie originelle en mi bémol, l’allegretto s’achève par une deuxième variation d’un mouvement plus rapide.

Cette dixième et dernière sonate nous offre à admirer un adagio d’une sublime inspiration. Dans toutes ses autres parties elle célèbre poétiquement les sentiments de bonheur intime que font naître la splendeur et la richesse de la campagne couverte de fleurs et de verdure.

Voici terminée cette bien incomplète et pourtant trop longue étude. Elle eût singulièrement gagné en clarté à être accompagnée du texte des phrases musicales dont il est question. L’auteur s’est abstenu de toute citation dans la crainte d’abuser de l’hospitalité que la Revue Musicale de Lyon lui avait pourtant largement offerte. Il ne se dissimule pas que la lecture de nombreux passages a dû paraître aussi peu compréhensible que celle d’un ouvrage de géométrie qui serait dépourvu de figures. Seules les personnes qui possèdent ces sonates absolument par cœur ou celles qui aurait eu la bonté d’âme de recourir à la partition, ont pu se rendre un compte exact de tout ce qui a été écrit.

Le seul but de cette étude a été d’indiquer les beautés les plus saillantes de ces sonates, à la façon dont un guide Bædecker signale les monuments remarquables d’une ville intéressante. En feuilletant un Bædecker on se sent pris du vif désir d’explorer telle contrée plutôt sèchement décrite. Puisse la lecture de cette aride étude inciter un plus grand nombre d’amateurs à étudier à fond, jouer et rejouer ces admirables sonates. Ils se procureront d’ineffables jouissances artistiques.

Ces dix sonates forment à peine la dixième partie de l’œuvre gigantesque de Beethoven.

Quelle place doit-on lui assigner parmi les œuvres du Maître ? Une fort honorable mais qui n’est pas la première. Elles doivent céder le pas aux trente-deux sonates pour piano seul, aux dix-sept quatuors à cordes, aux neuf symphonies. Et voici pourquoi : La troisième manière, la plus belle, n’est pas représentée dans les sonates pour piano et violon. Les sonates pour piano, les quatuors, les symphonies comptent des œuvres de la troisième manière.

Et pourtant les dix sonates pour piano et violon suffiraient à immortaliser un compositeur.

Les très belles sonates qu’a produite l’école moderne n’ont pas encore éclipsé celles de Beethoven. Tant qu’un pianiste et un violoniste s’associeront pour faire de la musique, les dix sonates qui viennent d’être étudiées feront le fond de leur répertoire.

Beethoven est un des plus grands génies dont l’humanité puisse s’enorgueillir. Dans le domaine de la musique pure, il n’a pas jusqu’ici été égalé, encore moins surpassé.

Paul Franchet.