Renaissance et Réforme - La Religion des humanistes

Renaissance et Réforme - La Religion des humanistes
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 289-324).
RENAISSANCE ET RÉFORME

LA RELIGION DES HUMANISTES


I

II est peu de périodes plus brillantes pour l’histoire de la Renaissance française que celle qui s’ouvre par le troisième décennaire du XVIe siècle.

Le triomphe de la paix a été celui du progrès intellectuel. Libre au dehors, la royauté va, au dedans, prendre la direction du mouvement. Orateurs, poètes, historiens, peuvent à l’envi saluer le « prince des lettres. » C’est l’âge d’or des lettrés. Ils sont choyés, protégés, appelés à la Cour, comblés de pensions et de bénéfices. Et c’est aussi l’avènement de l’esprit nouveau. Sous l’influence de Budé, François fait le geste décisif. En mars 1530, les premiers lecteurs royaux sont institués : Danès et Toussaint pour le grec ; Vatable et Guidacerius, pour l’hébreu ; Oronce Fine pour les mathématiques. Les hymnes d’admiration et de reconnaissance qui célèbrent l’acte royal nous prouvent qu’il a été compris. C’est plus qu’un atelier de travail qui s’ouvre ; c’est la culture moderne elle-même qui prend possession de l’Etat, monte sur les degrés du trône, et n’est plus seulement une parure, mais une institution.

En cela, nos lettrés se trompent-ils ? Jamais le désir d’apprendre n’a été plus grand, ni le besoin de savoir plus général. On connaît le passage célèbre dans lequel Rabelais se réjouit d’un progrès qui rend « les palefreniers plus doctes que les docteurs et prescheurs de son temps » et fait aspirer « les femmes et les filles elles-mêmes à ceste louange et manne céleste de bonne doctrine. » — « Les lettres, dit à son tour Dolet, sont cultivées plus qu’elles ne l’ont jamais été. Tous les arts s’épanouissent : tous les hommes sont comme portés vers la recherche de la vérité et de la justice. Maintenant ceux-là avancent partout, en pleine lumière, qui auparavant tâtonnaient misérablement dans les ténèbres. » — Cette joie de penser, d’écrire, de connaître, cette jouissance suprême d’une fête intellectuelle, d’une liberté d’esprit, jusque-là insoupçonnée, tel est bien le sentiment général. Il semble que l’humanité entière touche aux rives du bonheur, puisque les lettrés sont heureux. — Jamais aussi la production intellectuelle ne fut plus intense. Des cénacles partout, dans les villes d’université et dans celles de la bourgeoisie riche : à Orléans, Poitiers, Bordeaux, Bourges, Toulouse, Montpellier ou à Lyon, Nîmes, Tours, Grenoble ; une floraison superbe d’écrivains et de savans : cicéroniens comme Dolet, poètes comme Bourbon, Maigret, Duché, Voulté, historiens comme Bouchet, érudits comme Baïf, Danès, Bérauld ou Chéradame, éducateurs comme Cordier, juristes comme Alciat, Arlier, Scève et Boyssonné, médecins, astronomes, géomètres, philosophes, sans compter les deux plus grands, Budé et Rabelais, et derrière eux une armée grossissante de versificateurs, de grammairiens, de pédagogues, qui prennent rang aux côtés de l’homme d’église et de l’homme de cour, aristocratie du savoir dont tous les membres se connaissent, s’écrivent, se louent à l’envi, pouvoir nouveau de l’opinion qui va gouverner le Roi et avec le Roi : voilà le spectacle que la France donne à l’Europe. Comment cette génération nouvelle ne serait-elle point grisée de ses conquêtes ? Visiblement, dans le déclin de l’Italie, les déchiremens de l’Allemagne, la Renaissance française prend peu à peu le premier rang. Cela, nos écrivains le voient et le disent, et ce qu’ils remarquent encore, plus confusément, il est vrai, c’est que, dans cette période même où elle triomphe, son esprit se transforme et son horizon s’élargit.

A la fin du XVe, au début du XVIe siècle, la culture nouvelle n’avait guère été qu’un retour à l’antiquité latine. Après 1524, l’hellénisme va en devenir un des facteurs prépondérans. — Erudite et lettrée, la pensée classique ne s’était guère appliquée qu’à l’étude des langues ou de l’homme, des œuvres de l’esprit ou de la vie morale. Après 1530, elle regarde vers la nature. Et assurément, elle l’observe encore à travers les livres de l’antiquité. Qu’importe ! si la curiosité scientifique est en éveil. En 1530, Oronce Fine publie sa Promethesis, manuel de mathématiques, de géométrie, de cosmographie. En 1535, Pierre Gilles va éditer ses seize livres « sur la force et la nature des animaux, » jetant ainsi les fondemens de la zoologie moderne. En 1536, Baïf va écrire de Re hortensi, premier essai d’une classification botanique. — Dernier trait dominant : la langue s’émancipe comme les idées. Si des érudits, comme Budé et Bérauld, gardant les défiances de l’homme cultivé contre le « parler vulgaire, » proclament la supériorité des langues anciennes, d’autres comme Seyssel, comme Champier, sont venus, viennent chaque jour, qui songent à « magnifier » la nôtre. La révolution religieuse qui commence va hâter encore le mouvement. L’idiome national avait pu être le vocabulaire, un peu dédaigné, des « rhétoriqueurs » et des chroniqueurs ; avec Lefèvre, Berquin, Farel, il devient l’interprète de la théologie. Toute une province jadis fermée lui est ouverte : la religion. Comment hésiterait-on à lui ouvrir les autres ? Et celles-ci s’ouvrent peu à peu, grâce à la diffusion de l’imprimerie, qui, en multipliant le nombre des lecteurs et des livres, invite les écrivains à s’adresser à tous, grâce à l’intérêt politique, qui dans l’unité de la langue voit une des formes de l’unité du royaume. En 1529, Robert de Tory rédige le premier plaidoyer en faveur du français, « une des plus belles et gracieuses de toutes les langues humaines. » Sept ans plus tard, Dolet écrira son Orateur français. Les grands écrivains vont à leur tour consacrer la primauté nouvelle. En 1531, Bouchet a composé ses Annales d’Aquitaine ; en 1532, Rabelais son premier livre de Pantagruel et Marot son Adolescence Clémentine ; en 1535, Calvin, l’Institution chrétienne. Ce n’est point seulement la langue qui se fixe, mais la littérature qui apparaît.

Une révolution intellectuelle aussi générale, aussi profonde, devait être forcément en contact avec la révolution religieuse. Elle la précède. Par certains faits, elle la prépare ; par certains traits, elle lui ressemble, — à ce point que quelques historiens ont pu dire que, jusqu’à Calvin, elles se confondent. — En réalité, par sa rupture avec la scolastique, son retour à l’antiquité chrétienne comme à l’antiquité classique, la Renaissance est elle-même une réforme. Elle n’oppose point seulement deux méthodes et deux classes, les lettres à la dialectique, les lettrés aux théologiens ; elle offre un idéal de croyance et d’action. Or, cet idéal tel qu’il nous apparaît dans l’humanisme français de 1530, sous sa forme la plus générale, est toujours celui que l’humanisme chrétien de l’âge antérieur a formulé.

Même conception du christianisme. — Comme Erasme et Lefèvre, nos écrivains y voient moins un système dogmatique qu’une vie. Avec Cordier, ils répéteront volontiers la vieille maxime : « Ne pense point de Dieu des choses trop haultes et qui passent ton entendement. » Ou encore, avec Dolet : « Aucune théologie nous manque si nous croyons au Christ et si nous avons la foi. » Qu’ils regardent donc vers Dieu ! Ce n’est point pour saisir son être, mais ses contacts. Vers le Christ ? Ils ne méditeront point sur son essence, mais sur ses préceptes et ses bienfaits. Ainsi leur foi sera surtout morale et pratique. Elle se détournera du « théologisme » pour s’en tenir aux grandes et simples vérités de l’Evangile. Aimer Dieu et les hommes, pratiquer la vertu, réprimer ses passions, voilà pour eux l’essence de la religion. « L’Evangile est une loi, » écrit Budé, une « sagesse plus sainte. » Ce qu’il nous apporte, c’est un idéal de bien, une explication de la vie, une promesse de bonheur.

Même conception de la théologie. — Sous sa forme pratique, celle-ci n’est que l’enseignement des préceptes du Christ ; sous sa forme savante, que l’étude, vivifiée par la philologie et l’éloquence, des textes sacrés. « Il convient, dira Budé, à la philosophie orthodoxe de constituer, sur le fondement solide de l’érudition ou des lettres, l’étude de la sagesse. » Voilà bien la doctrine de Rabelais, de Dolet, de Bourbon, et qui est aussi celle des écrivains les moins suspects. « Il faut, dit Chéradame, puiser les oracles divins à leur source, dans leur langue, non dans les mensonges (je me trompe, je voulais dire les commentaires) des auteurs. Il n’est qu’à voir combien ceux-là traitent grossièrement les Livres Saints qui ne connaissent pas l’hébreu. » Un autre hébraïsant, un moine, celui-là, Xanctes Pagnino affirmera avec autant de force ce devoir du théologien de recourir aux textes originaux. Une proposition condamnée d’ailleurs, en 1531, par la Sorbonne va résumer ces tendances. « La Saincte Ecripture ne se peut bonnement entendre sans la langue grecque, hébraïque et autres semblables. » C’est remplacer la dialectique spéculative de l’Ecole par l’appareil critique de l’érudition.

Mêmes aspirations à un christianisme spirituel. — Moins de dévotions, diront après Erasme nos humanistes, et plus de piété. Qu’on ne s’étonne donc point qu’ils soient hostiles aux pratiques ou aux traditions populaires. Elles choquent la croyance des uns, la raison ou le goût des autres. Ils n’admettent pas de vertu propre aux pèlerinages, aux observances, aux formes rituelles. Et s’ils n’entendent point proscrire les hommages rendus aux Saints, c’est de leur « culte idolâtrique » qu’ils s’indignent, « Pauvres gens, dira Grandgousier aux pèlerins, pensez-vous que la peste vienne de saint Sébastien ? Les faulx prophètes nous annoncent-ils telz abuz ? Blasphèment-ils en cette façon les piétés sainctes de Dieu qu’ils font semblables aux diables ? » « Honorer les Saints, écrira encore Budé, ce n’est point vénérer leurs reliques, mais imiter leur vie. » Voulté se moquera du merveilleux populaire, des statues miraculeuses, des vierges noires, ou des Christs qui « saignent. » Dolet raillera l’usage de plonger, en grande pompe, une croix dans la Garonne. Bourbon s’en prendra aux Saints qui guérissent. « Sois heureuse, écrira-t-il à la reine de Navarre, au moment de ses couches, et quand l’heure sera venue, ce n’est point Lucine, mais le Christ qui te protégera. » Allusion évidente au culte de sainte Marguerite. On connaît son ode célèbre « au Dieu puissant et bon, » critique acérée des abus de la doctrine, des mœurs, et aussi de la piété traditionnelle. Ces strophes contre les statues élevées « en l’honneur des dieux et des déesses, et qui multiplient les sectes et les cultes, en détruisant l’unité, » c’est presque l’accent « luthérien. »

Voilà bien les aspirations communes de l’humanisme français de 1530 à 1538, celles qui, de Budé à Dolet, de Rabelais à Marguerite de Navarre, lui donnent comme un air de famille. Elles forment ce qu’eux-mêmes appellent « la Doctrine évangélique » opposée aux u inventions humaines. » Un mot les résume, qu’ils prononcent, qu’ils écrivent, presque tous, avec amour : le Christ. — Mais que tous se disent chrétiens et fils de l’Eglise, cette communauté large d’idéal ne supprime point les différences de fond qui les séparent. L’individualisme de la Renaissance ne peut conduire qu’à l’individualisme religieux..

Sous l’unité très générale de la culture, se forment, à cette heure décisive, les courans qui vont entraîner le siècle et dissocier les élémens disparates dont le réformisme est constitué.


II

Le premier, le plus ancien, est le courant érasmien : et son représentant le plus illustre est Guillaume Budé.

Si individualiste qu’il soit, on peut dire que, vers 1530, l’humanisme français a son chef. Par son âge, ses fonctions, ses œuvres, son crédit, Budé est en France plus qu’un nom, une royauté. Dolet lui dédiera ses commentaires. Erudits ou jeunes poètes le louent à l’envi, et le sollicitent parfois. Un billet de sa main, une invitation à Marly, sont les plus enviées des faveurs. N’est-il point « le prince de la philologie, » le créateur des études grecques, « l’honneur de son pays, » « le génie immortel » qui est pour la France « ce qu’Erasme est pour l’Allemagne ? » On le voit : un peu d’orgueil national se mêle à ces éloges. Mais assurément, Budé est un grand esprit à qui rien n’a manqué que d’être écrivain. Avec cela, honnête homme, un peu grave, le maître de requêtes de l’Hôtel du Roi est encore plus qu’une belle intelligence : une belle âme, et une âme chrétienne. Il a le goût des sciences sacrées ; si nous ouvrons le recueil de ses œuvres, de ses lettres, ses adminicula, cahiers intimes où il jetait pêle-mêle des notes, des citations, des réflexions, nous voyons combien en lui la science religieuse s’unit à la culture intellectuelle. Sa pensée est aussi bien nourrie des Prophètes, de l’Évangile, de saint Paul, que des philosophes ou des poètes. Les Pères de l’Eglise lui sont aussi familiers que Platon et Homère. Comme Erasme, il est vraiment le cerveau où catholicisme. Renaissance et Réforme vont le mieux se rejoindre, s’équilibrer, se concilier. A cet esprit encyclopédique, à ce moraliste austère, le problème religieux venait donc s’offrir de lui-même. Nous savons d’avance sous quel angle il l’envisagera. Ce qu’il rêve, ce qu’il veut, c’est enrichir la pensée religieuse par la Renaissance, purifier la Renaissance par l’esprit chrétien.

Que la culture classique pût s’adapter au christianisme, il n’est point de thèse que Budé ait plus souvent formulée, ni plus âprement défendue. Dès 1515, il l’ébauche dans le De Asse. Il y revient en 1529, dans son traité sur la Bonne Institution des études, comme dans ses dialogues sur la Philologie. Aussi bien, en 1530, la cause est gagnée. Nul ne songe plus à exclure la culture classique des écoles. — Mais la révolution religieuse a posé le problème sous un autre aspect. En substituant l’éloquence et l’étude des langues à la dialectique, l’humanisme a prétendu changer non seulement les méthodes du savoir, mais celles de la théologie. Cette transformation est-elle nécessaire ? légitime ? Ne fraye-t-elle pas les voies à l’hérésie ?

Objection redoutable que la Sorbonne avait opposée aux humanistes et que l’auteur du traité Des Études s’attache à réfuter. Il en montrera d’abord le sophisme. Que la révolution religieuse ait apparu presque en même temps que la révolution intellectuelle, comment le nierait-il ? Ce qu’il conteste, c’est le rapport nécessaire que les intransigeans établissent entre l’une et l’autre. Coïncidence, et non conséquence. Et à tout prendre, comme Erasme, Budé peut dire que, si une déviation s’est produite, elle est plus le fait des hommes que des méthodes. Faudra-t-il donc supprimer la théologie parce que la plupart des hérésies sont le fait des théologiens ? « Un petit nombre d’hommes, écrira-t-il, se sont levés, qui ont incriminé la connaissance de la langue grecque comme l’instigatrice des opinions erronées... comme si on ne voyait point le même temps produire des miracles et des monstres détestables... » — Mais la question est plus haute encore. Que les théologiens regardent cette révolution dont ils s’indignent ! Elle est un fait universel. Elle ne s’impose point seulement à la pensée religieuse, mais à la pensée : aux méthodes théologiques, mais à toute forme de savoir : à la médecine, au droit, et ce qu’elle transforme, ce n’est point la vérité, mais la manière dont l’homme cherche et prouve la vérité. Est-elle un progrès ? Est-elle un bien ? Que l’on compare seulement le présent au passé. « En écrivant ces choses, il me venait à l’esprit combien mon sort était regrettable, à moi qui ai dépensé à ces études (anciennes) toute la fleur de ma jeunesse... dans un temps où la lumière des lettres n’avait point lui au delà des Alpes, sinon toute faible, à peine perceptible. Et maintenant leur clarté vive nous inonde... Quel bienfait plus grand la Providence a-t-elle pu faire aux hommes, après la religion fondée sur l’enseignement du Christ sauveur ! » — Il s’agit de savoir si, de ce progrès nécessaire, la théologie va prendre sa part, ou si elle se résigne à rompre avec l’esprit général de son temps.

Pour Budé, la réponse n’est pas douteuse. Affinité du symbolisme antique et de la révélation, origine divine de l’éloquence comme de la sagesse, autorité des Pères, nécessité pour la théologie elle-même, si elle veut convaincre, si elle veut être comprise, de s’exprimer purement, noblement, voilà les argumens qu’il développe avec sa solidité habituelle. De ces preuves, il en est une surtout qui lui est chère : cette idée que la science religieuse n’est point elle-même « une science séparée, » mais qu’elle plonge dans la culture générale. La pensée médiévale avait surtout été une dialectique ; la théologie s’était alors pliée aux méthodes de l’abstraction et du raisonnement. La pensée nouvelle est érudite et lettrée : pourquoi la théologie repousserait-elle la philologie et l’éloquence ? Nous touchons ici à la conception même que Budé se fait de la science qui n’est autre qu’une synthèse de l’universel. Entre toutes les formes du savoir, nous n’avons le droit, ni de choisir, ni d’exclure, car toutes s’appellent, se conditionnent, se complètent. Philologie, philosophie, théologie, voilà le cycle complet où doit se former « l’homme raisonnable, » comme la série où se meut l’esprit humain. Dans ces étapes successives, les lettres seront toujours le point de départ, la « sagesse » une halte nécessaire, la science divine la conclusion. Qu’est-elle donc elle-même ? sinon « une philosophie plus sainte qui contemple les choses éternelles, et une foi purifiée qui avec l’aide de la grâce nous transforme... » Budé dira encore excellemment : « La religion... est la sphère infinie » où peuvent, où doivent se mouvoir toutes les connaissances, toutes les actions humaines dans l’unité du savoir et de l’amour.

Voilà donc, dans cette théorie de la science, le christianisme concilié avec l’humanisme, et partant, formulé l’idéal classique, qui dominera pendant trois siècles notre civilisation. Et tel est le service rendu par l’hellénisme à la Renaissance française. Il la ramène au sens de l’universel. Mais n’oublions pas non plus que notre savant est un chrétien. Et ce qu’il voit et ce qu’il dit, c’est qu’à son tour, le christianisme est nécessaire à la Renaissance, et que lui-même doit se réformer pour réformer la société.

Cette conception perce dans le De Asse. Elle s’affermit avec l’âge et à mesure qu’il vieillit. En 1534, c’est pour la défendre que le savant écrira son dernier livre, le De Transitu hellenismi ad christianismum. Cri d’alarme arraché par les désordres et les périls qui s’aggravent. Il s’agit bien, en effet, d’abus extérieurs, passagers ; c’est le principe même du Christianisme, la foi au Christ sauveur, qui est ébranlé dans les âmes. Dans son triomphe, la Renaissance s’est corrompue. L’incrédulité et le paganisme ont passé les Alpes. Dès 1524, Erasme a pu signaler l’extension des doctrines qui nient la Providence et l’immortalité de l’âme, et il ne se trompe guère, quand, trois ans plus tard, il dénonce le « cicéronianisme » comme un mouvement de libre pensée. Budé, à son tour, s’était ému de ces tendances en écrivant, en 1520, contre les doctrines du fatalisme son De Contemptu rerum fortuitarum. De ce monde brillant auquel il appartient et qu’il observe, le moraliste a vite fait de discerner les tares : le luxe des prélats, le cynisme des courtisans, le scepticisme d’un trop grand nombre de lettrés et, d’un mot, sous les dehors chrétiens, la férocité de l’instinct et le déchaînement des sens. « Combien sommes-nous aujourd’hui, écrira-t-il, qui, ayant sucé le lait de la religion, bien plus, qui nourris par elle, en gardons le souvenir ? » Ou encore : « Le monde est plongé dans le sommeil d’Epiménide. » L’homme en est venu à douter de tout, sauf de lui-même. Il s’avilit parce qu’il a cessé de croire, tout en continuant à pratiquer.

A ces intellectuels, et à ces sages imbus de l’hellénisme, il faut prouver que la religion n’est pas seulement la plus haute des philosophies, mais la plus nécessaire ; que les lettres, si légitimes qu’elles soient, ne nous assurent pas les seuls biens désirables : la vérité et la vertu. — La vérité ? La philosophie a pu s’adonner à sa poursuite : elle n’en a saisi que l’ombre. Si belles que soient les œuvres des penseurs ou des poètes, elles n’ont pas pu nous apprendre « la vraie nature des choses, » encore moins notre destinée. L’antiquité n’a murmuré qu’une espérance. Seul, le christianisme nous offre ces certitudes que la raison réclame, cette paix intellectuelle que notre cœur attend. — La vertu ? Plus encore que le vrai, elle échappe à nos prises. La raison peut découvrir l’idéal du Bien ; seule, la grâce nous donne la force de le réaliser. « Autre chose est d’être fait à l’image de Dieu, ce qui est la loi de l’homme raisonnable ; autre chose d’être formé à la ressemblance de Dieu, ce qui est adapter sa vie à la perfection évangélique. » Nous sommes comme ces compagnons d’Ulysse qui font voile vers leur patrie et traversent la « mer des Sirènes. » Comme Ulysse, nous ne résisterons « qu’en nous attachant au mât de la doctrine. » Nous « évader est le fait d’une intervention céleste. » Conseils, maximes, découvertes des sages sont condamnés à disparaître ; l’homme ne grandira, ne progressera que par cette énergie divine qui ne cessera d’agir en lui.

C’est ici l’effort nécessaire : rendre à cette société le sens chrétien. « Il n’est plus temps de s’attarder avec les muses dans les défilés du Parnasse, de disputer dans le Portique, à l’Académie, en des entretiens subtils, sur la vie heureuse... Le seul souverain bien, le seul bonheur est de posséder Dieu... A l’école de l’Evangile. « Tâche immense, tâche urgente, qui, pour réussir, demande d’abord à l’Eglise de se réformer elle-même. Non, en vérité, à cette réforme, à la fois intellectuelle, disciplinaire et morale, elle ne peut plus se dérober. Qu’elle change ses méthodes de spéculation, si elle veut parler au siècle la langue du siècle ! Qu’elle supprime les abus de son gouvernement : les dispenses, le cumul, la vénalité, rétablissant, contre l’arbitraire de ses chefs, les garanties du droit ou le contrôle des assemblées ! Qu’elle revienne surtout elle-même à la pratique comme aux enseignemens de l’Evangile. Seul moyen d’y ramener le monde ! Regarder vers le Christ, immoler notre volonté libre entre ses bras, apprendre de lui la voie et les moyens de le suivre, le renoncement, les humiliations, l’amour des épreuves, nous ne serons sauvés qu’à ce prix. Combien même seront sauvés ? La gravité philosophique de Budé ne répugne point à cette doctrine du petit nombre des élus. Il y a déjà du jansénisme dans cette religion.

Mais voici le dernier trait de cet évangélisme. Pour combattre le rationalisme et le libertinage des mœurs, il n’entend pas, comme Luther, sacrifier ni la raison, ni la liberté. Comme Erasme, il n’oppose point : il rénove et concilie.

En 1519, il a pu être favorable à Luther ; avec tous les lettrés d’ailleurs, admirer « sa confiance à revendiquer la vérité, comme la hauteur de son âme. » Dès 1521, quand Luther a rompu avec l’Eglise, il se sépare hautement de ses doctrines. Dans une lettre rendue publique, il écrit alors : « Luther a affirmé des choses inouïes, inconnues depuis longtemps : il a rejeté des opinions qui sont reçues et fixées pour tous... » — Ainsi, pour Budé, pas de réforme possible en dehors de la tradition intellectuelle et doctrinale. Il y a des « questions tranchées depuis longtemps et sur lesquelles il est inutile de revenir. » Et si, lui-même, en ce moment, se préoccupe des problèmes soulevés, de ces questions de grâce, de liberté, de péché, s’il y cherche une réponse dans les Docteurs catholiques ou les Pères, c’est qu’il entend rester dans l’orthodoxie, et lui donner une adhésion loyale. Il continuera donc à croire à la valeur de l’homme, perfectible par lui-même, sous l’influence de l’éducation et du milieu. S’il reconnaît que la foi est un « don divin, » non « une fille de la parole humaine, de la sagesse humaine, de la philosophie grecque, » nous savons le prix qu’il attache à la science et aux bienfaits du progrès intellectuel. S’il admet que l’homme ne peut rien sans la grâce, il voit dans la grâce même un appui, non une contrainte pour son libre arbitre. Les lois civiles, remarquera-t-il, ne suppriment point la liberté civile. Pourquoi notre volonté ne serait-elle pas libre, même sous la loi du péché, ou sous la loi de la grâce ? « Je crois, ajoute-t-il, que l’homme peut être sauvé par ses mérites, appuyés sur les fondemens de la foi, comme l’esclave, jadis, rachetait sa liberté par son pécule ; mais, à proprement parler, ce pécule n’est pas à lui... Ainsi il est permis à l’homme par la divine Providence d’user de la liberté qui lui est confiée pour son salut. » Quant aux rapports de la liberté divine et de la liberté humaine, que nous y arrêtons-nous ? Curiosité vaine « de chercher ces choses que Dieu a voulu nous être cachées ! » Et enfin si Budé croit au péché, ce n’est point pour nier la puissance virtuelle de bien qu’enferme la nature, ces vertus morales « qui sont l’honneur de l’humanité, la somme de toute la doctrine philosophique... » — « Ramener le salut, dira-t-il encore, à la justification par la foi, seule créatrice de tout ce qui est bien, seule expiatrice de tout ce qui est mal, ne compter pour rien nos vertus les meilleures, les règles les plus hautes de la vie, ô Dieux immortels ! est-ce la nourrir les esprits des hommes de la doctrine évangélique ? » Ce grand moraliste ne peut comprendre la foi sans les œuvres, ni les œuvres sans leur valeur propre de sanctification et de salut.

Par son passé, ses idées, ses goûts, Budé restera donc pleinement dans le catholicisme. Vainement, les Luthériens modérés affecteront de croire qu’il est avec eux. S’il est un maitre auquel il se rattache, c’est bien Erasme. Comme celle d’Érasme, sa religion est faite de mesure, de bon sens et d’équilibre. Et comme chez Erasme, elle est la forme la plus pure de ce besoin d’unité qui est le fond de son tempérament intellectuel. Par surcroît en 1534, aux vues du philosophe peuvent se joindre les expériences de l’homme public. Il a pu juger déjà la révolution religieuse à ses fruits. Des querelles grandissantes, la discipline attaquée, le culte insulté, la foule juge de la doctrine, l’anarchie et le schisme, comment le conseiller rompu aux affaires publiques, le parlementaire imbu des doctrines de son corps et de son temps, eût-il de gaieté de cœur toléré cette dissolution ? Il va conclure : « Des hommes avides de nouveautés en sont venus peu à peu à vouloir égorger l’Epouse... comme une vieille femme tombée en enfance, et à l’égorger avec leur glaive, qui est celui de tous les inventeurs de ces factions impies. Je veux dire, la Parole de Dieu, retournée de haut en bas... » Et, parlant des auteurs du schisme : « Triumvirat de furieux, hydre... nourrie dans les ténèbres, sortie du Styx pour empoisonner les âmes... » « Ils ne font que ramener au chaos la religion du Christ. » Ruinant l’Église, du même coup, ils risquent de détruire l’Etat.

En restant dans le catholicisme, Budé ne combat pas seulement pour sa foi, mais pour l’ordre. — Et en cela encore, comme Erasme, il reste au centre du vieil humanisme chrétien, alors que déjà, à droite et à gauche, il est dépassé par les deux courans contraires qui entraînent les esprits.


III

Si pénétrée qu’elle soit d’esprit chrétien, l’œuvre d’un Budé est encore un intellectualisme. Mais, dans cette société brillante, d’autres besoins s’étaient fait jour. Le sens critique, le culte de la forme, la religion du beau n’avaient plus suffi à un grand nombre d’âmes. Elles frémissaient à l’appel de la vie et sous l’attrait de l’incompréhensible. Le mysticisme était né de ces aspirations. Ce courant, dont on retrouve vingt ans plus tôt la source, avait reçu de Lefèvre son impulsion. Il grossira encore après 1530. Et tout près de la révolution religieuse, se confondant parfois avec elle, évolue un groupe de lettrés qui vont, plus ou moins, traduire la doctrine du vieux maître dans leurs écrits.

Sous une première forme, toute spéculative, ces idées se présentent à nous. Le néoplatonisme qui circule dans les œuvres de Lefèvre, affleure toujours à la surface. Malgré l’hostilité violente de Luther ou les critiques acérées d’Erasme, les écrits pseudodionysiens continuent à trouver crédit chez un certain nombre d’humanistes. Ils s’accordent ici avec les théologiens les plus rigides. Ceux-ci n’ont-ils point affirmé, presque comme un dogme, l’authenticité des traités de l’aréopagite ? Et n’a-t-on pas vu Clichtowe emprunter à « la hiérarchie céleste » quelques-unes de ses armes contre Luther ? Comment s’étonner que ces livres influent sur la pensée ? Déjà, en 1521, dans un « recueil d’allégories et de sentences morales tirées des deux Testamens, » nous voyons reparaître les formules bien connues sur « l’illumination » de l’intelligence et la « purgation » des sentimens. Nous retrouverons également, chez un grand érudit comme Pagnino, le symbolisme du Pseudo-Denys, et c’est certainement sous cette influence qu’il écrit, en 1530, son Isagoge « sur les sens mystiques de la Sainte Écriture. » Cette infiltration est plus sensible encore chez un autre hébraïsant, Chéradame de Séez. Sous le titre modeste d’Alphabet hébreu, Chéradame publie en 1529 tout un petit traité de mystique dionysienne. Dans la langue sacrée, il veut voir d’abord un symbolisme. Il le trouve dans les mots : le triple nom de Jérusalem lui paraîtra, par exemple, celui de la Trinité. Il le cherche jusque dans les lettres. Leur forme, leur consonance, leur harmonie, leur ordre, leur nombre, tout a un sens. L’une figure l’être de Dieu, impénétrable et simple ; l’autre, le Christ ; celles-ci, les élémens du monde immatériel ou les formes multiples de la création ; celles-là, l’homme, son intelligence, son corps. L’alphabet hébreu enferme ainsi toute une théologie, et celle-ci n’est autre que la spéculation néoplatonicienne du Trismégiste. Chéradame en accepte et reproduit le principe fondamental : la hiérarchie des mondes, l’harmonie des êtres « non seulement dans les choses qui sont visibles, mais aussi dans celles que l’œil humain ne perçoit pas. »

Il est curieux que ce mysticisme spéculatif soit surtout l’œuvre des hébraïsans. Mais il touche aussi à la culture grecque et, par là, si peu original qu’il soit, il prépare une évolution autrement profonde, qui s’annonce déjà, avant 1530, mais ne se révélera que dix ans plus tard : le retour du platonisme. — Simple filet d’ailleurs, et un peu mince, qui ne réussit point à entraîner. Les esprits vont ailleurs, vers des doctrines qui font vivre et qui consolent, vers ce mysticisme moral dont nous allons trouver dans Marguerite de Navarre la plus remarquable expression.

On ne saurait comprendre le mysticisme de Marguerite, si on n’avait présens à l’esprit son rôle et sa culture. N’oublions point qu’elle appartient à la Renaissance. « S’il y avait au bout du royaume, lui écrivait Briçonnet, en 1524, ung Docteur qui, par un seul verbe abrégé, peut apprendre toute la grammaire... et ung aultre de la rhétorique, ung aultre de la philosophie, et aussy des sept arts libéraux..., vous y courriez comme au feu. » En fait, son érudition est prodigieuse. Elle sait le latin, et peut lire couramment Erasme, qu’elle n’aime point d’ailleurs ; elle connaît assez le grec pour comprendre Sophocle ; elle étudie l’hébreu, pour pénétrer la Bible. Nous savons qu’elle avait lu Dante et Boccace dans leur langue et s’essayait aux lettres italiennes. Et cette savante s’entoure de savans. Comme son frère, elle traîne à sa suite un cortège d’hommes de lettres. Elle a pris à son service Marot et des Périers. Elle pensionne des poètes ou les recommande au Roi, envoie des écoliers chercher la science en Allemagne ou en Suisse. Voulté lui rendra cet hommage qu’elle a par son exemple appelé les femmes aux jouissances de l’esprit et du savoir. Elle est bien, dans son pays, la première de ces grandes dames de la Renaissance qui n’aspirent point seulement à plaire aux hommes, mais à les diriger.

Mais disons-nous aussi qu’elle appartient à la Renaissance chrétienne. Dans cette culture générale qu’elle cherche, la science religieuse a sa place et son rang. Elle s’est nourrie des Livres saints. Elle connaît si bien saint Paul qu’elle peut le citer de mémoire ; grand nombre de ses vers ne seront que des maximes de l’apôtre traduites dans sa langue poétique. Il semble bien qu’elle ait lu saint Augustin. Cette connaissance des lettres sacrées fait l’admiration du pape Paul III lui-même qui, après l’avoir entendue, à Nice, discuter avec Sadolet et Contarini, déclare qu’il n’a jamais rencontré de grande dame « si docte et si sainte. » Et comme elle protège les lettrés, elle défendra également, sans distinguer entre eux, les partisans de l’ « Evangile. » Elle s’est attachée comme aumôniers d’Arande, puis Gérard Roussel. Elle sauvera Sébiville, en 1524 ; et c’est à elle, qu’en 1525, Farel demandera la protection de ses frères. Elle recevra à Nérac Lefèvre suspect, puis Calvin et Marot fugitifs ; elle s’emploiera en faveur de son poète exilé à Ferrare. Comme on comprend les hommages unanimes qui l’entourent ! Elle a pour elle tout ce qui pense, tout ce qui souffre. Gracieuse et complète incarnation de l’esprit nouveau qui s’exalte en la louant : célébrer sa royauté était presque la partager.

Ce dualisme de culture, nous le retrouverons aussi dans sa nature morale. Singuliers contrastes de cette âme si riche ! Son besoin d’agir est aussi grand que celui de savoir. Elle exaltera la foi contre les œuvres ; elle n’en fonde pas moins des hôpitaux, et à Paris même, elle songe à ouvrir un asile pour les enfans pauvres ou malades. Elle est à la fois esprit et sentiment, enjouement et gravité. Rien de moins puritain que sa croyance. S’il ne semble pas que ses mœurs aient été libres, elle ne se refuse point aux libertés de la parole ou de la plume. L’auteur du Miroir sera aussi celui de l’Heptameron. Des poètes lui envoient des déclarations ; elle y répond en petits vers. Elle badine avec l’amour. Ainsi, dans sa religion même, elle reste une femme de son temps, ou simplement, elle reste femme. Mais c’est précisément par ces élans les plus profonds de son être, ce besoin d’aimer, de se dévouer, de se détacher de tout, comme d’elle-même, qu’elle sera poussée vers le mysticisme. Quelque influence qu’ait pu exercer sur elle la direction spirituelle de Briçonnet, on peut dire que ces idées sont comme la fleur librement épanouie de cette nature exquise, sensible et tendre. Les tristesses, les désenchantemens de sa vie intime n’en firent que hâter l’éclosion. Quel secours eût-elle cherché ailleurs que dans une foi qui lui enseignait la vertu divine des larmes !

Le mysticisme de Marguerite n’est donc point seulement une conception de son esprit, mais un peu la confession de son âme. Elle se raconte dans ses poésies. Dès 1524, elle avait déjà exprimé dans un petit poème : Dialogue en forme de vision nocturne, ses idées de vie intérieure et de renaissance par la grâce. En 1531, elle publie son Miroir de l’âme pécheresse. Voilà l’œuvre où nous allons mieux saisir son évangélisme. Tel qu’il se révèle d’abord, il n’est que le développement de ces idées très simples : l’aspiration à la vie, l’impuissance de l’homme à l’atteindre, la rédemption divine opérant dans notre âme. Ce sont les lieux communs du mysticisme. Mais Marguerite leur donne un accent tout personnel. A exalter le néant de l’homme, le sentiment du péché, elle mettra comme une âpre joie. Oui, elle sent qu’elle est « trop moins que rien, » ou encore « morte vivante, » l’âme « gisant sans clarté et sans lumière. » Quelle réalité trouve-t-elle en elle-même ? Un corps voué « à la mort, douleur et peine, » une existence brève dont la fin est inconnue, et, dans cet atome d’un moment que nous sommes, l’oppression lourde du péché, le désir et l’impuissance de le vaincre, des sermens répétés de repentir et des défaillances continues, l’aspiration à être avec Jésus « en croix » et l’horreur de l’épreuve, l’appel aux sacremens qui rapprochent de Dieu et les dégoûts de la chair qui en éloignent, en un mot l’impossible transformation de soi-même par ses seules forces, qui arrachera au poète le cri douloureux :


Nul povoir ne sens que de mal faire...


Mais ce que nous ne pouvons, Dieu le peut en nous. — Sous ces développemens nous commençons à entrevoir la pensée originale du poème, la question qu’elle se pose : comment trouver la vie ?

L’homme arrive à la vie par l’amour. — Amour de Dieu qui vient à nous, en nous, parce qu’il nous aime ; don « libéral » qu’il fait de sa vie propre pour créer la nôtre. Or, l’amour ne se donne-t-il point sans rien attendre ? C’est malgré nous que « le bon, piteux et débonnaire Jésus » nous sauvera. Nous le fuyons et il nous cherche. Nous l’oublions et il gémit dans notre cœur. Et ainsi il s’unit à l’âme comme un « fils, » un « père, » un « frère, un « époux. » (On devine le développement que Marguerite donnera à ces formules.) Il est la clarté qui illumine, la force qui soutient, le pardon qui relève. A l’âme, épouse infidèle qui le trahit, il rend sa grâce et son « douaire. » — Mais l’amour n’est pas seulement le don de Dieu à l’homme, il doit être celui de l’homme à Dieu. Vers ce Dieu qui descend vers nous, montons à notre tour. L’âme doit s’offrir, et comment s’offrir, sinon en s’immolant ? L’homme n’arrive à la vie que par la mort. — Voilà l’autre idée fondamentale de Marguerite. Ne soyons point surpris de la place qu’elle tient dans ses poèmes. Elle n’est point un simple développement littéraire, mais la pierre d’angle de sa religiosité.

Loi profonde et mystérieuse, entrevue comme la condition de l’être et de son épanouissement. Marguerite écrira dans une de ses lettres : « L’extérieur finira, il ne restera de permanent que l’intérieur. » Nulle formule qui exprime mieux sa foi. L’univers disparaîtra pour faire place à de nouveaux cieux et des terres nouvelles. La vie matérielle, visible, doit se dissoudre, pour que se manifeste la vie cachée et divine. Notre corps se corrompt, mais c’est à mesure que l’homme du dehors se détruit, que l’homme du dedans se renouvelle. Que faut-il encore pour qu’il s’achève ? Qu’il brise ses derniers liens. Dépouiller le vieil Adam, rompre avec la chair, mourir « toute vivante, » voilà à quel prix l’âme atteindra l’amour. Jésus est mort pour nous donner la vie : sachons mourir nous-mêmes, et à nous-mêmes, dans notre corps, dans nos désirs, dans nos pensées, pour réaliser en nous la sienne. C’est la conclusion qui inonde de joie le cœur du poète. Elle se traduit par cet hymne, cet appel enthousiaste :


O mort, vienz...
O doulce mort, gratieuse douleur.


Elle peut venir. Elle est vaincue : l’Amour, « plus forte qu’elle, » a consommé la vie.

A ces profondeurs de lyrisme et de passion, nous touchons l’âme. Après cela, que, dans ce long poème du Miroir, les autres poésies de 1533, comme l’oraison à « Jésus » ou le « discord de l’homme, » le mysticisme de Marguerite s’épanche en digressions fastidieuses ou dans une préciosité vide, nous n’en sommes pas choqués. Ce qui nous importe, c’est moins la forme de l’œuvre que ses idées. — Idées protestantes, a-t-on dit. — Oui. Si l’évangélisme est un fait protestant. — En réalité, Marguerite est en dehors des confessions trop précises et des doctrines trop définies. Et c’est là encore un des traits de cette nature si complexe que nous ne puissions, avec certitude, mettre une épithète sur sa foi.

Elle a voulu vivre et mourir dans son Eglise, et rien ne nous dit qu’elle en ait repoussé les dogmes. Si, assurément, son œuvre se rattache à cet ensemble d’aspirations un peu vagues, à ces doctrines de foi, de grâce, de déchéance de la nature que l’évangélisme avait éveillées dans les âmes, nous n’y retrouvons aucune des négations spécifiques qui la rapprochent de Luther. Le titre même du Miroir, emprunté à un petit traité du XVe siècle, nous fait croire à une influence de la mystique traditionnelle. Marguerite ne rejette point la doctrine des sacremens. Elle gardera toujours une dévotion spéciale à la Vierge. Elle fait allusion à l’intercession des « âmes saintes. » Favorable aux ordres religieux, elle ira méditer sur l’Evangile dans les cloîtres. Mais surtout, si elle ne veut point prendre parti dans les querelles théologiques qui mettent aux prises Erasme et Luther, son mysticisme laisse une place à l’activité humaine. Cette passionnée de renoncement ne nous veut point passifs devant l’amour. Elle prétend, par la grâce, nous conduire à la liberté. — Encore moins subira-t-elle l’influence de Calvin. Il n’y a aucune comparaison possible entre sa théorie de l’élection divine, regard de Dieu vers ses élus, et le sombre dogme de la prédestination. Comme le maître de Genève, l’auteur du Miroir peut commenter et traduire saint Paul, mais avec quel autre accent !


Formée par l’école de Meaux, c’est toujours dans ce sillage que l’élève de Briçonnet et de Lefèvre continue à se mouvoir. En ce sens, il serait facile de retrouver, dans ses poésies, jusqu’aux expressions de sa correspondance avec l’évêque. Et si elle ne garde pas les élémens spéculatifs des Commentaires sur les Évangiles, elle en reproduit au moins le principe fondamental : la vie par l’amour, l’amour « plus forte que la mort. » Cette conception du mysticisme, dépouillée de toute théologie, l’attirera en 1540 vers la renaissance platonicienne et les « libertins spirituels. » En réalité, la foi de Marguerite n’est guère qu’un idéalisme religieux, qui a su très bien s’adapter à la culture intellectuelle de la Renaissance comme aux sources traditionnelles de l’Eglise. Et c’est peut-être par cette religiosité large, non moins que par son esprit, son rang, que la reine de Navarre a exercé une influence sur la pensée religieuse de son temps.

Que cette influence ait été réelle, de 1530 à 1535 notamment, il suffit de lire les poètes pour s’en convaincre. Elle a agi sur Marot (un certain mysticisme s’allie bien au libertinage), mais elle domine surtout la poésie latine. On peut dire que, sauf Dolet, tous ces poètes (combien oubliés I) Duché d’Aigueperse, Voulté de Reims, Bourbon de Vandœuvre, ont les yeux fixés sur la reine de Navarre. Ils célébreront ses vertus ou ses talens. Bourbon lui demandera d’être attaché à son service. Voulté songe même à traduire en vers latins le Miroir de l’âme pécheresse. Aussi bien, serait-il facile d’en retrouver les idées maîtresses dans leurs poèmes. Ces lettrés sont imprégnés de christianisme évangélique. S’ils préfèrent, aux sujets de la fable, les vérités de la Bible, s’ils font des odes sur les Psaumes et mettent saint Paul en épigrammes, si, à l’envi, tous nous parlent du Christ, des doctrines de la foi et de la grâce, c’est beaucoup à Marguerite qu’on le doit. En ce sens, Bourbon ira très loin. Il écrira dans ses Nugæ (1533) ces vers significatifs : « Si la foi sainte te manque dans tes œuvres, ce que tu fais ne peut être que péché... Une bonne partie des hommes aveugles, durs, superbes, comme du granit, croient pouvoir plaire à Dieu par leurs œuvres, mais si vous vous faites justes vous-mêmes, pourquoi a-t-il fallu que le Christ portât sa croix ? — Reconnaissez donc que le Christ est votre justice. Dites-vous : nous sommes le péché et rien que le péché. » — Formules presque luthériennes qui, non moins que ses attaques contre la hiérarchie, vaudront au poète quelques désagrémens avec la justice. A dire vrai, malgré des accens sincères, ce lyrisme mystique n’est guère original. Cependant, dans ce cortège d’humanistes qui gravitent autour de la reine de Navarre, il en est un qui se détache, Salmon Maigret. Celui-ci va représenter une autre forme du mysticisme et comme une dernière évolution.

Maigret est Poitevin. Attaché à la Cour, comme chambellan du Roi, d’humeur tranquille, de vie unie et calme, il est alors le plus célèbre, le moins contesté de ces poètes. Ses confrères l’appellent le « Virgile, » l’ « Horace » français, et aucune voix discordante ne trouble ces éloges. Comme Bourbon, il avait commencé par être un adepte de la Renaissance. Son premier volume de vers, paru en 1528, les Poèmes, n’est guère qu’un recueil de pièces mêlées où il chante l’amour, la campagne, les douceurs de la poésie, les événemens de son époque. Mais lui aussi évolue. Il ordonne sa vie et ennoblit sa muse. Ses Odes, éditées en 1537, ses Hymnes, parues en 1538, sont comme un manuel de piété, un guide pratique de religion. Il publiera un nouveau recueil en 1540, non moins imprégné d’inspiration chrétienne. La mystique a trouvé son poète, celui qui en traduit le mieux toutes les tendances et en unit les élémens.

Nulle œuvre qui ne marque mieux d’abord la réaction qui se fait contre l’intellectualisme de la Renaissance. Maigret est pessimiste. Il ne partage plus le joyeux enthousiasme des lettrés de son temps sur la beauté ou la vertu éducatrice du savoir. Dès 1528, dans un petit poème dédié à Paul-Émile, il avait signalé la décadence de son siècle, les désordres de la génération nouvelle, l’immoralité des jeunes, « ces roses qui se flétrissent avant le temps. » Ce dégoût de la culture intellectuelle s’accuse encore dans les Hymnes. Ce que Maigret demande à la poésie, ce n’est plus de charmer l’esprit, de le conduire dans les paysages rians et légers de l’épigramme ou de l’idylle, mais vers les voies austères de la vérité. « Mépriser les bagatelles et se fier au Christ seul ! » Son art se définit dans cette devise. Partant, n’est-il point seulement à l’opposé d’un Dolet, très différent d’un Duché et même d’un Bourbon : c’est contre la culture classique qu’il réagit. « A quoi te serviront la verbeuse Iliade, le double voyage du fuyant Ulysse ? A quoi, l’établissement au Latium de ces dieux de Dardanie portés par la main du fils d’Anchise ? A quoi encore les pampres qu’a tressés le délicat Horace, la muse trop lascive de Properce ? Laisse à d’autres Ovide et les flambeaux de Cythère. Les paroles de l’Evangile comme le Christ souverain, voilà quelle doit être l’inspiration de tes chants. « La Renaissance dont Maigret se réclame n’est pas celle de l’humanisme, mais celle de l’Évangile. — Voilà chez lui un premier trait distinctif. Et voici l’autre. Dans ce retour aux doctrines de la grâce, il garde le sens catholique et ne perd point de vue la pureté du dogme même dans les effusions mystiques de sa foi.

Disciple de Lefèvre, il a l’optimisme, l’attitude bienveillante et sereine du maître. Il ne fulmine point contre les abus de son Église, sachant bien que « Dieu fera lever la moisson à son heure. » Il a le sentiment passionné de l’unité. « Qu’aucune secte, écrira-t-il, ne trouble le peuple fidèle, qu’aucun schisme ne le déchire ! » Il entend être le chantre de la religion intérieure, de cette foi vivante sans laquelle « Dieu est incompréhensible. » Mais ces formules vagues ne lui suffisent plus. Le poète sent le besoin, pour dissocier son mysticisme de la mystique hétérodoxe, de préciser ses contours et de le rattacher aux croyances traditionnelles.

Maigret a donc une doctrine des œuvres. S’il ne les sépare point de la foi, s’il se refuse d’entendre par ce nom les actes rituels et les offrandes extérieures dépouillés de tout leur contenu moral, aux œuvres spirituelles qu’avec la grâce l’homme peut et doit faire, il restitue leur prix. Il y a un moralisme dans cette mystique. Qu’on en juge par cette description idéale de nos devoirs contenue dans un petit poème à Jean Baiard, un moine d’Issoire. « D’abord la pureté sereine de l’esprit. — Puis un autre bien sacré, la pénitence... Ajoutez-y une troisième victime, qui nous rendra propice ce Dieu que nous avons offensé : Je consolerai les affligés, je nourrirai largement les pauvres, je viendrai en aide aux malades, je prierai fréquemment en pensée, et, quand j’aurai fait toutes ces choses avec persévérance, j’avouerai que je n’ai rien fait encore, et j’attribuerai pensées et actes plus au Christ qu’à moi-même. » Or, ces œuvres qui « plaisent à Dieu » doivent-elles rester sans récompense ? Maigret, n’hésite point à prononcer le mot. Dans une autre pièce, il écrit : « Le Christ rendra à chacun suivant ses mérites. » — De même encore, Maigret pourra se prononcer contre le culte matériel rendu aux saints, et nier que nous puissions devoir quoi que ce soit à leur intervention directe. Mais il croit à l’effet de leur prière et nous invite à leur adresser les nôtres. Dans une pièce à Gérard Roussel, il louera Dieu et les Bienheureux « qui protègent le royaume de France, et dont le secours nous a donné la victoire. » Il terminera un hymne à saint Etienne par ces vers : « Oh ! regarde d’un visage bienveillant le poète qui fait vibrer sa lyre pour toi. » Surtout, la Vierge aura une place à part dans son œuvre. S’il ne veut pas être de ceux qui l’invoquent d’un cœur intéressé, s’il ne veut penser à elle que pour louer sa royauté céleste, son élection divine, il se réjouira des hommages qu’elle reçoit sur toute la terre ; et lui-même lui adressera cette invocation touchante : « O Vierge, parure du ciel..., toi dont les astres n’égalent point l’éclatante lumière, oh ! ne me refuse point la grâce que je désire. » — Ce chantre de la foi vivante et de la « pure » religion du Christ n’hésitera pas non plus à se prononcer sur les moyens extérieurs que l’Eglise nous offre pour nous sanctifier. Il célèbre la confession. Il parle de l’Eucharistie sous les formes traditionnelles. — Sur ces questions fondamentales : valeur des œuvres, culte des saints, sacremens, point de rupture entre le nouveau christianisme et la vieille Eglise, il entend marquer ses positions et nous dire où il se trouve.

Par ces précisions, Maigret diffère déjà d’un Bourbon comme de Marguerite. Il va s’écarter plus encore de la reine de Navarre par la nature même de sa pensée religieuse. Dans son œuvre, se dessine un retour à ces idées d’ascétisme, de réalisme, dont la mystique des grands siècles chrétiens est pénétrée.

La foi n’est plus seulement pour lui la vie intérieure. Elle se traduit par la pénitence, et la pénitence elle-même par les mortifications. Il a écrit une petite pièce sur cette pensée. « Je fais monter (ô Dieu !) vers toi mes plaintes et mes larmes... j’arrose mon visage de mes pleurs qui coulent et je frappe ma poitrine de mes poings raidis. Oh ! s’il m’était permis de me couvrir de dures étoffes, d’un rugueux cilice, de dompter ma chair par de longs jeûnes et sous le poids de la cendre ! » Voilà bien un accent qui nous rappelle d’autres voix, celles qui jadis promettaient dans les austérités du cloître ces joies suprêmes que Luther n’avait pu trouver dans le sien. Lisons encore une autre de ses hymnes : « La plainte du pécheur. » Cette terreur du jugement, ce besoin d’associer la nature entière à son épouvante et à son deuil, cet appel désespéré de l’homme, non seulement à la clémence de Dieu, mais encore à l’intercession de ses Saints, tout nous ramène ici à la mystique médiévale, et cette peinture d’un contemporain de Marot s’inspire singulièrement du Dies Iræ. — Et enfin, le poète ne se borne pas à adorer : il regarde et il décrit. Le Christ passe devant ses yeux, comme jadis devant ces primitifs, qui le peignaient dans une sorte d’extase. Sa foi s’anime : elle fuse en visions de vie réelle. Veut-il nous parler de la naissance de Jésus ? Il suivra les bergers et les mages, pour se prosterner avec eux dans l’étable. Nous faire comprendre l’Évangile ? Il retracera le cadre des scènes évangéliques, et, dans la première de toutes, la Passion, il cherchera à nous émouvoir, non par des mots, par des sentimens, mais par des images. Il touche la croix de Jésus ; il entend le bruit des clous qu’on enfonce ; il met la main sur les plaies qui saignent. Rien de plus frappant, dans ce petit poème sur la mort du Christ, que cette peinture des détails. Ces scènes empruntées à la Bible abondent dans Maigret. Nous sortons ici des lieux communs et des sentences banales pour entrer dans le concret. Et c’est aussi encore le même souci de peindre, qu’il apportera dans sa notion de l’invisible. Il y a de lui une petite pièce sur l’Assomption qu’on dirait presque inspirée par une fresque de l’Angelico. On comprend qu’un tel homme soit sensible à la poésie du culte, aux « lampes qui brûlent sur l’autel, » à « la large profusion de l’encens embaumé. » Il peut se moquer des simples qui s’agenouillent devant des statues de pierre ou des images d’or, nous savons bien qu’il entrera dans la vieille église de son village pour s’y recueillir et y adorer.

Encore un pas : et nous commençons à entrevoir le petit cénacle où, en 1534, quelques étudians se groupent, méditent et prient autour d’Ignace de Loyola.


IV

Budé représente une génération qui finit. Par Lefèvre et ses disciples, c’est à cette génération encore que se rattache le mysticisme. Regardons vers celle qui monte. Dans cette floraison nouvelle, trois hommes surtout se détachent, tous trois unis d’ailleurs par la communauté des goûts, la « ressemblance des mœurs, » la liberté de l’allure et des idées : Marot, Rabelais, Dolet. A leur tour, qu’expriment-ils ?

Dans la lutte engagée contre la vieille culture et le théologisme de l’école, ils sont au premier rang. Si vive est leur haine des moines, ces « faulx prophètes » et « imposteurs, » qu’ils ne s’attaquent point seulement aux abus, mais à l’institution même. Si implacable est leur lutte contre la Sorbonne qu’il n’est pas de traits plus acérés que ceux décochés par leurs livres aux « sophistes, » entendons les théologiens. On connaît les pages mordantes de Rabelais sur la bibliothèque de Saint-Victor. Eck, Bricot, Tartaret, Occam, Beda, « nos maîtres, » les voici tous, raillés, bafoués, ridiculisés dans un éclat de rire et, avec eux, toute la scolastique, par la question fameuse : « Si une chimère gonflée dans le vide peut dévorer les secondes intentions. » Si hardi est leur langage, même sous des formes enveloppées et des obscurités voulues, que les contemporains ont pu les croire gagnés à la croyance nouvelle. Marot sera accusé de luthéranisme. Calvin comptera Rabelais parmi ceux qui ont « goûté » à l’Evangile. Dolet sera à son tour poursuivi, comme hérétique, avant d’être poursuivi pour athéisme et immoralité. Visiblement, dans l’élite intellectuelle, ils représentent tout autre chose que Budé, tout autre chose aussi que l’évangélisme auquel on les rattache. Ces « libertins » sont au delà de la Réforme, de tout système théologique, et, au fond, de toute Eglise. Avec eux va apparaître le christianisme individuel, ou, pour mieux dire, le rationalisme religieux.

Cette conception nette, il ne faut point la chercher dans Marot. Poète futile et charmant, le protégé de Marguerite est bien le produit d’une cour frivole et volage, où l’amour délasse de la guerre, où les lettres divertissent de l’intrigue. Sa vie même est une aventure. A vingt-trois ans, il va se battre, et se fera prendre à Pavie. Attaché au Roi, en 1527, comme valet de chambre, il n’en est pas devenu un homme d’ordre. Il tâtera de la prison, et sera de nouveau poursuivi en 1532 ; en 1534, il n’échappera peut-être au bûcher que par l’exil. Sa fin sera triste, presque tragique. D’ailleurs, poète toujours, poète partout, par vocation, par profession, par amusement ; seule unité qui fixe un peu cette vie errante dans ses sentimens comme sa destinée. A-t-il étudié ? Il s’est frotté aux lettres sans les apprendre, ce qui le préserve du pédantisme, et, s’il se rattache à un maître, c’est beaucoup plus à Villon qu’à Martial, au moyen âge français et gaulois, qu’à la Renaissance. A-t-il aimé ? On lui a prêté des galanteries illustres : on ne lui connaît point de liaison durable. Ses passions furent surtout des sensations. Homme de plaisir, de langage, de mœurs faciles, Marot est en marge de l’amour. Ne demandons donc point à cet étourdi de grands sujets. Il ne se concentre point, il se disperse. Sa plume alerte ne triomphe que dans l’épître ou l’épigramme. Elle sera aussi à l’aise dans la poésie sacrée que dans les vers érotiques, passant, comme en se jouant, du crucifix au temple de Cupidon, des Psaumes à Ovide. Marot badine, il voltige, il s’amuse comme il amuse. Son inspiration se déroule en arabesques ; son émotion, et il en a parfois, s’esquive dans une boutade. Cet incomparable épistolier a trop d’esprit pour être profond : il restera toujours à fleur d’âme. Lui-même s’est comparé, dans le printemps de sa jeunesse, à « l’hirondelle qui vole... puis çà, puis là. » Tout au plus est-il la libellule qui ne se pose sur rien, ne se fixe sur rien, emportée au souffle des événemens ou à l’imprévu de son caprice. A ce jeu on se brûle toujours quelque peu les ailes. Le poète y a laissé le sérieux de sa muse comme la tranquillité de sa vie.

Il ne faut point oublier ces traits si on veut juger la pensée religieuse de Marot, ni encore, que ce poète des courtisans fut le plus courtisan des poètes. Il n’écrit point seulement par plaisir, mais par ordre, pour lui, mais pour les autres, pour être utile, pour plaire, pour être lu. Il est le poète de l’anecdote du jour ou de l’idée en vogue. N’en serait-il point ainsi de sa croyance ? On a parlé de sa conversion. Rien ne trahit dans ses œuvres, dans sa vie, une crise d’âme. Rien de plus contraire non plus à son tempérament. Ce qui est vrai, c’est qu’attaché dès 1518 au service de Marguerite, il subit l’influence de son milieu comme de ses idées. Et il ne serait pas difficile de retrouver le christianisme un peu vague de la maîtresse dans les œuvres du serviteur. Ce n’est pas sans dessein qu’il rime, avant 1525, cette « Oraison devant le Crucifix, » mystique prière au doux Jésus qui répond bien aux sentimens de la Reine, mais qui n’est guère qu’une « traduction, » où nous échappe la part qui revient au poète. Peut-être est-ce pour ces idées, mais certainement pour ce prétexte qu’il est poursuivi en 1526 et interné à Chartres. Il se défendra alors de toute hérésie, proclamant son attachement à l’Eglise catholique. En fait, dans la préface qu’il écrit à cette époque pour une version du Roman de la Rose, il parlera toujours en catholique du culte de la Vierge et se prononcera contre ceux qui prétendent supprimer les hymnes traditionnels.

Si son évangélisme s’accuse après 1527,et surtout après 1530, c’est qu’à ce moment même la Cour semble gagnée aux idées de réforme. Marguerite dirige le mouvement, comme le Roi lui-même a pris parti, Marot peut cribler les théologiens, les « pharisiens » et les moines. Il est dans le ton. Il peut traduire les colloques les plus acerbes d’Erasme contre l’ascétisme, et commencer les Psaumes. Erasme est en faveur, comme la Bible à la mode. Et si dans une poésie, comme le Sermon du bon Pasteur, il expose, à grand luxe de citations, la doctrine de la grâce, de la foi justifiante, du salut par le Christ seul, ce sont la vérités chrétiennes que développe le Miroir de l’âme pécheresse et que la prédication d’un G. Roussel au Louvre met en lumière. L’épître la plus « réformée « peut-être qu’on puisse lui attribuer, celle à Deux sœurs savoisiennes, sera écrite à la Cour de Ferrare, en 1536, au moment où Calvin y réside. Mais ici encore Marot n’est qu’un reflet. Que de ces idées, lui-même soit convaincu, nous n’en saurions douter. Il les défendra avec sa fougue habituelle, et même, s’il faut en croire Sagon, « la dague à la main. » La mansuétude n’est pas son fait. Il a trop d’esprit pour être charitable, mais trop de mobilité d’esprit pour croire profondément.

La théologie ne lui réussit guère. De ses œuvres, les moins heureuses, les moins personnelles sont précisément celles où il parle de religion. Et, quelque attaché qu’il soit à son idéal évangélique, il ne lui sacrifiera point son repos. En 1536, pour obtenir sa grâce et rentrer à la Cour, il « abjurera ses erreurs » entre les mains du cardinal de Tournon. Au fond, dans la lutte religieuse qui commence, sait-il bien dans quels rangs il combat ? Il se défend de rompre avec l’Eglise « catholique. » Il ne veut être ni « des sectes, » ni de « l’hérésie. » Il a écrit en 1526, qu’il n’est ni


luthèriste,
Zwinglien ou anabaptiste :


Ces protestations seront renouvelées à plusieurs reprises, et encore dix ans plus tard, dans une épitre au Roi. Et en vérité, on ne saurait trouver dans l’œuvre de Marot rien qui dépasse l’évangélisme de Marguerite, aucune des négations luthériennes, et moins encore, aucune des violences d’un Lambert et d’un Farel. Le poète n’a pas plus le langage d’un révolté que l’entêtement d’un martyr. Il se garde d’attaquer la messe et les cérémonies, tout en raillant ceux qui en abusent. Ses invectives contre les prêtres ne vont jamais jusqu’à la négation du sacerdoce. S’il est si souvent inquiété et poursuivi, c’est beaucoup moins pour ses erreurs, que pour ses propos « licencieux, » ses allures libres, ses bravades contre l’autorité, ses attaques étourdies contre les gens d’église et les gens de loi. Ce frondeur caustique est incorrigible. Comme on comprend les haines religieuses ou littéraires qu’il a déchaînées par sa légèreté et son talent !

Un spiritualisme chrétien, ennemi des contraintes trop fortes, des dogmes trop précis, une doctrine très libre de la grâce, du salut et de la vie qui s’accommodera d’une certaine facilité de mœurs, le droit de manger chair en carême ou de jouer aux dés, de n’aller plus à la messe, sans pour cela se rendre au prêche, la haine de toute autorité traditionnelle, qu’elle soit des « bonnets quarrés ou ronds, ou des chasperons fourrés d’hermine, » voilà bien l’évangélisme de Marot. Calvin, qui le connaissait bien, le fera expulser de Genève en 1543. En religion, comme en amour, le gamin de génie ne souhaita jamais qu’une chose, ses contemporains le remarquent, et il l’avoue lui-même : la liberté.

Il y a cela dans Rabelais, mais beaucoup plus ; dans ses obscurités, ses bouffonneries même, le jovial écrivain est autrement redoutable et profond. Son ironie enferme toute une philosophie.

Que dans le Pantagruel, paru à la fin de 1532, Rabelais se place résolument, hardiment, dans le courant réformiste, on n’en saurait douter. Des quatre Livres du colossal poème, aucun qui ne semble plus ouvertement favorable à l’évangélisme. Qu’on relise l’admirable lettre de Gargantua à son fils : « Par ce que science sans conscience n’est que la ruine de l’âme, il te convient servir, aymer et craindre Dieu, et en luy mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foy formée de charité estre à luy adjoinct, en sorte que jamais n’en soys désamparé par péché. Aye suspectz les abus du monde, ne metz ton cueur à vanité : car ceste vie est transitoire : mais la parolle de Dieu demeure éternellement. Soys serviable à tous tes prochains, et les ayme comme toy mesmes… Les grâces que Dieu te a données, icelles ne reçoipz en vain… » — Ne croirait-on point lire un traité d’éducation ou de vie chrétienne, qui, par la gravité, la sérénité du ton, fait penser aux conseils d’un Budé ou d’un Érasme ? Qu’on se rappelle la prière de Pantagruel, mettant son secours en Dieu, lui promettant que, s’il obtient la victoire, l’Évangile sera prêché « purement, simplement, et entièrement… contre les constitutions humaines et les inventions dépravées. » N’est-ce pas l’accent, presque la langue de Lefèvre ? Cette part du christianisme à la formation intellectuelle ou morale, Rabelais la précise encore, en 1534, dans le plan d’études de son Gargantua. Il veut que l’âme de l’enfant soit pénétrée de la connaissance des saintes lettres, comme les actes importans de sa journée réglés par la prière. Et en vérité, on ne saurait dire que le christianisme soit absent de l’œuvre de Rabelais, comme aussi, un certain christianisme. — Mais déjà, dans ces deux premiers livres, le second surtout, se rencontrent des assertions inquiétantes qui révèlent un bien autre esprit.

Pour comprendre le sens religieux de Rabelais, il ne faut point perdre de vue les traits essentiels de sa physionomie morale. — Il est un irrégulier. Nulle vie plus instable, qui se plie moins à une contrainte ou à une règle. Il souffre d’être encadré ; Paul III dira de lui : « un vagabond à travers le siècle. » Nulle définition plus juste. Entré jeune au couvent des Franciscains de Fontenay-le-Comte, Rabelais en sortira en 1524, peut-être expulsé pour son esprit frondeur et sa science trop libre. Un bref de Clément VII l’incorpore aux Bénédictins, mais il préfère vivre auprès de l’évêque de Maillezais, d’Estissac, jusqu’au jour où cette domesticité lui pèse. En 1529, il commence à courir le pays. Nous le voyons à Agen, à Toulouse, à Montpellier, où il étudie la médecine, à Lyon, où il l’exerce. Il écrira, pour vivre, des traités de thérapeutique ou des almanachs. En 1533, le voici à Rome avec l’évêque de Paris, Jean du Bellay. Il revient à Lyon, l’année suivante, retourne à Rome en 1535. Nous le retrouvons, deux ans plus tard, à Montpellier, à Metz en 1546, à Rome encore en 1547, sans qu’on puisse ensuite savoir ce qu’il est devenu. Bref, il ne se fixe pas, toujours agité, toujours errant ; malgré tout, prudent et habile, enveloppant sa vie, comme sa pensée, de précautions et se gardant de rompre avec l’Eglise. — A ce premier trait s’en ajoute un autre. — Son intelligence vagabonde comme sa vie. Aucun cerveau, au XVIe siècle, qui soit plus souple et plus large. Il a été théologien, il connaît le droit, il pratique la médecine. Il s’intéresse à tout, autant à la classification des animaux ou des plantes qu’aux découvertes lointaines. Il a certainement étudié les mathématiques et l’astronomie, et, s’il appartient à la Renaissance, il est celui de ses fils qui se rattache le plus aux traditions du moyen âge. On le voit : Rabelais s’initie à tout, absorbe tout, emprunte partout, fondant pêle-mêle ses souvenirs, ses idées, dans le creuset de son imagination créatrice. Son œuvre est le miroir prodigieux où se reflète toute son époque. Mais prenons garde aussi qu’à l’inverse d’un Budé, il n’est point d’esprit qui s’arrête moins aux idées ou aux choses pour leur valeur, qu’en vertu de sa curiosité propre ; pas d’écrivain aussi qui soit plus détaché des héros qu’il crée ou des mythes qu’il fait vivre. Rabelais lâche la bride à son inspiration comme à son érudition. Et il nous emporte avec lui, nous fatiguant parfois, jamais fatigué, toujours en verve, toujours étourdissant, déconcertant, prodigieux, dans ce spectacle incomparable de faits, d’idées, d’images et de mots, dont il déroule la trame à nos regards.

Cette fièvre d’indépendance et de science ne prépare guère aux grandes convictions. Il ne faut point demander à Rabelais le besoin d’une certitude. En réalité, s’il est chrétien, c’est à condition que son christianisme ne heurte ni la liberté de sa raison, ni surtout l’épanouissement de son être et les énergies de sa nature.

N’admettre que les vérités vérifiées ou vérifiables, rejeter de la connaissance scientifique tout ce qui la contredit, sinon tout ce qui la dépasse, nulle idée qui ne soit plus claire dans les fantaisies du pantagruélisme. Si le moraliste veut que l’intelligence soit nourrie de tout « le suc des sciences, » c’est pour lui assurer la maîtrise de la vie ; il n’admet point « notre arbitre tenir lieu de raison. » Et, s’il se prononce contre tous les pédantismes et les difformités intellectuelles, ce n’est point seulement qu’ils heurtent son goût, mais le sens commun. Théologiens, chicanous, chats fonrrés, écoliers limousins, c’est au nom de la vérité qu’il les flagelle. Il se rit de toutes les superstitions comme de toutes les sottises, aussi bien celles de la justice que celles de la foi. Voilà l’idéal rationnel qu’il oppose au dogmatisme de l’École. Il ne l’oppose pas moins au dogmatisme de la Bible, et nous n’avons pas besoin d’attendre le IVe Livre. pour le voir prendre parti.

L’autorité de la Bible chère aux réformateurs sera-t-elle donc, à son tour, intangible et sacrée ? — Nen, certes. — Rabelais entend soulever le voile. Et sans doute, citations détournées de leur sens, rapprochemens irrévérencieux, ne suffiraient point à faire de lui un libertin spirituel. De ces plaisanteries de gens d’église, nos vieux prédicateurs, comme Luther lui-même, offrent plus d’un exemple. Ce sont propos de moines. Prenons garde cependant que de ces railleries quelques-unes portent loin. Et si, par exemple, il compare la généalogie de Pantagruel à celle des mythologies anciennes et qu’il en fasse une parodie de celle du Christ, « de sainct Luc mesmement et de sainct Matthieu, » ne veut-il point nous laisser entendre qu’il y a « des légendes » dans l’Écriture comme dans la fable ? S’il rappelle plaisamment certains récits de la Genèse, comme le déluge, l’arche, l’enlèvement d’Hénoch, quelle idée veut-il que nous nous fassions de l’historicité de l’Écriture ? — Il va plus loin encore. — Lisez ces réflexions sur la naissance de Gargantua. « Si le vouloir de Dieu tel eust esté, direz-vous qu’il ne l’eust peu faire ? Par grâce, ne emburelucocquez jamais voz espritz de ces vaines pensées. Je vous dis que à Dieu rien n’est impossible. » Forcez un peu le trait et voyez où il porte. C’est la thèse de la volonté arbitraire et de la puissance souveraine de Dieu, la possibilité même d’une dérogation aux lois de la nature, qui sont atteintes. Par de pareils argumens, Luther avait prétendu justifier sa doctrine de la prédestination. — Lisez enfin ces railleries sur la foi : « La foy est argument de choses de nulle apparence... Un homme de bien croit toujours ce qu’on luy dit et ce qu’il trouve par écrit... Le témoignage évangélique vous contentera. » Et demandez-vous si cette parodie d’un texte de saint Paul n’est qu’une boutade ? — Non, décidément, Rabelais ne veut point nous laisser penser que la foi repose sur l’autorité seule, fût-ce celle de la Bible, et que nous devions croire sans raison et contre raison.

Et de même qu’au nom de son principe intellectuel, il ébranle déjà le dogmatisme, par sa conception de la vie, c’est l’idéal traditionnel chrétien dont il se détourne. — La nature ! La nature, libre dans ses instincts, ses énergies, son rayonnement de force et sa poussée de sève, créatrice de beauté, de savoir, de vie, telle est sa foi. Si nous ne trouvons que dans le Tiers Livre, écrit en 1546, le mythe grandiose où il l’exalte, déjà, dès Gargantua, c’est à elle qu’il songe, comme l’éducatrice souveraine de l’homme. Il lui confie l’enfant, plus encore qu’aux livres. Que l’écolier cultive son corps, comme son âme. Qu’il étudie les animaux comme les plantes, et, des pages mortes qu’il feuillette, élève ses regards vers les espaces animés qu’il contemple. Des membres sains, des muscles forts, comme une intelligence souple et large, un développement total de la personne, voilà ce que Rabelais demande à l’éducation. Ce qu’il en attend, c’est la pleine autonomie de l’être. A dessein, il a inscrit sur les portes de Thélème : « Fais ce que voudras. » Dans ce décor merveilleux où ils trouveront tous les trésors de l’esprit et toutes les jouissances des yeux, entre ces marbres et ces ors où ils reposent, dans cette symphonie de couleurs, cette sonorité de lumière, d’eaux vives, de forêts où ils devisent, les thélémites n’ont d’autre loi que leur vouloir « et franc arbitre. » Ils se lèveront, mangeront, travailleront, s’ébattront, « quand le désir leur viendra... « La plus grande resverie du monde est soy gouverner au son d’une cloche, » non «. au dicté du bon sens et de l’entendement. » Le mal ne vient que des barrières qu’on nous oppose, des servitudes qu’on nous impose. Il n’est qu’à laisser l’homme obéir à ses instincts. » Plus de contrainte du dehors. Une vie libre, une foi libre, une pensée libre, sont tout l’idéal humain.

Cet idéal, qu’on ne l’accuse point de corrompre, d’abaisser la vie. La nature que Rabelais exalte, à laquelle il croit, n’est point l’appétit féroce et sensuel qui nous abaisse vers la brute. Elle est un principe de beauté comme de vertu. La liberté qu’il nous propose, n’est point la licence, ni le désordre. Réglée par la raison, par le savoir, par les conseils évangéliques, volontairement pratiqués, elle trouvera en elle-même son frein et son équilibre. Rabelais est optimiste. Il croit à la bonté de nos penchans. Il affirme qu’ils nous pousseront toujours vers l’amour de Dieu ou l’amour des autres. Pour les maintenir, sinon les redresser, il compte enfin sur la société des hommes. «... Gens libères, bien nés, bien instruits, conversans en compagnie honnête ont par nature un aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire du vice ; lequel ils nomment honneur. « Il y a donc une philosophie et une morale dans Rabelais. Comment l’une et l’autre se concilient-t-elles avec son christianisme ? Il ne le dit point, et sans doute il ne s’en inquiète point. Il n’est pas de ceux qui s’arrêtent à ces contraires que suppriment l’exubérance de sa nature et la mobilité de sa pensée.

Cependant, cette philosophie, contemptrice de la loi et de la grâce, reste toujours imprégnée de spiritualisme. Et, pour comprendre cette religiosité mystique, n’oublions pas que Rabelais a été franciscain. L’individualisme religieux ne le mène point à l’incrédulité. — Avançons encore dans ce courant de pensée libre. Avec Dolet, c’est le matérialisme qui apparaît.

Un grand érudit, possédé du démon de la science, un véritable artiste, amoureux de la beauté des formes, un esprit amer, une sensibilité douloureuse, une nature inquiète, exaltée et violente, une âme de désir, insatiable et inassouvie : tel est l’écrivain qui finira à trente-cinq ans, sur le bûcher de la place Maubert. Il n’y a point de paix sereine dans cette vie. Né à Orléans, en 1509, d’une famille modeste, il est jeté à treize ans dans les rues de Paris, où il vient commencer ses études. A dix-sept ans, il conçoit déjà son grand ouvrage des Commentaires'' sur la langue latine. Puis, toujours avide de savoir, il se rend à Padoue, où il étudiera la philosophie et le droit. Un ambassadeur du Roi, Jean de Langeac, évêque de Limoges, le rencontre, le distingue, et l’emmène comme secrétaire à Venise. En 1532, Dolet, rentré en France, s’installe à Toulouse. Ses démêlés avec les étudians gascons, ses attaques contre les parlementaires, ses relations avec Boyssonné, le rendent suspect. Il est emprisonné, banni, sauvé peut-être de peines plus graves par l’intervention de Jean de Pins, évêque de Rieux. En 1534, il se fixe à Lyon ; correcteur d’imprimerie, imprimeur, avant tout écrivain, bientôt célèbre par ses vers, ses amitiés et ses querelles, lié d’abord avec la plupart des humanistes, puis brouillé avec les plus éminens, poursuivi pour meurtre, sans que, dans cette vie agitée, il renonce un instant aux deux passions qui se partagent son âme : le culte des lettres, le culte de sa gloire.

Les lettres ? Nul ne les a aimées d’un amour plus touchant. Elles ont été sa lumière et sa force. Il s’est donné à elles comme d’autres se donnent à Dieu. Cette religion de sa jeunesse a grandi avec ses épreuves. « Tu ne saurais croire, écrit-il en 1534, à son ami Guillaume Scève, avec quelle allégresse, et comme enflammé d’un nouvel amour, je les embrasse. » Voilà bien la divinité qu’il adore et qu’il implore. Et de quel accent ! «  muses, cohorte sacrée, cohorte heureuse, filles bienfaisantes des cieux retentissans, vous qui, sur votre sein de neige, réchauffez les sages, donnez à celui qui vous invoque le secours qu’il vous réclame… » Que leur demande-t-il donc ? Un idéal de vie. Elles sont à ses yeux les grandes consolatrices, mais aussi les seules éducatrices. Elles nous apprennent à éviter le mal, « enfantent l’amour de la vertu, obligent les rois à appeler auprès d’eux, à réunir, à retenir ceux qui aiment, ceux qui pratiquent la justice et l’équité. » Aussi bien, Dolet ne leur confie point seulement la maîtrise des âmes, mais des peuples. Il se réjouit de vivre dans une société, et il croit à la force d’une société qui les honore. Rien de plus sincère dans les éloges enthousiastes qu’il décerne au Roi ou à sa sœur. Ils sont grands parce qu’ils protègent les lettres. Et il lui suffit que la France ait la gloire littéraire pour se placer au premier rang. Dans le duel redoutable où peuvent se décider son honneur, sa liberté, son existence nationale même, la seule primauté que ce pacifiste lui souhaite est celle de ses écrivains.

Il y a quelque candeur dans cet idéal, comme aussi beaucoup d’égoïsme. Dolet demande autre chose aux lettres qu’une règle de vie : la gloire. De tous les humanistes, il n’en est point peut-être qui en soit plus naïvement épris. Ce à quoi il aspire ce n’est point à être utile, mais à être célèbre. A la froide et décevante maîtresse qui nous attire et nous échappe, il offrira le plus rare encens de ses pensées. Il veut « la voir, » l’étreindre, la posséder : tout de suite ! « Fait-elle quelque chose à un mort ? » C’est que la gloire, la plus réelle des jouissances, est encore un principe d’action. C’est elle qui inspire le dévouement et le sacrifice ; c’est encore elle qui souffle à l’artiste ou au savant les formes impérissables qu’il crée, les vérités définitives qu’il cherche. « L’homme ne peut rien faire, écrira Dolet à Bembo, qui soit digne de sa force, si l’éperon de la gloire ne le stimule. « Seule, la recherche de la gloire donne à l’homme sa dignité et le sépare vraiment de la bête. Elle est enfin l’immortalité. Ceux qu’elle a touchés de son aile, sont vraiment les élus, appelés à se survivre. Qu’importe au héros ou au sage que sa vie s’éteigne ! Le poète peut entonner ce chant d’enthousiasme sur la tombe ouverte d’un ami. « N’accusons pas le destin que la terre reçoive le corps privé de lumière. La renommée, l’honneur de son nom, brillent d’un vif éclat. » Cette prise de possession de l’avenir lui suffit.

Le culte de la gloire ramène donc Dolet au culte de l’homme, et, à vrai dire, on ne saurait trouver dans toute la Renaissance de sentimens plus opposés au christianisme. Quelles que soient en effet les assurances que le poète nous donne sur sa soumission religieuse, est-il bien convaincu, et réussit-il à nous convaincre ? — Rien de chrétien dans ses sentimens comme dans sa vie. Il ne croit pas à l’amour, ce don divin de soi-même et cet échange des âmes. Il écrira ce vers féroce : « Le jeu de l’amour est le même que le jeu du hasard. » Cette union ne sera pour lui que la jouissance vulgaire et passagère dont il décrira en vers intraduisibles le souvenir tout matériel. Ses amitiés ne sont guère que des emportemens. Dans cette vie âpre, traversée de rêves grandioses et d’ambitions démesurées, il finira abandonné presque de tous. Rien de chrétien dans sa morale. Elle n’est que l’application des lois de la nature, la liberté laissée à nos penchans, même les plus grossiers. Il ne croit ni au renoncement, ni au sacrifice. Et à l’ancienne charité évangélique, il substitue cet autre précepte qui formule déjà toute une morale nouvelle : « servir l’humanité. » — Rien de chrétien dans son œuvre. Le libertinage des mœurs conduit à celui de l’inspiration. Sa muse n’est point chaste. « Je ne désapprouve point la liberté du langage, » dira-t-il dans ses Commentaires. Son culte de la forme l’entraîne à célébrer encore plus la beauté physique que la beauté morale. Et de tous les sentimens dont s’inspirent les poètes de l’époque, un Bourbon, un Voulté, un Maigret, la vie intérieure, la confiance en Dieu, le repentir, on chercherait vainement l’expression dans ses vers. Il peut bien, de temps à autre, aborder un sujet religieux, et, par exemple, écrire deux ou trois odes à la Vierge. Mais on devine avec quel accent. Elle ressemble terriblement à une divinité de l’Olympe, cette « déesse souveraine » qui tient l’empire du ciel, « que Pallas, Apollon, que le chœur des Æonides ne peuvent dignement exalter de leurs chants... » Parle-t-il enfin de la mort ? Devant le grand mystère, il n’a d’autre sentiment que celui d’une résignation froide, sans les certitudes qui reposent et les espérances qui consolent. Qu’on relise son ode à Cottereau : « Ne redoute point les traits de la mort. Tu lui devras de ne plus sentir, ou d’être en repos dans des lieux meilleurs... à moins que les champs élyséens ne soient une espérance vaine... ». Aucun souffle de l’au-delà ne traverse ses épitaphes ; et dans les jeunes morts dont le poète se souvient, ce qu’il déplore, c’est, comme Anacréon, leur jeunesse et leur beauté.

Non, il n’est pas chrétien. Il n’est pas même le spiritualiste que Rabelais n’a cessé d’être, préoccupé d’unir, au libre développement de la nature, la discipline intérieure de l’Evangile. Croit-il à l’immortalité ? croit-il à l’âme ? nous en doutons un peu. Qu’on relise, dans ses Commentaires, la définition qu’il donne de l’âme, « cette force céleste par laquelle nous vivons, nous nous mouvons, nous sommes des êtres raisonnables. » Qu’elle soit distincte du corps, immatérielle, immortelle, ce sont là questions controversées et sur lesquelles Dolet se refuse de conclure. Mais ailleurs il se prononce. Il semble bien croire que, dans cette destruction du corps, toute conscience aussi s’évanouit, et que la survivance de la gloire ou celle de l’espèce soit la seule qui nous soit donnée après une mort certaine. « La vie n’existe plus à qui manque de postérité. » Nous retrouverons cette idée dans le passage des Commentaires consacré à la mort. « Peut-il se croire anéanti à jamais... celui qui est sûr de vivre dans tous les temps, grâce à la renommée qu’il aura acquise ? Les traits de la mort sont-ils terribles pour des héros... quand, par la gloire éternelle de leur nom, ils les ont émoussés et privés de toute force. » Et enfin croit-il en Dieu ? Ses ennemis l’ont accusé d’athéisme. Lui, s’en défend. Il nous affirme qu’il croit à une réalité divine ; mais ce Dieu, comment le conçoit-il ? Personnel ? distinct ? Et n’entrevoyons-nous point une autre réalité dans laquelle il l’absorbe, la nature ? — La nature « sage en toutes choses, » toujours féconde, toujours fidèle à elle-même, se renouvelant sans s’épuiser, créant des formes nouvelles sans se détruire, il semble bien que toute la religion de Dolet tienne dans ces formules. Mais dans cette conception du monde, quelle place peut rester à la Providence, même à la liberté ? Notre poète en revient nécessairement aux théories du fatalisme. « Je reconnais, écrit-il, l’efficacité du destin... nous sommes agis par une destinée certaine... » Visiblement, tout s’enchaîne dans ces concepts. Le paganisme de Dolet ne s’arrête point à des formes littéraires ; c’est bien le panthéisme des religions antiques qui constitue, sa religion.

Qu’il ait puisé ces doctrines à Padoue, dans l’enseignement des disciples de Pomponace ; que ces idées mêmes soient beaucoup moins en lui l’œuvre d’une réflexion intellectuelle que de ses crises morales ; que, menacé, dénoncé, il ait essayé d’en atténuer le sens, et mis, dès 1540, ses presses au service de la vérité évangélique, il n’en demeure pas moins, pour tous les représentans du christianisme, un ennemi. Calvin le traitera d’» exécrable » blasphémateur. En fait, le sens religieux lui manque. Il a défini quelque part la religion « une intuition de l’esprit, qui se traduit par la crainte et le respect, » et qui ne peut s’exprimer en formules... « Voilà, ajoute-t-il, qui est bien connu des sages. » Aussi bien, comme les sages, n’entend-il point prendre parti. Et puisque alors, en apparence au moins, on doit être d’une orthodoxie ou d’une église, ce libre penseur affectera de rester dans celle de sa jeunesse. Il se dira toujours « catholique, » soumis à la hiérarchie, respectueux de ses dogmes, fidèle sans foi, chrétien sans mœurs et sans pratique. De la religion nationale ou traditionnelle, son scepticisme acceptera tout, s’indignant contre les novateurs, d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient. Dès 1534, dans son second discours sur Toulouse, il s’était prononcé contre Luther. Et il écrira en 1535 dans ses dialogues sur Cicéron : « Que me font Zwingli ? Œcolampade ? Bucer ? Lambert ? Farel ? Qu’a apporté cette troupe de théologiens récens au peuple chrétien, par leurs commentaires abondans et subtils sur les Saints Livres ? » Mais il n’est pas davantage avec Érasme. Nul ne se raille autant de sa théologie, de son Enchiridion, des Paraphrases. Et il l’accuse, « tout comme Luther, » d’avoir divisé l’Eglise. Lefèvre et ses disciples sont-ils mieux jugés ? Dans l’épitaphe consacrée au vieux maître, sont louées les vertus de l’homme, la science de l’érudit : pas un mot sur le prédicateur de l’Évangile. A coup sûr, Dolet ne s’inquiète pas de ces problèmes. Il s’en remet, dit-il, aux pouvoirs traditionnels du soin de fixer le dogme, et son incroyance prend ses sûretés en restant officiellement dans l’Église ; mais ne lui demandons aucune de ces convictions qui font les fidèles ou les martyrs. Avec tout l’humanisme, il peut s’indigner contre les persécuteurs. Il passera d’un œil sec devant les victimes. Que des hommes soient assez fous pour mourir au nom d’un dogme, c’est là un état d’esprit qu’il ne peut comprendre et dont il n’est pas loin de se moquer.

Après 1540, ces formes extérieures de soumission ne suffiront plus. Dolet ne se doutait point que le libertinage et l’hérésie ne sauraient trouver grâce dans des siècles aux convictions exaspérées, et que, comme Servet à Genève, il était mûr pour le bûcher.


IMBART DE LA TOUR.