Plon (p. 130-148).

X


Septembre avait passé, octobre aussi. La foire de la Saint-Martin, qui rassemble les propriétaires et les métayers, avait rempli pendant trois jours la sous-préfecture d’une foule paysanne, poussant du bétail, et animant de son piétinement la vieille ville délabrée, muette, qui présente au fond de la place le triple portail sculpté de la cathédrale comme un livre ouvert.

Novembre s’achevait sous un ciel gris, détrem­pant de pluie et de brouillard les huttes de branches où sont guettés les vols de palombes. Les jours se raccourcissaient. Reine les passait presque entière­ment à la maison. « Il aurait fallu, disait sa tante, qu’elle prît le dessus. » Elle ne le prenait pas. Cette fausse couche l’avait épuisée : elle maigrissait, elle toussait un peu.

— Voilà maintenant qu’elle s’est enrhumée, disait Germain qui s’irritait de voir ses joues se creuser.

Quelles pensées vidaient de toute lumière ses yeux agrandis ? Certes, il avait prévu sa déception. Mais elle ne pouvait avoir de chagrin. On ne pleure pas un enfant qu’on n’a pas connu ! Il y pensait au fond de la cabane aménagée dans une pinède qui attenait à une de ses métairies. La passion de la chasse l’avait repris, l’isolant du matin au soir loin de la fabrique, où la présence d’Adrien continuait d’éveiller en lui une répulsion sourde ; loin de sa maison, où le silence de Reine lui semblait chargé de reproches.

La jeune femme déjeunait seule. Ce jour-là, Génie lui avait servi deux ortolans pareils à des boules de beurre, à moitié fondus, dans de petites caisses en papier. La vieille la traitait un peu en enfant, la regardait manger. Elle lui préparait le matin une infusion de quinquina, mais l’entrain ne revenait pas. Les médecins ! Ils ne comprenaient rien. Ce sont les mauvaises idées qui rongent les gens. Que faire, avec une « jeunesse » qui ne savait même pas ce qu’elle mangeait ?

— C’est un autre enfant qu’il lui faudrait, mar­mottait la vieille. Mais faible comme elle est ! On ne sait pas ce qui arriverait.

Pendant qu’elle tournait autour de la table, la trépidation d’une motocyclette fit tressaillir Reine. Adrien ! Il passait presque tous les jours, à l’heure des repas. Dans le grand silence, elle entendait gronder le moteur : une sorte de souffle précipité, un bruit de ferraille qui décroissait pour se perdre dans l’éloignement.

Il y avait seulement deux semaines que ces allées et venues avaient commencé. Cela l’intriguait. Un changement d’habitudes dans la vie uniforme de la province a quelque chose de frappant, parce qu’il trahit des dispositions nouvelles et excite l’investi­gation. D’une manière presque inconsciente, Reine en était venue à attendre le passage rapide d’Adrien ; ce n’avait été d’abord qu’un bref plaisir, qui fai­sait ensuite l’ennui plus profond ; puis l’imagination s’en était mêlée, comme si ce garçon obstiné et impénétrable avait trouvé le plus sûr moyen de la déclencher.

Reine se sentait moins seule dans le salon où s’écoulait l’après-midi ; sans qu’elle pût dire pour quelles raisons, elle était sûre qu’Adrien ne l’ou­bliait pas. Elle aurait voulu le revoir. Pendant cet automne, elle s’était nourrie de son chagrin, res­sassant avec un morne acharnement les pensées qui la désolaient. Ah ! si l’on pouvait revenir en arrière ! Ce voyage en auto, elle ne le voulait pas. Que lui importait de fâcher Germain ? Étaient-ce ses colères qui lui faisaient peur ? Et des sen­timents de rancune fermentaient en elle, l’éloi­gnant de son mari dont elle ne voyait plus que la violence, la tyrannie, inconsolable de l’enfant perdu, gâtant d’amertume un cœur fait pour aimer ardemment la vie.

À quatre heures, avant que Génie apportât le thé, elle fit quelques pas sur la route. Le soleil était doux. « Il faudra que je marche tous les jours, » pensa-t-elle, un peu ranimée. Elle prit un sentier dans les bois, reconnut le bruit de la chute. Dans une éclaircie, le toit de la papeterie se montra au milieu des arbres : alors elle s’assit un moment, reprenant haleine.

Des images remontaient dans son esprit : elle se vit à La Font-de-Bonne, sur le vieux banc, attendant Régis. L’effort qu’elle venait de faire l’avait épuisée. La fatigue brisait son corps mais elle se sentait l’esprit rafraîchi. Le temps passait : elle tenait toujours ses yeux attachés à la fabrique, comme si le plaisir qu’elle trouvait à la regarder ne s’épuisait pas.

Le lendemain, elle revint dans le bois à la même place. Elle avait emporté Dominique mais ne l’ou­vrit pas, trop occupée des émotions qui l’envahis­saient. La tête appuyée à un pin, elle songeait à Adrien : son extérieur chétif attirait peu au pre­mier abord, mais il savait captiver l’esprit, le mettre en éveil, donnant l’impression que les opi­nions courantes ne lui en imposaient pas. « Les Dutauzin, des gens excellents, lui avait-il dit, mais tellement vieux jeu ! » Elle avait ri. Il trouvait des mots qui la vengeaient. Devant les fusains accro­chés au mur du salon, il lui avait parlé de quelques artistes, dans un langage alerte et vif, qui évo­quait ces domaines de l’art, riches de secrets, de traditions et de réussites, qu’elle connaissait peu, où elle aurait aimé s’aventurer. Elle le questionnait, heureuse d’apprendre, fière que son père, dans son obscurité, appartînt pourtant à la race des êtres d’élite et eût dans sa jeunesse méconnue goûté à leurs joies. Mais plus douce encore était la cer­titude qu’elle lui plaisait ! Dans son humilité de jeune femme, elle était étonnée que son regard cherchât si souvent ses yeux, tour à tour insi­nuant ou inquisiteur, tâtant ses idées, ses senti­ments, les surprenant d’un bref coup de sonde, puis se retirant dans des silences respectueux, adouci, charmé.

L’après-midi passait, une odeur d’automne flot­tait dans le bois, où s’élevait très haut la tête des pins, et elle n’avait pas conscience du temps, revi­vant ces heures remplies de sensations si vives, si pressées, qu’elles empruntaient à leur brièveté même, à leur caractère exceptionnel, un mystère délicieux, et dont se reformait le cours dans la rêverie, sensations plus exquises de reparaître après des jours obscurs et pénibles où son goût de vivre aurait cru sombrer. Où était le mal ? Elle aurait voulu savoir s’il avait vraiment une liaison et s’en inquiétait, sans arrière-pensée, se dupant soi-même, plus attachée qu’elle ne voulait se l’avouer à une affection imaginaire.

Elle s’était levée, regardait encore les toitures du moulin, au milieu des arbres. Déjà le plaisir qui avait été si parfait ne lui suffisait plus. Pour­quoi Adrien n’était-il pas revenu la voir ? Lui avait-on cherché une mauvaise querelle ? Quelque chose la poussait : les scènes qui l’avaient tant effrayée lui semblaient lointaines, comme si Ger­main avait perdu le pouvoir de la dominer. Elle secoua sa robe où des aiguilles de pins étaient atta­chées et prit le sentier qui formait des lacets vers la fabrique.

Adrien s’arrêta surpris. Dans la cour où une charrette de paille était déchargée, Reine venait d’apparaître.

À peine remarqua-t-il le manteau trop lâche. Elle l’avait reconnu, s’avançait sans hésitation, tournant vers lui un visage aux traits amincis, revêtu de cet air à la fois doux et animé qui l’éton­nait à chaque rencontre, comme une chose unique, un charme vivant répandu sur elle et qu’on s’aper­cevait avoir oublié. Sous le feutre gris qui cachait son front, un peu d’émotion avivait ses yeux. Qui donc avait dit qu’elle était changée ? Les chagrins pouvaient la saisir, elle leur échappait, restant celle dont un battement plus vif du cœur ressuscitait soudain la jeunesse.

Déjà, à toutes les ouvertures, des figures la dévi­sageaient. Bien qu’elle n’eût fait à la papeterie qu’une ou deux visites, que Germain avait abrégées, il n’était personne qui ne la reconnût. Au premier étage d’un grand bâtiment, il y avait un remue-ménage : que venait faire la jeune maîtresse ? Un nouvel arrivant, dans une fabrique perdue au milieu des bois, est toujours une aubaine inespérée. La curiosité s’en empare. Mais combien le plaisir se trouvait plus vif puisqu’il s’agissait de Reine ! Elle était si agréable à voir ! Les gens disaient qu’elle n’était pas « fière ». Et puis aussi, quoique Germain fît bonne garde, et précisément à cause de son humeur sombre, des bruits couraient : on chuchotait que le ménage n’était pas heureux, et c’était un intérêt, une satisfaction, où bien des rancunes se trouvaient mêlées à un avide désir de savoir.

Dans le bureau, Adrien lui avait avancé un fau­teuil. Il restait debout, circonspect et à ses ordres : cette visite, qui lui avait causé un bref sursaut, il voulait en connaître le sens. Peut-être croyait-elle que Germain était au moulin ?

— Ah ! dit-elle, il est à la chasse !

Il la fixait de ses prunelles dilatées qui la sai­sissaient. C’était bien clair. Elle savait que Ger­main devait se trouver à cette heure dans sa palombière. Peut-être, comme on le disait, était-il revenu à cette petite auberge de la lande où il fréquentait avant son mariage ? La fille qui ser­vait, lui aussi, Adrien, la connaissait ! Une brune à la peau dorée, la taille souple, qui versait le vin aux muletiers. Que lui importait ! Ah ! depuis deux ans, il se terrait dans cette fabrique, regardant tourner les meules, haleter les machines, fumer les séchoirs qui auraient dû lui appartenir. Il ne disait rien ; il élargissait dans l’ombre sa place. Mais cette journée effaçait les autres. Froid et réservé, se sentant le maître de la situation, il feignait de croire que la jeune femme était contra­riée de ne pas trouver son mari.

— Je ne pense pas, expliqua-t-il, que nous le voyions aujourd’hui. Auriez-vous quelque chose à lui faire savoir ?

Reine était assise dans le fauteuil d’acajou devant le bureau. Elle se retourna. Certes, il n’était pas homme à s’attendrir ; celui qui a dévoré, en silence, des affronts mêlés aux pensées amères, peut tout supporter. Mais qu’elle lui plaisait ! Il n’avait vu à aucune femme cette courbe exquise des cils. Les lignes pleines et douces de la bouche révélaient un désir de bonheur qu’elle-même ne s’avouait pas.

— Non, répondit-elle, d’une voix lente, comme si elle cherchait les motifs de son imprudence. Je me promenais dans le bois, j’ai vu le moulin ; l’idée m’est venue de me reposer…

— Voulez-vous que je vous laisse ? proposa-t-il ; et il lui offrit de mettre à sa disposition une contremaîtresse. Désirait-elle se rafraîchir ?

Elle secoua la tête.

— Je vous remercie.

La pensée lui vint qu’elle le dérangeait. Peut-être était-il occupé ? Ou bien n’avait-il plus désiré la voir ? À le trouver si différent de ce qu’il était dans ses souvenirs, elle sentit avec une vivacité nouvelle combien elle tenait à son amitié. Son visage, le son de sa voix, tout avait changé ! Quels motifs pouvaient lui dicter cette attitude qui la peinait plus qu’elle n’aurait pu le dire ! Elle n’avait pourtant rien à se reprocher.

— Non, dit-elle, comme il affectait de se retirer dans la pièce voisine, où était son bureau, j’ai à vous parler. Depuis cet été, vous n’êtes plus venu nous voir. Que s’est-il passé ? Il faut que je sache.

Adrien ne se hâtait pas. Il avait le souci de jouer serré et savait le prix qu’on donne aux paroles en les laissant un peu attendre. Il se fit prier.

— Excusez-moi, madame, mais ma situation ici est très délicate.

Elle voulait savoir s’il avait à se plaindre de son mari. Il se dérobait, avec une fierté agressive : qu’était-il dans cette maison ? Un employé ! Un parent pauvre ! Ces mots bouleversèrent la jeune femme. Il n’en fallait pas davantage pour qu’elle vît en lui une nature froissée comme l’était la sienne, par des violences et des injustices qui la révoltaient.

Elle lui dit :

— Vous voyez, je vous ai donné mon amitié. Si je n’ai pu vous inviter, c’est parce que Germain est si étrange… Ne croyez pas qu’il agisse différemment avec les autres. Mes parents, mes amis, personne devant lui n’a trouvé grâce. Il ne faut pas nous en vouloir et m’abandonner.

Il fit mine de rester incrédule. Elle continua, laissant échapper tous ses secrets :

— Moi aussi, j’ai bien à souffrir. Votre sympathie m’était douce. Il me semblait que vous me compreniez. J’aimais votre esprit, votre conversation et ces livres que vous me prêtiez. Sans vous connaître beaucoup encore, vous m’aviez paru différent de tous ceux qui m’ont fait du mal.

Elle lui dit avec une sincérité frémissante qu’elle n’avait jamais été heureuse. Son enfance avait été sevrée de tendresse. Son père, qu’elle avait tant aimé, était un objet de dédain et de railleries. Par pudeur, elle n’osa pas parler de sa mère. Au couvent aussi, elle s’était toujours sentie seule. Qu’aurait-il fallu faire ? Elle s’était lassée de prier, n’ayant jamais été exaucée. Il y avait une sorte de fatalité qui la poursuivait, flétrissant tout ce qu’elle touchait. L’enfant qu’elle avait espéré, elle ne l’aurait pas. Elle avait pourtant du cou­rage !

Adrien était resté debout, à côté de la porte entr’ouverte. Son expression sérieuse pouvait donner le change sur ses sentiments. Il se rappelait que les femmes s’attachent par les confidences, la laissait parler, fort du sang-froid qui le laissait toujours maître du terrain.

Quand elle releva la tête, il y eut un silence.

— Vous ne savez donc pas, interrogea-t-il, que votre mari a été sur le point de me renvoyer ?

La figure de Reine se colora brusquement et une exclamation monta à ses lèvres. Ce nou­veau coup l’accablait, mais presque aussitôt ses traits s’éclairèrent : elle entrevit des luttes dif­ficiles et se sentit exaltée par la perspective de les soutenir.

— Pourquoi ? Pourquoi ?

Adrien ferma la porte et s’assit près d’elle, sur le petit canapé qui perdait son crin. Elle sentit son souffle sur sa joue, recula un peu, mais se ressaisit, prête s’il le fallait à le retenir, lui prendre les mains. Dès les premières paroles, elle eut l’impression qu’une heure grave était arrivée : sa voix s’était faite sifflante et précipitée, et elle croyait y démêler un secret reproche.

— Il y a eu dans la famille des malheurs que vous ne pouvez pas ignorer.

Elle l’interrompit d’un geste rapide, avec anxiété.

— Des malheurs ?… lesquels ?

D’un instant à l’autre, un employé peut frapper à la porte ou l’auto rouge bondir dans la cour. Ce vieux chapeau accroché à une patère, c’est celui de Germain : lui-même a glissé sous le ruban taché par la sueur des plumes de perdreau. Mais cette impression de risque et de dangereuse victoire, Adrien l’aime. La petite pièce à côté est vide, où il vient de passer deux ans, humble comparse, la tête baissée sur des registres. Le destin, ce soir, a chassé le maître qu’il déteste pour le remettre à sa vraie place. Non, Reine ne peut plus lui échapper : « Comment, madame, vous ne savez rien !… mais peut-être ne devrais-je pas troubler votre paix. » La version du drame qu’il lui présente et qu’elle écoute, les joues brûlantes, éperdue de honte et de pitié, comme il excelle à la rendre pathétique dans sa sécheresse :

— Mon père… un homme qui croyait à ces vieilles choses qui n’existent plus : l’honneur, la famille, la bonté des autres ; le vieux Sourbets, un rapace et un usurier… le type de ces gens qui détroussent un cadavre pour remplir leurs poches.

Il ne lui dit pas tout, mélangeant les insinuations et les réticences, sachant que le désir d’en savoir davantage la ramènera. Cette jeune femme, ardente et prime-sautière, qui cache son visage dans ses mains mouillées, écœurée par ce mauvais relent de mort ignominieuse et d’affaires troubles, est désormais à sa merci. Comme lui, ne s’est-elle pas sentie méprisée ? Elle ne sait plus si c’est son histoire, à lui, ou celle de son propre cœur qu’il projette en images vives. L’un et l’autre ont toujours été des victimes. Et il insiste, il enveloppe d’un filet prêt à se rabattre, sa proie haletante : pourquoi Germain ne peut-il le souffrir ? Sans doute parce qu’il est gêné par le passé. On n’aime guère revoir les gens auxquels on a fait du mal. S’en aller… il y a pensé, mais tant de choses le retiennent. Il peut bien le lui dire, à elle, qu’il a sentie, dès le premier jour, bonne et généreuse, incapable de souffrir l’injustice…

— Vous devez connaître Germain. Le jour où l’emportera sa colère, même sans motif, il m’enverra promener sur l’heure. Tant pis pour moi ! Je n’aurai qu’à me tirer d’affaire. Votre sympathie, je sais qu’il en a déjà pris ombrage ; si je vous rencontre demain devant lui, il faudra que j’aie à peine l’air de vous connaître, pour ne pas le mettre en éveil. Voyons, est-ce qu’il peut changer ? Les plaisirs de l’esprit, il ne croit même pas que cela existe, pas plus que l’amitié… C’est par prudence que je ne suis pas revenu vous voir ; mais à l’écart, je tenais mes yeux fixés sur vous, je vous plaignais, je vous enveloppais d’une pensée fidèle…

Des ombres passaient dans la cour derrière les rideaux. Il faisait déjà presque nuit dans la petite pièce qu’imprégnait une odeur de pipe refroidie et d’humidité. Le soleil de novembre s’enfonce vite dans un lit de brumes au-dessus des pins. Une faible lueur brilla sur les vitres d’une armoire, s’éteignit soudain. Reine regarda le coucou, se sentit glacée. C’était l’heure où ses veines se vidaient de toute force. Elle avait pris les mains d’Adrien, les pressait longuement ; et ses mains étaient brûlantes de fièvre.

Elle se leva. En une heure son visage s’était creusé autour des yeux d’une manière étrange ; sa bouche n’était plus que mélancolie. Ah ! reposer son front sur cette épaule, ne plus penser à rien, être enfin aidée !

Adrien jetait un regard dans le couloir :

— Il ne faut pas revenir ici. C’est une folie !

— Mais où alors… où ?

Elle boutonnait son long manteau d’étoffe anglaise, regardait le bureau, effleurait du doigt une tache de salpêtre dans une encoignure. L’idée que Germain pouvait survenir lui donnait des battements de cœur fous qui arrêtaient presque sa respiration ; cependant elle s’attardait près de cet inconnu, qui fleurissait pour elle de mots d’amitié sa bouche sèche, au rictus amer, et dont la voix la pénétrait et la consolait, comme apitoyée par le fonds de douleur découvert en elle, en lui-même, et qui était leur secret commun.

— Écoutez, murmura-t-il, en la reconduisant jusqu’à la porte, je ne voudrais pas vous exposer… Vous me dites que vous allez quelquefois dans le bois ?

Oui, elle y allait presque tous les jours, après le déjeuner.

— Si je peux, entre une heure et deux, chuchota-t-il, tournant brusquement un commutateur qui les inonda de lumière crue.

— Oui, je dirai à M. Sourbets que vous l’avez attendu, ajouta-t-il sur un ton plus haut, comme les croisait une femme en foulard, aux yeux fureteurs, qui les regardait à la dérobée.

Germain avait déjeuné dans la petite auberge de la lande, à un kilomètre de sa palombière. C’était la faute de Reine s’il reprenait à contrecœur sa vie de garçon. Depuis sa fausse couche, elle s’était installée dans une autre chambre, séparée de la sienne par le salon. Elle prétendait être fatiguée et vouloir dormir tard dans la matinée. Tant pis pour elle s’il retombait dans ses habitudes !

Sur un fond vert-bronze de genêts et de pins, des acacias d’un jaune d’ambre, à moitié dépouillés, fuyaient des deux côtés de la route. Le sous-bois sentait le cèpe, la feuille pourrie. Comme il avait plu le matin, l’auto était encore couverte de sa bâche ; Germain regarda la toile déchirée, pensa qu’il lui faudrait bientôt une autre voiture. Le Salon de l’automobile venait de fermer. Pourquoi n’avait-il pas été à Paris ? Mais les choses mêmes qui lui faisaient autrefois le plus de plaisir ne l’amusaient pas. Il ne savait quoi le tourmentait ! Depuis que sa femme était malade, du moins s’était-il efforcé de lui montrer une humeur meilleure : il ne lui imposait plus ses volontés, il la laissait libre. Lorsqu’elle avait eu l’idée singulière — il y avait maintenant huit jours — d’aller se reposer au moulin dans l’après-midi, il avait étouffé sa contrariété.

« Que diable allait-elle y faire ? » avait-il pensé, luttant obscurément contre son démon mal assoupi. Mais pouvait-on, dans l’état où il la voyait ce soir-là, avoir l’idée de la soupçonner ! Elle avait l’air exténué. Inquiet, il regardait sa figure blanche, ses yeux brûlants. Il semblait que ses cheveux magnifiques tiraient en arrière sa tête, absorbaient sa vie.

Il semblait… mais depuis huit jours n’avait-elle pas paru renaître ? Une charrette de poteaux de mines, encombrant la route, suspendit ses réflexions. Il pressa plusieurs fois la corne, jeta de côté son auto qui rasa une pile de cailloux et se retourna pour injurier le conducteur, un grand gars couché, qui souleva à peine la tête : « Fainéant… propre à rien ! » C’était la faute du maire qui ne faisait pas dresser de procès-verbaux. Le pare-brise mal essuyé, sur lequel séchaient des gouttes d’eau, ternissait un ciel bas et gris. L’été de la Saint-Martin était déjà passé, les palombes devenaient rares. Il jeta un coup d’œil sur de gros nuages qui buvaient une lumière blafarde comme un buvard détrempé absorbe lentement des taches d’eau. L’idée lui revint d’un procès qui devait être jugé le lendemain, dans l’après-midi ; une vieille affaire de papiers détériorés qui traînait en longueur depuis plus d’un an, et reparaissait juste au moment où il n’avait pas la tête à s’en occuper. Puisqu’il était forcé d’aller à Bordeaux, ce serait une occasion d’y amener Reine : « Oui, oui — et il avait l’air de soutenir une discussion contre un contradicteur invisible, — elle était assez bien pour l’accompagner ! »

Le vent tournait, le temps se lèverait vers le soir, et une sortie serait pour elle une distraction. Une distraction ! Pourquoi pas ? Ses mains brunes se crispaient sur le volant comme s’il eût fait un effort pénible. La veille au soir, il l’avait même surprise devant son piano. Si elle recommençait à jouer, c’est qu’elle allait mieux ; on ne fait pas de musique lorsqu’on est malade. Les yeux fixés sur la perspective de la route droite, il sentait grandir un mécontentement de lui-même, une sensation bizarre de faiblesse, d’impuissance sourde, qui est dans une nature fruste une sorte de frisson avant-coureur.

Il avait l’intention d’aller de bonne heure à la fabrique pour voir le courrier ; son avocat, Me Desfontaines, avait dû donner une réponse, et il s’en voulait d’avoir laissé à Adrien le soin de lui écrire ! Déjà se montrait un bouquet de chênes, à l’angle du chemin qui descendait vers le Ciron ; mais au lieu de tourner, il fila droit, dévorant la route.

Puisque ce voyage à Bordeaux était décidé, il avait hâte de prévenir Reine.

La pendule ne marquait pas plus d’une heure et demie quand il pénétra dans le salon ; et l’abeille d’or du balancier, discrète et pressée, était la seule chose vivante de la pièce, d’un ordre paisible, imprégnée d’un léger parfum. Il y avait une touffe d’héliotropes dans un verre de cristal taillé, sur la table d’ouvrage, près du fauteuil où elle s’as­seyait ; il regarda le nécessaire ouvert, où son dé d’argent et de petits ciseaux s’incrustaient dans du velours bleu ; son ouvrage était à côté, un col de linon qu’elle brodait la veille ; il lui sembla que l’aiguille venait d’être piquée, que Reine sortait à peine du salon, tant sa présence y restait sensible. Il souleva une portière, entra dans la chambre qu’elle occupait, reparut aussitôt, ouvrit d’autres portes. Une crainte le poussait. Au jardin, il l’ap­pela, d’abord d’une voix sourde, puis beaucoup plus forte.

Dans la cuisine, Génie penchée sur une bassine remplie d’eau fumante lavait la vaisselle ; elle le regarda d’un air effaré.

— Madame ?

La vieille voyait depuis plusieurs jours Reine entrer dans le bois, l’avait suivie, mais se serait fait couper la langue plutôt que de la trahir.

— Pour sûr qu’elle se promène un peu sur la route !

Germain sortit, regarda à droite, à gauche, et remit le moteur en marche. Comme il descendait le chemin creux, l’auto passa à toute vitesse dans des ornières remplies d’une eau jaune qui écla­boussa la capote. Dans la cour, il eut la sensation qu’on le regardait curieusement, se sentit gêné. Il était deux heures passées. Le travail venait de reprendre. Fiévreusement, mais sans poser aucune question, il se mit à la recherche d’Adrien. Est-ce que lui aussi avait disparu ?

Dans son bureau, il souffla un moment, les yeux fixés sur la pièce voisine où la place de son cousin demeurait vide. L’impression qu’il y avait du mys­tère dans tout ceci le bouleversait. Eh quoi ! L’occa­sion cherchée se présentait enfin :

— Quand il rentrera, je lui donnerai son compte.

Tout en poursuivant un soliloque décousu et entrecoupé, qui l’aurait fait prendre pour un fou, il regardait sur le secrétaire les lettres du jour : la première qu’il ouvrit était celle de son avocat, qui lui rappelait que son affaire était inscrite au tribunal pour le lendemain ; une autre l’intrigua. La mention personnelle se détachait d’une écri­ture ronde et malhabile sur une mince enveloppe grise.

Il mit longtemps à la déchiffrer, tant l’ortho­graphe était incertaine ; puis certains mots lui sautèrent aux yeux, des allusions grossières et voilées désignant deux personnes de son entou­rage. «Tu n’y vois que du bleu », lui écrivait-on, avec la cynique familiarité des dénonciations anonymes.

Comme il achevait de la déchiffrer, Adrien parut. Germain releva la tête. Sa première pensée fut de cacher la lettre. Qu’est-ce qu’il fallait faire ? La honte même qu’il éprouvait lui suggérait de trouver un prétexte, de dissimuler. Mais il aperçut les chaussures boueuses d’Adrien : il n’y avait pas de doute possible, c’était du bois qu’il revenait, comme le disait cette lettre hideuse. Il ouvrit le tiroir de son bureau d’un geste brutal ; s’il avait eu un revolver sous la main, il l’aurait tué.

Il cria seulement :

— Tu vois l’heure qu’il est !

Les mots qu’il cherchait lui échappaient, mais un flot d’injures inonda sa bouche.

Puis :

— Je n’ai plus besoin de toi ici !

Et il le poussa rudement dehors.