Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 227-239).

CHAPITRE XXX.


Les Indiens changent leur manière de nous recevoir.


A partir de cet endroit, les naturels ne nous reçurent plus de la même manière, pour ce qui se rapporte au pillage. Comme ceux qui venaient au devant de nous, nous apportaient différents objets, les autres ne les volaient pas, et lorsque nous entrions dans les maisons, les habitants nous offraient ce qu’ils possédaient, et même leurs maisons. Nous remettions tout ces présents aux chefs afin qu’ils en fissent le partage. Ceux qui étaient dépouillés de leur avoir se mettaient à notre suite, ce qui était cause que beaucoup de monde nous suivait, afin de réparer leurs pertes. Les arrivants disaient aux autres naturels de ne rien cacher de leurs biens, parce que nous le saurions, que le soleil nous avertirait de leurs actions, et que nous les ferions mourir. La crainte qu’ils leur inspiraient était si grande, que les premiers jours ils étaient tout tremblants, et n’osaient ni parler ni lever les yeux. Ces derniers Indiens nous conduisirent pendant cinquante lieues dans un pays désert et couvert de montagnes très-escarpées. Leur aridité fut cause qu’on n’y trouva pas de gibier, et que nous souffrîmes extrêmement de la faim. Nous traversâmes ensuite une rivière en ayant de l’eau jusqu’à la poitrine. Depuis cet endroit, un grand nombre des Indiens qui nous accompagnaient commencèrent à tomber malades à cause de la famine et des maux excessifs que nous avions soufferts dans les montagnes, qui étaient très-escarpées et difficiles à gravir. Ils nous conduisirent dans une plaine au pied de ces montagnes. On vint nous y recevoir de fort loin, et nous fûmes accueillis comme nous l’avions déjà été. Les Indiens firent tant de présents à ceux qui nous accompagnaient, que, ne pouvant pas les emporter tous, ils en laissèrent la moitié. Nous dîmes à ceux qui avaient fait ces présents de les reprendre dans la crainte qu’ils ne fussent perdus. Mais ils nous répondirent qu’ils ne voulaient pas le faire parce qu’il n’était pas dans leur usage, une fois qu’ils avaient donné quelque chose, de le reprendre ; que ces objets n’avaient plus de prix pour eux, et qu’ils les laisseraient perdre. Leur ayant dit que notre intention était de nous mettre en marche au coucher du soleil, ils répondirent que les peuplades étaient fort éloignées. Nous leur ordonnâmes d’aller prévenir que nous allions nous y rendre. Ils s’en excusèrent le mieux qu’ils purent. Ces gens, dirent-ils, étaient leurs ennemis : et ils n’auraient pas voulu que nous y allassions. Ils n’eurent pas le courage d’en dire davantage. Ils y envoyèrent deux femmes, une de leur nation, et une autre qu’ils avaient prise à ces Indiens : ils choisirent des femmes parce que même pendant la guerre elles peuvent traiter avec l’ennemi. Nous les suivîmes, et nous nous arrêtâmes dans un endroit où il avait été convenu que nous attendrions ces Indiennes. Nous les attendîmes cinq jours, les naturels prétendirent qu’elles ne devaient avoir trouvé personne. Nous leur demandâmes de nous conduire du côté du nord : ils dirent que dans cette direction il n’y avait des habitants que fort loin, qu’on n’y trouvait ni vivre ni eau. Cependant nous persévérâmes dans notre dessein ; ils s’en défendirent le mieux possible, ce qui nous fit beaucoup de peine. Le soir j’allai coucher dans la campagne, et fort loin d’eux ; mais ils vinrent aussitôt où j’étais. Ils passèrent toute la nuit sans dormir, et ils me disaient avec beaucoup de timidité combien ils étaient affrayés, qu’ils nous priaient de ne plus être fâchés : que, quand même ils devraient mourir en chemin, ils nous conduiraient où nous voulions aller. Cependant’ comme nous avions toujours l’air d’être fâchés, pour qu’ils ne se rassurassent pas, il arriva une chose fort extraordinaire : dans la nuit, un grand nombre tombèrent malades, et le lendemain huit hommes moururent. Le bruit s’en répandit dans tout le pays : nous inspirions tant de terreur parmi ces gens, qu’ils semblaient craindre de mourir en nous regardant. Ils nous supplièrent de ne plus être en colère, et de ne pas permettre qu’ils mourussent. Ils étaient persuadés que nous les tuions par notre seule volonté, et véritablement nous étions aussi affligés de leur mort qu’on peut l’être ; car, outre ceux que nous avions perdus, nous craignions de voir mourir tous les autres, ou que la terreur leur fit prendre la fuite. La même chose arriva chez tous les habitants du voisinage, lorsqu’ils eurent appris ce qui s’était passé. Nous priâmes Dieu d’y porter remède, et tous les malades guérirent. Nous remarquâmes un fait extraordinaire : les pères, les frères et les femmes des malades étaient on ne peut plus affligés de les voir dans cet état ; mais une fois qu’ils étaient morts leur chagrin disparaissait. Nous ne les vîmes ni pleurer, ni parler entre eux, ni donner aucun signe de tristesse. Ils n’osaient pas approcher des cadavres avant que nous leur eussions ordonné de les enterrer.

Pendant quinze jours que nous restâmes avec eux, nous n’en vîmes jamais deux causer ensemble, ni leurs enfants rire ou pleurer. Un seul s’étant mis à verser des larmes, ils l’emmenèrent aussitôt, et, avec des dents de rats très-coupantes, ils lui firent une incision à partir des épaules et tout le long des jambes. Voyant cette cruauté, j’en fus affligé, et je leur en demandai la raison : ils me répondirent que c’était pour le punir d’avoir pleuré devant moi.

Ils communiquaient leur frayeur à tous les autres Indiens qui venaient nous voir, afin qu’ils nous donnassent ce qu’ils possédaient ; parce qu’ils savaient que nous ne gardions rien pour nous et que nous remettions tout aux gens qui nous accompagnaient. Ces Indiens sont les meilleurs que nous ayons rencontrés dans tout le pays, ils nous obéirent mieux que tous les autres. La plupart sont bien faits. Il y avait trois jours que nous étions chez eux et les malades étaient guéris, lorsque les femmes que l’on avait envoyées à la découverte arrivèrent. Elles dirent qu’elles avaient trouvé fort peu de monde et que presque tous les Indiens étaient allés à la chasse aux vaches, car c’était la saison. Nous ordonnâmes à ceux qui avaient été malades de rester, et aux autres de venir avec nous. Les femmes et deux des nôtres devaient aller chercher les habitants et les amener sur notre chemin, afin qu’ils nous reçussent. Le lendemain les plus vigoureux partirent avec nous. Après trois journées de marche nous nous arrêtâmes. Le lendemain Alonso del Castillo et Estevanico, le nègre, se mirent en marche, en emmenant les deux femmes pour guides. L’une d’elles, qui était une esclave, nous conduisit à une rivière qui coulait entre des montagnes, dans un endroit où était établi un village que son père habitait. Ces demeures étaient les premières que nous eussions vues dans ce pays qui ressemblassent à des maisons, et qui en méritassent le nom. Castillo et Estevanico y étant arrivés, parlèrent avec les habitants. Trois jours après, Castillo revint où il nous avait laissés ; il amenait avec lui cinq ou six Indiens. Il nous raconta qu’il avait trouvé des maisons fixes, que les habitants se nourrissaient de haricots, de courges, et qu’il avait vu du maïs. Cette nouvelle nous fut plus agréable que tout au monde, et nous en rendîmes des grâces infinies au Seigneur. Il nous dit que le nègre viendrait avec tous les habitants nous attendre sur la route. Nous partîmes donc, nous fîmes une lieue et demie, et nous rencontrâmes le nègre et les Indiens qui arrivaient au-devant de nous. Ils nous donnèrent des haricots, des calebasses pour manger, et pour porter de l’eau, des peaux de vaches et d’autres objets. Comme ces gens étaient ennemis de ceux qui nous accompagnaient, ils ne s’entendaient pas. Nous quittâmes donc les premiers en leur faisant présent de ce que l’on nous avait donné. A six lieues de là, vers le soir, nous arrivâmes à leurs maisons. Ils firent de grandes fêtes à l’occasion de notre arrivée. Nous y restâmes un jour, et le lendemain ils nous conduisirent à d’autres maisons fixes, dont les habitants se nourrissaient comme eux. Nous commençâmes à remarquer un nouvel usage : les Indiens qui apprenaient que nous approchions ne venaient plus nous recevoir ; nous les trouvions chez eux, qui en avaient rassemblé d’autres pour nous voir. Tous étaient assis le visage tourné contre les murailles, la tète baissée, les cheveux rabattus sur leurs yeux. Au milieu de la maison était ramassé tout ce qu’ils possédaient. Dans ce pays on nous donna, pour la première fois, un grand nombre de manteaux de peaux, et de plus les naturels nous firent présent de tout ce qu’ils possédaient. Ce sont les gens les mieux faits que nous ayons vus : ils sont très-adroits, très-vifs, nous comprenaient et nous répondaient mieux que tous les autres. Nous leur donnâmes le nom de gens des Vaches, parce que c’est dans les environs que l’on en prend le plus grand nombre. Pendant cinquante lieues, en remontant la rivière, on en tue une quantité extraordinaire. Ces gens sont tous nus, comme les premiers que nous avions vus. Les femmes se couvrent avec des peaux de cerfs, il y a des hommes qui ont aussi cet usage, ce sont les vieillards qui ne vont plus à la guerre. Le pays est très-peuplé. Voulant savoir pourquoi ils ne semaient pas de maïs, ils donnèrent pour raison que, deux ans auparavant, on avait manqué d’eau, et que les taupes avaient mangé les semences ; qu’ils n’osaient pas en cultiver avant qu’il ne plût beaucoup, et ils nous supplièrent de prier le ciel de faire pleuvoir. Nous voulûmes savoir où ils s’étaient procuré ce maïs : ils nous dirent que c’était du côté où le soleil se couchait, que tout le pays en était rempli, et que le plus court chemin pour s’y rendre était l’Occident. Nous leur demandâmes de bien nous enseigner le chemin. Suivant eux, il fallait remonter la rivière vers le Nord ; mais pendant dix-sept jours nous ne trouverions pour nous nourrir qu’un fruit nommé chacan, qu’ils écrasent entre les pierres, et même en prenant ce soin, quand on le mange, il est toujours dur et sec. Cela était la vérité ; car ils nous en montrèrent, et nous ne pûmes les manger. Ils nous dirent que tant que nous suivrions la rivière nous nous trouverions au milieu de leurs ennemis, qui parlent la même langue qu’eux ; qu’ils n’auraient pas de vivres , mais qu’ils nous recevraient très-bien, et qu’ils nous donneraient beaucoup de manteaux de coton, des peaux et d’autres présents. Néanmoins ils pensaient que nous ne devions pas entreprendre cette route. Comme nous étions indécis, ne sachant quelle direction serait la plus avantageuse, nous restâmes deux jours chez eux. Ils nous fournirent des haricots et des calebasses.

La manière de faire cuire ces haricots est si extraordinaire, que je vais la rapporter pour faire voir combien l’industrie des hommes diffère, et combien ils emploient des moyens extraordinaires. Ces Indiens ne font pas de pots : quand ils veulent préparer leurs aliments, ils remplissent d’eau la moitié d’une grande calebasse, et ils mettent dans le feu un grand nombre de pierres qui puissent rougir facilement. Lorsque le feu est bien allumé, ils prennent ces pierres avec des tenailles de bois, et les jettent dans l’eau jusqu’à ce qu’elle bouille. Alors ils mettent dans cette eau bouillante ce qu’ils veulent faire cuire, et ils ne s’occupent plus qu’à retirer les pierres, et à en remettre d’autres brûlantes, afin que l’eau continue de bouillir. C’est ainsi qu’ils font cuire leurs aliments.