Restons chez nous !/Chapitre V

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 39-47).

V



PENDANT qu’elle voyait son Paul triste et découragé, que faisait Jeanne, la délicieuse fille du père François Morin, sa « fermière, » comme il l’appelait ?

Elle travaillait toujours, ferme et dur, la vaillante fille. Mais, devant son impuissance à retenir son fiancé au milieu d’eux, à la seule pensée de son départ possible, et en songeant qu’elle pourrait rester seule, longtemps peut-être, elle devenait triste aussi, et perdait beaucoup de son humeur joyeuse…

Jeanne était la femme d’intérieur, la femme de bon sens par excellence. Il fallait que cette soif de voyages et d’inconnu dont brûlait Paul fut bien puissante pour persévérer devant Jeanne.

La jeune fille était née dans la maison qu’elle dirigeait aujourd’hui. Son père, immigré, lui aussi, d’une des plus belles paroisses de Charlevoix, la Baie St-Paul, était arrivé à Bagotville un des premiers. Il n’avait, certes, pas volé la belle ferme qu’il habitait, non plus que cette terre qu’il cultivait avec amour. Dieu lui avait refusé la faveur d’un fils qui aurait pu l’aider dans ses durs travaux ; mais il s’en consolait quand il voyait sa « fermière » si vaillante, si intéressée ; il s’en consolait aujourd’hui surtout qu’il voyait Paul sur le point de partir ; … peut-être aurait-il fait comme lui, son fils, s’il en avait eu un.

On aimait bien Jeanne à la ferme, chez Jacques Pelletier aussi, où elle était considérée comme enfant de la maison ; et partout où son bon caractère, son humeur joyeuse et sa vaillance l’avaient fait connaître.

Nombreux étaient les jeunes gens, dans la paroisse, qui avaient cherché à accaparer les bonnes grâces de Jeanne. Mais devant sa préférence marquée pour Paul, devant l’amour constant de celui-ci, on avait reculé ; sans en rabattre cependant de l’estime et de l’amitié que l’on avait pour elle…

Et Jeanne était digne en tous points de cette estime générale. Pourquoi donc les idées extravagantes de Paul ne capitulaient-elles pas devant cette grâce ingénue ? … c’était à n’y rien comprendre.

Semblable à ces nénuphars dont le calice d’or, au-dessus de l’onde, se balance sans souci de la tempête, Jeanne, avec son bon sens et son âme forte, bien haut planait au-dessus de ces intelligences étroites de jeunes filles qui ont pour aliment une coquetterie pleine d’astuce et pour rosée des pleurs amers lorsque la vanité n’est pas suffisamment repue, ou l’orgueil satisfait.

Oh ! oui, elle, Jeanne, ferait une femme qui saurait égayer un foyer, dissiper le nuage qui se dessine à l’horizon, mettre un peu de joie sur un front sérieux, l’espoir dans un cœur brisé par les luttes de la vie… elle saurait pleurer avec l’âme, sœur de la sienne, sourire à son bonheur, applaudir à ses succès, l’encourager dans ses échecs et dans ses déboires… Avec elle, le mari n’aurait plus songé qu’à son « home », délicieux. Que lui seraient, en effet, les clubs, les tavernes et les bouges, qui tuent si sûrement et si rapidement, chez l’homme qui s’y livre, l’amour du foyer, quand il saurait qu’il a près de lui l’une de ces femmes précieuses dont l’esprit et le cœur dévoué en font à la fois la compagne de ses travaux et la confidente de ses pensées…

Quand on voit aujourd’hui la jeune fille si mal comprendre la beauté d’une vie intérieure, calme et tranquille, qu’elle n’entrevoit qu’à travers le prisme de la légèreté et d’une efflorescence ardente, on peut bien dire que Jeanne était un trésor…

Et si tu pars, et si tu suis les pernicieux conseils de ta trompeuse imagination, Paul, tu le perdras ce trésor !… Pourquoi aller en chercher d’autres, imaginaires, à l’étranger, quand, sous ta main, sans te déranger, tu peux en posséder un, unique et précieux entre tous ?…

Ils s’aimaient depuis plusieurs années déjà, Paul et Jeanne. Quand Jacques Pelletier arriva à Bagotville, François Morin y était fixé depuis près de dix ans et Jeanne n’était qu’une bambine qui, toute la journée, suivait son père aux champs, courait partout, prairies et bois, à la cueillette des framboises et autres petits fruits sauvages, ou à la recherche des nids d’oiseaux… En arrivant, Paul s’était bien vite lié d’amitié avec cette enfant, à peu près de son âge, et si gracieuse et si gentille. À cette époque, le jeune fils de Jacques Pelletier était un mélange d’irréductible enfantillage, exubérance physique et de simplicité rude. Et en le voyant aujourd’hui avec cette gravité de mauvais aloi, sa mère regrettait presque qu’il eût grandi… Pourquoi donc l’impossibilité de ce rêve puéril et doux — semblable à celui que font toutes les mères — de le conserver tel qu’il était alors : petit enfant aux yeux limpides et à la tête bouclée ?… Tant de difficultés allaient se lever bientôt autour de ce petit être indiscipliné et charmant qui prenait déjà des allures d’homme, malgré l’extrême enfantillage de ses yeux…

Oh ! pourquoi est-ce donc tout de suite l’avenir ?…

Le soir, à l’heure où les chauves-souris commencent à sortir de leurs trous dans les vieux toits, Paul et Jeanne avaient joué bien souvent ensemble à des jeux innocents, pendant que les parents causaient et fumaient sur le seuil de la ferme et formaient mille projets pour l’avenir de ces deux chers enfants…

Tous les jours, quand Paul revenait des champs avec son père, il avait toujours quelques surprises à faire à sa petite voisine ; un jour, c’était un nid de rossignol, orné à l’intérieur de trois jolies boules bleues ; il s’en était donné de la peine pour attraper cette petite chose délicate qui se balançait à la cime d’un grand peuplier ; mais c’était pour Jeanne, et il n’y regardait pas de si près… Un autre jour, un « casseau » d’écorce rempli de grosses fraises rouges, ou un rayon de miel de taon trouvé sous une meule de foin, faisaient les frais de la surprise quotidienne…

En ce temps-là, certes, non, ce n’était pas encore de l’amour, ces attentions ingénues et délicates, mais ça ne devait pas tarder et cette camaraderie intime de l’enfance devait se changer bientôt en un sentiment plus solide et plus durable.

Plusieurs années se succédèrent ainsi, heureuses, sans nuage, pour nos deux braves familles de colons…

Jeanne n’est plus la bambine d’autrefois ; elle est grande jeune fille maintenant et, dans le libre épanouissement de ses dix-neuf printemps, dans la pleine efflorescence de son âme, elle s’abandonne au seul bonheur de vivre, répandant autour d’elle, comme un astre, l’éclat inconscient de sa radieuse jeunesse et de sa pétillante gaieté.

Le temps était arrivé où l’amitié de l’enfance devait faire place à l’amour du jeune homme et de la jeune fille. Tous deux, Paul et Jeanne, s’y abandonnèrent délicieusement, sans que même ni l’un ni l’autre, un seul instant, se fût englué dans les pipeaux de la galanterie.

La tâche avait été douce et facile à Paul, Jeanne était jolie. Ses traits, sans avoir la noble régularité de la beauté, étaient gracieux dans leur mélange de douceur et de malice. Sans doute, elle n’avait pas cette beauté mignarde, ce teint vaporeux qui s’épanouit dans l’atmosphère artificielle et embaumée des salons ; bien préférable est cette robuste beauté, ce visage frais et rose que seuls peuvent donner l’air et les travaux des champs… Avec cette âme d’enfant, insouciante de l’avenir, le présent suffit amplement à Jeanne et elle s’y abandonne rieuse et légère, heureuse. Fille de fermier relativement pauvre, elle se plaît dans sa position et ne désire pas en sortir. Occupée tout le jour à une dure besogne, elle n’a pas le dangereux loisir de rêver, et quand, dans de rares circonstances, la folle du logis se met à faire des siennes, elle n’a pas grand peine à la ramener à la réalité. Et lorsqu’enfin l’amour est venu frapper à la porte de son cœur, elle ne s’en est pas émue outre mesure et n’a pas laissé errer son esprit dans le domaine de la chimère. Comme de cette humble classe de travailleurs où elle est née, elle conserve tous les instincts, tous les goûts, le seul roman qu’elle ébauche en ce moment est d’imaginer, à la place de la chaumière traditionnelle, un modeste logement, bien propre, où elle logera tranquillement son amour comme dans le seul nid qui lui convienne. Aussi, dans l’époux qu’elle a rêvé elle a cherché autre chose qu’un de ces jeunes « frappés » qui, trop souvent, dans les campagnes, essayent de jouer au dandy ce qui produit un effet désastreux, et elle a trouvé Paul.

Paul, en effet, pouvait devenir un mari modèle ; possédant toutes les fortes qualités des travailleurs de la terre : laborieux, sobre, pieux, il serait bon père et bon époux. L’amour rend sérieux et intéressé. Aussi, devant celui, profond et sincère, qu’il ressentait pour sa voisine, Paul devint très grave tout-à-coup. D’ailleurs il était trop intelligent pour confondre la fougue de la jeunesse, les entraînements de la passion avec un amour pur et durable, il ne se faisait pas illusion sur le véritable état de son cœur à l’égard de Jeanne ; il était bel et bien pris au piège de l’amour ; et le sentiment qu’il éprouvait pour sa petite voisine était loin d’être le caprice d’un jour, la folie d’un moment, le songe d’une nuit dont on doit se réveiller au soleil…

Ils en étaient donc là tous deux, quand Paul, poussé par l’impitoyable démon de la curiosité et des voyages, et aussi, par amour encore pour Jeanne, comme il le disait d’ailleurs, — c’était sa seule raison sérieuse — résolut de partir, de voyager, de devenir riche, afin d’être plus heureux plus tard, après le retour…

Pauvre enfant, il croyait que le bonheur montait et baissait selon que l’on avait plus ou moins de pièces blanches et jaunes dans son gousset… D’abord, on avait cru à un caprice d’un moment qui s’en irait bientôt comme il était venu. Mais devant l’idée persistante de Paul, il fallut bien vite se rendre à l’évidence. Alors ce fut l’évanouissement des beaux et riants projets. Paul essaya par tous les moyens possibles d’atténuer le mauvais effet de sa résolution ; il eut beau dire qu’il ne partait pas sans espoir de retour, qu’il reviendrait bientôt et que son absence ne durerait tout au plus que deux ou trois ans ; on n’en persistait pas moins, autour de lui, à considérer comme écroulé tout l’échafaudage des chers projets. Pour Jeanne, malgré la bonne humeur qu’elle faisait voir quand même et bien qu’elle se berçât, devant Paul, de l’espoir de son prompt retour, c’était l’évanouissement de ses plus beaux rêves… Bientôt, oui, bientôt, hélas ! la réalité froide, ironique et moqueuse, viendra tinter son glas funèbre sur les débris de tous ses pauvres rêves anéantis…