Revue Musicale de Lyon 1904-02-03/Chronique lyonnaise

Chronique Lyonnaise

GRAND-THÉÂTRE


Le Crépuscule des Dieux.

Les représentations du Crépuscule ont continué de faire salle comble depuis quinze jours. Il n’est pas sans intérêt d’en chercher les raisons.

Car il ne faut pas supposer que le public vienne là, en foule comme il viendrait à la Walkyrie ou à Louise, simplement pour entendre une musique agréable, suffisamment claire pour être intéressante et assez habile pour n’être pas banale. Ce sont là des œuvres qui s’imposent à tous ceux qui ont l’oreille vaguement musicale, ou qui ont du goût artistique même à l’état de traces.

Il n’en va pas de même pour la Goetterdæmmerung. L’audition de la dernière journée tétraplégique est, la première ou les premières fois, une fatigue atroce, un surmenage cérébral épuisant, si l’on essaye d’en comprendre la structure ; Wagner s’y est fait une loi d’éviter le développement mélodique, à un point tel, que les arcanes du Crépuscule resteront éternellement closes aux profanes. Cet enchevêtrement, jamais inextricable, mais constamment ardu, de thèmes généralement à peine esquissés, exige une attention profonde, soutenue, un effort incessant de compréhension. On ne saurait mieux comparer cet effort qu’à la tension d’esprit d’un homme entendant un long discours dans une langue qui ne lui serait pas absolument familière. Un fragment de phrase a passé aux cors ; ce sont les premières notes de l’Appel du fils des bois ; et tandis que l’on cherche à étiqueter ce thème et à en trouver la signification symbolique ou réelle, le motif de Nothung a claironné aux trompettes, la clarinette basse a gémi celui de la Compassion de Sieglinde et les tüben ont proposé la phrase des Waelsungen vaillants, cependant que les trombones tonitruaient l’appel ré bémol ut présageant la mort du héros. L’esprit de l’auditeur s’affole, incessamment aiguillonné par son oreille, qui lui pose sans arrêt, simultanément parfois, vingt questions nouvelles, et l’on s’épuise, et l’on se cabre, et l’on se laisse emporter à la dérive, noyé, perdu, dans ce déluge thématique, dans ce dédale harmonique, dans ce labyrinthe orchestral. Telles sont les inévitables affres d’une première audition. À la seconde, à la troisième plutôt, certaines scènes deviennent claires, nettement intelligibles, splendidement lumineuses même. À la cinquième ou à la sixième audition, le Crépuscule apparaît enfin sous son vrai jour, le chef-d’œuvre de la musique analytique.

Tout ceci, bien entendu, est une affaire d’éducation musicale et de prédisposition antérieure. Pour des professionnels, pour des harmonistes, le Crépuscule peut être compréhensible d’emblée. Même chez cette élite, je doute qu’il produise un enthousiasme bien profond. Éliminons si vous voulez le commencement du troisième acte, qui est indiscutable : la scène des Filles du Rhin, le récit de Siegfried, le Trauermarsch (sans perdre de vue d’ailleurs que les deux premières de ces pages sont singulièrement éclairées par la connaissance du Rheingold et du second acte de Siegfried) : de tout cela certainement se dégage un certain charme infini, prenant, poignant, enveloppant, et qui séduit à la fois l’esprit et les sens. Mais le reste, c’est-à-dire les quatre cinquièmes de l’œuvre, est, si je puis m’exprimer ainsi, de la musique exclusivement intellectuelle, cérébrale, analytique, nullement sentimentale (je prends ce mot dans son sens le plus élevé et le plus complet), et le plaisir qu’elle procure n’est nullement différent à mon avis, de celui, très fort, que donnerait la compréhension d’un problème d’analytique extrêmement complexe ou d’une thèse métaphysique éthérément absconse. J’avoue d’ailleurs avoir goûté une joie beaucoup plus vive, à la lecture attentive, lente et recueillie de la partition d’orchestre qu’à la représentation ; ce qui vient peut-être de ce que l’interprétation subjective vaut toujours mieux que la représentation objective et réelle, ou plus probablement, car le Crépuscule était admirablement donné, de ce que je n’ai pas la compréhension suffisamment rapide.

Car on ne saurait trop répéter quel rôle prépondérant joue le facteur individuel dans l’impression que laisse la Gœtterdaemmerung. Le nombre des spectateurs qui y sont retournés plusieurs fois est relativement petit, précisément parce que beaucoup n’ont pas eu le courage d’affronter un second effort de compréhension, qui les eût amenés presque inévitablement à revenir aux auditions suivantes. D’autre part, il ne semble pas que la majorité des spectateurs aient été fort émus par les beautés de l’œuvre. La Gœtterdaemmerung n’est point le fait du brave homme qui va au théâtre comme on va au cirque ou au music hall, pour se délasser. Les conversations entendues, un peu à tous les étages, mais plus particulièrement aux places numérotées, donnent une plutôt piètre idée de l’éducation musicale du public en général. Un des plus considérables facteurs du succès obtenu par le Crépuscule aura été la curiosité doublée de snobisme. Par contre les galeries hautes ont offert, comme à l’époque de Tristan et à celle des Maîtres Chanteurs, le spectacle d’une réunion de fervents véritables : C’est là que se célèbre le culte de l’idée Wagnérienne, c’est là que sont les purs disciples du maître de Bayreuth ; c’est là qu’il ne fait pas bon émettre de subversives opinions sur l’excès de longueur du premier acte, ou sur l’intérêt discutable de certains passages du second : c’est là enfin que j’ai failli être mis en pièces, comme jadis Orphée par les bacchantes, pour avoir osé une sacrilège comparaison entre l’appel ré bémol ut des cuivres, présageant le meurtre de Siegfried et les sonorités attristées et violentes à l’aide desquelles les pompiers font ranger les badauds sur le trajet de leurs équipages.

Il est intéressant de noter, d’ailleurs, que ce public des quatrièmes est aussi hétérogène que possible, toutes les classes sociales s’y coudoient : car l’éducation musicale par le drame lyrique a ceci de très particulier, qu’elle a pénétré simultanément et d’une façon sensiblement égale les diverses couches. Il y a là un fait de fraternité artistique que je ne puis que signaler aujourd’hui.

En définitive, je résumerai de la façon suivante l’impression ressentie aux cinq représentations du Crépuscule entendues jusqu’à ce jour : il n’y a pas d’œuvre musicale plus difficile et plus abstraite, il y en a peu qui puissent fournir une pareille somme de jouissances intellectuelles. En outre, et pour la grande masse de public, certains passages, plus colorés, plus chauds et plus clairs (interludes du premier acte, toute la première partie du troisième, etc.) constituent une compensation plus que suffisante à la fatigue que leur impose la gymnastique cérébrale nécessaire à la compréhension de ce chef-d’œuvre.

Mlle Claessen a remplacé Mlle Janssen, à la cinquième représentation. Cette artiste a fait preuve dans le cours de la saison de très intéressantes qualités artistiques. Nous avions donc le droit d’espérer d’elle une bonne interprétation du rôle écrasant de Brünnhild. Elle s’est montrée intelligente et consciencieuse : et la seule observation qu’on ait en général formulée c’est que Mlle Claessen ne possède point les qualités vocales de l’incomparable artiste qui l’avait précédée[1]. Mais, si l’on pousse plus loin le parallèle des deux interprétations la différence apparaît surtout en ceci que Mlle Claessen a composé le rôle en cantatrice habile et en actrice intelligente et bien conseillée, tandis que Mlle Janssen l’a véritablement vécu, transfusant sa vie propre et son âme dans ce personnage irréel.

Nous espérons d’ailleurs que la retraite de Mlle Janssen n’est que momentanée. Il nous paraît inadmissible que l’on songe à monter la tétralogie entière, en se privant d’un des principaux éléments de succès. Le nombre de rôles disponibles dans l’Anneau du Nibelung est d’ailleurs suffisant pour que toutes les bonnes volontés trouvent leur emploi.

Edmond Locard.

LES CONCERTS

Séances de Sonates Rinuccini-Geloso

On se souvient avec quel succès fut donné, il y a trois ans, aux Concerts Lamoureux, le cycle des neuf symphonies de Beethoven. Cet hiver, le quatuor Parent doit régaler les Parisiens de la série des 17 quatuors à cordes. Nous ne pouvons malheureusement pas avoir l’espoir d’entendre à Lyon toutes ces symphonies et tous ces quatuors.

MM. Rinuccini et César Géloso ont eu la charitable pensée de nous dédommager dans la mesure de leurs moyens. Ils ont les premiers conçu dans l’idée d’interpréter dans notre ville le cycle intégral des sonates de Beethoven pour piano et violon. Grâces leur en soient rendues !

Jusqu’ici trois, quatre au plus de ces sonates, toujours les mêmes, nous ont été servies dans les concerts. La Revue musicale de Lyon s’est maintes fois élevée contre cet exclusivisme injustifié. Les dédaignées sont signes de l’honneur de figurer aux programmes, au même titre que leurs sœurs plus privilégiées.

La réputation de certains auteurs serait fortement entamée par l’exécution intégrale de toutes leurs œuvres d’une même catégorie. La gloire d’un Beethoven ne peut que s’en accroître. Il n’est rien sorti de banal ni de médiocre de la plume du Titan de la musique.

La première des auditions consacrées par MM. Rinuccini et Geloso aux sonates de Beethoven pour piano et violon, a eu hier lundi soir, 25 janvier. Une élégante assistance en majorité féminine, emplissait la coquette salle de musique classique de la rue Stella.

Le programme de cette première séance était chargé. Il comprenait les quatre premières sonates. Personne n’a trouvé la dose exagérée.

La première et radieuse sonate en a ouvert le feu. Avait-elle été entendue à Lyon depuis l’hiver 1875 ? Elle fut alors merveilleusement jouée par Sivori et Francis Planté à l’un des concerts du Dimanche organisés par Aimé Gros, dans la salle de l’ancien Eldorado de la rue Belle-Cordière.

MM. Rinuccini et Geloso ont dignement marché sur les traces de leurs illustres devanciers. Ils ont donné à l’allegro con brio la gaieté et l’ardeur voulues, chanté gracieusement le thème de l’andante, attribué à chaque variation le caractère qui lui est propre. La variation du violon a été prestigieuse. Le rondo final a été entraînant et joyeux à souhait.

La deuxième sonate est d’une interprétation un peu plus ardue. Elle a été rendue aussi excellemment que la première. Dans le premier mouvement la vivacité a cédé, quand il le fallait, la place à l’expression. L’allegretto a été dit avec un sentiment fin et délicat. Le final avec une aimable expression.

La troisième sonate en mi bémol avait été inscrite au programme d’un concert donné, il y a quatre ans, par les frères Geloso, à la Société de musique classique lyonnaise. Le programme a été changé au dernier moment. La troisième sonate a été remplacée par la septième en ut mineur. Inutile de dire que les frères Geloso ont triomphé dans cette dernière.

Ils auraient également triomphé avec la troisième, comme l’ont fait MM. Rinuccini et Geloso. Tout auditeur a pu se douter que le superbe allegro con spirito, est pour les deux instruments hérissé de sérieuses difficultés ? Toute l’intense émotion de l’adagio a été communiquée à l’assistance. Quelle joyeuse vaillance dans le rondo final !

Les applaudissement ont éclaté unanimes. Certes ils avait été nourris après chacune des deux premières sonates. Après la troisième les bravos ont été autrement plus chauds. La grandeur et la beauté de l’œuvre avaient enthousiasmé la salle entière. Une splendide exécution l’avait subjuguée.

La quatrième sonate plus gracieuse, mais moins puissante, n’a pas eu sur le public la même portée que la précédente. Peut-être une sonorité trop éclatante a-t-elle retiré quelque peu de leur grâce et de leur délicatesse à la fugue de l’andante scherzoso ainsi qu’à certains exquis passages du final. Sauf cette légère imperfection, l’exécution a été fort bonne.

En somme, soirée de haute valeur artistique. Quatre sonates de Beethoven supérieurement interprétées par deux artistes n’ayant d’autre idéal que d’en faire ressortir les beautés, ont charmé, ému et transporté l’auditoire.

Vendredi dernier, salle Philharmonique, un intéressant concert donné par Mlle Hélène Barry, pianiste, avec le concours de M. Dressen, violoncelliste.

Programme intéressant et très varié, allant de Bach et Hændel à Schumann, Chopin, César Franck et Saint-Saëns.

Mlle Barry s’est montrée artiste consciencieuse dans son interprétation très fine de la Gavotte variée de Hændel et très brillante de la Novelette en la de Schumann. Mais pourquoi n’a-t-elle jouée que Prélude et Choral de Franck en laissant de côté la Fugue admirable qui fait partie intégrante de l’œuvre ? D’ailleurs Mlle Barry, dont le talent est tout de délicatesse et de nuances était plus à l’aise dans les Préludes de Chopin qu’elle a traduits à la perfection.

M. Dressen — violoncelliste solo des Concerts Lamoureux et professeur à la Schola Cantorum — s’est montré excellent virtuose dans des œuvrettes de Locatelli et de Popper, ces spécialistes du violoncelle, et parfait musicien dans la sonate de Saint-Saëns. Le concert s’est terminé par les Variations symphoniques de Boëllmann, œuvre très connue, bien écrite, et non dépourvue de banalité.

Ce soir mercredi, troisième concert de la Symphonie Lyonnaise. Au programme, œuvres de Beethoven, Wagner, Chabrier.

Dimanche prochain, 7 février, à 2 h. 1/2, salle Philharmonique, deuxième concert Marteau consacré aux œuvres de Gabriel Fauré avec le concours de l’auteur.

Au programme : quatuor avec piano en sol mineur, no ii ; sonate pour piano et violon ; quatuor avec piano en ut mineur.

MM. les Artistes et Organisateurs de Concerts qui désirent qu’il soit rendu compte de leurs auditions sont priés d’adresser un double service à la Rédaction de la Revue Musicale de Lyon, 117, rue Pierre-Corneille.

  1. C’est ainsi que pour éviter à Mlle Claessen la fatigue terrible de la scène du bûcher, au dernier tableau, on a supprimé 54 mesures, ce qui simplifie d’une façon appréciable le rôle de Brünehild.