Religion et Évolution/Appendice

Traduction par Camille Bos.
Schleicher frères (p. 131-136).

APPENDICE


L’ÉVOLUTION ET LE JÉSUITISME

Les rapports entre notre idée d’évolution et les dogmes jésuites sont, à divers points de vue, si importants et exposés à tant de malentendus que j’ai considéré comme un devoir essentiel de les bien mettre en lumière par mes trois conférences de Berlin. Je crois avoir montré clairement qu’il y a, entre les deux doctrines, une opposition irréconciliable et diamétrale et que la tentative des Jésuites modernes pour mettre d’accord les deux antagonistes repose sur l’illusion et le sophisme. Si je me suis arrêté en première ligne aux écrits du savant Père jésuite, Erich Wasmann, c’est non seulement parce que cet alerte écrivain a traité la question d’une façon plus complète et plus habile que la plupart des autres Jésuites, mais ce qui m’y autorisait, en outre, c’est que grâce à ses profondes connaissances biologiques et surtout à ses recherches sur les fourmis, poursuivies pendant plusieurs années, Wasmann semblait particulièrement à même d’appuyer ses vues sur une base scientifique. Contre l’exposé que j’en ai donné, il vient de protester énergiquement dans une lettre ouverte, à moi adressée, et qui a paru le 2 mai 1905 dans le no 99 de la Germania berlinoise (romaine !) et dans le no 358 du Journal populaire de Cologne.

Les objections sophistiques que Wasmann soulève dans cette lettre contre l’exposé que j’ai fait de ses idées dans mes conférences de Berlin, et la façon trompeuse dont il dénature les problèmes les plus importants, m’obligent à le réfuter brièvement dans ce supplément. Je ne suis, bien entendu, pas à même de réfuter toutes les objections de mon adversaire, ni de le convaincre lui-même qu’elles ne se soutiennent pas. C’est chose connue qu’il est impossible, même à la logique la plus claire et la plus subtile, d’en avoir jamais fini avec un Jésuite intelligent ; car il se sert avec habileté des faits eux-mêmes, et en les retournant et les défigurant, il transforme la vérité en son contraire. C’est d’ailleurs tout à fait peine inutile de vouloir convaincre un adversaire par des arguments rationnels, quand il est convaincu que la croyance religieuse « est au-dessus de la raison tout entière ». Le point de vue de Wasmann est nettement caractérisé par la Considération finale du onzième chapitre de son livre sur La biologie moderne et la théorie de l’évolution (p. 307) : « Entre la science naturelle et la révélation surnaturelle, il ne peut jamais y avoir de réelle contradiction car elles tirent toutes deux leur origine du même esprit divin. » Cette affirmation est merveilleusement illustrée par la lutte continuelle que la « Science naturelle » est sans cesse obligée de soutenir contre la croyance à la « révélation surnaturelle », lutte qui se fait jour partout dans la littérature philosophique et théosophique, en particulier depuis un demi-siècle.

Le point de vue orthodoxe de Wasmann nous devient surtout clair par l’aveu suivant : « La théorie de l’évolution, que je défends en tant que naturaliste et philosophe, repose sur les fondements de la conception chrétienne, que je considère comme la seule juste : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. » Malheureusement Wasmann n’a pas dit comment il se représentait cette « création tirée du néant », ni ce qu’il entendait par Dieu et par Ciel. Pour l’éclairer là-dessus on peut lui recommander l’excellent livre de Troels-Lund : Tableau du Ciel et Conception de l’Univers.

Presque à la même époque où je faisais à Berlin mes Conférences darwinistes, Wasmann illustrait son livre par des conférences bien jésuitiques (faites à Lucerne les 11 et 12 avril dans la grande salle de l’école cantonale). La Patrie, journal ultramontain de Lucerne (nos 88, 90, 92), voit dans ces conférences « une action libératrice et un facteur décisif dans le combat des esprits ». La phrase suivante est relevée : « Au stade le plus élevé de la philosophie évolutionniste et théiste trône Dieu, le tout puissant créateur du ciel et de la terre ; tout de suite après lui, créée par lui, l’âme humaine immortelle. Nous atteignons à ces notions, non seulement par la foi, mais encore par la voie inductive, c’est-à-dire purement scientifique ! La conception de l’Univers, construite sur la doctrine théiste de l’évolution est ainsi la seule rationnelle et véritablement scientifique, tandis que la conception athéiste se révèle comme contraire à la raison et antiscientifique. »

Pour discerner ce que cette assertion et les suivantes, de la part des Jésuites les plus modernes, ont de mensonger, nous devons faire expressément remarquer que la belliqueuse église chrétienne, — l’église orthodoxe évangélique dans une entente parfaite avec l’église catholique romaine, — a combattu énergiquement par tous les moyens possibles trente années durant, dès la première apparition du darwinisme, non seulement celui-ci, mais encore la doctrine de l’évolution en général. Et cela à très juste titre ! Car les Pères de l’Église, avec leur regard pénétrant, avaient reconnu plus clairement que beaucoup de philosophes naïfs que la théorie darwiniste de la descendance était une clef de voûte indispensable dans la théorie universelle de l’évolution et que l’origine de l’homme, « descendant d’autres mammifères » en découlait avec une rigueur implacable. Ch. Escherich dit très justement dans son excellent ouvrage sur « La théorie de la descendance selon l’Église[1] » (p. 7) : « Jusqu’ici nous ne lisions presque dans la physionomie des noirs interprètes de nos théories, que la haine, l’amertume, le mépris, l’ironie ou le regret à l’endroit de la nouvelle intruse dans l’édifice de leurs dogmes, l’idée de la descendance. Aujourd’hui, (après l’apostasie de Wasmann !) les protestations des journaux du centre, affirmant que l’orthodoxie a déjà adopté depuis plusieurs dizaines d’années la théorie de la descendance, ne produisent qu’une impression de comique : on cherche, à cette heure précisément, alors que la théorie de la descendance a remporté une victoire définitive, à se poser comme si on ne lui avait jamais été hostile, comme si l’on n’avait jamais crié et tempêté contre elle — et comment, d’ailleurs, aurait-on jamais été assez fou pour cela puisque, par la théorie de la descendance la sagesse et la puissance du Créateur se manifestent à un plus haut point encore et sous un jour plus éclatant » ! La même retraite diplomatique est effectuée par le P. Jésuite Martin Gand dans sa brochure populaire sur La Théorie de la descendance (Cologne, 1904) : « Les formes actuelles de la matière ne sont pas la création directe de Dieu, mais ce sont les effets de la force formatrice déjà déposée par le Créateur dans la matière primitive et qui se sont ensuite affirmées peu à peu au cours de l’histoire de la terre, lorsque les conditions extérieures se sont trouvées combinées plus favorablement. » (!) Remarquons bien ce revirement très net de la part de la belliqueuse Église !

Le système du mensonge, digne d’admiration, que pratiquent les Jésuites et le pape, dont les premiers forment la plus dangereuse garde du corps, n’apparaît pas seulement avec évidence dans cet impossible amalgame de la théorie évolutionniste et de la croyance religieuse, mais encore dans les explications trompeuses de Wasmann, Gander, Gutherlet et confrères. Les graves dangers dont cette fausse science jésuite menacent nos écoles et notre culture intellectuelle tout entière, n’ont été exposés par personne d’une façon aussi convaincante que, récemment, par le comte de Hoensbroech dans la préface de son ouvrage célèbre : La papauté dans son action sociale et civilisatrice (1901) : « La papauté, dans sa prétention à être une institution divine, remontant au Christ, fondateur du christianisme, investi par Dieu de l’infaillibilité sur toutes les questions relatives à la foi et aux mœurs : c’est là la suprême, la plus redoutable, la plus fructueuse erreur de l’histoire universelle tout entière. Et cette grande erreur est entourée des milliers de mensonges de ceux qui la soutiennent ; et cette erreur et ces mensonges combattent pour un système de puissance et de domination, pour l’ultramontanisme. C’est pourquoi, pour la vérité elle aussi, il n’y a que la lutte qui soit possible. — Nulle part on ne ment autant ni aussi systématiquement que dans la science ultramontaine, surtout dans l’histoire de l’Église et dans celle des papes ; et nulle part les mensonges et les déformations de la vérité ne sont choses plus pernicieuses, car elles sont devenues parties essentielles de la religion catholique. Les faits de l’histoire le proclament bien haut : la papauté n’est rien moins qu’une institution divine ; aucune autre puissance au monde n’a introduit, comme elle, la malédiction et la ruine, les sanglantes horreurs et la honte dans le sanctuaire le plus intime de l’humanité, dans la religion. »

Ce jugement condamnateur porté sur le jésuitisme et le papisme a d’autant plus de valeur, que le comte de Hoensbroech est resté lui-même quarante ans au service de l’ordre des jésuites et qu’il a appris à connaître à fond toutes les ruses, tous les chemins détournés qui y sont pratiqués ; en les publiant, en les appuyant sur de nombreux documents officiels, il a rendu un service durable à la vérité et à la civilisation. Je ne faisais que répéter un jugement bien fondé chez lui lorsqu’à la fin de ma première Conférence de Berlin j’appelais le papisme, la plus grande des duperies qui aient jamais gouverné le monde intellectuel !

Une particulière ironie du sort me fit faire le même soir, (le 14 avril), l’expérience personnelle de la justesse de ce jugement. Un télégramme envoyé par câble par un reporter berlinois annonçait à Londres que j’avais pleinement approuvé la nouvelle théorie du P. Wasmann et m’étais convaincu de l’erreur du darwinisme ; j’avais reconnu, de même, que la théorie évolutionniste n’était pas applicable à l’homme, à cause de la nature distincte de son être intellectuel. Ce maudit télégramme passa de Londres en Amérique et dans les journaux de tous les pays. Il en résulta un flot de lettres de la part des adeptes stupéfiés de la théorie évolutionnsiste, qui m’interpellaient au sujet de mon incompréhensible revirement. Je crus d’abord que le faux télégramme provenait d’un malentendu ou d’une erreur de la part du reporter ; mais, par la suite, on m’annonça de Berlin que l’erreur de texte provenait sans doute d’une altération volontaire de la part d’un pieux serviteur de Dieu qui, par cet habile mensonge, cherchait à sauver la foi ; au lieu de « réfuté » il avait mis « approuvé » et au lieu de « vérité », son contraire, « erreur ».

La lutte pour la vérité dans laquelle j’ai fait depuis quarante ans les plus curieuses expériences m’a encore enrichi, par suite des Conférences de Berlin, d’un certain nombre de nouvelles impressions. Le torrent d’injures et de calomnies de toutes sortes que les journaux pieux (en tête le Messager de l’Empire, luthérien et la Germania romaine) a répandu sur moi, a dépassé toutes les bornes observées jusqu’ici. La fleur en a été recueillie par le Dr H. Schmidt (qui assistait lui-même à mes Conférences) et offerte aux lecteurs dans le second cahier de mai de la Libre parole (no 4, p. 144, Francfort-s.-M.). J’ai déjà fait allusion dans l’Appendice de l’édition populaire de mes Énigmes de l’Univers (p. 155-162) aux moyens indignes dont mes adversaires cléricaux et métaphysiciens se servent pour rendre suspects mes travaux scientifiques et leur popularisation. Je ne peux que le répéter ici : les attaques et les calomnies touchant ma personne me laissent indifférent, et la bonne cause, celle de la vérité pour laquelle je combats ne se trouve pas par là démentie. C’est précisément le bruit inaccoutumé des cris de guerre de mes noirs ennemis qui m’a convaincu que les sacrifices faits par moi n’étaient pas vains et que j’avais par là apposé une modeste clef de voûte sur ce qui a été la tâche de ma vie : Faire progresser la Science de la Nature en développant l’idée de l’évolution.

Iéna, le 17 mai 1905.
Ernest HAECKEL.

  1. Karl Escherich, « Théorie de la descendance selon l’Église », Munich, 1905. Supplément de l’Allgemeine Zeitung, nos 34, 35 ; en outre, quelques suppléments ultérieurs. Cf. aussi son article précédent dans le no 136 du même journal, le 17 juin 1902.