Relation historique de la peste de Marseille en 1720/05

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 51-59).
Chapitre V


CHAPITRE V.


Premier periode de la peſte. Les Medecins commis à la viſite des malades la déclarent. Incredulité du Public.



QUoique nous ne veüillons point adopter les préventions du Peuple touchant l’aparition des ſignes celeſtes, qui précedent les grandes calamités, nous ne laiſſerons pas de remarquer, que le 21. Juillet le tems étant couvert & à la pluye, il fit dans la nuit des éclairs & des tonnerres ſi effroyables, qu’on ne ſe ſouvenoit pas d’en avoir oüi de ſemblables ; toute la Ville en fût troublée, & la foudre tomba ſur pluſieurs maiſons, ſans bleſſer perſonne. Ces tonnerres furent regardés comme le funeſte ſignal de la plus affreuſe mortalité qu’on aye jamais vûë : car dez-lors la contagion ſe débonda & ſe répandit dans tous les quartiers de la Ville.

Mrs. Peiſſonel & Bouzon continuent à viſiter les malades, & ſur leur déclaration, on continuë à les tranſporter aux Infirmeries, toûjours dans la nuit, pour ne pas allarmer le Public ; & les Conſuls animés d’un nouveau zele, aſſiſtent tour à tour en perſonne à ces expeditions nocturnes. Mr. Peiſſonel accablé des infirmités de l’âge, ſe décharge de ce travail ſur ſon fils, jeune Medecin, qui n’étoit pas encore aggregé. Ce jeune homme ne prévoyant pas les conſequences, repandit la terreur dans toute la Ville, & publia par tout que la peſte étoit dans tous les quartiers. Il l’écrit de même dans les Villes voiſines, qui prirent auſſi l’allarme, & s’interdirent tout commerce avec Marſeille : c’eſt en conſequence de ces lettres que le Parlement de Provence rendit cet arrêt fulminant le 2. Juillet, par lequel il défend toute communication entre les habitans de la Province & ceux de Marſeille ſous peine de la vie.

Cependant le Public ſe plaint de ne pas voir des Medecins de reputation employés à la viſite de ces malades ; tout le monde veut ſçavoir ce que c’eſt ; chacun demande une déciſion ſûre, ſur laquelle il puiſſe prendre ſes dernieres reſolutions. Ainſi, ſoit les plaintes publiques, ſoit le nombre des malades augmenté, les Echevins demandent quatre Medecins au Syndic du College, pour les repartir dans toute la Ville, & au Syndic du Corps des Chirurgiens quatre Maîtres, qui accompagnent les Medecins, chacun avec ſon garçon. Ils nomment en même tems quatre Apoticaires, pour fournir les remedes aux malades. Quatre Medecins ſe livrent à cet emploi ; ſçavoir Mrs. Bertrand, Raymond, Audon, & Robert, chacun avec ſon Chirurgien & un garçon. Ils ſe partagent toute une grande Ville, où dix Medecins n’auroient pas ſuffi.

A peine ont-ils viſité un ou deux jours les malades, qu’ils vont d’eux-mêmes déclarer aux Magiſtrats qu’il n’y avoit point à ſe flater, que la maladie qui regnoit, étoit veritablement la peſte, & la peſte même la plus terrible qui eût paru de long tems. Ils ſe réuniſſent tous Medecins & Chirurgiens en un même ſentiment, & aucun d’eux ne dit que ce fût une fiévre maligne cauſée par les mauvais alimens & par la miſere, comme l’Autheur du Journal imprimé le leur fait dire. Leur ſentiment a toûjours été le même, ils n’ont jamais varié là-deſſus, & l’évenement ne les a que trop juſtifiés. Importunés par la curioſité des Citoyens, ils ne crurent pas devoir refuſer de la ſatisfaire. Aſſurés du fait par eux-mêmes, ils ne hazardoient rien dans cette déclaration ; elle ne pouvoit cauſer aucun trouble dans la Ville ; le fils de Mr. Peiſſonel l’y avoit déja mis, & Mrs. Sicard pere & fils, qui avoient vû les premiers malades dans leur quartier de la Miſericorde, ſe plaignant qu’on n’avoit pas ajoûté foi à leur premiere déclaration, avoient déja repandu par tout le bruit de cette nouvelle maladie : il ne convenoit plus de la cacher dans un tems où elle étoit repanduë dans toute la Ville, & où il falloit prendre les meſures les plus promptes pour en arrêter les progrés, ou tout au moins pour prévenir les déſordres qu’elle traîne après elle.

La déclaration de ces quatre Medecins ne trouva pas plus de créance dans l’eſprit des Magiſtrats, & dans le Public que celle de Mrs. Sicard. Les premiers, bien loin d’ajoûter foi à un raport auſſi authentique, font afficher un avis, dans lequel ils annoncent que ceux qui ont été commis à la viſite des malades, ont enfin reconnu que la maladie qui regne n’eſt qu’une fiévre maligne ordinaire, cauſée par les mauvais alimens & par la miſere. Nous voulons bien leur rendre la juſtice de croire qu’ils ne firent mettre cette affiche que pour raſſûrer le peuple, plûtôt que de penſer qu’ils ayent pû douter d’un fait qui leur étoit certifié de tout côté. Cette précaution étoit bonne, en prenant toûjours les meſures convenables.

En effet, quoique les Magiſtrats euſſent toûjours agi comme ſi c’étoit veritablement la peſte, puiſqu’ils faiſoient enlever les malades, & fermer les maiſons ; ſoit que les Infirmeries fuſſent remplies ; ſoit qu’on ne regardât plus le mal comme contagieux, on ne fit plus tranſporter les malades, qui s’accumulerent de jour en jour en diverſes ruës : car dès le 7. Août, les quatre Medecins trouvoient trente nouveaux malades par jour, & autant de morts qu’on les obligeoit auſſi de viſiter ; & cela alla toûjours croiſſant d’un jour à l’autre. Les Magiſtrats non contents de manquer de confiance en leurs Medecins, formerent contr’eux des ſoupçons injurieux à leur honneur & à leur caractere ; & quoiqu’ils ſe fuſſent livrés au ſoin des malades de la maniere du monde la plus genereuſe, ſans traiter d’aucun interêt, qu’ils abandonnerent à la generoſité des Magiſtrats, ceux-ci ne laiſſerent pas de dire, que les Medecins de la Ville vouloient faire un Miſſiſſipi de cette affaire. Ce ſont les termes dont ils ſe ſervirent.

D’un autre côté, le peuple entrant dans les mêmes ſoupçons, inſulte publiquement les Medecins dans les ruës, & leur reproche hautement qu’ils groſſiſſent le mal par l’indigne motif d’un ſordide interêt : les Medecins, animés d’un vrai zele pour leur Patrie, devoroient toutes ces inſultes d’une vile populace ; ils furent beaucoup plus ſenſibles aux mépris de quelques-uns de principaux Citoyens, qui écrivirent en divers endroits des lettres pleines de qualifications les plus odieuſes contr’eux, & dans leſquelles l’ignorance étoit le moindre vice qu’ils leur reprochoient. A quels égaremens de raiſon ne porte pas une aveugle incredulité ?

Deux choſes favoriſoient cette prévention. Mr. Michel, Medecin aux Infirmeries, écrivoit aux Echevins, que les malades qu’on lui envoyoit, n’avoient d’autre mal, les uns que l’ennui d’être enfermés, & les autres que la verole, & qu’ils avoient plus beſoin de mercure que d’autres remedes. Pourtant l’ennui & la verole furent pour tous ces malades des maladies mortelles. La ſeconde choſe qui entretenoit l’incredulité publique ſur la maladie, c’eſt qu’on raportoit que pluſieurs malades rejettoient quantité de vers par le haut & par le bas. Il n’en fallut pas davantage pour achever de décrier les Medecins, pour confirmer les indignes ſoupçons qu’on avoit formé contr’eux, & pour faire regarder la maladie comme une fiévre de corruption, cauſée par les fruits & par les mauvais alimens.

Ce qui fortifioit cette fauſſe opinion, c’eſt qu’on ne voyoit dans ces premiers tems, que des enfans & de pauvres gens attaqués de cette maladie. La peſte, diſoit-on, s’en prend à toute ſorte d’âge & de condition, elle fait bien d’autres ravages. On vouloit voir les hommes tomber morts dans les ruës, les riches attaqués comme les pauvres, & le mal ſe répandre avec impetuoſité dans toute la Ville. Attendez, peuple incredule, & vous verrez plus que tout cela ; un affreux carnage va bientôt forcer vôtre aveugle incredulité. Déja des morts ſubites ſont annoncées de toute part ; déja le feu de la contagion a pris aux quartiers les plus reculés, & dans les ruës les plus écartées : déja les plus incredules & les plus hardis ſont frapés les premiers : déja enfin on apprend d’un jour à l’autre la chûte de quelque riche.

Alors on commence à douter & à craindre ; on demande à s’aſſûrer de la nature du mal, par l’ouverture des cadavres : un Batelier frapé de mort ſubite dans ſon Bateau, préſente l’occaſion de faire cette épreuve. Les Medecins employés à la viſite des malades, ſont mandés pour aſſiſter à l’ouverture de ce cadavre. Mr. Guion, Chirurgien de la Ville, s’offre courageuſement à la faire ; il mourut pourtant lui-même peu de jours après. Le cadavre eſt ouvert dans le Bateau même, on foüille dans toutes ſes parties, & on y cherche vainement la cauſe d’une maladie, qui ſe manifeſte moins par les impreſſions qu’elle fait ſur les parties internes, que par les ſymptomes & par les marques exterieures.