Religion et Évolution/Préface

Traduction par Camille Bos.
Schleicher frères (p. i-v).

PRÉFACE


Au commencement d’avril 1905, je reçus de Berlin une invitation qui me surprit : on me demandait d’aller faire là-bas, dans la salle de la Singakademie, à une date assez rapprochée, une conférence populaire et scientifique. Je déclinai d’abord cette proposition, en remerciant de l’honneur qu’on me faisait, mais en invoquant les raisons que j’avais données, dans une circulaire imprimée à de nombreux exemplaires le 17 juillet 1901, à savoir « que je ne ferais plus aucune conférence publique, tant à cause de ma santé et de mon âge avancé, qu’à cause des travaux pressants qui me réclamaient encore. »

Cette résolution était définitive, et il n’a fallu rien moins, pour m’y faire manquer, m’y faire faire une dernière exception, que les lettres pressantes de plusieurs amis de Berlin auxquels je suis particulièrement attaché ; ils me représentaient toute l’importance qu’il y avait, à l’heure actuelle plus que jamais, à ce que je vinsse exposer personnellement, devant un auditoire instruit, les principes fondamentaux de l’Évolutionnisme que je défends depuis quarante ans. On insistait surtout sur le fait que les progrès de la réaction dans les milieux dirigeants, l’insolence croissante d’une orthodoxie intolérante, la prédominance du papisme ultramontain et les dangers qui menaçaient à sa suite la liberté de penser allemande, l’Université et l’École, — exigeaient des moyens de défense énergiques. Par hasard j’avais justement suivi, dans les derniers temps, les tentatives intéressantes que l’église orthodoxe venait de faire pour conclure avec son ennemie mortelle, la science moniste, un compromis pacifique ; elle s’était même résolue à adopter jusqu’à un certain point, (bien qu’en la falsifiant et la mutilant), notre doctrine moderne de l’évolution que depuis trente ans elle combattait violemment — et elle tentait de la réconcilier avec ses dogmes. Ce changement frappant d’attitude de la part de l’église militante me parut, d’une part, si curieux et si important, mais de l’autre si dangereux, si bien fait pour égarer les esprits que je me ravisai et résolus d’en faire l’objet d’une conférence publique et d’accepter l’invitation qu’on me faisait à Berlin.

Pendant que je rédigeais rapidement le texte de la conférence promise, on me fit savoir de Berlin que le nombre des auditeurs qui s’étaient annoncés était tel que je serais obligé, soit de me répéter dans une deuxième séance, soit de diviser mon sujet et de lui consacrer deux conférences. J’optai pour ce dernier parti, d’autant plus que mon plan s’était trouvé trop étendu. Sur les instances pressantes du public, je dus refaire les deux conférences (les 17 et 18 avril) et comme de nouvelles demandes continuaient à affluer, réclamant de nouvelles conférences, je finis par me laisser entraîner à faire le 19 avril une « Conférence d’adieu », dans laquelle j’élucidai divers points importants, insuffisamment expliqués jusque-là.

La nature m’a refusé le beau don de l’éloquence impressionnante ; bien que j’enseigne déjà à la petite université d’Iéna depuis 88 semestres, je n’ai jamais pu, lorsque je parais en public, surmonter une certaine crainte et jamais non plus je n’ai pu acquérir l’art d’exprimer les pensées qui m’agitent par des paroles enflammées, ni avec l’aide de gestes qui leur donnent la vie. Pour ces motifs et pour d’autres encore, je ne me suis laissé convaincre que rarement de prendre part aux réunions de Naturalistes ou autres congrès ; les quelques discours que j’ai tenus dans des circonstances de ce genre — et qui sont publiés dans mes « Discours et Mémoires » — m’ont été arrachés par l’ardent intérêt que m’inspire la « Lutte pour la Vérité. » Dans les trois conférences que l’on va lire — mes derniers discours publics — je n’ai pas eu, plus que dans les autres, l’intention de gagner mes auditeurs à mes convictions par mon éloquence ; mon but a été bien plutôt de leur présenter un exposé d’ensemble des grands groupes de faits biologiques de manière à ce qu’ils puissent se convaincre eux-mêmes, s’ils réfléchissent impartialement, de la vérité et de l’importance de la notion d’évolution.

Les lecteurs de ces trois conférences de Berlin, s’ils s’intéressent à la « Lutte soulevée par l’idée d’évolution » que j’y ai retracée, trouveront d’amples matériaux à l’appui de vues brièvement résumées ici, dans mes œuvres antérieures : tant dans l’Histoire naturelle de la création et l’Anthropogénie que dans mes œuvres de philosophie populaire : les Énigmes de l’Univers et les Merveilles de la vie. Je ne fais pas partie du groupe aimable et choyé des « Hommes à compromis », j’ai au contraire l’habitude d’exprimer les convictions que j’ai acquises au prix d’un demi-siècle d’études sérieuses et pénibles, loyalement et sans réticence. Si j’apparais en conséquence tel qu’un lutteur sans merci, on devra songer que « la guerre est mère de toutes choses » et que le triomphe de la raison pure sur la superstition dominatrice ne peut s’effectuer qu’au prix du combat le plus acharné. Celui que je livre n’a d’ailleurs toujours en vue que la bonne cause ; la personne de mes adversaires, — qui de leur côté m’attaquent et me calomnient grossièrement en tant qu’individu, — m’est indifférente.

Bien que j’aie passé plusieurs années à Berlin lorsque j’étais étudiant et au début de mon professorat, et que je sois toujours resté en contact avec les milieux scientifiques de la capitale, je n’avais eu qu’une fois l’occasion d’y faire une conférence publique, sur « La division du travail dans la nature et dans la vie humaine » (le 17 décembre 1868, dans la salle de l’Association des Artisans). J’ai donc éprouvé une certaine satisfaction lorsque ces jours-ci, — après trente-six ans — il m’a été donné de parler une fois encore, et pour la dernière fois, en cette même salle de la Singakademie, où j’étais venu écouter comme étudiant, il y a cinquante ans, les maîtres célèbres de l’Université de Berlin.

Ce m’est enfin un devoir agréable à remplir que celui d’exprimer mes remerciements sincères à ceux qui m’ont fourni l’occasion de faire ces conférences et qui se sont efforcés de me rendre aussi plaisant que possible le séjour dans la capitale — et je ne suis pas moins reconnaissant aux nombreux auditeurs qui ont bien voulu accorder à mes discours leur sympathique attention et leur approbation.

Iéna, le 9 mai 1905.
Ernest HAECKEL.