Plon (p. 22-41).

II


« Ce soir encore et demain il sera parti, » se disait Reine. Elle allait de l’un à l’autre, distribuant des verres d’orangeade. Tout à coup elle s’arrêtait, l’air absorbé. Elle regardait le vallon. Ses bras nus pendaient sur sa robe lâche.

Justement Régis, qui s’était assis sur la banquette de pierre, la tête découverte, ne s’était pas une seule fois trouvé près d’elle. Les autres jeunes filles l’avaient entouré ; les petites Dutauzin, Thérèse Rivière qu’elle voyait de dos.

À quoi bon le chercher lorsqu’il se taisait ? S’il l’avait aimée, il n’aurait pas attendu ce dernier soir pour le lui dire. Elle songeait au bonheur étouffé qu’elle avait vécu depuis deux mois, dans une continuelle déception du cœur ; heureuse pourtant, puisqu’il était là ! C’était ce soir que se désengourdissait le fond de souffrance assoupi en elle, terrible comme ces bêtes qui se réveillent, quand elles ont faim.

Un instant, les jeunes filles s’étant écartées, il la vit, debout, devant la table de jardin chargée d’un plateau. Une expression affectueuse dilata ses traits. Que sa bouche était bonne, d’un dessin délicat, dans la barbe châtain qui cerclait ses joues ! Son sourire, comme une douceur secrète, l’éclairait.

Elle avait senti ce regard qui la touchait plus qu’une parole. Quel pouvoir il avait sur elle sans l’avoir cherché ! Toujours elle devait le revoir comme il était à ce moment, sur le fond bleu-vert du vallon. Les épaules tournées de trois quarts, la main si belle sur la pierre épaisse, bourgeonnant de mousse. L’après-midi orageux encadrait sa tête noblement construite.

Dans ce visage, les yeux habituellement inquiets et voilés, les traits fins, et surtout un air de mélancolie, décelaient une nature sensible.

Depuis une heure, les questions bourdonnant autour de lui avaient mis à vif les blessures qu’il dissimulait : « Ainsi vous partez… vous êtes content ? » Certains s’informaient : il avait sans doute une place importante ? Me Rivière citait des anecdotes sur le mal de mer. C’était un petit homme chauve, exubérant, toujours débordé par les affaires laissées en souffrance, mais heureux de vivre, et passant son temps à la campagne où il attelait ses chevaux, un grand et un petit, à son omnibus. Ces gens sédentaires, qui pour rien au monde n’auraient perdu de vue le clocher de leur cathédrale, continuaient à se faire des colonies une idée à la fois terrible et ingénue — chaleur, fièvre jaune, fortune rapide — comme si la folie d’émigrer ne pouvait avoir d’autre excuse qu’un fabuleux enrichissement.

Régis n’avait pas semblé comprendre. À qui devait-il des explications ? Pauvre, n’était-il pas assuré d’avoir toujours tort ! Il se taisait. Il s’isolait. Une angoisse montait en lui qui le rendait insensible à toute autre chose, cette angoisse que la brièveté de l’heure présente concentrait au cœur. À plusieurs reprises, et sans que Reine pût l’apercevoir, il avait tourné vers elle un visage tellement empreint de tristesse et d’indécision que les conversations autour de lui s’étaient arrêtées.

Reine descendit vers le parterre. Le groupe des jeunes filles — elles faisaient, parlant toutes à la fois, un bruit de volière — venait de se défaire. Le soleil touchait sur l’autre versant du vallon un bouquet de chênes. Non loin de ces arbres, Régis distinguait le château ruiné où son oncle, le docteur Ychoux, vivait en paysan avec sa servante — que l’on appelait du nom de son mari mort, Moutille de Clément — au milieu de ses appeaux et de ses épagneuls. Lui-même soignait, en vue des chasses d’automne, deux couples de palombes grasses et silencieuses, aux paupières cousues, qui semblaient figées dans un sommeil éternel. Dans cette demeure décrépite, où les tapisseries tombaient en lambeaux, le docteur avait de mauvaise grâce recueilli sa sœur. Célibataire, il ne lui pardonnait pas d’avoir épousé un songe-creux sans situation stable, qui l’avait réduite à la misère et abandonnée. Mais il avait payé la pension du petit Régis. Il le recevait aux vacances. Presque chaque été, ce coin du Bazadais, dont il connaissait tous les chemins creux, paraissait à l’enfant délivré une sorte de paradis.

Combien il regardait ce soir le vieux pays pour s’en imprégner, absorbant au plus profond de son cœur ses couleurs et ses moindres traits, jusqu’à ce gros pin maritime, d’un bleu noir, isolé sur une petite pente. Sa souffrance était faite de toute celle qu’il allait causer. Sur les joues flétries de sa mère, il croyait déjà sentir le goût chaud des larmes. « C’est dix ans à passer là-bas, quinze ans peut-être ? » se disait-il. Pouvait-il choisir ? Pour un garçon de vingt-huit ans, qui a grandi au milieu des ruines familiales, le salut est souvent de s’expatrier. Régis avait pensé au Sénégal, vieille colonie noire, où tant de Bordelais se sont enrichis à trafiquer d’arachides, de gomme et de cotonnades que le seul nom de Dakar et de Saint-Louis semble auréolé d’une promesse de fortune. Ces comptoirs de l’Ouest africain exercent un attrait si puissant sur les enfants qui ont joué, dans de vieux salons, avec les longues bourses de soie qu’appesantissent les œufs d’autruches lisses et polis comme les globes d’un ancien ivoire.

C’était la dangereuse chance de Régis qu’un grand armateur bien connu dans le haut négoce, et qui avait été autrefois lié avec sa famille, lui eût proposé une situation dans un de ces bazars où viennent les noirs s’approvisionner d’indienne, d’épicerie et d’eau de Cologne. Sa mère l’avait supplié. Après trois années d’externat, allait-il perdre le bénéfice de tout son effort ? Elle n’avait qu’un fils. Cette Afrique, mangeuse d’hommes, lui faisait peur. Mais pendant l’année qui avait suivi sa démobilisation — et peut-être son énergie était-elle travaillée en secret par des ferments de découragement et de lassitude — il n’avait connu que des déboires : un de ses maîtres, qui lui avait promis un appui, ne l’avait pas pris dans son service ; puis un échec, un concours manqué. Sa foi faiblissait. Il lui semblait voir ses espérances se rétrécir. Jusqu’au jour où lui-même avait décidé, après un débat intérieur dont sa tristesse gardait depuis des mois les affres secrètes, de tout interrompre.

Comme Régis détachait ses yeux du vallon, il vit Sourbets à son côté.

— Vous embarquez demain, dit-il, sur quel paquebot ?

Il avait tiré un étui de sa poche et lui offrit une cigarette.

— Je n’aurais pas cru, continua-t-il, que vous lâcheriez si vite la médecine. Vous avez bien fait. Médecin de campagne, c’est un métier de chien. On roule sur les routes à toute heure. On n’est pas payé. Et en ville, à moins d’avoir une spécialité… la clientèle ne vient pas vite.

C’était un homme de taille moyenne, large d’épaules, brun de visage, aux yeux noirs et beaux, assombris par une expression de mauvaise humeur. Malgré l’indifférence qu’il voulait montrer, sa voix le trahissait. Il y avait dans cette voix de l’impatience, de la passion sourde. Sous la courte moustache, une contraction serrait les mâchoires.

Tout l’après-midi, Régis ne s’était pas aperçu qu’il le surveillait. Il était perdu dans ses pensées. Loin de se méfier, il éprouvait pour Sourbets quelque sympathie. Il l’avait connu à la guerre. Ce Landais violent, qu’il se souvenait avoir vu apporter un soir dans une ambulance du front, derrière Verdun, grièvement blessé au côté d’un éclat d’obus, avait du courage. Avec tous ses défauts, il le savait capable de générosité. C’était un homme.

— Certes, dit Régis — et un sourire désabusé passa sur sa bouche — je n’aurais pas cru abandonner. Mais les études sont si longues. Il faut pouvoir attendre, pouvoir s’installer… Enfin c’est ainsi !

Il parlait avec une sorte de fatalisme.

— Je pense bien, affirma Sourbets, que vous avez vos raisons. Puis-je vous demander si la situation qu’on vous fait est belle ?

Régis hésita :

— J’espère qu’elle le deviendra. Sinon, je chercherai quelque chose d’autre. Il doit y avoir des occasions à saisir. Je courrai ma chance…

Sourbets le regardait avec force, comme s’il eût voulu le suggestionner, infuser en lui un peu de l’énergie qui le remplissait.

— Voilà, dit-il, qui est bien parlé. Vous êtes libre. Vous choisirez. La grande affaire est d’être seul. Un homme marié est handicapé ; et au surplus, il est malhonnête… car enfin, dans ces climats, une femme enceinte est perdue ; les enfants meurent comme mouches. Mais pour vous, la voie est ouverte.

Il était bref, acharné, catégorique. Régis frissonna :

— Il me semble, reprit-il d’une voix lente, que vous exagérez. Il suffit de prendre des précautions. On m’a assuré que l’hygiène à Dakar était excellente.

Sourbets haussa les épaules.

— Ceux qui vous ont dit cela n’ont pas été voir.

Quand Régis le quitta, après avoir causé un moment encore, il le suivit des yeux avec attention. À le voir s’éloigner, abattu, le regard absent, il exultait intérieurement comme le chasseur qui a bien placé son coup de fusil.

Le soleil baissait et une vapeur jaune qui se répandait du côté de l’Ouest comme la fumée d’une lande incendiée, annonçait un orage proche. Inquiètes, les familles réclamaient le break et la victoria. Aurait-on le temps de rentrer ? Seules, les jeunes filles semblaient insouciantes. Dans une allée bordée de rosiers, Thérèse Rivière confiait à Reine ses projets. En dépit d’une jeunesse cloîtrée dans la petite ville, la vie l’attirait. Sans qu’elle sût comment, au fond de la vieille maison à panonceaux où son père n’exerçait guère que le samedi, jour de marché, des désirs nouveaux l’avaient tourmentée. Voyager, apprendre ! Elle voulait aller à Paris. Reine ne répondait pas. La pensée seule de Régis absorbait son cœur. Qu’attendait-il de l’avenir ? Quelle espérance se faisait jour dans sa destinée de garçon pauvre et solitaire ? Le regard levé, elle semblait chercher par delà l’horizon cette existence qu’il ne lui était même pas possible d’imaginer. La pensée que d’autres auraient la liberté de vivre avec lui, loin d’elle, touchait son cœur d’une douleur obscure.

Elle aurait voulu crier :

— Avec toi, j’aurais tout aimé et tout accepté. J’aurais été partout bienheureuse et comblée de joie. Tu m’aurais suffi. Il n’y avait rien ici pour me retenir.

Comme Thérèse avait passé son bras sous le sien, et hâtait le pas, elle se laissa entraîner, arrachant au passage un bouton de rose. Sur la terrasse, où les visiteurs se hâtaient de prendre congé, Régis avait disparu. Reine regarda d’un côté, de l’autre. Une sorte de trou noir s’ouvrait dans son cœur. Elle aperçut sa bicyclette appuyée à la vigne vierge. Germain Sourbets, les prunelles fixes, la considérait ; mais les yeux élargis, sans une parole, elle avait déjà fui par l’escalier qui descendait vers le parterre.

L’orage commençait de faire rouler derrière les châtaigneraies sa sourde menace. Il semblait qu’une main mystérieuse brassât dans la nuée de soufre grisâtre des sacs de noix sèches.

Régis avait pris un petit sentier en corniche qui dégringolait vers le bas-fond. Il avait besoin d’être seul. Il songeait à Reine. Tout à l’heure, lorsqu’il descendait à bicyclette la route de Grignols pour venir à La Font-de-Bonne, sa résolution de lui parler était presque prise. Il voulait lui dire qu’il l’aimait. Si elle consentait à se fiancer, un grand espoir adoucirait leur séparation. Les longues attentes n’effrayaient pas sa nature un peu molle et portée au rêve. N’étaient-ils pas jeunes ? Il écrirait. Elle lui garderait sa pensée fidèle. Tant d’autres remettaient ainsi leur bonheur, d’année en année ! Mais, démoralisé par l’atmosphère de cette réunion, et peut-être ramené dans la vie réelle, il ne trouvait plus tout cela aussi simple.

« Que puis-je lui offrir ? pensait-il. Ardente comme elle est, elle voudra me suivre. Et c’est impossible ! »

Il allait partir. Que deviendrait-elle ? À cette heure, où toute espérance lui semblait soudain vaine et illusoire, il revoyait dans son cœur l’enfant qu’elle avait été, charmante, impétueuse, passant de la joie aux larmes. Parce qu’elle était souvent heurtée, follement impulsive, prompte à des accès de désespoir qui la jetaient, sanglotante, contre son épaule, il avait été pour elle bon et fraternel. Il la consolait. Il aurait aimé la défendre. Ce démon de tendresse et d’agitation passionnée qu’il sentait en elle, qui donc, sauf Clémence peut-être, l’en sauverait ?… Ici, le regard de Régis se nuança de douceur, d’infini respect, parce que venait de lui apparaître le plus pur visage qui eût éclairé sa vie. Sur cet être de fragilité, quel était ce signe de paix ? Il revit la lumière d’eau pure des yeux, le cou délicat, le sourire… Auprès de cette amie silencieuse, il aimait se taire. Nulle part, il n’avait senti une atmosphère si tranquille, comme au delà du monde, quelque chose qui donnait au chagrin un goût de douceur ! Il se rappela d’anciennes vacances où la gouttière roulée sous les tilleuls, devant le petit castel, on devinait à peine le corps si mince dans la couche basse. Le visage renversé vous accueillait. Il y avait parfois une fleur ou un livre dans les plis de la couverture.

Autour de ce triste chariot de souffrance, Mme de la Brèche ne pouvait retenir ses plaintes. Qu’avait-elle fait pour qu’une pareille croix lui fût infligée ? Reine, exubérante, d’une bonté fougueuse, revenant avec lui de quelque promenade dans le vallon, et saisie d’une sorte de honte devant sa cousine, éclatait parfois en sanglots. Elle se reprochait d’avoir pris un plaisir que Clémence ne pouvait partager. Elle se promettait de passer avec elle la journée entière. Résolutions ardentes et sincères, mais qui fondaient à chaque occasion devant le bonheur de suivre Régis, de l’accompagner, portant son carnier, dans les chemins creux ombragés de sureaux et de mûriers. Un coup de fusil éclatait. Reine s’élançait, cherchant la première dans l’herbe mouillée le mince gibier ; puis, bouleversée, quand il lui fallait ramasser quelque rouge-gorge moite et souillé de sang, elle tournait vers son compagnon un visage en feu. Devant la petite gorge encore soulevée, la pitié l’emportait dans son cœur ardent. Les hommes étaient trop cruels ! Adorant la chasse et le mystère des sous-bois, où l’oreille surprend des battements d’ailes, elle s’émouvait de voir tomber, foudroyé, le petit chanteur invisible. Quand Régis étouffait un oiseau blessé, elle se détournait avec horreur, ne consentant à le regarder que lorsque se vitrait le doux œil noir. Avec cela, fière d’étaler sur la table de la cuisine le butin raidi, dénombrant les pièces minuscules. Rien dans sa nature qui pût s’accorder, comme si sa vivacité d’esprit et de cœur, jamais maîtrisée, dépassant toujours ce qu’on attendait, fût vouée aux réactions les plus imprévues.

En Clémence, au contraire, étendue à plat sur son chariot, un rayonnement de douceur ! Toujours il y avait eu cette paix sur elle, qui donnait l’idée d’une entente secrète avec son âme. Ceux-là mêmes qui plaignaient sa mère et se répandaient en paroles, quand ils approchaient, n’osaient plus rien dire. Ce royaume où elle avait vécu avec sa souffrance, les mains refermées sur un cœur qui peut-être saignait en secret, Régis en chérissait sur elle le reflet. Il savait que Clémence sentait tout ce qui le touchait. Il était sûr qu’un peu de son âme l’accompagnerait. On pouvait donc trouver au monde une tendresse qui ne fît pas souffrir. Le pas de Régis se précipitait. Il pensait à sa mère. à Reine, avec la contraction profonde de l’homme qui doit laisser derrière lui des visages en larmes. Était-ce déjà l’image de la mort ?… Il aurait voulu partir sans se retourner. Ceux-là seuls qui ont décidé un sacrifice savent ce que coûtent les dernières luttes, les attachements qu’il faut défaire, et qui vous retiennent, resserrant au dernier moment leur nœud de douleur. Près d’un abreuvoir, à un endroit où quelques aubiers sont rassemblés dans un fond humide, il s’arrêta un moment et passa la main sur son visage. La sueur mouillait ses cheveux. Une pente rocheuse d’où pendaient de longues stalactites et des racines pétrifiées, lui cachaient l’orage. Mais la lumière changeait et se faisait louche sur l’autre côté du vallon, où tout ce qui restait de pureté au ciel, lac éblouissant, s’était réfugié.

Cependant Germain Sourbets, demeuré le dernier, avait demandé à Mme Fondespan de visiter l’étable qu’elle venait de faire réparer. Bien qu’elle fût occupée à donner des ordres, la vieille dame, après un regard jeté vers le ciel, avait commandé de lui apporter sa pèlerine. Des pas précipités retentirent dans l’escalier de bois bordé d’une rampe aux épais barreaux. On entendait, au premier étage, claquer les fenêtres et les contrevents que les servantes se hâtaient de fermer en prévision de l’orage proche. Une paysanne, couronnée d’un foulard dont le cornet tombait sur son cou, transportait dans le vestibule les chaises de jardin.

L’étable se trouvait à une centaine de mètres de la maison, en face d’une métairie entourée d’un champ de tabac. Le seuil était fleuri de belles-de-nuit et de géraniums plantés dans des pots de confit de diverses tailles, rangés près d’un banc. Sourbets s’était ressaisi. S’il n’éprouvait que répulsion pour cette société surannée de la petite ville, dont il flairait l’hostilité et les médisances, il reprenait ici conscience de ses avantages. Tout de suite, entre Mme Fondespan et lui, une conversation solide s’était établie. Flatté d’ailleurs par la façon dont elle le recevait, le consultait même, comme si elle le mettait à part des autres, et pesait la valeur de son opinion, il s’appliquait à lui montrer cette intelligence positive, fortement sustentée de choses pratiques, qui devait lui assurer auprès d’une maîtresse de domaine avisée et opiniâtre une estime particulière.

Avant d’arriver à la métairie, elle s’était arrêtée près d’un séchoir de tabac, en planches fraîchement rabotées, qui montraient de beaux nœuds bruns dans un bois clair. La vieille dame oubliait un instant l’angoisse de l’orage. Dans son visage de cire jaune, que creusaient autour de la bouche deux profonds sillons, une flamme d’orgueil s’était allumée. La restauration de ce beau domaine était son œuvre. Lorsque son mari était mort, étables et métairies tombaient en ruines. On parlait encore, sous les solives paysannes, de l’avarice de ce mauvais maître. Mme Fondespan avait relevé les bâtiments et augmenté chaque année le nombre des têtes de bétail. Pour cette nature fortement constituée, longtemps réduite en servitude, l’exercice de l’autorité avait été plus qu’un bonheur, une sorte de volupté qui infusait dans les veines de cette vieille femme une nouvelle vie. Son règne sur les choses et les gens s’était établi. Auprès de Sourbets, qui la félicitait avec adresse, et qu’elle estimait, cette joie profonde poussait sa racine dans l’amour-propre, mais aussi dans un fonds plus obscur, hérité de toute une race qui avait possédé la terre et l’avait aimée.

Devant l’étable, d’où débordait par l’entrée ouverte une épaisse couche de bruyère, ils furent arrêtés par les vaches que deux enfants — un garçon de dix ans, le cou brun dans une chemise de coton, et une petite fille — poussaient devant eux en hâte, courant après une génisse tachée de blanc et de rouge qui s’écartait. Au fond du parc enténébré, où la double rangée de bestiaux répandait une puissante odeur animale, la vue du vallon s’encadrait dans une ouverture. Germain Sourbets jetait de ce côté de fréquents coups d’œil. À Mme Fondespan, qui parlait patois au métayer, un grand sec, grisonnant, le regard fin glissant sur la bouche droite, il brûlait de poser une question qui ne parvenait pas à franchir ses lèvres. Possédé par le désir d’amener dans la conversation le nom de Régis, il temporisait à la manière paysanne. À cette heure, sans doute, les deux jeunes gens s’étaient rejoints. L’indifférence qu’ils avaient montrée sur la terrasse n’était qu’une feinte. L’adieu les jetait aux bras, l’un de l’autre ! Devant les images qui chauffaient ses yeux, une fureur l’envahissait : contre cette vieille femme, qui ne songeait qu’à ses champs et à son bétail ; contre lui-même qui devait se taire. Qu’attendait l’orage pour éclater et le feu du ciel pour rabattre vers la maison le couple invisible ? Que Mme Fondespan ne s’en inquiétât pas, cela montrait le peu d’importance qu’elle donnait à cette amitié. Il était évident que Régis, dans ses calculs, ne comptait pour rien. Germain maudissait cette femme endurcie, peut-être incrédule aux choses de l’amour, et que la maternité n’avait pas éclairée de son feu secret. Comme c’est la manie des êtres jaloux, il eût aimé envelopper Reine d’une surveillance de tous les instants. S’il arrivait qu’elle fût à lui, il saurait la garder et la dominer. Il se ferait le maître de ses pensées mêmes. Mais à l’instant où il se penchait dans l’ouverture, sur le vallon décoloré qu’envahissaient des ombres livides, ses poignets tremblèrent. Près de la fontaine, une robe légère, entre les bouquets de feuillage, venait d’apparaître.

Elle avait cherché dans les prés, battu les chemins et était enfin venue s’abattre, brisée de fatigue, sur un banc de pierre. Régis l’avait aperçue. Elle semblait si solitaire, pleine d’attente, que son cœur s’émut. Il n’aurait pas voulu la revoir seule. Il eût aimé fuir. Mais on n’évite jamais rien et déjà il était près d’elle.

— Ah ! demanda-t-elle, où étiez-vous ?

Il comprit qu’elle l’avait cherché et frémit de joie. Il ne lui restait que cette minute. Mais il la vivait. Sur son visage marqué par l’angoisse, le voile de tristesse se déchirait.

— Moi aussi, dit-elle, je voudrais partir. Mais où irais-je ?

Sa peine était en elle comme un poids obscur. Dans ses yeux flottait la détresse des femmes seules. Régis l’enveloppa de son bras. Sa tête un peu renversée, d’un blanc mat de fleur, elle s’abandonnait, se laissait bercer, à la fois touchée et désespérée de sentir en lui ce cœur compatissant. Combien la présence de Régis l’avait tourmentée en excitant au fond de son être une soif plus ardente ! Elle aurait voulu parler et ne trouvait rien. Le chagrin de le perdre la laissait sans force, désarmée, muette, comme celles qui, d’avance, se savent vaincues.

Régis se taisait, absorbant pour l’éternité, dans son cœur, l’arome léger qui s’exhalait d’elle. Cette minute parfaite de sa vie, il la savourait. Rien ne pourrait la lui ôter. Avec une ardeur muette et tendre, il regardait Reine, s’émerveillait que tout en elle, à travers ses larmes, semblât transparent. C’était le charme de ce visage que la mobilité des expressions où se reflétait, sincère, lumineuse, comme animée d’un souffle rapide, sa jeunesse exquise.

Elle se lamentait, d’une voix assourdie, sur sa vie entière.

— Il ne m’est jamais rien arrivé d’heureux.

En réalité, ce qui l’accablait, c’est qu’elle ne pouvait confier à Régis sa peine. Ce compagnon dont elle avait partagé les simples plaisirs, qu’elle avait vu, plus âgé qu’elle de dix ans, se pencher sur sa solitude, délicat, pensif, plein de bonté pour la consoler, voici qu’il était devenu le maître de sa vie et de son bonheur ; un homme paré à ses yeux d’un charme unique, qui l’attirait profondément et lui faisait peur. Et, en même temps qu’elle aurait voulu, comme autrefois, s’apaiser sur lui, la tête blottie contre son épaule, une crainte mystérieuse scellait sa tendresse au fond de son cœur.

Mais il n’était pas dans sa nature de se décourager : elle se redressa, active, vivante.

— Je ne comprends pas pourquoi vous partez. Quand on a commencé quelque chose, est-ce qu’on abandonne ?…

Régis se reprenait.

— Vous oubliez ce qu’a été ma vie, ce qu’elle est encore.

Elle savait qu’il disait vrai, et que sous sa réserve se cachaient des soucis, des humiliations, soigneusement tus, que son caractère était porté à exagérer. Une sorte d’indignation s’élevait en elle à la pensée qu’il pouvait souffrir de recevoir une pension de son oncle, et être impatient de se libérer. Est-ce que le docteur, célibataire, pouvait faire de son argent un meilleur emploi ? Si elle comprenait de tout son cœur généreux la reconnaissance, ces inquiétudes mêlées de scrupules lui paraissaient fausses. Ah ! si elle avait été riche ! Mais que restait-il, quelle dot dérisoire, de la fortune qu’Arthur d’Arbieux, en quelques années de jeunesse, avait dissipée ?

Un vent chaud commençait d’agiter la cime des arbres. Le vallon s’était obscurci. Reine sentit que le temps lui échappait. Mais elle luttait. Elle résistait. Elle voulait défendre son amour, sa raison de vivre. À cet instant, l’emportait seul le désir de modifier à son gré les événements qui était une des marques, si féminines, de sa nature. Elle avait posé la main sur le bras de Régis, et ardemment :

— Je ne veux pas que vous doutiez de vous.

Je ne vous laisserai pas dans vos idées noires. Une fierté l’empêchait de dire qu’elle l’aurait suivi, s’il l’avait voulu. Mais elle lui répétait qu’à se rabaisser, qu’à ne pas s’estimer à sa valeur, il perdait ses meilleures chances. Pourquoi ne pas croire qu’il pouvait réussir, même sans argent, par ce don passionné de soi qui l’emporte sur tous les obstacles ?

— Non, vous n’avez pas manqué ce concours par votre faute. Cette semaine-là, vous étiez malade.

— Pas malade… fatigué peut-être !

— Vous me l’avez dit. D’ailleurs, qu’est-ce que cela faisait ? Il n’y avait qu’à recommencer.

Si ardente à affirmer sa foi en lui, en ce qu’il serait, comme elle le touchait ! Que voulait-elle ? Le retenir ; l’entraîner au dernier moment dans une capitulation si douce que quelque chose fondait en lui à cette pensée.

— Non, murmura-t-il d’une voix altérée, maintenant c’est trop tard.

Comme une lueur d’espérance brillait dans les yeux de Reine, qu’elle tenait fixés sur les siens, Régis se sentait faiblir. « Avec elle, songeait-il, la discussion est inutile. » Ah ! il n’aurait jamais cru que le départ lui coûterait cette sueur glacée, que ce serait si dur ! Déjà le pénétrait le froid de l’absence. Le reconnaîtrait-on, quand il reviendrait, avec le visage usé que lui auraient fait l’âge et la colonie ?

Un instant, une joie obscure reflua en lui : puisqu’elle le préférait à tous ceux qu’elle avait connus, lui faisait confiance, pourquoi ne pas garder l’espoir, même séparés, qu’ils seraient unis ? Brève illusion ! La voix de la jeunesse montait aux lèvres de Reine :

— Songez, dit-elle, les plus belles années… les années que rien ne remplace. Je ne sais pas comment font les gens qui se résignent, qui peuvent attendre !

Brusquement, il eut l’impression de se réveiller. Il s’était levé. Elle ne comprit pas, vit seulement que ses yeux s’attachaient à elle avec une expression qui lui fit mal :

— Oui, répéta-t-il, les plus belles années… vous avez raison !

Un roulement d’orage les arracha enfin à eux-mêmes. Un éclair fusa. Les paupières de Reine battirent. Rester sous ces arbres, mourir ensemble ! Comme elle s’attardait, un sourire étrange flottant sur sa bouche, une rafale brûlante fit plier brusquement la longue robe verte de la charmille. Des branches gémirent. Régis entraîna la jeune fille. La vie les poussait. Et en même temps que le délivrait cette poursuite brutale du vent et du feu, il eût voulu pouvoir s’arrêter, presser un moment contre lui ce tendre visage, comme on baise longtemps dans ses mains, tiède et frémissant, un oiseau ramassé au bord du chemin.