Plon (p. 172-187).

XIII


— Je te dis qu’il n’y a personne dans la chambre !

Germain venait de faire une brusque entrée dans la cuisine. Génie, pétrifiée devant la cheminée, des brins de bois dans ses doigts noueux, courbait les épaules. Elle laissait l’orage crever, se sentait perdue. Pendant la nuit, elle s’était levée à plu­sieurs reprises pour frapper à la porte de Reine : mais pas de réponse ! Que pouvait-elle dire quand elle n’avait rien vu ni rien entendu ?

Des larmes débordaient sous ses paupières, rou­laient sur ses joues. Son visage était craintif, presque épouvanté. Il fit mal à Germain en lui donnant le sentiment d’un malheur accompli et irréparable.

— Tu n’as rien entendu, cria-t-il, c’est donc que tu es sourde !

Comme la petite chambre où couchait Génie, près de la cuisine, n’était séparée que par une cloison de celle que Reine avait occupée, en ces derniers mois, il feignit de croire que la vieille femme était complice.

— Je sais, gronda-t-il, la mâchoire frémissante, tout le monde me trahit… même toi, qui manges notre pain depuis quarante ans ! C’est moi qui ai tort, n’est-ce pas, plutôt que ma femme ? Mais vous apprendrez à me connaître…

— Je me vengerai, reprit-il violemment, donnant des coups de tête à droite et à gauche, le regard si chargé de haine qu’elle se mit à trembler.

— Que Monsieur ne parle pas comme ça, gémit-elle, les mains jointes sur sa poitrine ; et elle aurait voulu se jeter à genoux pour mieux supplier.

Germain sortit. Il fit le tour de la maison, s’arrêta devant la croisée de Reine maintenant close dans les glycines. Tout à l’heure, frappé de voir cette croisée ouverte, il avait risqué un regard dans la chambre vide ; puis, enjambant la fenêtre basse, devant le lit abandonné, à moitié caché par de grands rideaux qui tombaient d’une sorte de diadème en cuivre, il avait senti son sang sauter à ses tempes. La clef était restée à l’armoire, et la porte qui ouvrait sur le salon, fermée au verrou, donnait l’impression d’une barrière que Reine aurait dressée entre eux de ses propres mains.

En vain avait-il bouleversé les tiroirs, cherché au fond d’un coffret incrusté d’ivoire et sur la coif­feuse : en silence, sans laisser un mot, un indice, elle était partie, et le gravier devant la fenêtre n’avait pas gardé la trace de ses pas. Une feuille de glycine seule jonchait l’allée, qu’elle avait dans sa fuite peut-être arrachée. Lentement, comme une eau souterraine cherche sa voie, et se divise dans une terre obscure, pour la soulever enfin, la crever de son flot brutal, l’idée qui se formait en lui avait éclaté.

Il fallait se rendre à l’évidence. Elle était partie. Moment terrible où il s’était senti en face d’un mur, avait mesuré sa force impuissante. Ainsi son amour — car il l’aimait avec une faim doulou­reuse — et sa volonté d’être le maître, tout cela n’était rien. Pas même son droit, son droit absolu ! Pour la première fois, dans ce ring où s’affrontent les êtres qui s’aiment, avec cette passion si souvent semblable à la haine, Germain se sentait assommé. Il avait passé la main sur sa face, s’était étonné de n’y pas voir de sang. Ses veines se vidaient. Puis une pudeur d’homme malheureux l’avait obligé à se ressaisir : comme on ensevelit dans les ténèbres une maison où il y a un mort, lui-même avait fermé les volets.

Il regardait de nouveau cette fenêtre, le portail, la route. Que la grande lumière lui faisait mal ! Le temps était beau. Un matin pur de brise et de doux soleil sur le pays rouillé par l’automne. Germain tourna comme une bête captive autour du jardin ; puis, s’éloignant de la papeterie, où l’odieuse nouvelle s’était peut-être déjà répandue, marcha sur la route. Par une illusion commune à tous ceux qui souffrent, il avait l’impression que chaque pas le rapprochait de sa délivrance, diminuait une distance mystérieuse entre lui et Reine. « Si je la retrouve, je la ramènerai de gré ou de force. » Mais où la trouver ? Il se refusait à croire qu’elle était partie avec Adrien. Comme il revivait la scène de la veille, il découvrit dans le souvenir de ses violences une sorte d’apaisement. À quoi bon se monter la tête ? Elle s’était sauvée — et il sursauta de nouveau à cette pensée — parce qu’il l’avait menacée, frappée, alors qu’il eût suffi d’un peu de douceur pour la soumettre.

« Quand elle reviendra, je ne lui dirai rien. Tout sera effacé. Nous recommencerons ensemble notre vie. »

Ainsi se rassurait-il de vaines promesses, sur la route vide qui sentait la rosée et la pomme douce, où il fuyait en somnambule, jouissant de sentir anesthésié pour un moment le mal redoutable tapi dans son corps. Comme on se dérobe à un accès proche, à l’heure où la fièvre monte, il s’inoculait des idées calmantes : oublier… pardonner… retrouver intact ce qu’on a perdu. Mais la pensée que rien de tout cela ne serait arrivé, s’il n’avait eu la faiblesse d’ouvrir sa maison à Adrien, à ce tartufe, ce misérable, réveilla en lui l’enfer de sa jalousie.

— Celui-là me le paiera cher !

Sans qu’il en eût conscience, il avait marché plus d’une heure, et le solitaire pays encadré de landes se muait en croupes et en vallons. Au-dessus de la route, se profilait l’abside écrasée d’une vieille église, sur une sorte de petit plateau où s’égaillaient des tombes parmi les cyprès. Germain entra. Quel instinct l’avait mené là ? Dès l’ombre du porche, l’impression fut si vive en lui d’un refuge ouvert à toutes les misères qu’il fut saisi de ne voir per­sonne. Pourquoi, si elle voulait fuir, ne s’être pas cachée ici, dans cette pauvre maison de Dieu qui sentait l’encens, et où elle aurait pu pleurer, s’apai­ser loin de tous les yeux, retrouver son âme d’en­fant. La nef était en contre-bas. Germain descen­dit les marches, passa devant une statue fleurie d’un bouquet d’asters, regarda l’autel. L’étoile de la lampe brillait suspendue au milieu du chœur. Une fatigue immense le terrassait : il se laissa tom­ber sur un banc, accablé, la tête dans ses mains.

Que se passa-t-il ce matin-là entre Dieu et lui ? Serait-ce parce qu’il avait l’impression de n’être plus seul qu’il s’attardait, brisant enfin sa course inutile, arrivé malgré lui au terme mystérieux où sont ramenées toutes les douleurs ? Il ne savait pas, ne pensait à rien. Il n’était plus qu’un homme à terre ; parce qu’une douceur le pénétrait, émanant d’une présence invisible, quelque chose d’obscur tressaillait au fond de son être.

Comme il sortait, un peu détendu, l’espoir lui vint qu’elle serait rentrée en son absence. Il hâta sa marche, réprimant avec peine l’envie de courir. Mais, au premier coup d’œil jeté dans la maison morne, où Génie circulait d’un pas fatigué et traî­nant comme un automate, il sut que rien n’était changé. Derrière une vitre, la vieille femme le vit traverser la route : il allait vers le garage, semblait réfléchir. Une humble pitié dilata son cœur.

Que le temps était clair, d’une paix insolente, et les ombres d’un bleu léger, en ce matin où l’auto de Germain vola sur la route ! L’azur doré d’un jour de novembre élargissait à l’infini l’anneau pur du ciel. Il avait pris un chemin détourné pour ne pas traverser le bourg. La même mauvaise honte lui fit éviter plus loin la sous-préfecture. Ne vivait-il pas un étrange rêve ? La brise posait une main fraîche sur son front brûlant, sur ses pau­pières, sur ses mains crispées. Dévoré du désir d’arriver à La Font-de-Bonne — quel autre refuge eût-elle cherché ? — savait-il ce qui l’emportait en lui de l’angoisse ou de l’espérance ?

Déjà, il apercevait l’allée d’ormeaux. Il songeait à Reine. Où était-elle, cette femme en apparence si douce, qui s’était enfuie ? Il l’avait pourtant prise dans une de ces familles bourgeoises, pétries de morale et de religion, traditionalistes sur tous les points, où rien de semblable n’arrivait jamais. Au fait, Reine était-elle pieuse ? Parce que l’église était éloignée de leur maison, elle n’allait à la messe que les dimanches où il voulait bien l’y conduire ; encore paraissait-elle souvent distraite, n’ouvrait pas son livre.

« Elle a pourtant été élevée au couvent, » pen­sait-il avec âpreté, enveloppant d’une même ran­cune la tante inflexible et les religieuses qui n’avaient pas su lui préparer la femme docile, fer­mement attachée à son devoir, qu’il n’avait pas douté de trouver en Reine.

Mme Fondespan était à la cuisine, occupée à pétrir une de ces tartes aux fruits, appelées tourtières, qu’on glisse dans le four encore chaud le jour où se fait le pain dans une métairie.

— Qu’il attende, répondit-elle à la paysanne, lorsque Germain fut annoncé.

Ce n’était pas au moment où elle étendait le beurre sur la pâte qu’il fallait parler de la déran­ger. Il ne lui était d’ailleurs pas désagréable de marquer à Germain, avec quelque mauvaise grâce, qu’elle ne mettait pas plus d’empressement à l’accueillir qu’il n’en avait jusque-là montré à venir la voir.

Lorsqu’elle entra dans le vestibule, décoré de gravures anglaises, d’une panoplie de cannes et d’un cor de chasse, où il l’attendait, elle le trouva debout, qui allait et venait entre la porte et l’escalier. Il avait un air étrange et baissait la tête.

— Ou’est-ce qui vous arrive ? lui avait-elle demandé sans aménité, avec sa brusquerie de vieille femme impatiente d’aller droit au but. Il la regardait, foudroyé par la certitude qu’elle ne savait rien, et dissimulant sous des dehors indifférents le vertige de l’homme qui sent la terre manquer sous ses pas. Sa dernière espérance s’évanouissait. Il regrettait d’être venu.

— Je passais… Je me suis arrêté, expliqua-t-il, le regard absent. Il y a longtemps que je n’ai pu aller jusqu’ici.

Sa voix étonna Mme Fondespan. Hésitante, le timbre bas et comme cassé, elle avait des résonances de tristesse, de timidité, qui trahissaient un fonds de faiblesse. Une lueur d’inquiétude brilla dans les yeux de la vieille dame, altéra un instant sur sa face large, ravinée de rides, l’expression habituelle de hauteur et d’autorité qui figeait ses traits.

— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea-t-elle avec maladresse.

Et comme il se contractait, froissé par le ton inquisiteur qui refoulait d’avance les mots sur ses lèvres :

— Il doit y avoir quelque chose entre vous et Reine, poursuivit-elle. C’est bien votre faute. Vous ne me dites rien. Si vous m’aviez montré plus de confiance, et aussi d’égards, comme vous l’auriez dû, je vous aurais recommandé de ne pas la gâter. De mon temps, les femmes n’étaient pas ainsi capricieuses : elles s’occupaient de leur maison, rendaient les visites ; elles savaient où passait l’argent. Je parierais que Reine ne tient même pas à jour son livre de comptes. Mais vous ne m’avez jamais demandé conseil…

Malgré l’anxiété confuse que l’attitude de Germain éveillait en elle, et son impatience de pénétrer jusqu’aux arcanes de la vie du jeune ménage, pour pouvoir, en connaissance de cause, juger et morigéner, Mme Fondespan ne prenait plus la peine de se contenir. Ses griefs longtemps étouffés affluaient à ses lèvres d’un dessin ferme, fortement encadrées par le trait d’ombre des commissures. Massive, dans la robe de chambre boutonnée comme une soutane, et fermée au col par une pièce de vieil argent, elle se dressait en face de Germain, déjà armée de tous les reproches et gonflée de toutes les indignations que le désastre de son ménage allait déchaîner.

Germain recula. Jamais cette femme dont il détestait l’esprit entier, et la manie de tout rapporter à elle, ne lui avait paru si redoutable, tellement insensible au fond humain et triste de la vie qu’il semblait impossible de trouver en elle autre chose que du mépris. Il tira sa montre.

— Vous m’excuserez, je suis attendu.

Elle fit le geste de le retenir, devina qu’il ne dirait rien. « Pour une fois qu’il venait la voir, il n’allait pas s’échapper si vite » ; mais il se dirigeait vers la porte, et elle regardait, stupéfaite, son habit poudreux, sa face harassée. Une sorte de voile embrumait ses yeux. Peu à peu, remarquant ses paupières flétries et son teint terreux — cette mine défaite d’un homme qui paraît revenir d’un long voyage — elle prenait une conscience confuse des événements qui lui échappaient.

— Promettez-moi au moins de venir dîner dimanche avec Reine ?

Le sourire qui creusa, sous la moustache courte, les lèvres serrées, était si triste que la vieille dame se sentit interdite et comme vaincue. Elle n’in­sista pas, lui serra la main ; puis, s’étant retournée, aperçut Germain près du portail, devant la por­tière ouverte de l’auto, promenant son regard vide de revenant sur la terrasse, la charmille embrasée des splendeurs d’automne, mais déjà mordue et crispée par les premiers gels. Quels souvenirs de ses fiançailles, quelle lumière morte remontaient dans les ténèbres de son angoisse à son cœur inerte ?

L’auto roulait doucement dans l’allée d’ormeaux. Germain, accablé, sentait le vide se faire dans sa tête. Un grand espoir l’abandonnait, qui le laissait sans force, mais non résigné à sa défaite. Où aller ? Quelle aide espérer ? Machinalement, ou peut-être guidés par un sûr instinct, ses yeux se portèrent vers La Renardière ; il reconnut le fond de sapins, la mince poivrière. Au premier instant, il hésita, tiré en arrière par la timidité qui paralyse les hommes frustes peu enclins à rien livrer de leurs sentiments. Mais une force le poussait : sans que sa volonté en eût donné l’ordre, ses mains firent tourner le volant.

La voiture vira dans un chemin de sable, sous d’épais sureaux dont le feuillage formait une voûte basse, frôla une barrière, passa devant le chêne vénérable, au vieux flanc ouvert. Un charme de poésie émanait de l’allée envahie par l’herbe, du petit perron que la mousse criblait d’épaisses taches brunes. Sur la porte du salon, une inscrip­tion rongée dans la pierre éveillait l’idée d’une noblesse ancienne, plus forte que la ruine, sem­blable au lis pur d’un filigrane dans la feuille à moitié détruite par le temps.

Comme Germain se tenait debout, sans franchir le seuil, une femme se montra. Elle avait la figure pleine, des yeux bruns joyeux, et nouait en hâte un tablier sur ses hanches rondes.

— Madame n’est pas prête, expliqua-t-elle, mais Mademoiselle descend tout de suite.

Dans le salon carré, tendu d’une cretonne où se décoloraient des branches de pommier fleuri et de grands oiseaux, il y avait cette même odeur du passé qui imprégnait le vieux domaine. Une pièce triste, parce que la fenêtre était si haute qu’il fal­lait pour atteindre aux volets monter deux marches dans l’embrasure. Germain ne distinguait ni les bouquets touffus de fusain, sur l’épaisse console d’acajou, ni les fauteuils groupés en cercle, ouvrant au visiteur une arène vide. Comme tout à l’heure, le terrassait l’impression d’un espoir perdu. Sans se l’avouer, n’était-ce pas Reine qu’il était venu chercher dans cette maison ; une Reine disparue, mystérieuse, dont la hantise soulevait en lui un trouble affreux et qu’il lui fallait à tout prix rejoindre ?

Ainsi absorbé, il n’avait pas entendu la porte s’ouvrir. Cette jeune fille qui allait venir, que lui dirait-il ? Plutôt que d’être humilié par sa compassion, il partirait comme il l’avait fait à La Font-de-Bonne, sans s’être trahi. Il ne devait rien à cette famille. Parce que sa souffrance le reprenait, il se redressa, défiant quiconque oserait l’approcher : est-ce qu’il avait à rendre des comptes ? Ce fut alors qu’il vit Clémence, eut envie de fuir ; mais il y avait dans les yeux d’eau pure qui l’interrogeaient une si invincible charité, qu’il en fut saisi.

— Ah ! dit-elle, Reine…

Comme elle murmurait : « Elle n’est pas malade ? » avec le sentiment que le malheur était tout autre, il fit « non » de la tête. Sa bouche tremblait. Brusquement, il cacha sa face dans sa main.

Il s’était effondré sur le canapé. Lui qui n’avait pleuré qu’une fois, dans son âge d’homme, devant le lit de mort de sa mère, il sentait des sanglots le secouer, durement, avec de rudes et poignants sursauts, comme si des forces comprimées prenaient enfin leur sourde revanche. Puis son visage trempé se démasqua ; et, chose qui eût pu paraître invraisemblable, retrouvant près de lui cette frêle jeune fille, toute éclairée au dedans de l’âme par ce don ineffable de sympathie qui infuse vraiment, jusque dans la chair et le sang, la peine d’autrui, il n’eut pas honte de ses larmes.

Elle se tenait un peu penchée, ne demandait rien. Ce ne sont point des paroles — elle en avait l’intuition secrète — mais quelque chose de fraternel, un refuge humain, que cherche à son insu un homme qui souffre. Celui-là avait-il des torts ? Était-il coupable de quelque faute… lui, ou bien Reine ? Peut-être tous les deux ! Quelle que fût sa tendresse pour son amie, elle se gardait de prendre parti. Parce qu’elle plaignait cet homme malheureux, frappé dans sa jeunesse et dans son orgueil, et que toute souffrance exaltait son cœur, elle sentait couler dans ses veines l’active compassion de celles qui s’inclinent sur des blessés. Savoir d’abord, puis les aider ! Arracher au désespoir leur vie misérable ! Reine pouvait être à la merci de ses impressions, Germain irritable, leur petite société bavarde et intransigeante, il y avait dans leur union une force sacrée qui les sauverait.

— Est-ce qu’elle vous a écrit ces derniers temps ? demanda-t-il soudain.

Puis son âme se desserra, les mots qui semblaient ne devoir jamais passer ses lèvres affluaient d’eux-mêmes.

— Je ne sais pas ce que vous pensez de moi, ni ce que Reine a pu vous dire. C’est possible que je sois une brute. J’ai été violent avec elle… Il me semble même — et elle le vit qui passait la main sur son front, comme pour chasser un mauvais rêve — que je l’ai frappée !

La voix était humble, presque craintive, coupée de silences.

— C’était hier soir, avant le dîner. Puis elle a été dans sa chambre, a fermé la porte. Je croyais qu’elle se reposait. Ce matin, j’étais prêt à lui dire que je regrettais…

Il avait levé les yeux sur elle à plusieurs reprises. Est-ce qu’elle n’allait pas l’interrompre ? Mais elle semblait tout savoir d’avance. Ce n’était plus la jeune fille qu’il avait vue à La Font-de-Bonne, chez les Dutauzin, réservée, d’une grâce fragile. Une ferveur pure et triste l’animait. Quelque chose serra de nouveau sa gorge.

— Je ne sais pas comment tout cela a pu arriver. Ah ! si j’avais su ! Le mal est venu d’une lettre qui m’a rendu fou. Mais une lettre anonyme, qu’est-ce que cela prouve ?

Son regard interrogeait ardemment Clémence, exigeant qu’elle le rassurât. En lui refluait l’amère jalousie, ramenée des régions obscures. Son amour pour Reine, n’était-ce pas ce qu’il avait eu de plus profond, de meilleur aussi dans sa vie ? La passion qui se dégageait de lui était si intense que Clémence la perçut par toutes ses fibres.

— Je l’aimais, dit-il, et elle est partie !

Sous le corsage plat, serré aux poignets, l’émotion souleva la mince poitrine. Partie ! Reine était partie ! Et que signifiaient cette lettre, ces dénonciations ? Il y avait donc eu autour d’eux des haines, des pièges, moins dangereux que les égarements de leur propre cœur ! Mais un instinct infaillible suggérait à Clémence les mots qu’il fallait :

— Vous souffrez, et elle souffre aussi, plus que vous peut-être !

— Ah ! murmura-t-il, si j’en étais sûr !

Il y eut un silence.

— Qui me dit qu’elle est partie seule, lui jeta-t-il soudain à la face, s’insurgeant par une sorte de réflexe contre l’appel fait à sa pitié.

D’où lui venait ce désir mauvais de flétrir la femme qu’il aimait ? De la renier devant l’être pur, d’une foi obstinée, qui en gardait dans son cœur une image intacte ? Ah ! c’est que lui, il l’aimait en homme ! Il avait trop souffert depuis la veille. Il était à bout. Dans les régions troubles d’où montait — cri presque inconscient — le soupçon qu’il n’avait pas encore voulu s’avouer, est-ce que Reine n’était pas irrémédiablement souillée et perdue ?

— Ne dites pas cela, supplia Clémence.

Une question se posait, dont elle avait senti pla­ner sur eux le mystère et l’ombre, que la nature impulsive de son amie faisait plus poignante, mais qu’elle repoussait de toute son âme.

— Elle vous reviendra. Les choses ne sont pas, ne peuvent pas être ce que vous croyez, continua-t-elle, fixant dans sa pensée la figure claire, tout embrumée de son secret, dont elle connaissait si bien l’éclat fiévreux et l’odeur de larmes.

Germain s’était levé. Il savait maintenant quelle force l’avait conduit auprès de Clémence. Dans ces yeux dont la compassion avivait l’éclat, un amour se révélait que rien ne pourrait abattre. Mais une lutte confuse se livrait en lui : puisque Reine n’était pas ici, il fallait partir.

Devina-t-elle qu’un orage s’amassait dans sa nature primitive, et qu’il n’emportait pas l’apai­sement qu’elle aurait voulu lui donner ? Comme elle essayait de le retenir, il invoqua l’affaire qui devait être plaidée à Bordeaux, dans l’après-midi.

— Un procès qui vient justement aujourd’hui, je n’ai que le temps !

Déjà se fermait le visage marqué par la fatigue.

Elle comprit que toute parole serait inutile, le regarda descendre les marches.

L’auto avait disparu derrière les haies que la jeune fille écoutait encore, frappée d’un obscur pressentiment, décroître dans le chemin de sable son roulement sourd.