Relation historique de la peste de Marseille en 1720/00

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. i-ix).
Préface

Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Bandeau 1
Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Bandeau 1

PREFACE.



LA Relation d’une peſte eſt moins l’hiſtoire de la maladie, que celle des ravages qu’elle a faits, & des déſordres qui l’ont ſuivie. Telle eſt la relation que nous donnons de la peſte de Marſeille, dans laquelle nous propoſons ſeulement de décrire les malheurs de cette Ville, la maniere dont la peſte s’y eſt introduite, les progrès & les ravages qu’elle y a faits, & les meſures qu’on a priſes pour les arrêter ; ſans nous engager à parler de la maladie, de ſes ſymptômes, de ſa cauſe, & de la maniere de la traitter. Peu verſés dans les matieres de Medecine, nous n’aurions donné que des idées fort imparfaites de toutes ces choſes. Cependant pour ne rien omettre de tout ce qui peut contenter la curioſité des Lecteurs ſur cet article, nous avons emprunté les obſervations de Mr. Bertrand Medecin de cette Ville, dont la ſincerité ne ſçauroit nous être ſuſpecte, que l’on trouvera à la fin de cette hiſtoire, elles ſont faites d’après nature, je veux dire ſur les malades qu’il a traités, ſur la triſte expérience qu’il a faite lui-même de la maladie, & ſur celle de toute ſa famille. On attend de ce Medecin un Traité complet ſur cette matiere : le peu d’étenduë qu’il a donné à ſes obſervations, ſemble nous le promettre, & nous donner lieu de croire qu’il s’eſt reſervé bien des choſes pour ce Traité, qui joint à cette relation, ne laiſſeroit rien à deſirer ſur La peſte de Marſeille.

Nous croyons devoir prévenir quelques plaintes qu’on pourroit nous faire. Telle eſt celle d’avoir donné des loüanges à toute ſorte de perſonnes, reproche qu’on a déja fait à ceux qui ont donné de ſemblables relations avant nous. Mais pouvoit-on les refuſer ces loüanges à ceux qui ſe ſont ſacrifiés au ſalut public dans une ſi périlleuſe occaſion ; puiſque, ſelon St. Denis d’Alexandrie[1], cette ſorte de mort n’eſt pas moins glorieuſe que le martyre. Nous n’avons donné à tous les autres aucun de ces éloges flateurs, qui n’ont d’autre principe que l’interêt, ni d’autre motif que la reconnoiſſance, libres des engagemens de celle-ci, & exempts des ſoupçons du premier, nous ne faiſons que raporter des faits publics & avérés, mais nous n’avons pas crû devoir raconter des actions dignes de loüanges d’une maniere ſimple & toute unie. Du reſte nous conſentons volontiers que ceux, qui par leur vigilance & leur zele, croiront meriter des éloges plus magnifiques, joüiſſent de la gloire que cette relation fera réjaillir ſur eux : comme nous ne pouvons pas empêcher que quelqu’un ne ſe trouve offenſé par la vérité qui reſultera des faits, que nous ne ſçaurions ni taire, ni déguiſer ſans la trahir, nous n’avons pourtant laiſſé échaper dans cette hiſtoire aucun de ces traits offenſans que dicte la paſſion, & que le reſſentiment inſpire.

Les Medecins de Montpellier ſont les ſeuls qui pourroient s’en plaindre. Nous n’avons pas prétendu dans ce que nous en avons dit ravaler leur merite, ni ternir leur réputation ; nous conſentons qu’ils joüiſſent paiſiblement de l’un & de l’autre, mais nous n’avons pas crû devoir diſſimuler nos ſentimens ſur l’affectation qu’ils ont marquée en toute occaſion de déprimer les autres Medecins, de renverſer les idées les plus naturelles de la maladie, d’accommoder la verité des faits à leurs vûës, & tout cela pour donner crédit à une opinion auſſi contraire au bien public, qu’à l’experience de tous les ſiécles, & ſur tout à celle que nous venons de faire dans cette triſte conjoncture. D’ailleurs le jugement que nous portons de leurs ouvrages eſt moins le nôtre que celui du public. Pouvoit-on ſe diſpenſer d’en rendre compte ? Nous devions également aux Médecins de Marſeille une juſtification des injuſtes ſoupçons qu’on a répandu contre eux ; témoins de la conduite des uns & des autres, & libres de toute prévention, nous ne faiſons qu’en raporter ce qui s’eſt paſſé ſous les yeux de toute une Ville. Si on trouve que les uns & les autres reviennent un peu trop ſouvent ſur la ſcene, on doit conſiderer que dans une tragedie de peſte, les Medecins ſont des principaux Acteurs, & par conſequent qu’ils y doivent joüer les plus longs rôles.

On nous reprochera peut-être encore la varieté du ſtyle ; il eſt vrai qu’il paroit moins uni & plus figuré en certains endroits qui nous ont paru le demander, nous pourrions nous autoriſer en cela par l’exemple de tous les Hiſtoriens, & les étaler ici, ſi nous avions voulu faire une Preface dans les formes. Comme on trouvera ſouvent le mot d’Infirmeries dans le cours de cet Ouvrage, & qu’on entend communément par ce mot un Hôpital deſtiné pour les peſtiferés, nous avons crû devoir avertir qu’il n’eſt jamais pris en ce ſens dans cette relation, & que par Infirmeries on doit toûjours entendre l’endroit où l’on met en quarantaine les perſonnes & les marchandiſes qui viennent du Levant & autres Pays ſuſpects, & dont on trouvera une legere deſcription dans le Chapitre troiſiéme.

Il reſteroit à dire quelque choſe ſur l’utilité de cet ouvrage. Elle ſe préſente d’elle-même, tant pour Marſeille, que pour les autres Villes. On y verra la maniere dont la peſte ſe gliſſe & s’introduit dans un lieu, comment elle s’y dévelope & s’y répand. Par quels progrès elle parvient à ce dernier dégré de violence, où elle fait tant de ravages, comment elle diminuë & finit inſenſiblement, quelles en ſont les ſuites. On y aprendra à ſe méfier de ces commencemens captieux, qui trompent preſque toûjours la vigilance des Magiſtrats, & à prévenir, par de ſages précautions priſes à l’avance, le trouble & les déſordres qu’elle traîne après elle. Enfin Marſeille y verra ce qu’elle doit craindre, & les meſures qu’elle doit prendre, ſi jamais le Seigneur vouloit encore l’affliger de ce terrible fleau, & les autres Villes y trouveront à profiter de ſon exemple. C’eſt le but qu’on s’eſt propoſé dans cette relation, dans laquelle on s’eſt fait une loi de ne raporter que des faits publics & conſtants, ſans entrer dans les vûës & dans les deſſeins de ceux qu’ils regardent. S’il y en a quelques-uns de peu d’importance, ſi l’attention qu’on a eûë à marquer certaines dattes, & à nommer certaines perſonnes inconnuës hors de cette Ville, paroit trop ſcrupuleuſe, pour ne pas dire tout-à-fait inutile, on ne l’a fait qu’en certains endroits où cela a paru neceſſaire par raport aux perſonnes qui ſont ſur les lieux, & qui auroient pris ces ſortes d’omiſſions pour un défaut de ſincérité & d’exactitude. Au reſte, on n’a rien exageré dans les deſcriptions que l’on a faites des malheurs de Marſeille ; on oſe même aſſûrer qu’elles ſont encore au-deſſous de la vérité. Si nous n’avons pû les retracer, ſans renouveller toutes nos douleurs, on ne pourra guére les lire ſans être attendri ſur la mort de tant de malheureux, ſur la déſolation de tant de familles, & ſur la miſere d’un peuple affligé du plus terrible châtiment que Dieu puiſſe envoyer à des hommes criminels.

  1. Adeo ut genus hoc mortis ob pietatem fideique conſtantiam, ne quaquam inferius martyrio cenſeatur. Act. martyr. Ruynart. edit. Amſtelodam. f. 185.